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Boris Cyrulnik,                          

Sommaire de la page :

- Pour éviter tout malentendu sur Boris Cyrulnik?
- Résilience & Cerveau, et psychothérapie  (2 vidéos en ligne)
- A propos de Freud et la psychanalyse?

- Les limites d'un concept et l'intégrité d'un homme
- Sommes-nous égaux devant le bonheur?
- Liens sécures et insécures (vidéo en ligne)
- Deux entretiens avec Boris Cyrulnik : Extraits sur la résilience
  (Le Monde de l'éducation et le Courrier de l'Unesco)
- La résilience, c'est "le ressort intime face aux coups de l'existence"
- Bibliographie,  ou choix de lectures




Pour éviter tout malentendu sur Boris Cyrulnik?




Lionel Mesnard, le 4 novembre 2010


Ne nous trompons pas sur Boris Cyrulnik, certes il y a l’individu médiatique, mais il y a surtout une œuvre relativement dense, et, qui ne se limite pas au seul concept de résilience. Il est le premier à être conscient que tout le monde n’aura pas la chance de surmonter certaines épreuves de la vie. Il faut se méfier du temps médiatique et rien ne vaut de connaître le professeur Cyrulnik par ce qu’il a écrit. Ses livres ne se résument pas à une approche limitée, il est même un bel exemple pour la pluridisciplinarité scientifique du fait de son parcours professionnel : psychiatre, psychanalyste, éthologue, enseignant et essayiste. Il est de la même veine qu’un Henri Laborit ou un Edgar Morin, et cet homme n’est pas un normalisateur, ni un régulateur social.

Que la résilience soit devenue une tarte à la crème, il n'y a pas de doute, mais en ce domaine son travail pratique consiste pour exemple à créer et appuyer des lieux d’accueil pour des enfants en Amérique Latine. Son objectif n’est pas d’imposer un dogme ou une norme. Ce que je soulignais dans la note précédente de 2005 (ci-après) c’est le rôle que la notion de résilience peut avoir dans certaines situations sociales. Ce que j’en ai tiré de positif et de constructif, c’est le rôle du travail de création et les espaces où des individus sont amenés à échanger et partager. Dans ces circonstances, des mécanismes résilients sont possibles et peuvent permettre à des individus de surmonter certaines épreuves. Ce peut être aussi un outil d’analyse et de pratique pour des professionnels face à des personnes en situation difficile ou fragile. Qu’ensuite les médias de masse aient fait de son concept une solution miracle, c’est une autre affaire. Comme toute mode ou effet de masse, il y a un temps de balancier et il n’y a pas à tomber dans l’excès inverse, non plus.

Tout individu peut-être amené à souffrir tout au long de sa vie, il n’est pas pour autant condamné à se vivre dans la souffrance éternellement. De toute façon, la vie n’est pour personne un long fleuve tranquille, et mieux vaut se méfier des généralités et des raccourcis. Il y a plutôt de quoi s’inquiéter d’une sorte de quête du bonheur permanent, et de comment certains scientifiques moins scrupuleux font un commerce très lucratif de la souffrance humaine. Oui, il existe des charlatans et des compagnies pharmaceutiques faisant de bonnes affaires sonnantes et trébuchantes. Au pays champion du monde des traitements neuroleptiques, le consommateur est une cible de choix et si vous ne baignez pas dans ce flot dédié à vous anesthésier, ne craignez rien, vous êtes peut-être dans la vérité... Dans un monde qui vise à produire toujours plus, il faut que l’humain soit performant. L’individu doit répondre à des critères lui permettant de vivre au sein de la norme et il reproduit ce qu’un "système" lui impose comme préceptes moraux. Mais attention de ne pas juger, le fait d’accepter ou de se conformer à la norme n’est pas un mal absolu, c’est la réalité la plus courante.

Avant que Boris Cyrulnik et d’autres viennent mettre un nom sur un processus humain, le fait d'être en situation résiliente était de mise. Une rencontre peut venir bousculer une existence en bien comme en mal. Nous ne sommes à l’abri de rien, ni du pire, ni comme du meilleur. La lecture de son œuvre peut trouver un sens et pas obligatoirement ce qu’en a traduit un journaliste d’un journal féminin ou en vogue. Ne réduisons pas un travail, une vie à des considérations fausses. Les écrits de Boris Cyrulnik ont pour but des vous questionner, il n’y a pas à chercher une réponse, une solution, mais trouver ce qui vous concerne et peut vous aider à mieux appréhender la vie. Si vérité il y a, c’est qu’il n’en existe aucune justifiant l’horreur de la guerre ou la volonté de soumettre une population à un dictat, de même d’un viol de son intimité mentale ou physique. Il n’est pas simple de se relever de telles épreuves. Boris Cyrulnik commettrait-il un crime à chercher des relations plus apaisées au sein de nos relations humaines?

L’idée que nous soyons artisan ou jardinier ou tricoteur de notre existence a un sens, cela met en lumière la capacité de notre imaginaire à interférer sur le cours des choses. Si nous réduisons l’être en souffrance à sa seule souffrance, ou à un seul statut de victime, il est dans ce cas difficile d’agir. Face à l’inhibition de l’action, un individu peut courir de grave danger, notamment physiologique et en particulier des phases dépressives et dépréciatives. Nous ne pouvons nier non plus des réalités biologiques connues et reconnues. Un être heureux est un être gratifié et l’accès à ce bonheur est dans la norme ou plus exactement dans les fondements de notre éducation, le fameux surmoi freudien. La question n’est pas de réduire l’Homme à une seule réalité biologique, mais de pouvoir articuler une pensée à partir de plusieurs domaines de la recherche, qu’elle soit en sciences humaines et sociales, ou du domaine des sciences du vivant. C’est tout l’intérêt que nous avons de connaître et d’avoir des chercheurs capables de croiser plusieurs savoirs, et cette démarche ne peut se forger que par une approche critique, et une lecture de même.
« Je fais partie de ceux qui pensent que l’on n’est pas obligé de raconter son secret sur la place publique pour aller mieux. On peut, que l’on soit adulte ou enfant, utiliser le para-dit en écrivant, en mettant en scène… On se libère de son secret sans pour autant le dire. Les enfants résilients deviennent de grands créatifs, et transforment leur blessure en œuvre d'art pour mettre une distance entre eux et leur traumatisme : ils sont souvent écrivains, comédiens. Certains se tournent vers les autres, et veulent s'engager socialement (œuvres humanitaires, éducateurs de rue, …), ou s'orientent vers de longues études (souvent en psychologie) : ce qu'ils veulent avant tout, c'est devenir l'auteur de leur destin. Ce sont des décideurs parce qu'ils n'ont rien décidé de leur enfance.» (Boris Cyrulnik).




« Si on ne sait pas qui on est,
on est ravi qu'une dictature
vous prenne en charge
»
  

Boris Cyrulnik       

"La résilience dans les situations extrêmes" (64 minutes)


 "Cerveau et psychothérapie" (70 minutes)


Résumés des vidéos de l'Université de Nantes  (année 2015) :

Vidéo I : "Dès le stade foetal apparaît une mémoire sans souvenirs que précèdent les traces de ce dont nous sommes issus. Ces traces de vie nous submergent ou nous manquent, nous enchantent ou nous hantent, nous subliment ou nous sidèrent lorsqu'elles sont liées à l'innommable, nous repèrent ou nous perdent, souvent nous trompent, toujours s'estompent. Différentes formes d'expression, l'art comme le récit, les rappellent à leur façon. Celui-ci peut se faire à bouche fermé, être partagé, il forme notre alentour comme il nous forme ou nous déforme. Qu'en faisons-nous, ancrent-elles nos douleurs ou sont-elles factrices possibles de résilience ? A l'occasion de l'hommage rendu à Germaine Tillion au Panthéon, mercredi 27 mai 2015, Boris Cyrulnik revient sur la vie de la résistante française pour développer la théorie de la résilience dans les situations extrêmes".

Vidéo II : "Les performances techniques des images du cerveau associées à la clinique neurologique et à la psychologie permettent aujourd’hui d’aborder le problème d’une manière non dualiste. Les avancées confirment les intuitions de Freud sur la réalité de l’inconscient et les théories analytiques permettent aux neurobiologistes de mieux saisir ce qu’ils observent. D’ailleurs, un nombre croissant de psys s’offrent une formation en neurologie, tandis que les neurologues ont un peu moins peur de s’allonger sur le divan." Invité de l'Université permanente, Boris Cyrulnik a dispensé une conférence intitulée "Cerveau et psychothérapie".






À propos de Freud
et
de la psychanalyse?


*
Compte-rendu des propos de Boris Cyrulnik,
le 8 avril 2011 à Ollioules (Var)

Boris Cyrulnik  introduit la conférence...

Déjà, dans l'Antiquité, le théâtre grec avait une fonction, celle de médiatiser les questions existentielles. La représentation avait pour objet de mettre à distance l'affect des spectateurs: ce que je vois, représenté sur la scène, c'est moi.




(…) Jean Charcot, à la Salpêtrière, avait désigné Pierre Janet comme son successeur. Freud se sentait en rivalité avec lui... Différences des tempéraments: Janet était un praticien travailleur," qui a brûlé par la suite tous ses dossiers. C'était le genre de personne qui prenait des notes sur ses "patients", qui les leur lisaient ensuite pour savoir, s'ils étaient d'accord avec ce qui avait été écrit... Charcot était un solitaire... Pas du tout le style de Freud, qui parlait de  sa bande". 


Il arrivait que Charcot invitât Freud chez lui, lors de soirées. Ce dernier était intimidé par le niveau de vie bourgeois de Charcot. Et il avait remarqué que lorsqu'il mâchait une graine de cocaïne, il était beaucoup plus détendu...
Henri Ellenberger a fait un travail d'archives sur la vie de Freud. Il en ressort  que lorsqu'on parle de ses débuts laborieux, on participe à la légende..." Le héros d'une épopée doit avoir été persécuté". Par exemple, la question de la sexualité infantile était loin d'être un tabou dans la société viennoise de la fin du XIX° siècle.

Boris Cyrulnik, qui a visité l'appartement de Freud à Vienne, a pu lire les journaux de l'époque. On y voit que la psychanalyse  avait fait des adeptes, et qu'on y faisait de la réclame du style. «Devenez psychanalystes en trois semaines, ou en dix leçons».

Alors Freud, a-t-il "inventé" l'inconscient?
Il est bien difficile lorsqu'une idée est dans l'air, d'en attribuer la paternité à tel ou tel.


« Toutes les sciences, qu'elles soient "molles", ou "dures" procèdent par ajustements successifs. On met en avant ce qui marche, et l’on gomme ce qui ne fonctionne pas comme on le souhaiterait. Ce qui vaut dans la psychanalyse vaut également en médecine. » (B.C. cite  des anecdotes sur les théories en médecine, qui se succèdent et se contredisent).



Il arrive aussi qu'une observation, en éthologie animale par exemple, entraîne une transposition qui deviendra un concept dans la théorie psychanalytique. C'est le cas du "stade du miroir", formalisé et développé par Lacan, mais déduit d'un comportement observé en éthologie animale par Konrad Lorenz (phénomène de l'empreinte).
De même, Lacan a emprunté sa distinction entre le "réel" et "l'imaginaire ».
"Il est à noter que Lacan a cité  très honnêtement ses sources."

 Puis, Boris Cyrulnik, aborde la période contemporaine, mêlant son itinéraire personnel aux mouvements qui jalonnent l'avancée des sciences humaines.



Après la guerre...

L'idéologie nazie  "était encore très présente dans l'approche du fonctionnement du cerveau et du psychisme, tant en France qu'en Angleterre et en Allemagne." Les schizophrènes étaient considérés comme des dégénérés".
Les travaux de Freud étaient mal connus. Le livre "La première année de l'enfant" écrit par René A. Spitz et préfacé par Anna Freud  comportait dans sa première édition, une bibliographie largement puisée dans des ouvrages d'éthologie. Cette bibliographie a disparu par la suite, à mesure de la progression de la psychanalyse.



L'éthologie, étude des comportements (animaux et humains) en lien avec la biologie (et la chimie) étaient alors considérées comme les seules sources de soins aux personnes souffrant de troubles psychiques. 
On découvre les écrits de Freud. Leur traduction et leur étude ont constitué, face aux théories fondées sur la biologie,"une formidable bouffée d'oxygène dans les années 1950-1960."


Ainsi, il était  possible d'améliorer le sort des "malades de l'esprit" autrement que par les drogues, l'enfermement ou les électrochocs dans le cas de troubles du comportement risquant de mettre en péril le malade et/ou la société !

Le problème, c'est que l'on se trouvait en présence de disciplines disparates (mais complémentaires) : l'éthologie, étude des comportements d'un côté, et la psychanalyse, théorie de l'inconscient -déconnectée du réel - de l'autre.


Boris Cyrulnik s'est trouvé à former des psychanalystes à l'éthologie. Assez vite une controverse est apparue.

Fallait-il  enseigner la psychanalyse à l'Université ?

Deux tendances s'affrontent:



- la société des psy qui s'autogérerait : la condition pour être analyste  étant d'avoir vécu une analyse; la compétence pour être analyste étant reconnue par les " pairs". 



- l'enseignement universitaire:  l'argument de base étant d' homogénéiser les pratiques... mais, quid de l'analyse de l'analyste ?

La psychanalyse peut-elle  se réduire à des connaissances théoriques " froides" c'est-à-dire sans le vécu du transfert, qui est la particularité de l'expérience analytique? L'analyse dite  didactique est-elle suffisante?

Après mai 68, la psychanalyse est enseignée à l'Université.

On assiste ensuite à la formation de "clans" fermés les uns aux autres, et repliés sur eux-mêmes. Ils ont une " théorie" hors de laquelle point de salut.

Une théorie a pour but et pour intérêt de présenter une cohérence... Mais cela peut virer parfois à la perversion  ou à la paranoïa. Si l'on n'est pas reconnu par le clan, on est exclu. Les membres restent entre eux...  Dès lors, la théorie  paraît  de plus en plus cohérente; le clan se sent de plus en plus fort, mais c'est une illusion, car vient le moment où, faute de faire de la recherche, de remettre en question la théorie, celle-ci se trouve désadaptée à la réalité. Et là, elle peut s'effondrer sur une simple pichenette...



"Appartenir à un clan, c'est la pensée paresseuse" 

On récite un catéchisme, on fait du psittacisme. C'est la même chose en biologie: croire qu'une molécule, à elle seule, peut guérir le psychisme, c’est vain. On arrive ainsi à des absurdités; il y a celui qui croit qu'une molécule peut guérir une névrose obsessionnelle, et celui qui affirme que l'origine de cette névrose viendrait du fait que la mère a mis son enfant trop tôt sur le pot !

 En revanche, le mélange des techniques peut donner des résultats en termes de guérison ; on n'est pas dans le "tout par la parole", ni dans le " tout par la chimie".


Il prend l'exemple de Laborit, médecin de la Marine, à l'Hôpital Sainte-Anne, à Toulon et sa "découverte" du lithium.
On avait observé dans une tribu africaine, que certains maux psychiques étaient soignés par le fait de faire sucer une pierre blanche aux malades... Un savoir empirique, donc. Après analyse, on trouve du sel, du magnésium... Et on découvre des traces de lithium. Même si la découverte du lithium (et son adaptation en quantité compatible à la pharmacopée)  n'est pas attribuée à  Laborit, cette découverte - toute empirique qu'elle fût  -  a participé à la généralisation de son usage pour soigner les manifestations des troubles maniaco-dépressifs.



"Quand on me demande de choisir entre deux voies ?
je choisis la troisième" 

(Woody Allen)

(…) Boris Cyrulnik dit privilégier le croisement des disciplines. Il travaille avec des sociologues, des psychiatres, des anthropologues, des éthologues. «Et tout ce monde travaille bien ensemble». Ils pratiquent l'étude systémique. La personne est en interaction permanente avec son milieu, et si un élément bouge, tout bouge. L'exemple le plus simple est le système respiratoire, composé d'éléments hétérogènes, mais en interaction permanente. Si l'on ôte un de ces éléments, le système se bloque.



Comprendre et soigner, ce n'est pas la même chose. La psychanalyse peut sauver des gens dans la détresse, après un trauma entre autres. Il ajoute que l'idée de la "séance" sécurise. Mais, il récuse les "intégristes" de la psychanalyse. Karl Popper a reproché à la psychanalyse de ne pas être scientifique". Mais la psychanalyse, ça marche! Elle établit un rituel des séances. Comment expliquer ce qu'il se passe en dehors des séances, donc, en l'absence du Psy? Un travail est en marche... Il y a le temps des séances, et le temps hors séances  qui est également un temps de travail de l'inconscient du sujet, sur lui-même.
Le nombre de personnes qui témoignent du fait, que la psychanalyse les a sauvées suffit à montrer son efficacité !"


(….)

« Non, les gens ne communiquent pas »...

Ou pas comme il le faudrait parfois. C'est justement parce que dans les familles, on est  trop proches, qu'on ne peut pas dire certaines choses. Parce que si on les disait, cela aurait des conséquences qu'on ne veut pas vivre ". Le psy est proche, mais on ne lui est pas " lié" sauf le temps de l'analyse.

Et c'est ce qui permet de dire des choses, de les sortir de soi.
Le concept de "horde primitive" a été évacué, parce que la psychanalyse progresse. Les psychanalystes ne s'y réfèrent plus.
L'empathie et la morale ont existé avant l'Homme (chez les animaux par exemple).
Sur la découverte de l'inconscient, quand une idée est dans l'air, il est difficile d'en attribuer la découverte à quelqu'un.

Vous savez qu'il y a 1% de différence entre le capital génétique du chimpanzé et celui de l'homme, mais qu'il y a 10% de différence entre celui de la femme, et celui de l'homme !
Sur la question des sciences en relation avec la statistique: si l'on rapporte le nombre de relations sexuelles au nombre d'enfants qu'une femme met au monde.au cours de sa vie..... on serait fondé à déconnecter la procréation de l'acte sexuel !

 (…)

A propos de la guérison…

Boris Cyrulnik prend l'exemple de Françoise Giroud, qui a fait des dépressions à répétition. Soignée par la chimie. Deux ans après en être sortie, elle a fait une cure analytique avec Lacan. Et elle écrit : " C'est Lacan qui m'a guérie"...
Que s'est-il passé ? Elle était sortie de la maladie physique de ses dépressions... Avec Lacan, elle a changé sa vision du monde, et c'est ce qu'elle appelle sa " vraie guérison."
A supposer que le terme de guérison soit abusif ( on n'a pas 100% de réussite), ces personnes ont pu changer leur  représentation  d'elles-mêmes, et vivre plus en harmonie avec cette représentation nouvelle.


Il s'agit d'un travail d'élaboration qui se fait lentement. C'est un travail sur soi-même, pendant les séances et en dehors des séances ...
Par ailleurs, un trauma peut entraîner des conséquences graves. Combien de personnes évoquent que depuis tel ou tel fait, " plus rien n'a été comme avant", ou encore "qu'elles ne voient plus la vie de la même façon ?

"La Psychanalyse permet de changer d'opinion sur le monde, sur la vie". Et puis, une théorie peut ne pas être explicative de tout ce qui marche !"
A propos de science " qui s'impose"; on a longtemps cru que le patrimoine génétique n'était apporté que par l'homme, et que la femme n'était que "porteuse"...Et pourtant, ça marche, puisque nous sommes maintenant presque 7 milliards d'humains sur terre !
(…)

« Je pense qu'il y a là une confusion
entre la parole "affective" et la parole " informative" »


En psychanalyse, "on se donne rendez-vous pour parler de soi comme on ne peut le faire nulle part ailleurs. C'est cette proximité qui donne un poids aux mots... Un poids qu'ils n'ont pas dans la vie quotidienne"
Et puis, tout le monde n'a pas accès à la parole abstraite de la philosophie, ou des mathématiques. De même, d'autres ne sont pas accessibles à la psychanalyse". C'est dans les familles qu'on se dit le moins de choses. La psychanalyse a  apporté à la civilisation occidentale  une prothèse à des défaillances familiales et culturelles."







Source initiale : http://blogs.mediapart.fr/blog/netmamou du 26 04 2011




Les limites d'un concept et l'intégrité d'un homme
Lionel Mesnard, septembre 2005

Boris Cyrulnik est à la fois psychiatre, neurologue, éthologue, psychanalyste et professeur d'université. Il s'est fait connaître pour des ouvrages de vulgarisation scientifique, notamment sur le comportement animal, la fonction biologique du langage et plus récemment sur la notion de résilience. Ses ouvrages atteignent facilement 100.000 exemplaires et aboutissent la plupart en édition de poche, donc pas la peine de se précipiter pour acheter le dernier, et il est même fortement conseiller de débuter par ses premières publications. On peut y voir un phénomène de société, un succès d'édition, il s'agit d'une demande du public en la matière.

Et, il y a vraiment de tout et surtout n'importe quoi dans les rayons "psy" ou sciences de l'âme. Un âne qui écrirait sur la question de la dépression pour expliquer en 230 pages en quoi sa méthode fonctionne serait quasiment assuré de trouver un lectorat, s'il trouvait un éditeur, et, des éditeurs pas toujours scrupuleux ils s'en trouvent. Boris Cyrulnik, à ce sujet, n'est pas ce que l'on pourrait appeler un charlatan. Tout au contraire, il n'y a pas à lui reprocher d'élargir un peu le cercle des connaissances en direction du plus grand nombre. Jusqu'à ce qu'il aborde la question de la résilience, ses livres ont ouvert des domaines jusqu'à là peu abordé en dehors du monde universitaire ou de la recherche. Du moins en quoi l'observation des animaux et de leurs comportements permet d'éviter certaines idées reçues et de mieux comprendre notre propre complexité.

"En débarquant sur Terre, toute espèce vivant possède une espérance de vie de 7 millions d'années. Nous venons donc de naître puisqu'il n'y a que trois millions d'années que nous nous arrachons à l'animalité, que nous marchons sur nos pattes postérieurs, que nos mains libérées fabriquent des outils ; il n'y a que trente mille ans que nous sommes devenus "savants", que nous nommons nos pères, que nos récits racontent les mythes qui nous façonnent et que nos techniques utilisent les lois de la nature pour échapper à la nature. Nous avons encore droit à quatre millions d'années ! C'est pourquoi il faut redonner la parole aux lions, car l'homme qui vient de naître n'est pas encore hominisé. Peut-être en aura t'il le temps?" (In Les nourritures affectives).

Comprendre pourquoi nous tombons amoureux, à quoi rêve un fœtus, ou la place de la violence dans nos sociétés humaines, sont des questions qui pourraient être à mille lieux du monde animal ? Sauf à tout mélanger et donner à un albatros des particularités impropres, dans ce cas attribuer à cet oiseau des sentiments humains. Il y a à en comprendre qui est l'Homme au sein des espèces, c'est-à-dire un animal supérieur dans le meilleur des cas. Le dernier maillon de la lignée des grands singes profitant d'un larynx bien ajusté, lui permettant de s'exprimer et produire du sens.

Dans cette organisation des espèces, ce qui nous distingue, c'est le langage et ce qu'il nous offre comme possibilité d'action dans un réel bien trop souvent halluciné et auquel nous faisons participer nos animaux familiers. Des chiens qui aboient pour répondre à nos sollicitations, ce n'est pas possible en pleine nature, un chasseur est avant tout silencieux. Et c'est ainsi qu'un caniche ou un labrador va se prendre pour un "sur-chien", il n'est plus vraiment une bête commune, sans pour autant être un humain. La transformation de nos modes de vie en occident est telle, que la volonté de domination des hommes s'avère sans limite et à bien des égard négatives.

Faire entrée le débat scientifique, dans un ensemble de problématiques sociales ou politiques peut participer à ce que la question du réel soit mis sous cloche ou aborder avec précaution. De quel réel parle-t-on, le sien propre, celui de l'autre, ou globalement le nôtre, ou de quelque chose de si abstrait que chacun à son idée Tout le travail de Boris Cyrulnik consistant à faire tomber certains mythes fut utile pour faire comprendre que le travail scientifique le doit pour beaucoup à l'observation. On ne porte pas son attention sur un canard ou un humain dans les mêmes termes. Si les comportements des espèces ont certaines communautés, depuis quelques milliers d'années, l'Homme à su transcender son univers grâce au langage. Il s'est cru si supérieur, qu'il a cru en la quête d'un surhomme. 

Cette "philosophie" a fini par servir les pires ordres totalitaires du vingtième siècle. Ce n'est pas si anecdotique que de dé-sublimer ou désenchanter le monde, il est plus riche de rendre notre espace et ce qui le compose plus conforme à ce qu'il est. C'est même passionnant que de pouvoir pousser la question de la raison plus loin, et avec une approche en grande partie fiable ou valide. Savoir pourquoi les animaux répondent eux aussi à des situations de stress, à une défense de leur territoire, comment une population animale peut se développer et aussi disparaître ? Ces questions ne sont pas anodines et l'apport de l'éthologie est un domaine d'une grande fraîcheur.

Boris Cyrulnik, au fil de ses écrits constatera que son histoire personnelle allait se retrouver pendant le procès de Maurice Papon mis à jour. Un retour en arrière qu'il n'avait pas prévu. Il écrira du coup sur ces jeunes années et comment pendant l'occupation nazie, un petit français de confession juive se sortira de ces années sombres. S'ouvrira peu à peu la page "de la résilience" en France. L'interrogation fut de savoir pourquoi un enfant se nommant "Bernard" (alias Boris) échappera aux rafles ?

Cette actualité surgira et viendra remettre à vif une partie de la vie de Boris Cyrulnik, et ses propres interrogations à ce sujet: comment échappe t'on à l'horreur ? Comment peut-on traverser de telles difficultés, quels sont les mécanismes pouvant intervenir et aider à avancer, voire survivre, puis revenir au monde et à la lumière des vivants en quelque sorte ?

Le petit Bernard a eu beaucoup de chance, il a pu aussi à certains moments clefs rencontrer des personnes qui l'aideront à dépasser ses peurs, ou certaines épreuves. En soit, notre professeur croit que chacun peut en lui trouver des ressorts face aux déséquilibres de l'existence, non point pour une merveilleuse vie, mais en se tricotant une histoire ou possiblement on peut se reconstruire dans un espace plus propre à son désir. Il est possible que le vilain petit canard deviendra cygne, mais si le vilain petit canard est vraiment un "affreux" caneton, il y a là un piège dans lequel il ne faut pas tomber. On peut créer de vains espoirs et courir tout doit dans un mur.

Ce qu'écrit Boris Cyrulnik ne sont pas des inepties, il y a des outils à en exraire. Il  est offert  à chacun de trouver une forme d'épanouissement, rien ne dit pour autant que cela soit monnaie courante chez tout le monde. C'est aussi un peu le danger de tomber dans une vulgate, un langage spécialisé de plus, pire s'il en devient un mot ou une expression banalisée. Certes notre capacité à sublimer est sans réelle limite, mais tout le monde n'est pas Boris Cyrulnik.

L'homme est passionnant, sa vie est singulière, mais il semble pousser parfois des portes ouvertes avec sa propre résilience, qui est en fait un témoignage. Et le professeur Cyrulnik peut participer à une certaine confusion. Plus les scientifiques nous expliqueront ce qu'ils font, et de manière relativement simple, plus cet échange d'information permettra au plus grand nombre de suivre les progrès de la science et leurs multiples applications. Mais de là à vendre une solution préemballée à monsieur tout le monde, restons prudents. Ce n'est pas l'humanité ou l'honnêteté de cet homme qui est en cause, mais certains travers marchands et médiatiques. Notre perception est à tout propos hallucinée, attention si rien ne vient pas un peu alimenter la critique et de garder une distance certaine avec certains concepts rapidement galvaudés.

Il serait plus constructif serait de mettre cette idée "de résilience" à l'épreuve des faits. Du moins ce concept n'altère en rien l'idée de porter secours à autrui, notamment aux enfants dans les lieux éducatifs ou hospitaliers, c'est une donne supplémentaire pour les personnels éducatifs et soignants. Savoir être à l'écoute, et pas du seul visible, c'est fort utile pour ne pas en rajouter à des systèmes relativement rigides et parfois très austères et contraignants. "L'iceberg social", quoi, qu'est ce cette terminologie? C'est ce qui explique en psychologie comment en chacun de nous ou chez l'autre, il y a ce que l'on voit, et ce qui ne se devine pas. L'image de l'iceberg avec une faible surface immergée illustre la mince connaissance que nous pouvons avoir de l'autre en situation sociale.

Ce qui peut amener aussi à faire des erreurs de jugements, voire mettre en danger des personnes, ou simplement provoquer un malaise sans en connaître l'origine. Ce n'est pas simple un Homme et c'est aussi le fruit d'une morale, d'une société, et d'une famille, et de sa capacité à se distinguer comme individu à part entière, ou de se limiter à une culture, voire à des traditions. Nous avons besoin de rite de passage, de formes initiatiques, et nous avons à transmettre des informations de plus en plus complexes.

L'observation est une source considérable du travail scientifique. Et c'est en cela que le monde peut s'ouvrir à tous, quitte à écorner un peu celui qui a pu vous ouvrir les yeux. Nous sommes appelés à devenir un peu plus grands que nos pères ou géniteurs et cette question est un des aspects du rapport entre dominants et dominés et des changements qui interviennent quand une génération livre combat à ses aînés. En général pour reproduire le même modèle, le même système de domination, et s'il existe des formes résilientes pour en dépasser l'arbitraire, il ne faudrait pas mélanger des données empiriques soumises au jeu de la mémoire, pour en construire une solution pour tous.

Ce qui n'empêche pas en situation sociale de trouver des expériences qui participent d'une solidarité entre générations ou simplement à la transmission d'un savoir simple d'entraide. Il y a de quoi partager le souci de Boris Cyrulnik de choisir des formes d'apaisements ou de le susciter au sein de nos sociétés. Toutefois, si l'aspirine est un excellent médicament, sa prise ne soigne pas tout et l'on n'explique pas vraiment comment et pourquoi certains s'en sortent mieux que d'autres, sauf à faire du "darwinisme social".





Sommes-nous égaux devant le bonheur?

    Pauline Gravel

Le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik estime que la souffrance est un passage obligé pour atteindre le bonheur

Certaines personnes semblent y accéder plus facilement que d’autres, même quand le malheur s’abat sur elles. Existerait-il des gènes qui prédestinent au bonheur ? En s’appuyant sur les plus récentes découvertes en neurologie et en psychologie, le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik démontre dans son dernier livre, De chair et d’âme, qu’en matière de bonheur, la génétique oriente en effet nos choix de vie. Mais elle ne nous voue pas nécessairement à une vie heureuse ou à la dépression.

De même, les terribles épreuves subies par certains enfants ne les condamnent pas irrémédiablement à une vie ratée et malheureuse. 
Le milieu sensoriel, affectif, social et culturel dans lequel nous baignons refaçonne constamment notre cerveau, berceau des émotions. L’humain peut ainsi rebondir du malheur au bonheur. Ces deux antagonistes sont d’ailleurs inextricablement liés, souligne le théoricien de la résilience, Boris Cyrulnik. La souffrance serait même un passage obligé pour atteindre le bonheur. Sans elle, la vie n’aurait aucun intérêt.

Le gène de la vulnérabilité


À la fin des années 90, des chercheurs ont découvert que chez les singes et les êtres humains, certains individus ont des gènes qui synthétisent de longues protéines capables de véhiculer beaucoup de sérotonine, alors que d’autres individus sont de petits transporteurs de sérotonine. Neuromédiateur sécrété dans l’espace situé entre deux neurones, la sérotonine joue un rôle fondamental dans l’humeur. Elle stimule les désirs, améliore les fonctions cognitives, et un grand nombre de médicaments antidépresseurs accroissent sa présence dans le cerveau. 
« Or on constate que les petits transporteurs de sérotonine sont hypersensibles. Ils réagissent avec beaucoup plus d’émotivité aux épreuves que les gros transporteurs, beaucoup moins sensibles aux événements de la vie », confirme Boris Cyrulnik au bout du fil depuis Paris.

« Toutefois, cette tendance naturelle ne prédit absolument pas les dépressions à venir. » 
Prenant conscience très jeunes, pendant l’enfance, qu’ils sont vulnérables aux difficultés, les petits transporteurs de sérotonine s’organisent une vie stable et paisible, entourés de l’affection de maman et papa. Ils s’intègrent bien à l’école, laquelle encourage la routine. Par contre, ils supportent mal les déménagements. Lorsqu’ils se marient, ils font des maris fidèles et de gentils parents. 
En revanche, les gros sécréteurs de sérotonine ont besoin de fortes stimulations pour avoir l’impression d’exister. Enfants, ils sont des transgresseurs, et quand ils arrivent à l’adolescence, ils prennent des risques. Les filles font de l’auto-stop en minijupe et en débardeur. Les garçons font des excès de vitesse ou se lancent dans des bagarres inutiles, note Boris Cyrulnik.

Adultes, ils multiplient les aventures extraconjugales, et quand on les abandonne, ils ne souffrent pas longtemps avant de tourner la page. Toutefois, arrivés à un certain âge, ils n’ont rien construit et un nombre non négligeable d’entre eux sombrent dans la dépression. 
Alors que, chez les animaux, le fait d’être un gros transporteur de sérotonine est garant d’un rang élevé dans l’échelle sociale, chez les humains, les petits transporteurs, à force de bons résultats scolaires - très valorisés dans notre culture - et de travail routinier, accéderont souvent à des postes supérieurs. 
Mais les enfants sages et sans problèmes ne sont pas pour autant assurés de connaître le bonheur éternel, nous apprend Boris Cyrulnik dans De chair et d’âme, qui paraît aux Éditions Odile Jacob et qui arrivera dans nos librairies à la mi-novembre.

L’auteur cite les résultats d’une étude longitudinale menée par des chercheurs portugais sur une cohorte d’enfants modèles. Comme on s’y attendait, ces enfants irréprochables étaient devenus des adultes bien socialisés et sans troubles graves de la personnalité. Par contre, ils (davantage les filles que les garçons) étaient devenus anxieux et plus souvent déprimés que les enfants « normalement difficiles », c’est-à-dire plus sujets à provoquer de petits conflits sans grande conséquence. Rien n’est simple...

Période sensible

Ce déterminant biologique lié au transport de la sérotonine « n’empêche toutefois pas le milieu de marquer son empreinte dans le cerveau et d’orienter l’acquisition d’un style affectif - d’une manière d’aimer - particulier », rappelle Boris Cyrulnik. Le scientifique explique que les informations sensorielles qui enveloppent le jeune enfant induisent la création d’une myriade de nouveaux circuits dans le cerveau.

Les neurones établissent 200 000 contacts par heure au cours des quatre premières années de la vie, précise-t-il. 
Un enfant négligé, maltraité ou qui vit auprès d’une mère dépressive et malheureuse à ce moment critique du développement cérébral apprendra à son cerveau à canaliser (à « circuiter ») les informations vers les zones cérébrales qui déclenchent plutôt la tristesse, explique-t-il. Par contre, si l’enfant est rassuré et entouré d’une mère gaie, son cerveau sera formaté différemment et les stimulations de son milieu seront projetées de préférence vers la région cérébrale qui induit des sensations de bonheur et d’euphorie. « C’est la banalité du quotidien qui façonne le cerveau, souligne Boris Cyrulnik.

Les interactions quotidiennes établissent des circuits, des voies préférentielles, ce qui confirme l’intuition de Freud. » 
L’isolement sensoriel dans lequel se retrouve un enfant qui perd sa mère et ne trouve aucun substitut dans sa famille ou sa culture ralentit la création de nouveaux circuits cérébraux. Cette carence peut même mener à l’atrophie de la région fronto-limbique du cerveau. L’observation au scanner des cerveaux de jeunes orphelins abandonnés et privés de toute affection a en effet montré que cette zone cérébrale, responsable des émotions et de la mémoire, avait littéralement fondu. 
Lorsque ces enfants ont été confiés à des familles d’accueil généreuses, leur cerveau a retrouvé sa taille normale un an plus tard. Les gamins avaient également récupéré un niveau intellectuel normal et s’intégraient bien socialement. En s’appuyant sur ces exemples, Boris Cyrulnik affirme que tout n’est pas perdu pour un enfant abandonné, maltraité par la vie.

Grâce au phénomène de la résilience - que le neuropsychiatre a grandement vulgarisé -, « l’enfant pourra reprendre un autre type de développement si la famille et la culture disposent autour de lui de nouveaux tuteurs ». 
Boris Cyrulnik en sait quelque chose, lui qui est devenu orphelin à l’âge de cinq ans un jour de 1942, lors duquel sa mère polonaise est arrêtée et déportée.

Enrôlé dans la Légion étrangère, son père, Juif d’Ukraine, disparaît aussi. Le jeune Boris échoue alors à l’Assistance publique (l’orphelinat), où une institutrice, qui le croit en danger, le garde chez elle jusqu’à ce que des voisins les dénoncent. Le gamin est alors embarqué et enfermé dans une synagogue de Bordeaux. Il échappe de justesse à la déportation en s’éclipsant dans les toilettes au moment d’une rafle. Il a 11 ans lorsqu’il retrouve à Paris une tante qui l’inscrit à l’école. Il se passionne alors pour la natation, la nature et l’éthologie, c’est-à-dire le comportement animal mais aussi celui de l’homme, qu’il étudiera par le truchement de la psychologie, de la neurologie et de la psychanalyse.

Influences déterminantes

Dans son livre, le neuropsychiatre explique que d’autres membres de la famille de l’enfant, des amis et même la culture peuvent en effet avoir une influence déterminante sur le développement de l’attachement en favorisant une évolution résiliente. Des enfants maltraités par un parent ne deviendront pas nécessairement maltraitants à l’âge adulte s’ils bénéficient du soutien d’une autre personne aimante de leur entourage et si leur communauté propose d’autres lieux éducatifs.

Le vulgarisateur de la résilience donne en exemple Bill Clinton qui, en dépit de la violence du second mari de sa mère, a réussi à développer une sociabilité tout à fait normale grâce à l’affection de sa mère et de ses grands-parents ainsi qu’aux nombreuses associations de sport, de musique et d’activités culturelles présentes dans son patelin. Si le petit Bill avait vécu dans un milieu fermé et isolé, son cheminement aurait été nettement plus difficile, prévient Boris Cyrulnik. 


La culture n’agit pas toujours favorablement, fait-il par ailleurs remarquer. Longtemps, les Européens et les Québécois ont cru qu’il valait mieux laisser pleurer les bébés et éviter de les prendre dans ses bras de peur qu’ils ne deviennent capricieux, rappelle-t-il. « Effectivement, un bébé dont on ne s’occupe pas arrêtera de pleurer au bout de trois heures, dit-il. Cela ne donne pas raison à cette théorie pour autant mais confirme en fait qu’un bébé non bercé apprend le désespoir.

Tout se passe comme s’il se disait : “Pas la peine de pleurer, personne ne viendra m’aider. Je suis seul au monde et je dois devenir indifférent pour ne pas trop souffrir.” » C’est un comportement courant dans les grands orphelinats. 
« À l’inverse, si, au moindre pleur, on se précipite sur lui pour le cajoler, on compromet aussi son développement, car le bébé apprend que son désir est roi : ta mère est à ta disposition, et si elle n’accourt pas tout de suite, c’est qu’elle est une mauvaise éducatrice », poursuit-il. En bref, le parent doit être ni trop distant ni trop protecteur afin que son enfant apprenne à surmonter les épreuves. Alors, il pourra développer un attachement solide et sans inquiétude (« sécure ») qui lui permettra de s’épanouir.

Sans souffrance, point de bonheur

Pour que se tisse un lien d’attachement, l’enfant doit vivre quelques frayeurs (une voiture qui klaxonne, un chien qui jappe, un inconnu qui entre dans la maison), que sa mère ou son père sauront apaiser. Privé de ces petites frayeurs, l’enfant n’a pas de raison de s’attacher, affirme Boris Cyrulnik. « Une alerte pacifiée, un chagrin consolé donnent à une figure d’attachement un pouvoir tranquillisant et permettent à l’enfant de reprendre confiance en soi et d’éprouver le plaisir de partir à la découverte de l’inconnu », précise-t-il dans son livre.

« Quand les parents, au contraire, entourent le petit au point de l’enfermer dans une prison affective, toute séparation est alors vécue comme une menace de perte. » 
L’enfant rassuré éprouve un intense bonheur quand il retrouve la personne à laquelle il est attaché et dont il a été temporairement privé de la présence. Par contre, l’enfant assiégé par le dévouement amoureux de sa mère peut ressentir du déplaisir au moment des retrouvailles, comme la nourriture finit par provoquer le dégoût lorsqu’on a mangé à satiété. « C’est donc le rythme, la pulsation et l’alternance qui provoquent la sensation de joie ou de bonheur extrêmes », souligne-t-il.


« On peut donc dire que les séparations entre la mère et son enfant sont nécessaires au cours de l’éducation. Si ces séparations sont durables au point de devenir des abandons et des isolements sensoriels, l’alerte biologique jamais calmée finit toutefois par faire éclater les cellules, expliquant ainsi l’atrophie cérébrale observée chez les enfants abandonnés dans des orphelinats et leur instabilité émotionnelle », écrit M. Cyrulnik. 
On peut dire aussi que lorsqu’il n’y a jamais de séparation, la routine qui enveloppe l’enfant supprime toute sensation d’événement. Or un cerveau qui n’est pas stimulé rend l’enfant passif, incapable de décider. « Seul le couplage “tristesse de la séparation” et “bonheur des retrouvailles” apprend à l’enfant à surmonter ses petits chagrins et lui permet d’acquérir un sentiment de confiance. Pour accroître l’attachement d’un petit enfant, il ne suffit pas de satisfaire ses besoins, insiste Boris Cyrulnik.

Au contraire, c’est l’apaisement d’une souffrance qui l’augmente et non la satisfaction d’un plaisir. » 
L’empathie, cette faculté de ressentir ce que pensent et ressentent les autres, prépare à la parole et à la socialisation, poursuit-il. Or le développement de cette faculté est compromis autant chez les enfants privés d’une base de sécurité en raison d’un abandon que chez les bambins sous l’emprise d’un amour parental trop bienveillant qui les isole du monde extérieur. Une fois à l’adolescence, l’individu qui a été « trop entouré ne saura pas harmoniser ses désirs à ceux du partenaire espéré car il n’aura pas appris à se décentrer de lui-même ».

Une seconde chance à l’adolescence

Au cours des premières années, l’attachement est particulièrement malléable, souligne le chercheur. Chaque rencontre a un pouvoir façonnant alors que les neurones envoient des prolongements synaptiques dans tous les sens. Puis, le cerveau s’apaise et l’enfant établit ses relations en employant le style affectif qu’il a inconsciemment acquis. 
Dans toutes les cultures, un enfant sur trois n’a pas acquis l’attachement « sécure », soit parce qu’il est tombé gravement malade, soit parce que sa mère est dépressive, soit parce que son père est disparu, indique Boris Cyrulnik.

Pour ces mal partis de la vie, l’adolescence représente une deuxième chance. Sous l’effet du déversement hormonal, le cerveau retrouve une certaine plasticité qui permet aux intenses émotions provoquées par les premières amours d’induire un remaniement du mode d’attachement. Dans le cadre des recherches qu’il effectue à l’Université de Toulon, Boris Cyrulnik a ainsi vu des délinquants apprendre à mieux se faire aimer. Un tel phénomène est plus courant chez les garçons qui connaissent un bouleversement hormonal plus intense que les filles, dont les sécrétions hormonales sont plus douces et plus graduelles, précise le chercheur. 
Plus tard dans la vie, à l’âge de la retraite, l’attachement subit généralement quelques transformations additionnelles.

À cette étape de la vie où les proches parents et les amis disparaissent peu à peu, l’environnement affectif s’appauvrit. Par contre, notre monde intime, constitué par le récit de soi qui est bien gravé dans la mémoire, prend le relais. « Les anciennes figures d’attachement s’internalisent. Une photo, une lettre ou un petit objet suffit pour les évoquer et provoquer un apaisement », indique Boris Cyrulnik. 
À cet âge, l’identité de la personne est plus forte que jamais. Elle nous permet de savoir ce qu’on veut, ce qu’on aime, là où on est fort et là où on échoue. Nos choix sont donc mieux adaptés alors que lorsqu’on est jeune, on fait parfois des choix malheureux parce qu’on se connaît mal. « Les jeunes ont une identité encore incertaine, ce qui fait qu’ils peuvent bien rêver de devenir chanteur alors qu’ils n’ont aucune aptitude », précise le chercheur. 
Quand on devient âgé, on peut aussi se rapprocher de Dieu. « Le psychisme a horreur du vide, affirme Boris Cyrulnik.

Alors, quand une personne âgée cherche à se représenter l’après-mort, elle éprouve une sorte de vertige au bord du gouffre et se sent apaisée dès qu’elle y place Dieu. » 
La plupart du temps, la personne âgée qui a vécu dans une famille croyante redécouvre Dieu et s’attache à lui. Les « sécures » « le remercient du miracle de vivre ». Plus vulnérables et plus rigides, les « insécures » entretiennent avec Dieu un hyperattachement anxieux qui les rend agressifs quand on tente de les faire douter de leur planche de salut. « Globalement, les croyants se sentent mieux que les athées parce qu’ils maintiennent au fond d’eux-mêmes une base de sécurité. Le fait de rencontrer régulièrement des gens qui partagent la même croyance structure leur enveloppe affective », explique le neuropsychiatre avant d’ajouter que la simple évocation de Dieu diminue les marqueurs biologiques du stress. 
Tout au long de son livre, Boris Cyrulnik nous montre que « la vie est une conquête perpétuelle, jamais fixée d’avance. Ni nos gènes ni notre milieu d’origine ne nous interdisent d’évoluer. Tout reste possible».

 
Source : Le Devoir, 3 novembre 2006



"Lien sécure et lien insécure"

Extrait vidéo d'une conférence avec Boris Cyrulnik





Extraits d'autres propos recueillis 

auprès de Boris Cyrulnik 

Sophie Boukhari

Courrier de l'UNESCO - année 2002

 

Vous avez évoqué les problèmes graves des adolescents d'aujourd'hui, qui «flottent» de plus en plus. De fait, on n'a jamais aussi bien compris les enfants que maintenant et pourtant, il n'y a jamais eu autant de névroses précoces, de suicides d'adolescents, de délinquance.

Ce n'est pas paradoxal. Tous les progrès se payent. Le prix de la liberté, c'est l'angoisse. Aujourd'hui, on aide les enfants à développer leur personnalité, à prendre conscience d'un tas de choses. Ils sont plus intelligents, plus vifs, mais plus angoissés. On s'en occupe très bien à la maternelle et à l'adolescence, on les abandonne. La société ne prend pas le relais des parents. Du coup, un adolescent sur trois s'effondre, après le bac généralement. Pour éviter cela, il faudrait davantage de structures sociales et culturelles qui leur permettraient de donner un sens à leur vie, en encourageant la créativité, la parole, l'être ensemble, l'élan vers l'autre. Or, on ne le fait pas.

Problème de l'adolescent: «qu'est ce que je vais faire de ce qu'on a fait de moi?». Pour répondre à cette question, il doit être entouré de structures affectives (des groupes partageant la même activité, des copains) et pouvoir travailler. Mais la technologie a provoqué une telle révolution qu'actuellement, l'école a le monopole du tri social. Si un gamin ou une gamine s'y épanouit, il réussit des études et apprend un métier. Il fera partie des deux adolescents sur trois qui profitent de l'amélioration des structures de la petite enfance. Mais un enfant sur trois ne se plaît pas à l'école, s'y sent humilié et n'a pas la possibilité de s'épanouir ailleurs. Il se retrouve largué dans les quartiers, sans travail, et souvent sans famille... Comment fait-il pour retrouver son estime de soi? Il accomplit des actes «ordaliques», c'est-à-dire qu'il se met à l'épreuve, retrouve des rituels d'intégration archaïques comme la violence, la bagarre, la drogue.

La notion de résilience que vous développez dans vos derniers ouvrages fait une très belle carrière. Pourquoi un tel succès?

Quand on se penche sur les enquêtes épidémiologiques mondiales de l'OMS, on constate qu'aujourd'hui, une personne sur deux a été ou sera gravement traumatisée au cours de sa vie (guerre, violence, viol, maltraitance, inceste, etc.). Une personne sur quatre encaissera au moins deux traumatismes graves. Quant aux autres, ils n'échapperont pas aux épreuves de la vie. Pourtant, le concept de résilience, qui désigne la capacité de se développer dans des conditions incroyablement adverses, n'avait pas été étudié de manière scientifique jusqu'à une période récente.

Aujourd'hui, il rencontre un succès fabuleux. En France, mais surtout à l'étranger. En Amérique latine, il y a des instituts de résilience, en Hollande et en Allemagne, des universités de résilience. Aux Etats-Unis, le mot est employé couramment. Les deux tours du World Trade Center viennent d'être surnommées «the twin resilient towers» par ceux qui voudraient rebâtir.

Pourquoi ce concept n'a-t-il pas été étudié plus tôt?

Parce qu'on a longtemps méprisé les victimes. Dans la plupart des cultures, on est coupable d'être une victime. Une femme violée, par exemple, est souvent condamnée autant que son agresseur: «elle a dû le provoquer», dit-on. Parfois, la victime est même punie plus sévèrement que l'agresseur. Il n'y a pas si longtemps, en Europe, une fille qui avait un enfant hors mariage était mise à la rue alors que le père ne courait guère de risques. D'autre part, les victimes des guerres ont honte et se sentent coupables de survivre. La famille, le village les soupçonne: «s'il rentre, c'est qu'il a dû se planquer ou pactiser avec l'ennemi». Après la Deuxième Guerre mondiale, qui fut la plus meurtrière de l'Histoire, on a basculé dans l'excès inverse.

Les victimes sont devenues héroïques: elles devaient faire une carrière de victime car on pensait que si elles s'en sortaient, cela relativiserait les crimes des nazis. A l'époque, René Spitz et Anna Freud2 décrivent des enfants dont les parents ont été massacrés par les bombardements de Londres. Ils sont tous très altérés, pseudo-autistes, en train de se balancer, atteints de troubles sphinctériens. Lorsqu'ils les revoient des années plus tard, Spitz et Anna Freud s'étonnent de leur récupération et écrivent clairement que ces enfants abandonnés passent par quatre stades: protestation, désespoir, indifférence... tous les étudiants apprenaient cela. Mais personne ne s'intéressait au quatrième stade: guérison.

Comment la résilience s'est-elle imposée en psychologie?

Le mot, qui vient du latin resalire (re-sauter) est apparu dans la langue anglaise et est passé dans la psychologie dans les années 1960, avec Emmy Werner. Cette psychologue américaine était allée à Hawaï faire une évaluation du développement des enfants qui n'avaient ni école ni famille, et qui vivaient dans une grande misère, exposés aux maladies, à la violence. Elles les a suivis pendant 30 ans. Au bout de tout ce temps, 30% de ces individus savaient lire et écrire, avaient appris un métier, fondé un foyer: 70% étaient donc en piteux état. Mais si l'homme était une machine, on aurait atteint 100%.

Y a-t-il un profil socio-culturel de l'enfant résilient?

Non mais il y a un profil d'enfants traumatisés qui ont l'aptitude à la résilience, ceux qui ont acquis la «confiance primitive» entre 0 et 12 mois: on m'a aimé donc je suis aimable, donc je garde l'espoir de rencontrer quelqu'un qui m'aidera à reprendre mon développement. Ces enfants sont dans le chagrin mais continuent à s'orienter vers les autres, à faire des offrandes alimentaires, à chercher l'adulte qu'ils vont transformer en parent. Ensuite, ils se forgent une identité narrative: je suis celui qui... a été déporté, violé, transformé en enfant soldat, etc.

Si on leur donne des possibilités de rattrapage, d'expression, un grand nombre, 90 à 95%, deviendra résilient. Il faut leur offrir des tribunes de créativité et des épreuves de gosses: le scoutisme, préparer un examen, organiser un voyage, apprendre à être utile. Les jeunes en difficulté se sentent humiliés si on leur donne quelque chose (et si en plus, on leur fait la morale). Mais ils rétablissent le rapport d'équilibre quand on leur donne l'occasion de donner. Devenus adultes, ces enfants sont attirés par les métiers d'altruisme. Ils veulent faire bénéficier les autres de leur expérience. Ils deviennent souvent éducateurs, assistants sociaux, psychiatres, psychologues. Avoir eux-mêmes été des «enfants monstres» leur permet de s'identifier, de respecter l'autre blessé.





Extraits d'une autre entrevue avec Boris Cylrulnik

Pierre Boncenne

Après Un merveilleux malheur (Odile Jacob), votre dernier livre, les vilains petits canards, explore à nouveau la notion-clé de "résilience", cette capacité à se remettre de ses blessures. Il est d'abord important de rappeler l'origine très concrète du mot "résilience", qui vient de la physique.

En effet, c'est un mot que l'on trouve dans le dictionnaire employé pour désigner la résilience d'un métal, c'est-à-dire son aptitude à reprendre sa structure après un coup. On utilise aussi le mot "résilient" pour une sorte de ressort permettant, par exemple, l'ajustement entre deux wagons de chemin de fer. Et, bien sûr, il y a une grande proximité avec l'expression "résilier un contrat". L'autre jour, j'ai même découvert une publicité pour des "matelas résilients", ce qui, je l'espère, est un bon signe. Car, contrairement aux Etats-Unis, où le terme "résilience" est d'usage courant, tel un marqueur culturel d'optimisme, en Europe, il est plus difficile de l'imposer, comme si nous avions un penchant pour le misérabilisme.

Tout en soulignant que la résilience n'est synonyme ni d'invulnérabilité ni de réussite sociale, vous évoquez notamment Barbara, traumatisée par l'inceste et la guerre, qui a pu dire : "J'ai perdu la vie autrefois. Mais je m'en suis sortie puisque je chante". Voilà un exemple type de résilience?

Exactement : je m'en suis sortie, ce qui ne veut pas dire que je n'ai pas été affreusement blessée et que cela ne m'a rien coûté. Il y a des issues possibles : l'engagement affectif, intellectuel, social et la créativité artistique, même si ce n'est pas la voie la plus facile. Pour s'en sortir, il faut disposer très tôt de ressources en soi et pouvoir bénéficier des mains tendues ou tuteurs de résilience.

La mise en place des facteurs de résilience, expliquez-vous, commence pour l'enfant dans l'attachement, bien avant la parole et l'acquisition du langage.

En écrivant Les vilains petits canards, j'ai pensé à la thématique de Sartre : que vais-je faire de ce qu'on a fait de moi ? Avant la parole, on est façonné par le milieu dans lequel la vie nous a mis. Un enfant dont la mère est dépressive s'attache à elle et à son malheur selon un mode particulier qui peut devenir une prison affective. Voilà pourquoi il est important qu'il y ait tout de suite un triangle parental où la mère n'a pas le monopole des empreintes affectives et le père, un autre homme, une autre femme, voire une institution, joue un rôle quotidien réel. S'il n'y a pas ce système de poly-attachement autour de l'enfant, celui-ci devient un récipient passif et, quand un attachement s'effondre, il n'y a plus de substitut possible pour pouvoir continuer son développement malgré sa blessure.

La notion d'attachement, somme toute assez récente, est d'ailleurs venue balayer la fallacieuse représentation des enfants comme bonne ou mauvaise graine.

Il existait, en effet, des métaphores végétales qui induisaient de redoutables comportements sociaux. Les mauvaises graines, on les arrachait en créant des bagnes pour enfants ou des établissements spécialisés. On enlevait l'enfant à sa famille pour le mettre au bon air et avec une autre alimentation où l'on pensait qu'il se développerait bien. Et quand, après quelques années, on rendait l'enfant à sa mère, on avait brisé l'attachement. Chacun considérait l'autre comme un étranger.

"On n'est pas encore né que déjà on se tricote", dites-vous. Le psychisme de la femme enceinte aura donc des répercussions sur le comportement du nouveau-né. Aujourd'hui, c'est vraiment admis?

Personne ne le conteste. On peut faire des expériences en filmant des images d'une échographie dans les dernières semaines de la grossesse et en demandant à la femme qui accepte d'observer d'abord trois minutes de silence, puis de chanter une chanson. Instantanément, on voit que le bébé, dont le coeur s'accélère, se met à bouger. En comparant de nombreux enregistrements, on constate aussi que la gamme des réactions des bébés est très diversifiée, allant du vif à l'indolent. Selon l'interaction avec les émotions de la mère, il y a façonnement du tempérament.

Les représentations d'images dans l'esprit de la mère provoquent des manifestations somatiques qui ont des répercussions, et on sait, maintenant, que les petites molécules de stress, par exemple, passent à travers le filtre du placenta. Dès avant la naissance, il existe une biologie périphérique, ce que j'ai pu appeler la "nourriture affective", qui aura beaucoup d'influence à tous les stades ultérieurs du développement et déterminera les types d'attachement. Après la naissance, tous ces processus d'interactions vont s'accélérer selon l'organisation du milieu social autour de l'enfant.

J'ai eu des conflits avec certains psychanalystes pour lesquels un enfant avant la parole, en somme, c'est de la viande. Je m'inscris totalement en faux contre cette conception. Même dans un univers préverbal, sans articulation du signifiant et du signifié, un enfant appréhende un nombre incalculable de situations. La seule intonation des mots peut lui servir de stimulation, et voilà pourquoi il est important de parler à un bébé.

Parmi toutes les formes de résilience étudiées dans Les vilains petits canards, vous insistez sur la "fantaisie artistique" comme le principal outil pour affronter le malheur. Et, en citant une liste impressionnante d'écrivains, vous indiquez que "l'orphelinage et les séparations précoces ont fourni une énorme population de créateurs".

Attention, la réciproque n'est pas vraie : si la souffrance contraint à la créativité, cela ne signifie pas qu'il faille être contraint à la souffrance pour devenir créatif. Par ailleurs, tous les orphelins ne deviennent pas des créateurs, loin de là. Cela étant, lorsqu'on souffre, on éprouve, de fait, une sensation de manque et d'amoindrissement et on a l'impression de ne pas être à la hauteur par rapport au monde autour de soi. Pour essayer de réparer ce manque, on peut réussir à le combler par l'hyperactivité. Mais, dès le moment où l'action cesse, on retrouve par la pensée la cause de sa souffrance.

En fait, le plus sûr moyen de calmer l'angoisse induite par une sensation de manque consiste à remplir le vide avec des représentations ayant pour but de transposer cette souffrance. L'invention picturale ou la fantasmagorie littéraire permettent de supporter le réel désolé en apportant des compensations magiques, et il est troublant de constater que beaucoup d'artistes et d'écrivains connus ont été marqués par des souffrances précoces. Chez ces personnalités blessées dans leur enfance, le besoin de création peut représenter quelque chose de vital pour reconstruire leur existence et les empêcher de sombrer. Mais, j'insiste là-dessus, cela n'a rien à voir avec l'accès ou non à la notoriété, et chacun à son niveau peut profiter de la fantaisie artistique.

Longtemps vous avez gardé le silence sur votre propre enfance. Vos parents ont été déportés, vous avez échappé à Drancy et vous avez été sauvé par une femme, Marguerite Farge, qui, en 1997, a été distinguée parmi les justes. Pourquoi ne vouliez-vous pas en parler?

C'était une forme de protection ou de défense et il fallait que je me rende assez fort pour en parler, ce qui peut prendre des décennies. J'avais très peur, selon l'expression, de la ramener. Mais, un jour, une patiente m'a dit que j'avais tort et m'a fait prendre conscience d'une réelle contradiction : je demandais à mes patients de vraiment me parler tout en jouant pour moi la carte de la pudeur. Quand j'ai fait remettre la médaille des Justes à cette femme, comme les organisateurs en ont fait une cérémonie très publique, j'ai admis qu'il me fallait changer d'attitude, que je ne devais pas garder une sorte de secret pour d'autres que mes proches. Maintenant, je ne cache pas que ce fut probablement là ma motivation profonde pour devenir psychiatre : la contrainte à comprendre.

Pourquoi des hommes cultivés ont-ils été capables d'infliger un tel fracas? J'étais persuadé que la psychiatrie me fournirait les réponses et me permettrait d'aider ceux ou celles qui ont subi des épreuves similaires. Le choix de l'objet de science est un aveu autobiographique. Et lorsque j'ai élargi mes préoccupations vers l'éthologie, il est certain qu'en arrière-plan je poursuivais le même but, notamment en essayant de m'interroger sur la manière dont les enfants sont les premières victimes de l'immense violence politique que nous connaissons.

Et, précisément, vous notez : "Grâce à la technologie des armes et des transports, le XXe siècle a découvert une barbarie que ni l'Antiquité ni le Moyen Age n'avaient connue, la guerre contre les enfants." Comment se manifeste cette nouvelle barbarie?

On a souvent été d'une rare cruauté avec les enfants. On les a sacrifiés, mutilés, abandonnés ou on les a fait travailler très tôt dans des conditions épouvantables. On a envoyé des petits de douze ans à la mine sachant qu'ils ne reverraient jamais le soleil et qu'ils allaient mourir de silicose. Mais, au XXe siècle, et on l'a vu encore dernièrement, ce sont les Etats qui font la guerre aux enfants. On envoie des armées contre eux, semant la terreur et laissant les survivants avec des traumatismes inouïs. Aujourd'hui, il y a plus de cent millions d'enfants abandonnés sur la planète. Comment peut-on expliquer un tel scandale? L'OMS prévoit une aggravation du rejet des enfants, de leur exclusion et de leur exploitation. Et le pire, c'est que l'on s'étonne parfois de notre indignation.

En Roumanie, j'ai entendu des médecins cultivés se demander pourquoi nous voulions nous occuper des "monstres" irrécupérables alors qu'on avait du mal, déjà, avec les enfants normaux Que fait-on des "monstres"? On les tue? On les enferme à jamais? Mais, sans opérer de rapprochements abusifs, je voudrais ajouter que nos propres cultures ne sont pas à l'abri de dérives inquiétantes. A La Seyne où j'habite, à l'occasion d'un carnaval, des adolescents sont venus chahuter de manière très désagréable, j'en conviens. Etait-il indispensable, comme beaucoup de gens l'ont fait, de téléphoner aux CRS pour qu'un bataillon intervienne contre eux ? Nous devrions réfléchir un peu plus à la manière dont nous avons peur aussi de nos enfants tout en vivant dans une culture qui prétend toujours les protéger.

Un adulte peut-il devenir un résilient ?

Un adulte et même une personne âgée. Nous avons un groupe de recherche qui travaille sur ce sujet et va commencer à publier des travaux dans quelques mois. Jusqu'à un âge avancé, il existe des flammèches que l'on peut repérer pour essayer de développer des processus de résilience. Même dans la maladie d'Alzheimer, il y a des flammèches : l'accès aux mots se perd mais on peut encore communiquer avec des gestes illustratifs et démonstratifs, le détour de la musique et de la danse. Au lieu d'accentuer les blessures de ces malades et les rejeter, on continue ainsi à les faire participer au monde des humains. Et, que ce soit au début ou à la fin de la vie, n'est-ce pas un objectif capital?


Source :
Le Monde de l'éducation, année 2002





La résilience,

c'est "le ressort intime face aux coups de l'existence"



Marie-Frédérique Bacqué

On l'a comparée à ce phénomène physique qui permet à un bloc de matière d'une dureté variable de renvoyer un objet qui vient de le heurter avec plus ou moins d'énergie. Mais Cyrulnik donne un tour nouveau au concept. Il le traduit en langage scientifique : "la résilience est un processus diachronique et synchronique : les forces biologiques développementales s'articulent avec le contexte social, pour créer une représentation de soi qui permet l'historisation du sujet". En langue grand-public cela donne: "la résilience est un tricot qui noue une laine développementale avec une laine affective et sociale (...) la résilience n'est pas une substance, c'est un maillage". On ne peut pas l'objectiver à un moment T puisque c'est une "théorie de vie" qui se noue et se dénoue continuellement. La métaphore du tricot n'est pas qu'une vision de "bonne femme". C'est au contraire une image kinesthésique qui exprime le temps qui passe et le geste qui le poursuit pour le fixer. Le tricot n'est guère que le symbole du temps.

À l'origine était le traumatisme... Nous le subissons tous ce traumatisme de la naissance... Il nous plonge subitement dans l'Histoire, la grande mais aussi celle du groupe et de notre identité plus ou moins pré-constituée. Sa répétition est à l'oeuvre dans l'aspect pathogène de l'agression humaine ou naturelle. Condamné à mort à six ans, interné à Drancy à cinq ans, témoin de l'éxécution de ses parents à huit ans, ces enfants subissent d'abord passivement la loi morbide des adultes.

Les rêveries, le souvenir et l'idéalisation de ses parents permettent la constitution d'un espace interne inviolable où l'enfant peut se ressourcer. La sublimation est donc l'une des conditions de la résilience. Elle prend appui sur les liens que l'enfant a pu tisser avant le traumatisme. Ici, Cyrulnik introduit un autre concept, celui de l'oxymoron. Cette figure de réthorique consiste à associer deux termes antinomiques, un "merveilleux malheur" en est l'exemple le plus évident. Ceux qui s'en sortent parviennent à faire cohabiter désormais l'horreur et la poésie, le désespoir et l'attente du mieux, la torture glacée et la chaleur humaine. Ainsi va le monde de l'enfant blessé : face à la mort, il conserve un lambeau de bonheur qui lui permet de dépasser l'atrocité du moment.

Une autre possibilité de lutte est la rencontre avec un personnage "initiateur", une grande soeur, un compagnon d'infortune et toute personne support d'identification pour l'enfant. Les autres facteurs de dépassement sont liés à la parole libérée par l'enfant et surtout à ceux qui vont la recueillir. Mais dire son malheur n'est pas si simple : Primo Levi, Robert Antelme et bien d'autres s'y sont brûlés les ailes. En s'opposant à la "mémoire collective", le traumatisé prend un risque énorme.

La Société a toujours intérêt à faire taire le paria, le déjà-mort, celui qui représente le malheur. Si Anne Frank a rencontré un succès (hélas posthume) avec son journal, c'est parce qu'elle y avait mis tout son humour et sa franchise alerte, mais ceux qui rapportaient la misère du désespoir n'étaient que des démoralisateurs dont on se passait fort bien en ces temps de reconstruction. Cyrulnik est ici très critique à l'égard des institutions qui accueillent les enfants malmenés par la vie. Révéler le secret de la naissance, le décès d'un père lointain mais mythique peut déclencher des blessures bien pires parfois que le secret lui-même. Aussi, attention à cette génération du "tout dire" à l'enfant. Ici Cyrulnik pense que nous nous trompons de malade. "Ce n'est pas tant sur le blessé qu'il faut agir afin qu'il souffre moins, c'est surtout sur la culture". Tout faire pour que le traumatisé ne constate pas comme Elie Wiesel: "Il m'est interdit de me taire, il m'est impossible de parler"...

Une des conclusions importantes de cet ouvrage réside donc dans les possibilités créatrices qui transcendent la souffrance. Ce qui n'implique pas que la souffrance engendre nécessairement de la création. Cependant la blessure permet la mise au point de mécanismes tels que la sublimation et le développement de toutes ces facultés qui élèvent l'homme au-delà de son statut d'animal totipotent. La résilience ne relève donc pas que du sujet traumatisé, l'environnement joue un rôle dans la récupération et dans la transformation de la blessure. Ici, toutes les institutions qui récupèrent les enfants touchés doivent repenser leurs offres de survie.

Une dernière image livrée par Boris Cyrulnik : "Ni acier, ni surhomme, le résilient ne peut pas échapper à l'oxymoron dont la perle de l'huître pourrait être l'emblème : quand un grain de sable pénêtre dans une huître et l'agresse au point que, pour s'en défendre, elle doit sécréter la nacre arrondie, cette réaction de défense donne un bijou dur, brillant et précieux." Après la catastrophe, tout n'est donc pas perdu ? Le temps qui passe, le flux et le reflux de l'océan, ne permettent-ils pas de saisir de minuscules scories du milieu, et de les transformer en joyau ?


Source : Carnet Psy.com - Extraits, année 2002 


 
       
Bibiliographie incomplète ou choix de lectures...

Aux éditions Odile Jacob : Aux éditions Hachette :


- Les Vilains Petits Canard (2001)

- Un merveilleux malheur
(1999)


- L'Ensorcellement du monde
(1997)

- Les Nourritures affectives
(1993)
- Naissance du sens (1991)

- Sous le signe du lien (1989)

- Mémoire de singe et paroles d'homme (1983)

Il existe aussi des ouvrages collectifs 
avec Boris Cyrulnik... dont un sur le mensonge en politique




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