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 La Question "Psy"?
Sommaire de la page :

-  Présentation de la question "Psy" ?
-  Biologie de l'attachement par Boris Cyrulnik (Vidéo)
-  Entretien avec Sigmund Freud sur l'analyse (1927)
-  À quel psy s’en remettre ? Entretien avec E. Roudinesco
-  Psychoses et Névroses, quoi, qu'est-ce  ?
-  Ces mots qui polluent la pensée, par Serge Tisseron
-  Résilience : définitions et notes




Présentation :

Au fil des années dix pages sont venues apporter un éclairage sur les questions liées à différentes déclinaisons du mot  "psy"
(liens des archives en bas de page), en cherchant une complémentarité ne se bornant pas à la seule énoncée d'un dogme et au final ne reproduire qu'un jargon échappant à la compréhension commune. 

Plutôt que d'opposer, de chercher à détruire, l'usage de la critique dispose d'autres ressources que la condamnation, elle doit  être source de compréhension et de partage, et surtout ouvrir à de nouveaux champs d'interventions sociaux et politiques.

Le langage est certainement ce qui façonne le mieux l'idée que nous pouvons nous faire du pouvoir. Les mots structurent, organisent, déterminent et dans cet ordre hierarchique, ils imposent de fausses volontés et s'exercent le plus souvent  entre gens qualifiés, quand il ne s'agit pas de fonds de commerce, ou une structuration des pouvoirs en une logique perverse, paranoïaque ou excluante.

Pourtant le savoir est une chose commune, un bien commun et ce qui se réfère à sa transmission un enjeu de taille. Appréhender Sigmund Freud et le mouvement psychanalytique et faire lien avec la recherche scientifique permet de saisir les progrès accomplis et aussi de l'utilité de ne pas cantonner l'âme humaine à une simple connexion de neurones et synapses... 

Extrait d'une lettre de Sandor Ferenczi à S. Freud année 1910 : « Une fois que la société aura dominé son côté infantile, des possibilités jusqu’ici totalement insoupçonnées de la vie sociale et politique s’ouvriront. Pensez donc seulement ce que cela signifierait qu’on puisse dire la vérité à tout un chacun, au père et professeur, au voisin et même au roi. Toute autorité fondée sur le mensonge que l’on s’impose à soi-même irait au diable-l’autorité justifiée resterait, bien sûr. L’éradication du mensonge de la vie privée et publique devrait nécessairement amener de meilleures conditions ; lorsque régnera la raison et non les dogmes (parmi lesquels je compte aussi le mot « morale »), une réconciliation plus adéquate, moins coûteuse et, à tout point de vue plus économique entre les intérêts individuels et le bien commun. »


Notes de Lionel Mesnard, le 8 avril 2014

Post-Scriptum : "Tout être sensible à l'influence de l'art n'estimera jamais assez haut le prix de cette source de plaisir et de consolation ici-bas. Mais hélas, la légère narcose où l'art nous plonge est fugitive ; simple retraite devant les dures nécessités de la vie, elle n'est point assez profonde pour nous faire oublier notre misère réelle." Malaise dans la civilisation de S. Freud (1929).


La question Psy ?

C'est un thème relativement explosif, cette question trop souvent est l'enjeu des seuls spécialistes. Pour ce qui est du grand public, à lui le plus souvent le piège des marchands de rêves. Qu'en est-il des pratiques en rapport avec l'exercice de la psyché ? Vaste question, qui depuis Freud n'en finie pas de déverser beaucoup d'à peu près. Il est à regretter que tout cela soit l'objet d'un monde hermétique, pourtant l'enjeu est aussi politique et citoyen.


Vaste problématique que le monde des sciences très humaines en relation avec la dimension psychique... la question est de pouvoir différencier les différentes pratiques en rapport avec ce que les grecs anciens appelèrent "l'âme", ou la psyché. Si les amalgames sont nombreux entre les diverses pratiques, c'est que l'on se retrouve avec la racine "psy" pour tout ce qui a trait à l'esprit et ses maux.
Vous trouverez sur ce site quelques pages consacrées à cette interrogation. Il est impossible de traiter un thème si complexe dans sa totalité, mais au fil du temps le rédacteur du site tente d'y répondre...

Il semble nécessaire de pouvoir distinguer des pratiques qui pour certaines d'entre-elles ont une communauté? Du moins, elles interviennent dans le champs de la médecine moderne, au sein du monde universitaire et sont amenées à porter certaines confusions. Comme le terme "de résilience", alors ouvrons-le débat. Attention, il n'est pas traité ici de la psychologie ou de sciences émanant de la psychologie. Omission volontaire? Pas totalement, qui sait si des pages ne viendront pas compléter ce manque. Toutefois les déclinaisons sont assez nombreuses, et elles ne sont pas toutes en rapport avec la dimension "clinique".

Si l'on pouvait donner un cadre de référence commun, il serait celui de l'espace clinique. Le terme "clinique" ne renvoie pas uniquement au système de prise en charge en milieu hospitalier, mais à la question de la cure. Cet espace "clos" entre la patient et le "médecin de l'âme", où s'engage la parole comme un mécanisme possible de transformation des "symptômes". Mais nous sommes là dans un domaine ou le savoir est partagé, où les termes sont plutôt à manier avec des pincettes.

Des mots tels que : "inconscient", "névrosé", "oedipien", ...., sont quelques-uns à avoir pris souche dans le langage courant. Ils sont parfois révélateurs de notre grande ignorance de la question. Néanmoins, plus on fera en sorte d'informer ou de faire circuler certaines bases de ce savoir, plus ainsi nous éviterons certains pièges à ce sujet.


Notes de LM, 5 novembre 2007

À noter : 

Suite à des courriers qui me sont parvenus sur les troubles bipolaires. Je ne suis ni médecin psychiatre, ni psychanalyste et certainement pas en mesure de répondre en quelques mots à des situations difficiles, ni de pouvoir orienter vers un traitement ou un autre, ni même un praticien. C'est un travail de synthèse et d'information. S'il vous touche ou vous concerne, il existe sur le oueb des sites avec de vrais spécialistes (Toutefois, attention. Pas simple, j'en conviens). Le choix évident est celui d'un psychiatre-psychanalyste, pour ce que l'on peut qualifier de symptômes lourds ou difficiles à vivre pour l'entourage, mais c'est à la personne concernée de le vouloir ou pas, le plus fréquemment. 



Biologie de l'attachement

"La théorie de l'attachement est un champ de la psychologie qui traite des relations entre êtres humains. Boris Cyrulnik tente dans cette conférence une approche pluridisciplinaire de cette théorie, qui intègre des données biologiques, affectives, psychologiques, sociales et culturelles."


Cours enregistré le 01 Mars 2012 dans le cadre de l'enseignement PACES de Sciences Humaines et Sociales à l'Université Claude Bernard Lyon 1 :
Présenté par le Pr. Pierre FOURNERE, intervenant : Boris CYRULNIK -- Directeur d'enseignement en éthologie à l'Université de Toulon

Réalisation : Pôle vidéo du Service iCAP -- Université LYON 1






Entretien avec Sigmund Freud (1927)
LA QUESTION DE L'ANALYSE PAR LES NON-MÉDECINS (*)



Article mis en ligne, le 27 mai 2012


Sigmund Freud :
Si je veux me faire comprendre, il me faut maintenant vous communiquez quelques fragments d'une doctrine psychologique qui, hors les cercles analytiques, n'est pas connue ou pas estimée. De cette théorie découlera aisément et ce que nous attendons du malade et par quels chemins nous parvenons à notre but. Je vais vous l'exposer dogmatiquement, comme si elle était déjà un système achevé. Mais n'allez pas croire qu'elle soit née ainsi tout équipée, comme il advient aux systèmes philosophiques. Nous l'avons développée lentement, peu à peu, nous en avons dû conquérir péniblement chaque parcelle ; nous n'avons cessé de la modifier au contact constant de l'observation jusqu'à ce qu'elle ait enfin acquis la forme sous laquelle elle nous paraît suffire à nos desseins. J'aurais dû, voici peu d'années, exprimer cette doctrine en d'autres termes. Je ne puis, bien entendu, vous affirmez que l'expression formelle de la doctrine à l'heure qu'il est en demeure définitive. Vous le savez, la science n'est pas une révélation, il lui manque, longtemps encore après ses débuts, la certitude, l'immutabilité, l'infaillibilité, dont la pensée humaine est si avide. Mais telle qu'elle est, elle est pourtant tout ce que nous pouvons avoir. N'oubliez pas que notre science est très jeune - à peine aussi vieille que le siècle ! - et qu'elle travaille avec la matière peut-être la plus ardue qui puisse s'offrir à l'investigation humaine : ainsi vous pourrez vous mettre dans l'état d'esprit nécessaire à la compréhension de ce que je vais vous dire. Cependant interrompez-moi chaque fois que vous ne pourrez me suivre ou que vous désirerez de plus amples éclaircissements.

« Je vous interromps avant même que vous ne commenciez. Vous dites vouloir m'exposer une nouvelle psychologie, mais il me semble que la psychologie n'est pas une science nouvelle. Il y en a assez, de psychologie et de psychologues, et j'ai entendu dire pendant mes études que de grandes choses dans ce domaine ont déjà été accomplies. »

SF : Et je n'entends pas discuter leur valeur. Mais y regardez-vous de plus près, vous serez contraint d'attribuer ces grands accomplissements plutôt à la physiologie des sensations. Car la science de la vie psychique ne pouvait se développer, entravée qu'elle était par une seule mais essentielle méconnaissance. Qu'embrasse-t-elle aujourd'hui, telle que J'enseigne l'Ecole ? En dehors de ces très intéressants points de vue physiologiques sur les sensations, rien qu'une liste de divisions et de définitions de ce qui se passe dans notre âme, divisions et définitions qui, grâce au langage usuel, sont devenues le bien commun de tous les lettrés. Cela ne suffit évidemment pas pour comprendre notre vie psychique. Avez- vous remarquez que chaque philosophe, écrivain, historien ou biographe s'arrange une psychologie à lui, nous propose ses hypothèses à lui sur les rapports et le but des actes psychiques, hypothèses plus ou moins séduisantes mais toutes également douteuses ? On manque évidemment ici d'une base commune. De là découle aussi qu'en psychologie, on soit si irrespectueux et qu'on ne reconnaît aucune autorité. Chacun peut ici « braconner » à son aise. Mettez-vous une question de physique ou de chimie sur le tapis, tout le monde se taira qui ne se sait pas en possession de « connaissances techniques ». Mais avancez-vous une assertion psychologique, préparez-vous à être jugé et contredit par n'importe qui. Sans doute n'y a-t-il pas dans ce domaine de « connaissances techniques ». Chacun a donc sa vie psychique, et c'est pourquoi chacun se tient pour un psychologue. Mais cela ne me semble pas un titre suffisant. On raconte qu'une personne se présente un jour comme « bonne d'enfants » ; on lui demande si elle s'entend élever les enfants. Bien sûr, répond-elle, puisque j'ai été moi-même en mon temps petite enfant.

« Et vous prétendez avoir découvert cette « base commune » de la vie de l'âme, qui échappa à tous les psychologues, en observant des malades ? »


SF : Je ne crois pas que cette origine ôte de leur valeur à nos constatations. L'embryologie, par exemple, ne mériterait aucun crédit, si elle ne pouvait sans peine éclairer l'étiologie des malformations de naissance. Mais je vous ai donc parlé de gens dont les pensées marchent toutes seules, de telle sorte qu'ils se voient contraints à ruminer sans fin des problèmes qui leur sont terriblement indifférents. Pensez-vous que la psychologie d'école ait jamais fourni le moindre apport à l'éclaircissement d'une semblable anomalie ? Et enfin il nous arrive à tous que notre pensée, pendant la nuit, suive ses propres voies et crée des choses qu'ensuite nous ne comprenons pas, qui nous semblent étranges et douées d'une ressemblance suspecte avec certaines productions pathologiques. Je veux parler de nos rêves. Le peuple n'a jamais abandonné cette croyance que les rêves aient un sens, jamais pu le fournir. Elle n'a su quoi faire du rêve ; les quelques explications qu'elle en hasarda furent non psychologiques : ramener le rêve à des excitations sensorielles, ou bien à un sommeil plus ou moins profond des diverses parties du cerveau, etc. Mais on est en droit de dire qu'une psychologie qui ne sait pas expliquer le rêve n'est pas utilisable pour l'intelligence de la vie psychique normale et ne peut prétendre, à s'appeler une science.

« Vous devenez agressif : vous devez avoir touché un point sensible. J'ai, en effet, entendu dire que l'on attache, dans l'analyse,    une grande importance aux rêves, qu'on les interprète, qu'on découvre en eux le souvenir d'événements réels, etc. Mais aussi que l'interprétation des rêves est livrée au bon plaisir de l'analyste, et que les analystes eux-mêmes n'en ont pas fini encore avec les différends sur la manière d'interpréter les rêves et le droit d'en tirer des conclusions. En serait-il ainsi, vous feriez mieux de ne pas souligner d'un trait si épais la supériorité de l'analyse sur la psychologie classique. »

SF : Vous dites là des choses fort justes. Il est exact que l'interprétation des rêves a acquis, dans la théorie comme dans la pratique de l'analyse, une importance incomparable. Et si je parais agressif, ce n'est que pour me défendre. Mais quand je pense à tout l'esclandre que certains analystes ont fait à propos de l'interprétation des rêves, je pourrais désespérer et donner raison à l'exclamation pessimiste de notre grand satirique Nestroy : « Tout progrès n'est jamais qu'à demi aussi grand qu'il parut d'abord ! » Cependant avez-vous jamais vu les hommes faire autre chose qu'embrouiller et défigurer tout ce qui leur tombe sous la main ? Un peu de prudence et de maîtrise de soi suffisent à éviter la plupart des dangers de l'interprétation des rêves. Mais pensez-vous que nous arrivions jamais à l'exposé que j'ai à vous faire, si nous nous laissons ainsi détourner de notre sujet ?

« Oui : vous voulez m'exposer les bases fondamentales de la nouvelle psychologie, si je vous ai bien compris. »

Je ne voulais pas commencer par là. J'avais l'intention de vous faire voir quelle conception, au cours des études analytiques, nous nous sommes formée de la structure de l'appareil psychique.

« Puis-je vous demandez ce que vous appelez « appareil psychique » et avec quoi il est construit ? ».


SF : Vous verrez bientôt clairement ce qu'est l'appareil psychique. Mais ne demandez pas, je vous en prie, de quoi il est bâti ! Cela est sans intérêt psychologique, et reste à la psychologie aussi indifférent qu'à l'optique de savoir si les parois du télescope sont en métal ou en carton. Nous laisserons de côté « l'essence » des choses pour ne nous occuper que de leur situation dans « l'espace ». Nous, nous représentons l'appareil inconnu qui sert à accomplir les opérations de l'âme en vérité comme un instrument, fait de l'ajustage de diverses parties — que nous dénommons « instances ». A chacune est attribuée une fonction particulière, elles ont entre elles un rapport spatial constant, c'est-à-dire -le rapport spatial « en avant ou en arrière » - « superficiel ou profond » n'exprime pour nous d'abord que la régulière succession des fonctions. Me fais-je encore comprendre ?

« Difficilement. Peut-être comprendrai-je plus tard, mais voilà certes une singulière anatomie de l'âme, dont l'équivalent ne se rencontre pas dans les sciences naturelles. »

SF : Que voulez-vous, c'est une hypothèse comme il y en a tant dans les sciences. Les premières de toutes ont toujours été assez grossières. « Open to revision » peut-on en dire. Je trouve superflu de me servir de la locution devenue si populaire « comme si ». La valeur d'une telle « fiction » - ainsi que l'appellerait le philosophe Weininger - dépend ce qu'on en peut faire. Et je poursuis : Restant sur le terrain de la sagesse courante, nous reconnaissons dans l'homme une organisation psychique intercalée entre, d'une part, ses excitations sensorielles et la perception de ses besoins corporels, d'autre part, ses actions motrices ; organisation servant d'intermédiaire entre les deux en vue d'un but bien défini. Nous appelons    cette    organisation    son « moi ». Voilà qui n'est pas nouveau, chacun de nous fait cette hypothèse sans être philosophe, et quelques-uns même bien qu'ils le soient. Mais nous ne croyons pas avoir ainsi épuisé la description de l'appareil psychique. En plus de ce << moi », nous reconnaissons un autre territoire psychique, plus étendu, plus vaste, plus obscur que le « moi », et ce territoire nous l'appelons le « soi ». La relation existant entre le « moi » et le « soi » est ce qui va nous occuper d'abord. Vous allez sans doute trouver mauvais que nous ayons choisi, pour désigner nos deux instances ou provinces psychiques, des mots courants au lieu de vocables grecs sonores. Mais nous aimons, nous autres psychanalystes, rester en contact avec la façon de penser populaire et préférons rendre utilisables à la science ses notions que les rejeter. Nous n'y avons aucun mérite, nous sommes contraints d'agir ainsi, parce que nos doctrines doivent être comprises par nos malades, souvent très intelligents mais pas toujours versés dans les humanités.

Le « soi » impersonnel correspond directement à certaines manières de parler de l'homme normal. « Cela m'a fait tressaillir, dit-on, quelque chose en moi, à ce moment, était plus fort que moi ». « C'était plus fort que moi. » (En français dans le texte, Cela =; Es, littéralement, que nous avons traduit par soi - Note du traducteur). En psychologie, nous ne pouvons décrire qu'à l'aide de comparaisons. Ce n'est pas spécial à la psychologie, il en est ainsi ailleurs. Mais nous devons sans cesse changer de comparaisons : aucune ne nous suffit longtemps. Si donc je veux vous rendre sensible la relation entre le moi et le soi, je vous prierai de vous représenter le « moi » comme une sorte de façade du « soi », un premier plan, - ou bien la couche externe, l'écorce de celui-ci. Tenons-nous-en à cette dernière comparaison. Nous le savons : les couches corticales en général sont redevables de leurs qualités spéciales à l'influence modificatrice du milieu extérieur auquel elles sont contiguës. Représentons-nous les choses ainsi : le « moi » serait la couche, - modifiée par l'influence du monde extérieur, de la réalité - de l'appareil psychique, du « soi ». Vous voyez combien, dans la psychanalyse, nous prenons au sérieux les notions spatiales. Pour nous le « moi » est vraiment le plus superficiel, le «soi» le plus profond, bien entendu considérés du dehors. Le « moi » a une situation intermédiaire entre la réalité et le « soi », qui est proprement le psychique.

« Je ne vous demande pas encore comment on peut savoir tout cela. Dites-moi d'abord à quoi sert cette distinction entre un « moi » et un « soi », ce qui vous y contraint ? »

SF : Votre question me montre dans quelle direction poursuivre. Ce qu'il importe en effet avant tout de savoir, c'est que le « moi » et le « soi » divergent fort et en bien des points l'un de l'autre ; d'autres règles président dans le « moi » ou le « soi » aux actes psychiques ; le « moi » vise d'autres buts et par d'autres moyens. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, mais vous contenterez-vous d'une nouvelle comparaison et d'un nouvel exemple ? Pensez aux différences existant entre le front et l'arrière, telles qu'elles s'étaient établies pendant la guerre. Alors nous ne nous étonnons pas qu'au front, bien des choses se passassent autrement qu'à l'arrière, et qu'à l'arrière bien d'autres choses fussent permises, qu'au front il fallait interdire. L'influence déterminante était naturellement la proximité de l'ennemi : pour la vie psychique, c'est la proximité du monde extérieur. Dehors - étranger - ennemi - furent une fois synonymes. Maintenant venons-en à l'exemple : dans le « soi », pas de conflits ; les contradictions, les contraires voient leurs termes voisiner sans en être troublé, des compromis viennent souvent accommoder les choses. En de tels cas, le « moi » eut été en proie à un conflit qu'il eut fallu résoudre, et la solution ne peut être que l'abandon d'une aspiration au profit d'une autre. Le « moi » est une organisation qui se distingue par une remarquable tendance à l'unité, à la synthèse ; ce caractère manque au « soi », - celui-ci est, pour ainsi dire, incohérent, décousu, chacune de ses aspirations y poursuit son but propre et sans égard aux autres.

« Et s'il existe un « arrière » psychique d'une telle importance, comment me ferez-vous croire qu'il passa inaperçu jusqu'à l'avènement de l'analyse ? »


SF : Voilà que nous revenons à l’une de vos questions    précédentes. La psychologie s'était fermée l'accès au domaine du « soi » en s'en tenant à une hypothèse qui paraît d'abord assez plausible, mais qu'on ne peut pourtant soutenir. A savoir, que tous les actes psychiques sont conscients, que la « conscience » est le signe distmetif du psychique, et que, y eut-il dans notre cerveau des opérations inconscientes, celles-ci ne méritent pas le nom d'actes psychiques et n'ont rien à voir avec la psychologie.

« Cela va de soi, me semble-t-il ».


SF : Oui, c'est ce que pensent aussi les psychologues, mais il n'en est pas moins facile de montrer que cela est faux, qu'une telle séparation est tout à fait impropre. La plus superficielle observation de soi-même montre que l'on peut avoir des idées subites qui n'ont pu surgir sans que rien les prépare. Mais, de ces états préparatoires de votre pensée, qui ont dû pourtant être aussi de nature psychique, vous ne percevez rien : seul le résultat émerge tout fait dans votre conscience. Ce n'est qu'après coup et en de rares occasions que ces stades préparatoires de la pensée peuvent être, par la conscience, comme « reconstruits ».

«  Sans doute l'attention était-elle détournée, ce qui empêcha de remarquer sur le moment ces stades préparatoires ».

SF : Faux-fuyant ! Vous n'y échapperez pas : c'est un fait qu'en vous peuvent se passer des actes d'ordre psychique, souvent fort compliqués, desquels votre conscience ne perçoit rien, desquels vous ne savez rien. Ou bien êtes-vous prêt à recourir à l'hypothèse « qu'un peu plus ou un peu moins » de votre « attention » suffise pour changer un acte non-psychique en un acte psychique? D'ailleurs à quoi bon cette discussion? Il y a des expériences d'hypnotisme qui démontrent l'existence de pareilles pensées inconscientes d'une manière irréfutable pour quiconque veut bien voir.

« Je ne veux pas vous contredire, mais je crois vous comprendre enfin. Ce que vous nommez le « moi », c'est la conscience, et votre « soi » est ce qu'on nomme ie « subconscient », qui fait en ce moment tant parler de lui ! Mais pourquoi la mascarade de ces noms nouveaux ? »


SF : Ce n'est pas une mascarade : les autres noms sont inutilisables. Et n'essayez pas de m'offrir de la littérature en place de science. Quelqu'un parie-t-il de processus subconscients, je ne sais s'il les entend au sens topique : ce qui réside dans l'âme au-dessous du conscient, - ou bien au sens qualitatif : une autre conscience, souterraine pour ainsi dire. Sans doute mon interlocuteur n'y voit-il pas lui-même très clair. La seule distinction admissible est celle entre conscient et inconscient. Mais on ferait une erreur grosse de conséquences si l'on croyait que cette division entre « conscient » et « inconscient » coïncidât avec celle entre « moi » et «soi». Sans doute, ce serait merveilleux que ce fut si simple ; notre théorie aurait alors beau jeu. Mais les choses ne sont pas aussi simples.

Tout ce qui se passe dans le « soi » est et demeure inconscient : voilà qui seul est certain, et que les processus se déroulant dans le « moi » peuvent devenir conscients, et eux seuls. Mais ils ne le sont pas tous, pas toujours, pas nécessairement, et de grandes parties du « moi » peuvent durablement rester inconscientes. L'accès à la conscience d'un processus psychique est une chose compliquée. Je ne puis m'empêcher de vous exposer - à nouveau sur le mode dogmatique - ce que nous en pensons. Vous, vous le rappelez : le « moi » est la couche externe, périphérique, du «soi». Or nous croyons qu'à la surface la plus externe de ce «moi» se trouve une « instance » particulière, directement tournée vers le monde extérieur, un système, un organe, par l'excitation exclusive duquel le phénomène appelé conscience peut naître. Cet organe peut aussi bien être stimulé du dehors, en recevant à l'aide des organes sensoriels les excitations émanant du monde extérieur - que du dedans, en prenant connaissance,, d'abord des sensations résidant dans le «soi» et ensuite des processus en cours dans le « moi ».

« Cela devient de pire en pire, et je comprends de moins en moins. Vous m'avez donc invité à une petite conférence sur cette question : les non-médecins peuvent-ils entreprendre eux aussi des cures analytiques ? A quoi bon alors ce découpage en quatre de théories osées, obscures, de la justesse desquelles vous ne pouvez donc pas me convaincre ? ».

SF : Je le sais, je ne peux pas vous convaincre. Cela est hors de ma possibilité et, par suite, de mon dessein. Quand nous donnons à nos élèves un enseignement théorique en psychanalyse, nous pouvons observer combien cela leur fait d'abord peu d'effet. Ils accueillent les doctrines analytiques avec la même froideur que les autres abstractions dont ils furent nourris. Quelques-uns voudraient peut-être être convaincus, mais rien n'indique qu'ils le soient. Aussi demandons-nous que quiconque veut exercer l'analyse sur d'autres, se soumette d'abord lui-même à une analyse. Ce n'est qu'au cours de cette auto-analyse (comme on l'appelle à tort), et en éprouvant réellement dans leur propre corps -plus justement dans leur propre âme - les processus dont l'analyse soutient l'existence, que nos élèves acquièrent les convictions qui les guideront plus tard comme analystes.

Comment puis-je alors m'attendre à vous convaincre de la justesse de nos théories, vous, l'auditeur impartial à qui je ne puis présenter qu'une exposition incomplète, tronquée, par suite sans clarté, et à qui manque la confirmation de votre expérience propre ? Je poursuis un autre but. La question n'est pas ici de discuter si l'analyse est chose intelligente ou absurde, si elle a raison dans ce qu'elle avance ou si elle tombe dans de grossières erreurs. Je déroule nos théories devant vous, parce que c'est le meilleur moyen pour vous faire voir quelles idées constituent le corps, l'analyse, de quelles prémisses elle part quand elle commence à s'occuper d'un malade, et comment elle s'y prend. Ainsi une lumière très vive sera projetée sur la question de l'analyse par les non-médecins. Mais rassurez-vous ! Si vous m'avez suivi jusqu'ici, vous avez supporté le pire, ce qui suivra vous semblera facile. Mais laissez-moi maintenant reprendre haleine.

« J'attends que vous déduisiez, des théories de la psychanalyse, comment se représente la genèse d'une affection nerveuse ?».


SF : Je m'y essaierai. Il nous faut alors étudier notre « moi » et notre « soi » d'un point de vue nouveau : la dynamique, c'est-à-dire en ayant égard aux forces qui se jouent à l'intérieur de ceux-ci et entre eux. Jusqu'à présent nous nous sommes donc contentés de décrire l'appareil psychique.

« Pourvu que cela ne redevienne pas aussi incompréhensible ! »


SF : J'espère que non. Vous, vous y reconnaîtrez bientôt. Ainsi, nous admettons que les forces dont l’action met en mouvement l'appareil psychique sont engendrées par les organes du corps et expriment les grands besoins corporels. Vous, vous souvenez des paroles de notre poète philosophe (1) : la faim et l'amour. D'ailleurs un couple de forces imposantes ! Nous appelons ces besoins corporels, en tant qu'ils sont incitations à l'activité psychique : instincts (2), un mot que bien des langues modernes nous envient. Ces instincts emplissent le « soi », toute l'énergie existant dans le « soi », dirons-nous en abrégé, en émane. Les forces à l'intérieur du « moi » n'ont pas non plus d'autre origine, elles dérivent de celles contenues dans le « soi ». Et que veulent ces instincts ? La satisfaction, c'est-à-dire, que se produisent des situations dans lesquelles les besoins corporels puissent s'éteindre. La chute de la tension du désir est ressentie, par l'organe de notre perception consciente, comme un plaisir ; une croissance de cette même tension bientôt comme un déplaisir. De ces oscillations naît la suite des sensations « plaisir/déplaisir » qui règle l'activité de tout l'appareil psychique. Nous appelons cela « la souveraineté du principe du plaisir».

Des états insupportables prennent naissance quand les aspirations instinctives du « soi » ne trouvent pas à se satisfaire. L'expérience montre bientôt, que de telles satisfactions ne peuvent être obtenues qu'à l'aide du monde extérieur. C'est alors que la partie du « soi » tournée vers le monde extérieur, le « moi », entre en fonction. Si toute la force motrice qui fait se mouvoir le vaisseau est fournie par le « soi », le « moi » est en quelque sorte celui qui assume la manœuvre du gouvernail, sans laquelle aucun but ne peut-être atteint. Les instincts du « soi » aspirent à des satisfactions immédiates, brutales, et n'obtiennent ainsi rien, ou bien même se causent un dommage sensible. Il échoit maintenant pour tâche au « moi » de parer à ces échecs, d'agir comme intermédiaire entre les prétentions du « soi » et les oppositions que celui-ci rencontre de la part du monde réel extérieur. Le « moi » déploie son activité dans deux directions.

D'une part, il observe, grâce aux organes des sens, du système de la conscience, le monde extérieur, afin de saisir l'occasion propice à une satisfaction exempte de périls ; d'autre part il agit sur le « soi », tient en bride les passions de celui-ci, incite les instincts à ajourner leur satisfaction; même, quand cela est nécessaire, il leur fait modifier les buts auxquels ils tendent ou les abandonner contre des dédommagements. En imposant ce joug aux élans du « soi », le « moi » remplace le principe du plaisir, primitivement seul en vigueur, par le « principe » dit « du réel » qui certes poursuit le même but final, mais en tenant compte des conditions imposées par le monde extérieur. Plus tard, le « moi » s'aperçoit qu'il existe, pour s'assurer la satisfaction, un autre moyen que l'adaptation, dont nous avons parlé, au monde extérieur. On peut, en effet, agir sur le monde extérieur afin de le modifier, et y créer exprès les conditions qui rendront la satisfaction possible. Cette sorte d'activité devient alors le suprême accomplissement du «. moi » ; l'esprit de décision qui permet de choisir quand il convient de dominer les passions et de s'incliner devant la réalité, ou bien quand il convient de prendre le parti des passions et de se dresser contre le monde extérieur : cet esprit de décision est tout l'art de vivre.

« Et comment le « soi » se laisse-t-il ainsi commander par le « moi », puisque, si je vous ai bien compris, il est, des deux, le plus fort ?

SF : Oui, cela va bien, tant que le « moi » est en possession de son organisation totale, de toute sa puissance d'agir, tant qu'il a accès à toutes les régions du « soi » et y peut exercer son influence. Il n'existe donc entre le « moi » et le « soi » pas d'hostilité naturelle, ils font partie d'un même tout et, dans l'état de santé, il n'y a pas lieu pratiquement de les distinguer.

« J'entends. Mais je ne vois pas, dans cette relation idéale, la plus petite place pour un trouble maladif ».

SF : Vous avez raison : tant que le « moi », dans ses rapports avec le « soi », répond à ces exigences idéales, il n'y a aucun trouble nerveux. La porte d'entrée de la maladie se trouve là où on ne la soupçonnerait pas, bien que quiconque connaît la pathologie générale ne puisse s'étonner de le voir confirmer ici : les évolutions et les différenciations les plus importantes sont justement celles qui portent en elles-mêmes le germe du mal, de la carence de la fonction.

« Vous devenez trop savant, je ne vous comprends plus ».


SF : Je dois reprendre d'un peu plus loin. Le petit être qui vient de naître est, n'est-ce pas, une très pauvre et impuissante petite chose au regard du monde extérieur tout-puissant et plein d'actions destructrices. Un être primitif, n'ayant pas encore développé un « moi » organisé, est exposé à tous ces traumatismes. Il ne vit que pour la satisfaction « aveugle » de ses instincts, ce qui souvent cause sa perte. La différenciation    d’un « moi » est avant tout un progrès en faveur delà conservation vitale. Bien entendu, quand l'être périt, il ne tire aucun profit de son expérience, mais, survit-il à un traumatisme, il se tiendra en garde contre l'approche de situations analogues et signalera le danger par une répétition abrégée des impressions     vécues lors du premier traumatisme : par un « affect » d'angoisse. Cette réaction au péril mène à une tentative de fuite, condition de salut jusqu'au jour où l'être, devenu assez fort, pourra faire face aux dangers épars dans le monde extérieur de façon active, peut-être même en prenant l'offensive.

« Cela nous entraîne bien loin de ce que vous aviez promis de me dire ».


SF : Vous ne vous doutez pas combien je suis près de tenir ma promesse. Même chez les êtres qui auront plus tard un « moi » organisé à la hauteur de sa tâche, le « moi » dans l'enfance est faible et peu différencié du « soi ». Maintenant figurez-vous ce qui arrivera quand ce « moi »sans force sera en butte à une aspiration instinctive du « soi », à laquelle il voudrait bien résister, devinant que la satisfaction en serait dangereuse, capable d'amener une situation traumatique, un heurt avec le monde extérieur, mais cela sans avoir encore la force de dominer cette aspiration instinctive. Le « moi » traite le péril intérieur émané de l’instinct comme s'il était péril extérieur ; il tente de prendre la fuite, il se retire de cette région du « soi » et l'abandonne à son sort après lui avoir supprimé tous les apports que d'ordinaire il met à la disposition des émois de l'instinct. Nous disons alors que le « moi » entreprend un refoulement de cette aspiration instinctive. Cela a pour résultat immédiat de parer au danger, mais on ne confond pas impunément ce qui est interne et ce qui est externe. On ne peut pas    se fuir. En refoulant, le « moi » obéit au principe du plaisir, que sa tâche habituelle est de modifier : il doit donc en porter la peine. La peine en sera que le « moi » aura ainsi durablement restreint son royaume. L'aspiration instinctive refoulée est maintenant isolée, abandonnée à elle-même, inaccessible, mais aussi impossible à innuencer. Elle suivra désormais ses propres voies. Le « moi » ne pourra en général plus, même lorsqu'il se sera fortifié, lever le refoulement ; sa synthèse est détruite, une partie du « soi » demeure au « moi » terrain défendu.

L'aspiration instinctive isolée, de son côté, ne reste pas non plus oisive, elle trouve à se dédommager de la satisfaction normale qui lui est refusée, engendre des rejetons psychiques qui la représentent, elle se met en rapport avec d'autres processus psychiques qu'elle dérobe à leur tour au « moi », de par son influence, et enfin fait irruption dans le « moi » et dans la conscience sous une forme d' «ersatz» déformée et méconnaissable, bref, élabore ce qu'on appelle un « symptôme ». Nous embrassons maintenant d'un coup d'œil ce qui constitue un trouble « nerveux » d'une part, un « moi » entravé dans sa synthèse, sans influence sur une partie du « soi », devant renoncer à exercer une part de son activité afin d'éviter un heurt nouveau avec ce qui est refoulé, s'épuisant dans un vain combat contre les symptômes, rejetons des aspirations refoulées ; d'autre part, un « soi », au sein duquel des instincts isolés se sont rendus indépendants, poursuivent leurs buts à eux sans égard aux intérêts généraux de l'être, et n'obéissent plus qu'aux lois de la psychologie primitive qui commandent dans les profondeurs du « soi ».

Voyons-nous les choses de haut, alors la genèse des névroses nous apparaît sous cette formule simple : le «moi» a tenté d'étouffer certaines parties du « soi » d'une manière impropre, il y a échoué et le « soi » se venge. La névrose est donc la conséquence d'un conflit entre le «moi» et le «soi», conflit auquel le «moi» prend part - un examen approfondi le démontre - parce qu'il ne peut absolument pas renoncer à sa subordination aux réalités du monde extérieur. L'opposition est entre le monde extérieur et le « soi » et puisque le « moi », fidèle en cela à son essence intime, prend parti pour le monde extérieur, il entre en conflit avec son « soi ». Mais prenez-y bien garde : ce n'est pas le fait de ce conflit qui conditionne la maladie - de tels conflits entre réalité et « soi » sont inévitables et l'un des devoirs constants du « moi » est de s'y entremettre - ce qui cause le mal est ceci : le «moi» se sert, pour résoudre le conflit, d'un moyen insuffisant, le refoulement. Mais la cause en est que le « moi », quand cette tâche s'offrit à lui, était peu développé et sans force. Tous les refoulements décisifs ont en effet lieu dans la première enfance.

« Quels curieux détours ! Je suis votre conseil, je ne critique pas, vous voulez donc seulement me montrer ce que la psychanalyse pense de la genèse des névroses, afin
d'y rattacher ce qu'elle entreprend pour les guérir. J'aurais plusieurs questions à poser, j'en poserai quelques-unes plus tard. Je serai d'abord tenté de suivre vos traces, de tenter à mon tour une construction hypothétique, une théorie. Vous avez exposé la relation Monde extérieur - Moi – Soi et établi comme condition essentielle des névroses, ceci : le «moi», restant dans la dépendance du monde extérieur, entre en conflit avec le « soi ». Le cas contraire ne serait-il pas concevable? dans un tel conflit le « moi » se laissant entraîner par le « soi » et renonçant à considérer d'aucune façon le monde extérieur ? Qu'arrive-t-il alors? Je ne suis qu'un profane, mais d'après les idées que je me fais sur la nature d'une maladie mentale, une telle décision du « moi » en pourrait bien être la condition. L'essentiel d'une maladie mentale semble donc être qu'on se détourne ainsi de la réalité. »


SF : Oui, j'y ai pensé moi-même, et je le crois juste, bien que la démonstration de cette idée exige la mise en discussion de rapports fort enchevêtrés. Névrose et psychose sont évidemment apparentées de très près et doivent cependant, en quelque point essentiel, diverger. Ce point pourrait bien être le parti que prend le « moi » en un tel conflit. Et le «soi», dans les deux cas, garderait son caractère d'aveugle inflexibilité.

« Poursuivez, je vous en prie. Quelles indications donne votre théorie pour le traitement des névroses? »

SF : Notre but thérapeutique est maintenant aisé à déterminer. Nous voulons reconstituer le «moi», le délivrer de ses entraves, lui rendre la maîtrise du « soi », perdue pour lui par suite de ses refoulements précoces. C'est dans ce seul but, que nous pratiquons l'analyse, toute notre technique converge vers ce but. Il nous faut rechercher les refoulements anciens, incitant le «moi» à les corriger, grâce à notre aide, et à résoudre ses conflits autrement et mieux qu'en tentant de prendre devant eux la fuite. Comme ces refoulements ont eu lieu de très bonne heure dans l'enfance, le travail analytique nous ramène à ce temps. Les situations ayant provoqué ces très anciens conflits, elles sont le plus souvent oubliées, le chemin nous y ramenant nous est montré par les symptômes, rêves et associations libres du malade, que nous devons d'ailleurs d'abord interpréter, traduire, ceci parce que, sous l'empire de la psychologie du « soi », elles ont revêtu des formes insolites, heurtant notre raison.

Les idées subites, les pensées et souvenirs que le patient ne nous communique pas sans une lutte intérieure nous permettent de supposer qu'ils sont de quelque manière apparentés au « refoulé », ou bien en sont des rejetons. Quand nous incitons le malade à s'élever au-dessus de ses propres résistances et à tout nous communiquer, nous éduquons son «moi» à surmonter ses tendances à prendre la fuite et lui apprenons à supporter l'approche du «refoulé». Enfin, quand il est parvenu à reproduire dans son souvenir la situation ayant donné lieu au refoulement, son obéissance est brillamment récompensée ! La différence des temps est toute en sa faveur  : les choses devant lesquelles le « moi » infantile, épouvanté, avait fui, elles apparaissent souvent au «moi» adulte et fortifié comme un simple jeu d'enfant.

Notes :

Cet entretien est paru dans la revue « La Révolution Surréaliste ». Il a été publié, le 1er octobre 1927, numéro 9-11 (troisième année).

(*) Extrait d'un livre à paraître sous ce titre à la N. R. F. (Traduction Marie Bonaparte).
(1) Schiller. Note du traducteur.
(2) En allemand « Triebe ». Note du traducteur.

Source : Gallica-BNF




À quel psy s’en remettre ?
 
ENTRETIEN

AVEC ELISABETH ROUDINESCO


par Lucien Degoy




Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, intervient à chaud dans le débat public sur les thérapies psychiques (1) . Des psychanalystes ont cédé, dit-elle, aux sirènes du dogmatisme scientiste.

Le nouveau livre d’Élisabeth Roudinesco est un combat. Il est dédié à Maud Mannoni, figure emblématique s’il en est de la lutte contre l’enfermement asilaire, de ces thérapeutes qui ont poussé loin en avant l’héritage freudien : celui qui confie le sujet à la puissance libératrice de la parole, qui enracine la démarche analytique dans la réflexion et la critique de l’ordre social.

L’exact opposé en somme des règlements bureaucratiques que l’État s’efforce aujourd’hui d’ériger en modèle de vertu sur le grand marché du bien-être psychique. Prétextant la présence de canards boiteux, ce qu’on appelle l’amendement Accoyer-Mattei, surgi cet hiver du débat parlementaire et visant à encadrer légalement l’exercice des psychothérapies jugé par trop libéral, est devenu l’un des mots-clés de la politique de santé gouvernementale.

Le problème, dit Élisabeth Roudinesco, c’est que cette mise au clair s’identifie bien plus à une mise au pas qu’à une réflexion sereine, collective et nécessaire sur la situation contemporaine des thérapies de l’âme et le statut du sujet qu’elles dessinent. À pointer le fer contre les " charlatans ", on oublie qu’en science on est toujours un peu le charlatan d’autrui, on calque le paysage psychique sur l’horizon indépassable de la biologie - archi-dominée par les trusts pharmaceutiques -, on réduit le sujet à une poignée de typologies chimiquement réactives d’où l’on évacue différence et identité.

La vision que l’État propage ainsi du patient et du thérapeute " moderne " est simpliste, autoritaire, elle gomme les différences d’approche entre psychiatrie (épuisée et distributrice de pilules), psychothérapies et psychanalyse, les enrôle toutes dans une normalisation fallacieuse du sujet. Et l’auteure de déplorer que l’État ait obtenu des principales associations de psychanalystes ce geste incroyable : livrer leurs listes d’adhérents à la puissance publique en échange du nouveau sésame censé leur garantir avenir professionnel et tranquillité sociale - le titre de psychothérapeute.

Désormais, la chasse est ouverte au psy " non inscrit " ou au " psy " déviant de la mauvaise école, et ce sont les héritiers de Freud et de Lacan qui la mènent. D’aucuns jugeront ce portrait en situation par trop amer. Mais l’historienne de la psychanalyse a des arguments précis : au passage, elle rappelle qu’un tiers seulement de la profession a soutenu la création du pacs. À déserter depuis des années le terrain des luttes d’émancipation, la majorité des psychanalystes se renient, prévient Roudinesco. L’avertissement peut être salutaire.  

Charlatans, gourous, " psys ", marchands de bonheur, médecines parallèles, " nouveaux thérapeutes " : la liste s’allonge de celles et ceux qui prétendent soigner la souffrance des âmes, dans une société libérale en proie à tous les malaises. Du côté du patient, à quel saint se vouer ? Comment se garder des imposteurs ? L’État mandate des " experts " et entend faire la police dans les professions, en réveillant certaines nostalgies d’ordre moral. Mais, surtout, interroge l’historienne de la psychanalyse dans son dernier livre, les critères de vérité de la biologie, devenue l’inévitable référence scientifique, peuvent-ils être appliqués aux sciences de l’homme ou à la psychanalyse sans tomber dans l’absurde ? Rencontre.


Les questions...


LD : La prolifération sectaire vous semble-t-elle une caractéristique de notre époque ?

ER : Il y a certainement toujours eu des sectes. C’est un phénomène trans- historique, comme le montre magnifiquement Christian Jambet. Mais, en effet, la chute de l’engagement dans les grandes religions et aussi de l’engagement communiste suscite un désarroi qui pousse chaque sujet à vouloir se différencier. Plus se développe socialement un système de liberté où chacun a de moins en moins de comptes à rendre à quiconque et plus un certain nombre de sujets trouvent à satisfaire leur désir de contraintes sous cette forme caricaturale des religions que sont les sectes. Bien entendu, ce sont les gens les plus fragiles, ceux qui auraient besoin de psychothérapies ou de psychanalyses qui se mettent ainsi sous la dépendance de gourous faisant un usage pervers de leurs connaissances psychologiques.

LD : Vous voulez dire qu’idéologie du " fais comme bon te semble " et servitude volontaire font bon ménage sur le grand marché du " bien-être " ?

ER : C’est cela. La mondialisation libérale suscite une crédulité sans limites. Les sectes fonctionnent désormais comme des " États voyous ", selon le mot de Derrida. Elles n’ont même plus la dimension mystique d’autrefois. Ce qui les caractérise, au- delà des controverses de définition, c’est qu’elles requièrent l’abandon et une exploitation du corps de l’adhérent, la consommation sexuelle avec le gourou ou son représentant, souvent l’exploitation économique, et enfin un certain rapport à la pensée magique, quoique toute magie ne soit pas d’ordre sectaire. Il existe des chevauchements, des frontières entre toutes sortes de pratiques, souvent à prétention scientifique, comme la Scientologie, qu’il s’agit de recenser, analyser, classer, sans pour autant les assimiler. Je ne classe pas, par exemple, les médecines parallèles dans les sectes. On peut comprendre, sans approuver, que dans ce contexte touffu les psychothérapeutes réclament de l’État qu’il pose des limites et des règles.

LD : L’autre montée en puissance de notre époque, qui se pose en conseiller du Prince en matière scientifique, c’est ce que vous appelez le " bio-pouvoir ", le savoir biologico-médical…

ER : Il se réclame à juste titre de la raison et il s’appuie sur la science. Le problème vient de ce qu’il prétend pousser les limites de l’observation au-delà de ce que cette dernière peut raisonnablement expliquer. Or rien n’est plus dangereux qu’une science qui délire, qui se met à recourir à la magie, qui prétend, par exemple, sans fournir aucune preuve, expliquer le psychisme par les seuls phénomènes biologiques. On met aujourd’hui le cerveau au centre de tout, à tel point qu’on entend " prouver " que l’inconscient existe - ou plutôt n’existe pas - par imagerie cérébrale : comme si ce concept dynamique et opératoire avait une extension spatiale, une localisation cérébrale ! Même si un jour on connaît tous les corrélats chimiques, cérébraux de la psychose, des troubles psychiques divers, il y aura toujours un " lieu " de l’humain irréductible à ces déterminations et qui constitue ce qu’on peut appeler la conscience. Les progrès de la science sont évidents, la chimie et les molécules psychotropes ont incontestablement des effets bénéfiques sur des troubles graves, bien qu’à long terme la prescription systématique de ces substances ait des effets organiques et psychiques non négligeables. La parole médicale accompagnant la promesse de guérison n’est pas neutre, ni inoffensive : elle révèle aussi ce que sont les croyances et l’idéologie du prescripteur.

LD : Vous montrez que cette chimie du médicament est devenue - tant pour l’institution médicale que pour l’État, le principal critère "d’évaluation objective" des thérapies psychiques. D’où un conflit inévitable avec la psychanalyse ?

ER : Cette boulimie d’expertise rencontre une sacrée difficulté : c’est qu’on ne peut justement expertiser le psychisme ! On a raison d’évaluer l’efficacité des médicaments, des neuroleptiques : mais la question de la guérison des troubles psychiques est un tout autre problème, l’histoire de chacun est toujours autre chose que les recettes chimiques auxquelles une certaine vision de l’humain prétend les réduire. C’est pourquoi il ne faut absolument pas que l’État se mêle de cette question de la cure. Quant aux psychanalystes, on ne peut pas dire qu’ils s’offusquent de cette intrusion dans leur discipline.

LD : Précisément, vous reprochez à beaucoup d’entre eux d’avoir accepté que l’État s’en mêle, d’avoir en quelque sorte échangé leur tranquillité professionnelle contre une sorte de mise en ordre contrôlée de la discipline ?

ER : Je leur reproche de ne s’être occupés depuis des années que des débats sur le cerveau, d’avoir engagé le dialogue avec leurs ennemis alors qu’ils croyaient dialoguer avec la science. À l’exception de quelques universitaires, comme Roland Gori, qui ont très bien résisté à cette tentation, ils ont cru pouvoir faire la preuve, notamment à l’université, d’une scientificité de la psychanalyse, ce qui n’a pas de sens. Le problème n’est pas, bien entendu, le dialogue avec la science, mais bien la reconnaissance, la validation implicite de l’idéologie scientiste que recouvre cette démarche. La psychanalyse est un système interprétatif, rationnel, culturel. On ne peut pas prétendre expertiser une cure comme on expertise un médicament, même si une cure a des effets organiques. Les seuls critères que cette discipline peut apporter de sa validité et de sa valeur sont de l’ordre des témoignages qu’une analyse de type sociologique pourrait, en revanche, mettre en cohérence, analyser statistiquement. La réussite de la cure est elle-même sujette à interprétation, elle se mesure sur une échelle subjective, implique la parole, le point de vue et le témoignage de sujets : ce n’est pas une science exacte.

LD : Cette dérive scientiste de la psychanalyse est aussi complice, dites-vous, d’un désengagement politique et social ?

ER : En effet. En renonçant à dialoguer avec les sociologues, les anthropologues ou les historiens, la majorité des psychanalystes ont fini par passer à côté des évolutions majeures de nos sociétés durant ces vingt dernières années. Or la psychanalyse depuis Freud est aussi destinée à comprendre la famille, le sexe, la société, les conflits. Les trois quarts des psychanalystes ont déserté le terrain de la clinique d’une société. De sorte que, sous l’influence de l’IPA notamment, ils sont devenus franchement réactionnaires, alors que leur discipline était à l’origine progressiste et subversive. Ils vivent chaque nouveauté ou chaque évolution des moeurs comme une agression contre la psychanalyse. Ce qui est pour le moins paradoxal.

LD : La situation vous semble désespérée ?

ER : Non, mais elle me semble assez grave pour en appeler à un sursaut collectif de réflexion et d’analyse. L’enjeu est clairement de sauver la liberté et la puissance émancipatrice de la psychanalyse.


Note :

(1) Le Patient, le Thérapeute et l’État, par Elisabeth Roudinesco, Éd. Fayard, 2004



Psychoses et Névroses, quoi-qu'est-ce?

Il existe une distinction capitale entre la névrose d'une part, la psychose d'autre part. Ce sont deux types de maladies nerveuses. Si les maladies psychotiques nécessitent des soins médicaux, toute forme de nervosité pour autant ne demande pas de prise en charge obligatoire du patient. Un bon névrosé a besoin possiblement d'une cure analytique, mais certainement pas d'un psychiatre, sauf si celui-ci est aussi psychanalyste et permet une prise en charge partielle du coût financier de la psychothérapie.

La psychose, si l'on peut expliquer au mieux ce terme, sans entrer dans un jargon de spécialiste, peut s'assimiler à l'image de l'enfermement sur soi. En sorte, ne plus pouvoir établir un contact cohérent pour soi et avec les autres, ce qui ne veut pas dire que la personne n'est pas toujours consciente. Elle "disjoncte" pour reprendre un terme commun. Elle ne fait pas lien entre son univers et ce qui l'entoure, cela peut devenir un isolement total à l'exemple des enfants autistes. Il n'y a pas un et un seul cas de psychose, certaines se soignent, d'autres méritent des soins permanents. Sur "l'échelle" des psychoses, il en va d'une crise passagère qui peut survenir au moment d'une épreuve douloureuse à tout chacun, et peut aller jusqu'au handicap qui invalidera un homme ou une femme à tout jamais dans sa perception du monde, à l'exemple des troubles de guerre.

Comme il y a une différence entre un maux de gorge et une opération à coeur ouvert, la nervosité ou la névrose n'a rien d'handicapant jusqu'à un certain stade. C'est comme d'un "bien commun à tous", mais une névrose peut devenir aussi une psychose, mais la grande majorité des névroses ne deviendront jamais des maladies psychotiques. Il n'est pas véritablement possible d'expliquer pourquoi untel va au cours de sa vie développer une psychose. On a cru longtemps que le conditionnement familial était sujet à ce type de maladie lourde chez les bébés. La génétique n'explique pas plus les raisons ou ses mystères. Il en va possiblement d'un dérèglement neurologique, qui peut intervenir suite à un événement. Pour exemple, on a pu ainsi déceler une psychose chez les femmes après la naissance d'un enfant, et aujourd'hui, des soins appropriés répondent à cette crise nerveuse spécifique et limitée dans le temps.

Le terme névrose peut porter à confusion. Il indique surtout des comportements nerveux qui peuvent devenir de véritables maladies. Une pathologie avec des perturbations psychiques et physiologiques, dans le cas d'une névrose d'angoisse. L'agitation nerveuse peut devenir un vrai handicap pour une personne, les troubles de l'anxiété devenant la cause de maux divers. Dans le cas des phobies, des réalités quotidiennes simples peuvent devenir un obstacle. Cet exemple est fragmentaire mais reflète la situation de millions d'individus dont les perceptions sont troublées sans pour autant en perdre la raison. Du moins de croire vivre en cohérence, mais de ne pouvoir aborder certaines choses courantes ou faits communs, ou son pendant obsessionnel qui poussera à en faire plus que de besoin, voilà très brièvement ce que peut être une névrose.

Il est important de souligner, que les troubles nerveux et mentaux sont aussi nombreux que les brins d'herbe d'une vaste étendue de prairie. Il y a en quelque sorte autant de problèmes nerveux qu'il y a d'individus sur cette planète, voire de cultures ou de peuples. Selon les époques, nos "folies" mutent, disparaissent à l'exemple de ces femmes hystériques que soignait le professeur Charcot au dix-neuvième siècle. Ou selon l'image plus populaire du fou qui se prenait pour Napoléon a lui aussi disparu. Cela n'existe plus ou ne couvre plus la même terminologie. Vous trouverez dans "névrose, psychose et perversion" de Freud - collection PUF - un ouvrage qui explique bien la nature de ces maux. Comment ils peuvent s'organiser ou survenir selon un contexte affectif et social. Si évolution, il y a eu depuis Sigmund Freud, son analyse des troubles reste néanmoins très juste, en quelque sorte les causes demeurent similaires.

Notes, LM, année 2004



 

 À propos de la résilience...


Ce terme de "résilience" en quelques années a fait parler de lui par l'intermédiaire du Professeur Boris Cyrulnik. Comme tout terme "scientifique" devenant peu à peu commun dans le langage courant, il en est devenu encore plus abstrait. La médiatisation de ce concept fait de cette idée presque une panacée. Est-ce le cas, ou quelle parenté existe-t-il par exemple avec la psychanalyse?


Le texte ci-dessous apporte un éclairage fort intéressant et vient alimenter une critique utile. Si l'idée est louable, rien ne permet d'accréditer que tout le monde suite à un choc de l'existence, puisse toujours surmonter l'épreuve. Et à ce sujet le professeur Cyrulnik le confirme aussi, il existe des conditions spécifiques pour surmonter certains chocs de la vie.  En particulier les personnes qui ont été soumises à des chocs traumatiques violents.


A l'exemple des traumatismes de guerre : http://libresameriques.blogspot.fr et personnes qui ont conserrvé des séquelles lourdes et à caractère répétitif favorisant une pathologie où il devient impossible de faire lien avec le réel ou bien avec les réalités du quotidien.



CES MOTS QUI POLLUENT LA PENSÉE

« Résilience » ou la lutte pour la vie par Serge Tisseron (*)


En juillet dernier s'est tenu à Vitoria (Espagne) le Vème congrès international d'histoire des concepts. Venus du monde entier, des universitaires y ont mis en garde contre les manipulations qui se dissimulent sous le langage : « Tous les pouvoirs, ont-ils rappelé, créent des mots pour nous obliger à penser comme eux. » George Orwell nous avait déjà alertés contre le totalitarisme de toute « novlangue ». Comment alors ne pas s'interroger sur l'idéologie qui se camoufle sous le mot à la mode de « résilience » ? L'idée de quelque chose qui résiste aux pressions sans trop se déformer ou en pouvant retrouver sa forme, un peu comme un ressort, existe aux Etats-Unis depuis longtemps. Paul Claudel écrit d'ailleurs dans L'Elasticité américaine : « Il y a dans le tempérament américain une qualité que l'on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d'élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur (1)

Dans le champ de la psychologie, Fritz Redl a introduit le concept d'« ego resilience » en 1969 ; puis a été décrit le phénomène appelé « invulnerable children ». Enfin, au milieu des années 1980, plusieurs ouvrages consacrés à la « résilience » ont été publiés, analysant le destin réussi d'individus que leur enfance catastrophique semblait pourtant promettre à un sombre avenir (2). Aux Etats-Unis, cependant, rien de comparable à l'extraordinaire engouement que connaît aujourd'hui la France pour ce concept. Pourquoi ? D'abord grâce à un génial tour de passe-passe... La résilience, qui est en Amérique une vertu sociale associée à la réussite, est devenue en France une forme de richesse intérieure... Il ne s'agit plus, comme dans la version américaine, d'orienter sa vie pour connaître le succès, mais de « chercher la merveille (3)» ou encore de « cultiver l'art de rebondir (4) ». Pourtant, sous cette séduisante parure, le produit reste le même.

L'opération « habits neufs » commence avec la métaphore de la perle dans l'huître : celle-ci réagit à l'introduction d'une impureté dans son organisme - par exemple, un grain de sable - par un travail qui aboutit à la fabrication de ce merveilleux bijou qu'est une perle. Nourri par une métaphore aussi précieuse, le mot devient commercial : chacun veut avoir sa perle ! C'est ainsi qu'un collègue, qui évoquait le décès de son père et la « forme éblouissante » de sa mère, s'entendit répondre par une dame : « Oui, c'est vrai, nous autres, les femmes, nous sommes plus "résilientes". » La résilience assimilée à l'adaptation sociale sentirait le soufre, mais comparée à un bijou longuement « sécrété » et poli par l'organisme, elle suscite chez chacun le désir de s'en parer ! Autre exemple. Un tract, distribué à l'entrée d'une université, appelle à une société plus juste et plus égalitaire. Il se termine par cette phrase : « Battons-nous pour une société nouvelle où tout le monde aurait sa chance (grâce à la résilience). »

Le concept, né de la psychologie sociale américaine, n'a aucune difficulté à y retourner : le but n'est plus d'apporter à chacun l'eau courante, des logements salubres, la démocratie et un travail digne, mais... la « résilience » ! A la limite, la pression sociale n'a plus d'importance : ceux qui sont « résilients » rebondiront, les autres pourront toujours avoir affaire au psychologue, au psychiatre ou à un « tuteur » éventuellement bénévole. Le lecteur juge peut-être qu'il s'agit là d'usages caricaturaux et abusifs qui n'entament en rien la valeur du concept. Nous allons essayer de montrer le contraire.

Le mot « résilience » est d'abord ambigu, car il masque le caractère toujours extrêmement fragile des défenses développées pour faire face aux traumatismes. La résistance psychique s'apparente dans son évolution à la résistance physique face à un cancer connu. Le patient est aidé, traité au mieux, mais nul ne maîtrise ses rechutes possibles. Et c'est seulement lorsque le malade est mort que l'on peut dire, selon les cas, s'il a bien résisté ou non ! Dans le domaine de la résistance psychique aux traumatismes, tout peut toujours basculer de manière imprévisible, notamment sous l'effet d'une expérience existentielle comme le décès d'un proche, l'éloignement d'un être cher ou même un simple déménagement. La « résilience » est peut-être belle comme une perle, mais elle n'est jamais solide. Or le problème réside dans le fait qu'on a pourtant toujours tendance à la considérer comme un fait acquis, ou à acquérir.

Favoriser l'adaptation sociale

Le second reproche qu'on peut faire à l'usage de ce mot est de masquer la grande variété des mécanismes de défense destinés à lutter contre les conséquences d'un traumatisme (5). A un extrême, le traumatisme peut être évoqué répétitivement par des gestes symboliques, des images ou des mots, tandis qu'à l'autre extrême il peut être enfermé au fond de soi dans une sorte de « placard psychique » où on tente de l'oublier. Et dès que l'on prend en compte la vie sociale, tout se complique encore. Certains de ces mécanismes contribuent en effet à renforcer la capacité d'affirmer ses choix personnels, tandis que d'autres poussent à une adhésion inconditionnelle à son groupe. Enfin, la troisième raison pour laquelle ce concept est discutable est qu'il recouvre des processus d'aménagement des traumatismes qui profitent à la fois à l'individu qui les pratique et à ses proches, et d'autres par lesquels l'ancienne victime d'un traumatisme « rebondit » aux dépens de ceux qui l'entourent.

Cette confusion n'est pas un hasard. La « résilience » est inséparable de la conception d'un « Moi autonome » développée par la psychologie américaine, et qui n'est autre qu'une instance favorisant la réussite des « plus aptes ». La « résilience » est de ce point de vue un concept qui évoque plus la « lutte pour la vie » chère à Darwin que la distinction morale. Et c'est bien là que la confusion menace. Car, derrière ce mot, le mythe de la Rédemption n'est pas loin, le « résilient » étant censé avoir dépassé la part sombre de ses souffrances pour n'en garder que la part glorieuse et lumineuse. On entend de plus en plus de gens parler de leur « résilience » comme si c'était une qualité à porter à leur crédit, voire quelque chose qui pourrait nourrir l'estime d'eux-mêmes. Mais, à les écouter, on se prendrait parfois volontiers à plaindre leur entourage...

J'ai connu quelqu'un qui avait grandi dans une famille où existait un secret grave. Il en avait d'abord beaucoup souffert, mais avait finalement réussi une promotion fort rapide. Il se disait fier d'être capable de dissimuler avec beaucoup d'habileté le fonctionnement réel de son entreprise aux syndicats, et d'arriver, pour cette raison, à manipuler efficacement ses « employés » - qui étaient symboliquement ses enfants. Cet homme, avec la découverte du mot résilience, avait appris à décrire son parcours d'une manière qui le gratifiait. Réchappé du camp des humiliés et des perdants, où il avait failli basculer, il ne s'était pas laissé « écraser » par ses traumatismes d'enfant, il avait sécrété sa perle. Soit. Mais nous sommes ici du côté de valeurs qui n'ont rien à voir avec la psychologie et tout avec l'adaptation sociale qui fait, aux Etats-Unis, de la réussite l'équivalent de la vertu.

Enfin, non seulement le « résilient » peut devenir une source de traumatismes graves pour les autres, y compris sa propre famille, mais il peut même parfois déployer une grande énergie destructrice. N'oublions pas que les kamikazes du 11 septembre 2001 ont dans l'ensemble été décrits comme de bons maris, de bons parents et éventuellement de bons éducateurs, malgré des parcours personnels pour la plupart difficiles. Bref, ils étaient exemplaires, jusqu'à leur acte suicidaire et meurtrier, d'une solide résilience, comme l'était aussi David Hicks, celui qu'on a surnommé le « taliban australien (6) ».

Si ces auteurs d'attentats-suicides s'étaient sortis de leur passé douloureux, c'était à un prix, celui de devenir des sortes de « monstres dormants », adaptés et généreux, jusqu'à ce que des circonstances exceptionnelles les révèlent, comme cela s'est d'ailleurs passé en Allemagne entre 1933 et 1945, ou en ex-Yougoslavie plus récemment. Dans la pratique clinique, il n'est pas rare de rencontrer des patients dont l'organisation psychique correspond à ce schéma. Du point de vue de leur existence familiale et sociale, ils semblent avoir parfaitement surmonté leurs graves traumatismes d'enfance. Ils sont « polis, respectueux, sérieux et honnêtes » comme l'était David Hicks (7). Pourtant, leur haine à l'égard de leurs parents ou de leurs éducateurs maltraitants reste intacte et ne demande qu'à être déplacée vers un ennemi que leur groupe leur désigne, permettant du même coup de mettre définitivement hors de cause ces parents ou ces éducateurs.

En pratique, pas plus qu'on ne peut savoir si une guérison apparente est stable ou pas, on ne peut déterminer à quoi correspond un altruisme apparent chez une personne qui a vécu un traumatisme. Il peut en effet résulter d'un dépassement réussi de celui-ci, mais aussi de la mise en sommeil d'une haine inextinguible pouvant conduire, plus tard, à réaliser un acte de violence inexplicable comme moyen de rendre vie à cette partie de soi à laquelle on n'a jamais voulu renoncer. C'est pourquoi les différents psychanalystes qui se sont intéressés à la résistance aux traumatismes (8) ont renoncé à l'idée de ranger sous un même vocable des phénomènes qui résultent autant de l'environnement que des possibilités psychiques propres à chacun, et qui peuvent contribuer à des personnalités aussi différentes que Staline ou Mère Teresa.

Leur prudence semble avoir été fondée, surtout si l'on en juge par l'usage courant qui est fait maintenant du mot « résilience ». Il paraît correspondre à celui de ces mécanismes qui est à la fois le plus problématique et le plus trompeur, à savoir un clivage soutenu par un lien social capable d'ensommeiller, pour un temps indéterminé, le monstre tapi au creux de personnalités meurtries...

(*) Psychanalyste et psychiatre, auteur de L'Intimité surexposée, Hachette, Paris, 2002, et de Bienfaits des images, Odile Jacob, Paris, 2002.


Source : Le Monde diplomatique Août 2003 

Notes du texte :

 (1) Paul Claudel, Oeuvres en prose, Gallimard, coll.« La Pléiade », Paris, 1965, p. 1205.
 (2) Notamment Julius Segal, Winning Life's toughest Battles. Roots of human Resilience, Mac Grow Hill, New York, 1986 ; et James E. Anthony and Bertram J. Cohler, The Invulnerable Child, Guilford Press, New York, 1987.
 (3) Selon l'expression de Boris Cyrulnik dans Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 1999.
 (4) Sous-titre de l'ouvrage de Rosette Poletti et Barbara Dobbs, La Résilience, Ed. Jouvence, Saint-Julien-en-Genevois, 2001.
 (5) Citons les formes de clivage - compliquées ou non de projection -, le refoulement et les diverses modalités de symbolisation de l'événement traumatique, que ce soit avec des comportements, des images ou des mots.
 (6) Le Monde, 29 décembre 2001. 
 (7) Ibid.
 (8) Que ce soit Sandor Ferenczi avec la dynamique du clivage, Anna Freud avec l'étude des mécanismes de défense ou encore Winnicott avec la crainte de l'effondrement comme signe d'une catastrophe psychique qui a déjà eu lieu dans le passé du sujet.


 

Résilience : définition(s) + notes

    Ce terme est aujourd'hui le segment de nombreuses recherches et il importe de mieux transmettre cette notion et ses concepts scientifiques auprès de tous !



Brouillard ou arc-en-ciel de sens?


par Dominique Collin

À l'origine, en métallurgie, la résilience désigne une qualité des matériaux qui tient à la fois de l'élasticité et de la fragilité, et qui se manifeste par leur capacité à retrouver leur état initial à la suite d'un choc ou d'une pression continue. Le Robert ne retient qu'une de ces deux idées, celle de la résistance au choc, et définit la résilience comme le rapport, exprimé en joules par cm2, de l'énergie cinétique absorbée qui est nécessaire pour provoquer la rupture d'un métal à la surface de la section brisée.

Pour l'informaticien,
il s'agit de cette qualité d'un système qui lui permet de continuer à fonctionner correctement en dépit de défauts d'un ou de plusieurs éléments constitutifs. L'anglais utilise le terme system resiliency, que l'on rend, selon le contexte, par tolérance aux failles, tolérance aux anomalies, insensibilité aux défaillances

Pour l'écologiste, la résilience exprime,
d'une part la capacité de récupération ou de régénération d'un organisme ou d'une population, et d'autre part, l'aptitude d'un écosystème à se remettre plus ou moins vite d'une perturbation ­ la reconstitution d'une forêt après un incendie, par exemple. Pour les pisciculteurs, la résilience exprime une idée voisine, celle de la résistance naturelle d'une race de poissons en fonction de sa fécondité. On lui donne un sens voisin, mais déjà plus riche, dans le domaine de l'économie .

Dans les domaines de la médecine, de la psychologie et de la criminologie, iil est question de résilience en rapport avec la résistance physique, les phénomènes de guérison spontanée et de récupération soudaine. Le terme s'est imposé particulièrement dans le traitement d'enfants à risque dont on cherche à solidifier l'aptitude à rétablir leur équilibre émotionnel dans des situations de stress ou d'abus importants, par une meilleure compréhension du ressort psychologique.

Plus récemment, les expressions resilient business et resilient community, moins souvent utilisées en français, font leur apparition dans les publications américaines et canadiennes, lorsqu'il est question de mettre en évidence la capacité intrinsèque des entreprises, des organisations et des communautés à retrouver un état d'équilibre ­ soit leur état initial, soit un nouvel équilibre ­ qui leur permette de fonctionner après un désastre ou en présence d'un stress continu. Dans la même veine, on parlera de sociétés, d'ethnies, de langues ou de systèmes de croyances faisant preuve de résilience.

Notons d'abord que toutes ces utilisations nouvelles du mot résilience ont un fond de sens commun, qui, curieusement, marque une distance importante par rapport au sens premier du terme en métallurgie. Premièrement, pour ce qui est de l'objet que la qualité décrit: il est question de la résilience, non plus d'une matière inerte et simple, mais d'un tout ou d'un système complexe. La résilience se caractérise ensuite par une forme d'homéostasie qui permet aux systèmes de retrouver leurs conditions de départ ou de maintenir leurs fonctions initiales dans un environnement dynamique et changeant où interagissent un nombre important de forces, qui doivent être maintenues dans un équilibre plus ou moins fragile. La tolérance au stress fait apparaître des seuils, en deçà et au-delà desquels la structure se rompt ou éclate. Autre élargissement du sens: là où la métallurgie voit dans la résilience une résistance due à la nature même de la matière, il s'agit maintenant d'une réaction d'un système qui met en jeu des contre-forces tenues en réserve pour refaire l'équilibre brisé; forces qui modifient l'environnement de manière à préserver les conditions favorables au maintien des structures.

Mais au-delà de ces éléments: complexité, équilibre, seuils de tolérance au stress, ressources intérieures pour maintenir l'intégrité de la structure, on peut soupçonner des glissements. S'agit-il alors de raffinements progressifs dans le sens de la métaphore, selon qu'elle sert à décrire des systèmes mécaniques, vivants ou conscients et selon que, pour chacune de ces trois catégories, l'unité décrite est un individu (système constitué de parties multiples et différenciées, tel un phénotype), une espèce (système formé par le regroupement d'individus semblables, tel un génotype) ou une société (ensemble regroupant nombre d'espèces différentes ­ tel un écosystème)? Brouillard ou arc-en-ciel de sens?

Source :
Attila passe, l'herbe repousse (2002)




Notes complémentaires sur la résilience



Ces dernières années, on a publié beaucoup de textes sur la résilience, particulièrement en anglais, mais aussi de plus en plus dans d'autres langues. Étant donné la rapidité des développements sur le sujet, il vaut mieux donner des noms de chercheurs que des références d'ouvrages, à quelques exceptions près. Il existe les textes scientifiques, au sens classique, et les textes plus ou moins populaires.


Il y a également - mais cela reste rare - des textes qui essaient de jeter un pont entre la connaissance scientifique de la résilience et la pratique. Enfin, on découvre de plus en plus d'expériences pratiques qui démarrent sur le terrain, en Amérique latine, en Inde, à Taiwan, mais ces expériences ne sont pas forcément documentées ni analysées en détail.

En France, ce n'est que très récemment que la résilience est devenue un sujet de recherche et de discussion. Parmi les promoteurs, on trouve Boris Cyrulnik et Michel Manciaux. Davantage que dans les autres pays, la réflexion sur la résilience est marquée en France par les pédiatres et par les psychanalystes (très critiques pour certains).
 
En Amérique latine, se développe une réflexion spécifique sur la résilience, en Colombie, en Argentine, au Brésil et au Chili notamment : on y a développé la notion de résilience communautaire !

Autres infos sur la résilience et source d'origine :

http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Resilience

 

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