Présentation
du travail d'Alice Miller
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Madame
Alice Miller nous a quitté en avril 2010, née Alicia Englard en 1923, en Pologne, issue d'une famille juive, elle était psychothérapeute
et écrivaine, et a vécu en Suisse la majeure partie de sa vie. Elle s'insurgea dans les années
1980 contre l'action de certaines pratiques "psy" qui visaient
à reléguer le passé de l'enfance un
peu trop vite aux oubliettes et à ne vouloir en tirer que
des faits de maltraitance soi-disant fantasmés,
elle n'a cessé jusqu'à son dernier souffle de faire entendre une voix (ou voie) quelque peu
discordante.
Alice
Miller nous laisse un
travail, une réflexion propre, sur la question des traumatismes
pouvant intervenir pendant l’enfance. Elle posait surtout le
problème de sortir le travail analytique de certaines erreurs, elle est
venue bousculer une partie du travail de Sigmund Freud, du
moins un héritage où la mémoire est parfois trompeuse, voire à contre
sens de la prise en charge de certaines souffrances au nom de la part
fantasmée.
Si le
freudisme a perduré jusqu’à nous jours c’est
en raison d’une transmission d’une pratique et d’une
pratique clinique, ce que l’on dénomme couramment sous le
terme de psychothérapie. Ensuite que vous consultiez un
psychanalyste, ou un psychologue clinicien, vous entrez dans le champ
de l’analyse freudienne, non par dogme, mais simplement par une
filiation historique et clinique.
Et le
freudisme inversement ne couvre pas toute l’étendue des
psychothérapies, la vie de Freud est assez lointaine de ce
que nous pouvons comprendre des évolutions qui ont pu avoir
cours depuis sa mort. Au mieux on pourrait s’interroger sur
l’enfance de Freud pour comprendre comment il a pu
échapper à un père tyrannique? C’est ce qu'aurait pu nous laisser comme lègue et comme interrogation Alice Miller.
"On
ne m'a pas exclue de l'Association psychanalytique ; c'est moi qui me
suis écartée d'une école après l'autre
à mesure que m'apparaissaient clairement le traditionalisme de
leur point de vue et leur refus de prendre en compte la souffrance de
l'enfant" (A.M).
Alice Miller
a été avant tout une praticienne, c’est ainsi
qu’elle a pu avec ses écrits à partir de cas de
personnages historiques ou de personnes dont a elle a pu avoir la
charge et elle a pu ainsi démontrer l’importance de certaines
souffrances enfantines. L’enfant est un être en devenir et
s’il se sent menacé par son entourage, il devra non
seulement faire face seul à ses pulsions et vivre dans la
terreur des adultes. L’origine du trauma peut dans un processus
psychothérapeutique aider à lever le voile sur des
vécus plus que difficiles.
Le monde
patriarcal n’est pas si lointain, où l’enfant
était un état provisoire, quasi comparable à un
état de bête. Les notions d’enfance, plus encore
d’adolescence sont des réalités nées de nos
temps contemporains. En soit si un enfant au XVIIIe siècle
survivait au-delà de ses cinq ans, il passait assez rapidement
à un état d’adulte, notamment par le travail. Pour
autant certains fondements de la puissance paternelle ou de la violence
exercée dans l’enceinte familiale n’ont jamais
cessé, même si les enfants disposent de droits, faut-il
qu’ils soient appliqués ou compris.
Quel peut-être
le devenir du monde si la violence est courante et le respect des
individus bafoué, si ce n'est reproduire des modes de
relations basés sur la maltraitance physique, et mentale. Là, est
l'objet du travail qu'a pu fournir Alice Miller depuis au moins 1983
avec sa production écrite. Il a existé un appel pour soutenir sa candidature
au Prix Nobel de la Paix (Ndr : elle avait demandé que cet
appel prenne fin). Son travail a permis de faire
passer des idées relativement simples, notamment sur les
violences intra-familiales. Ce n'est pas en soit une
théoricienne de renom, mais elle a aidé
à une une prise de conscience et a accompagné le
changement des mentalités ces dernières
années en France et plus largement.
Alice Miller en se réfugiant dans la peinture
a pu ainsi remonter ses propres mécanismes psychiques
et trouver une forme résiliente dans l'acte de peindre,
ce qui lui permit aussi de mettre en mots et par écrit
tout ce qu'elle avait pu saisir ainsi de sa propre enfance. Ce qui fut pour cette psychothérapeute
une approche nouvelle de la clinique des émotions et des
mots, ce qui lui offrit un vaste champs de recherche, celui de
la maltraitance physique et une réflexion sur comment
agit le refoulement des affects au moment de la prime enfance
et tout au long de la vie.
Depuis 1983, ses ouvrages
se sont consacrés à lever le voile sur les étendues
de "la maltraitance":
pour ne pas se limiter à la violence du seul visible (coups,
viols), mais à s'interroger sur une forme ignorée
- mais courante - et de fait sur les conséquences de la
violence psychique. Son travail d'étude
sur les violences physiques pour autant n'est pas mineur.
Elle entreprendra aussi un travail de recherche sur l'enfance de
certains personnages troubles du vingtième siècle : Hitler (ce qui ne
fut pas le cas, écouter à ce sujet le podcast de France Culture
ci-après), Staline, etc., pour y trouver une éducation brutale et qui
trouve en ces personnages historiques une origine commune dans une
enfance meurtrie ; et cherche à nous démontrer ce que peut provoquer le
refoulement de la souffrance et de la peur chez un enfant ne
connaissant que pour développement la terreur des coups et la violence
des mots.
Alice Miller a entreprit
de bousculer les a priori et se rendit compte rapidement que
la majorité des maltraitants avaient été
eux aussi des enfants maltraités. Ce qui ne veut pas dire pour autant que tout maltraité
sera maltraitant... Mais induit fortement à penser qu'il
existe des raisons d'y apporter une attention toute prononcée !
Une de ses critiques principales fut de mettre en évidence
que le foyer familial et ses violences intra-familiales étaient
sources de très nombreux déséquilibres sociaux
et affectifs. Plus tardivement son analyse s'est portée sur l'univers éducatif
et social.
En élargissant
la question au système éducatif et social, là
est le deuxième idée clef qu'aujourd'hui nous pouvons
appréhender avec le travail d'Alice Miller. En ce domaine notre système
social est en crise, et le débat est trop souvent orienté
ou focalisé sur la seule violence des jeunes : silence
sur la violence du monde adulte, plus exactement sur son fonctionnement
institutionnel.
En
savoir plus sur le travail d'Alice Miller : Cliquez
ici !
Notes recyclées de LM, avril 2014
2 podcasts à consulter :
Alice Miller, une psychologue engagée (durée : 59 minutes)
Avec : Elisabeth Roudinesco Historienne et présidente de la SIHPP ; Laurence Joseph Psychologue clinicienne et psychanalyste ; Johann Chapoutot Professeur d’histoire à Paris-Sorbonne ; Marc-André Cotton Psycho-historien.
Toute une vie - France Culture (mars 2024)
*
Cours magistral : Autour d'Alice Miller (durée : 1h30)
Conférence de Cynthia Fleury (philosophe et psychanalyste)
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La tragédie d'Alice Miller?
Voilà un livre qui aurait pu ne pas me passer sous le nez et que je
n’ai pas encore lu. Il m’avait échappé, et cela est d’une importance
secondaire. Des articles récents apportant leur lumière sur cet ouvrage
est l’occasion de faire une note sur le sujet et complétée cette page!
Comme toute chose sortant du vécu de chacun venant un peu bousculer
l’idée que l’on pouvait se faire d’une personne et d’Alice Miller en
particulier. Mais, l’apport de son fils Martin, lui-même
psychothérapeute permet de découvrir sa vie, leurs existences en
confrontation et sa part d’ombres, et la guerre comme catalyseur de
nombreux maux.
Rassurez-vous le but n’est pas de narrer un règlement entre un fils et
sa mère, et ce que l’on y découvre n’a rien de très surprenant (1), et
nous en dit un peu plus sur la nature du trauma et ce qui peut faire
clivage chez un être conscient. Quoi que face à un passé douloureux et
même avec les meilleures intentions du monde, personne n’échappe à son
inconscient façonnant à son tour un scénario familial reproduisant les
souffrances d’hier, le plus souvent. Il reste au moins une base
certaine, la guerre est un facteur évident de traumatismes, et à deux,
trois générations d’écarts, l’on doit s’interroger sur les conséquences
et de la difficulté d’en revenir. D’autant plus quand elle refait
surface, et pour se demander dans quel état psychique sont ces hommes
et ces femmes et enfants que nous voyons chaque jour arrivés en France,
hébétés et sans secours?
C’est tragique, le petit Martin en a souffert, semble indéniable, une
maman distante et prônant la défense de l’enfance en combattant les
souffrances psychiques et corporelles, tout en oubliant sa progéniture
demandeuse de chaleur et présence humaine, il y a comme un raté de
taille. Toutefois cette ambiguïté est-elle résolue, j’en doute.
Il faut souhaiter que le tabou soit brisé, souhaitons à Martin Miller
que la reproduction prenne fin? Ce qui nous amène à réfléchir n’a pas
pour objectif d’en éliminer la matière, raison de plus de solliciter
l’intelligible et ce qui n’était alors qu’une situation hors cadre, car
comment répondre à des ensembles complexes sans chercher à comprendre
ce qui est en jeu?
Néanmoins le travail d’Alice Miller n’est pas à mettre à la poubelle,
raison de plus de connaître ses apports sur la question des enfants en
situation de maltraitance, et savoir qu’elle-même a reproduit une forme
de cette violence. Car l’objet va un peu plus loin que ce livre dont
vous trouverez une critique bien faîte, ci-après. De mon souvenir
l’ayant lue environ 7 ou 8 ouvrages, il y a maintenant plus de 10 ans,
j’avais été assez perplexe sur les méthodes thérapeutiques proposées,
et j’avais préféré le contenu narrant les enfances traumatiques ou
volées. Mais comme tout sujet de société, une partie échappant, et si
j’ai parlé de son œuvre, maintenant Alice Miller est à lire avec cette
connaissance, et je ne suis pas vraiment étonné. Le livre de Sybille
Lacan (« Un père ») est à ce sujet édifiant, mais sans comparaison,
sauf à écrire pour en crever l’abcès. Donc il n’y a pas à servir la
moindre morale, mais de saisir qu’écrire est une manière de réparer cet
oubli. Les histoires peuvent se ressembler, mais Lacan n’a pas souffert
du nazisme et n’a pas été une cible juive comme le fut Alice Miller
lors de la seconde guerre mondiale. Un aspect de sa vie que je ne connaissais
pas et offre aussi à une autre lecture de son travail.
Sans pour autant apporter la moindre conclusion, grandir dans l’ombre
d’une personne menant une lutte sociale ou politique est tout sauf un
grand confort, et d’une génération à une autre la relation aux enfants
n’est pas simple. Cela pose plus le problème de la structure familiale
comme premier lieu de violence, élément à caractère universel qui n’est
plus vraiment mis en doute. Ce qui tient à l’éducation des nouvelles
générations, pouvant se sentir mal-aimé ou être violenté est un état
très différent. De plus, être, l’enfant d’un personnage public n’aide
pas à la construction, car comment dépasser, non pas l’oedipien du
problème, car je réfute aussi cet apport freudien dans la prise en
considération de ce qui pourrait être vécu comme un choc. Si
effectivement la violence des mots étaient au centre des relations, que
pesait un gamin face à deux adultes en «guerre froide»? Combinaison de
l’amour et de la haine si bien décrite par une grande théoricienne de
la psychanalyse, Mélanie Klein. Le climat familial sous tension
est propice à des situations anxiogènes, où l’enfant joue le rôle
d’arbitre, ou de messager des blessures - vivant dans un bain, ou
l’incestueux de la chose agi de manière non dite - actrice principale
du malaise, ou ce qui peut ressembler à « des petits meurtres entre
parents »? Qui va prendre l’ascendant ou reprendre l’héritage? étrange
paradoxe que nous laisse entre découvrir ce livre de Martin Miller.
Je ne sais s’il faut en dire plus, mais cela très révélateur d’une
confusion ambiante, prendre pour bible une ou des auteurs sans
discernement. Sans usage
de la critique, tout devient plus simple, le danger manifeste serait de
s’enfermer dans des dogmes, ou de croire à un homme ou une femme
prophétique ou ayant réponse à tout. Il est vrai qu’un ou plusieurs
livres peuvent venir, non pas changer votre vie, mais la reformuler en
des termes autres. Un élément de l’expérience se méfiant des
emballements, d’hier ou d’aujourd’hui. Sortir du traumatisme n’est pas
impossible, cependant faut-il bien l’identifier et ne pas tout mettre
dans la même soupe, et de pouvoir distinguer un manque et ce qui est de
l’ordre du réel, le vécu de tout à chacun. On ne revient jamais indemne
d’un choc traumatique, simplement attention de ne pas tout confondre
avec un bobo de la vie et ce qui est du domaine des névroses
traumatiques. Qu’un
clivage de personnalité en soit l’aboutissant semble une piste à
prendre en considération.
(1) A Lire ici ! : « Entre Alice Miller et son fils Martin, une relation dramatique », par Marc-André Cotton
Note de Lionel Mesnard le 10 août 2016
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Le vrai
« drame de l'enfant doué »,
la tragédie d'Alice Miller
par Martin Miller
Liliane Baie, le 10 août 2016 |
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Ou comment une auteure experte en psychologie se comporte avec ses
enfants exactement comme elle déconseille aux parents de le faire. Et
comment son fils, lui aussi psychothérapeute, se sert de son expérience
filiale, douloureuse, pour nous apprendre encore des choses sur le
traumatisme et ses conséquences. Ce livre s'adresse en priorité aux
lecteurs d'Alice Miller, et notamment à ceux qui ont apprécié son livre
: «Le drame de l'enfant doué , à la recherche du vrai soi» publié en
1979.
Ce livre a été un best-seller mondial, en raison d'un point de vue
innovant : Alice Miller se plaçait du point de vue de l'enfant et
analysait les conséquences sur son développement de la maltraitance
infantile qu'il avait subi. N'ayant pas relu le livre, j'en retiens
surtout aujourd'hui quelques points : le fait que, pour certains
enfants souffrant dans la relation avec leurs parents, soit de
carences, soit de violences, soit d'abus, le développement d'une
hyper-vigilance à l'environnement, et, même, le développement de
l'intelligence, peut être une solution pour tenter de donner un peu
d'ordre au chaos vécu. Cette conception se rapproche du concept de
résilience. Elle souligne aussi que les enfants ayant mis en place
cette protection (on peut dire, cette défense) sont des enfants qui
vont se révéler doués pour l'adaptation, souvent trop, des enfants qui
vont avoir une position presque parentale vis-à-vis de leurs parents,
et, ensuite, de leur entourage.
Alice Miller écrivait à l'époque que le traumatisme initial non traité
aura des conséquences ultérieures sur le développement de l'enfant.
Elle évoque aussi en passant un problème souvent rencontré par ces
enfants doués, qui consiste en une tendance à s'effondrer devant le
succès. Elle attribue ce phénomène au fait que la course en avant pour
réussir de l'ancien enfant souffrant, afin de mettre sa douleur
ancienne de côté, retrouve à chaque réussite une confirmation que
réussir dans le présent ne rend pas sa mère bonne, et plus
généralement, ne répare pas la douleur initiale, laquelle sera donc,
paradoxalement, réactivée par le succès.
Ce qui est vraiment très intéressant dans la biographie «affective» de
Martin Miller, c'est que l'on comprend vite qu'Alice Miller a parlé
d'elle dans son livre, mais sans se rendre compte qu'elle faisait vivre
à son enfant pratiquement la même chose que ce qu'elle-même avait vécu.
Si elle a pu faire un lien entre ses découvertes psychologiques et ses
propres traumatismes d'enfance, elle n'a pas pu prendre conscience de
sa propre répétition comportementale. Cette sorte d'aveuglement, qui ne
sera levé, apparemment, qu'à la toute fin de sa vie, est typique du
clivage psychique qui est souvent la conséquence du traumatisme, ainsi
que l'identification à l'agresseur décrite depuis bien longtemps par
Sandor Ferenczi.
Les livres ultérieurs d'Alice Miller sont, pour moi, moins intéressants
que le premier, parce qu'elle y développe désormais un thème unique,
celui de la maltraitance parentale comme cause de très nombreux
problèmes psychologiques de l'adulte. A l'époque, elle a rompu avec le
mouvement psychanalytique dont elle était membre parce qu'elle ne
partageait plus les présupposés théoriques de la psychanalyse,
notamment la thèse d'une origine strictement liée à la sexualité
infantile et au complexe d'Oedipe comme source de névrose chez
l'adulte. La question est toujours d'actualité, c'est celle de la place
du traumatisme et de la réalité dans la genèse des difficultés
psychiques.
Or, l'histoire d'Alice Miller telle que l'a reconstruite Martin Miller
semble ne pas corroborer à l'image qu'elle-même a donné de son enfance.
D'après les témoins encore vivants, Alice était une enfant souvent
énervée et dans la protestation, querelleuse et vécue comme
prétentieuse, têtue et parvenant toujours à ses fins. Pas grand-chose à
voir avec la victime d'une « pédagogie noire » élevée à coups de
triques. En fait, son fils suggère que, si carence il y a eu, celle-ci
était plus subtile : Alice Miller était manifestement une enfant, puis
une jeune fille, brillante, qui n'a jamais été comprise par ses
parents. C'est cela qui semble représenter le traumatisme initial
d'enfance d'Alice Miller.
Ensuite, elle développera des sentiments forts négatifs vis-à-vis de
ses parents, alors qu'elle sauvera une partie de sa famille au moment
où une partie de ses proches était en train de tomber sous la barbarie
nazie (elle était issue d'une famille juive polonaise).
La deuxième « tranche » de traumatisme correspond au vécu dramatique de
la guerre avec le danger permanent, la mort des proches, etc. Alice
Miller ne parlera pratiquement jamais de ces années marquées par
l'angoisse, les deuils et les séparations, ce qui, là aussi, signe le
clivage. Après son mariage et son divorce, elle vivra ensuite une vie
affective de plus en plus solitaire, semblant retrouver souvent une
situation où elle se sentait attaquée et choisissait de se séparer de
son soi-disant agresseur. C'est ce qui s'est passé, entre autres, avec
Martin. Par ailleurs, elle obtint une renommée internationale pour ses
livres et la défense des enfants, et échangeait par Internet avec de
très nombreux admirateurs.
Les allers-retours entre l'histoire de vie d'Alice Miller, l'évolution
de sa pensée théorique, et ses relations avec son fils, peuvent sembler
décousus, mais donnent, en fin de lecture une image riche de ces
interactions, et invite à réfléchir au poids du non-dit et du
non-pensé. Cela démontre en quoi le clivage psychique peut être
traumatique pour les générations ultérieures. Et met sur la voie d'une
évolution chez le fils psychothérapeute d'Alice Miller vis-à-vis de
l'apport théorique de sa mère.
En effet celui-ci, enthousiaste au début vis-à-vis des découvertes de
sa mère, s'en est démarqué par la suite, notamment par rapport à
l'encouragement à faire, en quelque sorte, la guerre à ses mauvais
parents, une fois que l'on avait identifié le tort qu'ils avaient
occasionné. Il évoque le travail de mentalisation qui permet petit à
petit d'intégrer le traumatisme, et de le dépasser sans avoir à régler
un renouvellement du conflit avec les parents réels, réactivation du
conflit auquel l'ex-enfant traumatisé n'est pas forcément prêt. Ce
point théorique et pratique rejoint, selon moi, la position de Suzan
Forward dans son livre « Parents toxiques ; comment se libérer de leur
emprise » où elle conseille comme les Miller d'identifier la toxicité
parentale, mais, ensuite, de travailler avec le psychothérapeute sur la
relation avec les parents internes et sur les sentiments refoulés et
parfois violents que leur toxicité a pu faire naître en soi. Ce n'est
qu'à la fin du processus qu'elle conseille d'exprimer à ses parents ce
en quoi ils ont eu tort, et ce, afin de leur signifier que l'on
refusera désormais de se laisser mettre à cette place-là.
Martin Miller décrit cette complexité avec une élégance rare, évitant,
comme il en reconnaît le risque lorsqu'on écrit la biographie de
quelqu'un de célèbre qui s'avère être un de ses proches, de tomber dans
l'hagiographie ou le règlement de comptes. Il en tire même des
réflexions sur sa propre pratique en tant que thérapeute, et c'est
vraiment un atout précieux de ce livre. En plus d'une fluidité de
lecture qui fait qu'il se lit, du moins pour quelqu'un qui connaît les
théories d'Alice Miller, comme un roman.
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Quelques ouvrages
à lire...
"Le
drame de l'enfant doué" : A la recherche du vrai soi (Chez PUF- 1983)
Le drame de l'enfant
doué, de l'enfant sensible et éveillé,
pas forcément surdoué, consiste dans le fait
qu'il ressent très tôt les besoins et les troubles
de ses parents et s'y adapte. Il apprend alors à
dissimuler ses sentiments les plus intenses, que ses parents supportent
mal. Quoique ces sentiments, comme par exemple la colère,
l'indignation, le désespoir, la jalousie ou la peur,
puissent ressurgier au cours de la vie future, ils ne seront pas
intégrés à la personnalité.
C'est ainsi que la partie la plus vitale de
l'individu, la source du vrai Soi, ne sera pas vécue. Cette
répression des sentiments méne, même
chez des personnes très intelligentes et pleines de talent,
à une insécurité sur le plan
émotionnel s'exprimant soit dans la dépression
(perte du Soi), soit dans la grandiosité - qui en fait
est une défense contre la dépression.
"C'est pour ton bien" : Racines
de la violence dans l'éducation de l'enfant
(Chez Aubier)
"L'opinion publique est loin
d'avoir pris conscience que ce qui arrivait à l'enfant dans
les premières années de sa vie se
répercutait inévitablement sur l'ensemble de la
société et que le psychose, la drogue et la
criminalité étaient des expressions
codées, des expériences de la petite enfance....
Ma tâche est de sensiblilser cette opinion aux souffrances de
la petite enfance, en m'efforçant d'atteindre chez le
lecteur adulte, l'enfant qu'il a été."
Ce
livre intelligent et chaleureux dénonce les
méfaits de l'éducation traditionnelle - qui a
pour but de briser la volonté de l'enfant, pour en faire un
êttre docile et obéissant - et montre comment,
fatalement, les enfants battus battront à leur tour, les
menacés menaceront, les humiliés humilieront. Ce
livre contient trois portraits d'enfances massacrées, celle
de Cristine F., droguée, prostituée, d'un jeune
infanticide allemand, et d'Adolf Hitler, que l'on découvrira
ici sous un jour tout à fait inattendu.
"Abattre le mur du silence" (Chez Aubier - 1991)
Nous
bâtissons de hautes murailles pour nous protèger
de la douloureuse histoire de notre propre enfance. Il nous faut
abattre ce mur du silence, en nous-mêmes et dans le monde qui
nous entoure, retrouver l'enfant méprisé,
abandonné, trahi que nous étions jadis.
Nous devons apprendre d'où viennent nos
souffrances, et que l'on peut "guérir".
De
la psychanalyse - qui, comme toute la société,
prend le parti des parents - on ne saurait attendre aucun secours.
C'est par une autre thérapie,
expérimentée par Alice Miller, que ceux qui,
prisonniers de ce qu'ils ont vécu dans leur enfance,
continuent à en souffirir et à faire souffir,
pourriont revivre leurs traumatismes d'autrefois, apprendre
à les regarder en face et, pas à pas, s'en
délivrer.
Seule cette prise de conscience
pourra un jour mettre un terme à l'engrenage de la violence
individuelle et collective. Car la destructivité qui domine
aujourd'hui le monde n'est pas une fatalité : elle
disparaîtra le jour où l'on protègera les
enfants, au lieu de se servir d'eux, et où on les traitera
enfin avec respect et amour.
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Il n’y a pas de
"bonne" fessée
Alice Miller - 2003
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Pourquoi les fessées,
les gifles et même des coups apparemment anodins comme les
tapes sur les mains d’un bébé
sont-elles dangereuses ?
Elles lui
enseignent la violence, par l’exemple qu’elles en
donnent. Elles détruisent la certitude sans faille
d’être aimé dont le
bébé a besoin. Elles créent une
angoisse : celle de l’attente de la prochaine rupture. Elles
sont porteuses d’un mensonge : elles prétendent
être éducatives alors qu’en
réalité elles servent aux parents à se
débarrasser de leur colère et que,
s’ils frappent, c’est parce qu’ils ont
été frappés enfants. Elles incitent
à la colère et à un désir
de vengeance qui restent refoulés et qui
s’exprimeront plus tard. Elles programment l’enfant
à accepter des arguments illogiques (je te fais mal pour
ton bien) et les impriment dans son corps. Elles détruisent
la sensibilité et la compassion envers les autres et envers
soi-même et limitent ainsi les capacités de
connaissance.
Quelles leçons le
bébé retient-il des fessées et
d’autres coups? Que l’enfant ne mérite
pas le respect. Que l’on peut apprendre le bien au moyen
d’une punition (ce qui est faux, en
réalité, les punitions n’apprennent
l’enfant qu’à vouloir lui-même
punir). Qu’il ne faut pas sentir la souffrance,
qu’il faut l’ignorer, ce qui est dangereux pour le
système immunitaire. Que la violence fait partie de
l’amour (leçon qui incite à la
perversion). Que la négation des émotions est
salutaire (mais c’est le corps qui paie le prix pour cette
erreur, souvent beaucoup plus tard). Qu’il ne faut pas se
défendre avant l’âge adulte.
C’est le corps qui garde en mémoire toutes les
traces nocives des supposées "bonnes fessées".
Comment
se libère-t-on de la colère refoulée?
Dans l’enfance et l’adolescence : On se moque des
plus faibles. On frappe ses copains et copines. On humilie les filles.
On agresse les enseignants. On vit les émotions interdites
devant la télé ou les jeux vidéo en
s’identifiant aux héros violents. (Les enfants
jamais battus s’intéressent moins aux films cruels
et ne produiront pas de films atroces, une fois devenus adultes).
A l’âge
adulte : On perpétue soi-même la
fessée, apparemment comme un moyen éducatif
efficace, sans se rendre compte qu’en
vérité on se venge de sa propre souffrance sur la
prochaine génération. On refuse (ou on
n’est pas capable) de comprendre les relations entre la
violence subie jadis et celle répétée
activement aujourd’hui.
On entretient
ainsi l’ignorance de la société. On
s’engage dans les activités qui exigent de la
violence. On se laisse influencer facilement par les discours des
politiciens qui désignent des boucs émissaires
à la violence qu’on a emmagasinée et
dont on peut se débarrasser enfin sans être puni :
races "impures", ethnies à "nettoyer", minorités
sociales méprises.
Parce qu’on
a obéi à la violence enfant, on est
prêt à obéir à
n’importe quel autorité qui rappelle
l’autorité des parents, comme les Allemands ont
obéi à Hitler, les Russes à Staline,
les Serbes à Milosevic. Inversement, on peut prendre
conscience du refoulement, essayer de comprendre comment la violence se
transmet de parents à l’enfant et cesser de
frapper les enfants quel que soit leur âge. On peut le faire
(beaucoup y ont réussi) aussitôt qu’on a
compris que les seules vraies raisons de donner des coups
"éducatifs" se cachent dans l’histoire
refoulée des parents.
Source : Alice Miller22/05/2003,
Maison de l’Enfant - 22/05/2003 - © Alice Miller
Chacun est libre de diffuser
ce texte, sous condition de ne rien y changer.
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L'image excellente de l'iceberg, introduite par
Olivier Maurel,
m'a
d'un coup ouvert les yeux sur le fait que Boris
Cyrulnik et son groupe, qui parlent de la
résilience de l'enfant, s'occupent presque uniquement des
enfants visiblement maltraités et
négligés.
A ces enfants la
société offre aujourd'hui plusieurs voies pour
qu'ils puissent surmonter les effets des graves traumatismes qu'ils ont
subis et devenir résilients grâce à la
confiance qu'ils ont pu développer. La justice qui prend
leur parti, plusieurs témoins
éclairés, des personnes empathiques, des
thérapeutes aident l'enfant maltraité
à devenir un survivant conscient qui, plus tard, saura ne
pas répéter avec ses enfants ce qui lui est
arrivé. Mais nous qui nous intéressons aux
problèmes de la violence éducative, nous parlons
tout à fait d'autre chose.
- Nous
parlons des 90 % de la population mondiale qui ont subi une folie "éducative" sans se rendre compte qu'il s'agissait de
traumatismes graves. Les victimes de ce genre
de violence ne peuvent pas compter sur l'empathie de la
société, parce que toute la
société nie leur souffrance, comme elle nie la
sienne. Ce traumatisme n'a pas
de tribunaux, pas de témoins lucides, pas de compassion,
alors pas de résilience non plus.
-
- Ce
qui se produit habituellement, c'est la
répétition
transgénérationnelle. Les enfants battus pour des raisons
éducatives frapperont presque inévitablement
leurs propres enfants demain si nous ne commençons pas
à nous intéresser à cette dynamique
pour que la société mette enfin un terme
à cette pratique par une promulgation d'une loi interdisant
les châtiments corporels. Grâce à la
clarification d'Olivier Maurel, j'ai compris que les partisans de la
résilience s'occupent du sommet de l'iceberg et non de la
partie cachée (qui pourtant alimente sans cesse la partie
émergée).
- Il
faut que les médias comprennent cette distinction pour que
de graves malentendus puissent être
évités dans les discussions courantes sur ce
sujet.
Il faut savoir que sans témoins lucides, sans l'assistance
d'une société consciente et
éclairée, les enfants battus "normalement"
restent seuls avec leur souffrance réprimée, et
c'est pourquoi, toute leur vie, ils seront persuadés qu'ils
ont été battus pour leur bien. Ils ne peuvent
développer ni la conscience du mal, ni la
résilience.
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« PÉDAGOGIE NOIRE »
ET SERVITUDE VOLONTAIRE
Mona Chollet (2005)
« Au
cours de cette période, il rendit visite à son
père et s'aperçut très clairement pour
la première fois que son père lui infligeait de
perpétuelles vexations, soit en ne l'écoutant
pas, soit en se moquant de tout ce qu'il lui racontait et en le
tournant en dérision. Lorsque le fils le lui fit remarquer,
le père, qui avait été
lui-même professeur de pédagogie, lui
répondit le plus sérieusement du monde :
« Tu peux m'en être reconnaissant. Plus d'une fois
dans ta vie tu auras à supporter que l'on ne fasse pas
attention à toi, ou que l'on ne prenne pas au
sérieux ce que tu dis. Si tu l'as appris auprès
de moi, tu y seras déjà habitué. Ce
que l'on apprend jeune, on s'en souvient toute la vie. » Le
fils, alors âgé de vingt-quatre ans, en fut
interloqué. Combien de fois n'avait-il pas entendu ce type
de discours sans mettre le moins du monde en question son contenu.
Cette fois cependant, il fut pris de colère, et (...) il dit
: « Si tu voulais vraiment continuer à
m'éduquer selon ces principes, en fait, tu devrais aussi me
tuer, car un jour ou l'autre il faudra que je meure. Et c'est comme
ça que tu pourrais m'y préparer le mieux
! ».
Alice Miller,
« C'est pour ton bien »
En
matière d'horizon radieux conduisant à broyer des
vies au nom de lendemains dont chacun sait bien, au fond, qu'ils ne
chanteront jamais, les sociétés capitalistes
n'ont désormais plus rien à envier à
ce que furent leurs homologues soviétiques. Chez elles, ce n'est pas le mythe du
socialisme réalisé qui permet l'asservissement de
la population à une classe dominante pétrie de
visées totalitaires : c'est le mirage du plein emploi, et la
marche forcée qui leur est imposée pour tendre
vers ce modèle illusoire. Vous ne pouvez pas avoir un emploi
correctement rémunéré,
exercé dans des conditions qui ménagent votre
santé physique et psychique, avec suffisamment de
stabilité, d'avantages matériels et de temps
libre pour que le jeu en vaille la chandelle? Vous aurez des emplois
éreintants, qui détruiront votre corps et
lamineront votre esprit, morcelleront et envahiront votre emploi du
temps, vous interdiront tout projet d'avenir, et vous devrez parfois en
cumuler plusieurs pour grappiller une petite aumône vous
permettant de survivre, à défaut de vivre, vivre? Et puis quoi, encore?...
La
fonction d'élu se confond de plus en plus avec celle de
négrier, ou de maquereau : elle consiste à mettre
à la disposition des employeurs, pour un coût
insignifiant, un réservoir de main d'oeuvre docile et
malléable, accablée de devoirs et
privée de tout droit. Avec une différence
notable et singulière : en accordant aux entreprises des
subventions publiques astronomiques pour des embauches qui ne viennent
jamais ou repartent très vite, ces maquereaux-là
sont prêts à payer le client pour qu'il monte
(voir, sur « Inventaire/Invention », « La
flamme qu'au-dedans on porte », lecture de
« Daewoo », de François Bon. Mais, bien sûr, les
parasites que l'on désigne à la vindicte
populaire, ceux à qui l,on conteste la
légitimité de chaque centime accordé,
ce sont toujours les chômeurs, et non les
dé-localisateurs, les actionnaires insatiables ou les patrons
goinfrés d,argent public. Et un scandale comme celui des
maladies du travail non identifiées comme telles, ce qui les
fait prendre en charge par la Sécu, et non par la caisse
financée par les employeurs, fait étonnamment
peu de bruit (lire, dans l'Humanité du
11 août, « Ces maladies du travail qu'on ne veut pas
voir »).
Cet
été, en France, l'étau s'est encore
resserré pour ceux qui viv(ot)ent de leur salaire ou de
leurs allocations chômage. Le gouvernement a mis les nerfs des
salariés encore un peu plus à vif en
créant le « contrat nouvelle embauche »,
qui permet, dans les entreprises de moins de vingt salariés,
de licencier les nouveaux embauchés du jour au lendemain,
sans fournir de motif, pendant une période de deux ans. Tu
refuses de lécher la semelle de mes chaussures? Tu ne te
laisses pas peloter? Tu es enceinte? Ta tête, tout bien
réfléchi, ne me revient pas? Dehors ! (...) En même temps, le
décret renforçant le contrôle des
chômeurs a été publié
début août au « Journal Officiel ». En mai dernier, en Allemagne, le ministre
chrétien-démocrate de la Justice de Hesse avait
poussé jusqu'à son terme la logique qui sous-tend
ce genre de mesures, en suggérant de « remettre de
l'ordre dans la vie des chômeurs » :
« Beaucoup ont perdu l'habitude de vivre à des
heures normales, ce qui compromet leurs chances de travailler ou de
suivre une formation. Garder un oeil sur eux avec des menottes
électroniques pourrait les aider à
s'aider. » (Rapporté par le Canard
Enchaîné, 4 mai 2005.)
Certes,
les sondages fort opportuns censés démontrer un
«durcissement de l'opinion à l'égard
des chômeurs» sont une manipulation que
« C.Q.F.D » a raison de pointer. Mais c'est une maigre consolation.
Devant ce qu'on est en train de faire de nos vies, on devrait tous
être dans la rue, salariés et chômeurs
confondus. Pourquoi n'y est-on pas? L'une des réponses
possibles, c'est peut-être cette confusion naïve qui
nous fait croire qu'en se crevant au boulot n'importe quel boulot pour
enrichir un patron, on trouve une «utilité
sociale», alors qu'on peut très bien, au
contraire, se retrouver partie prenante d'une activité
économique nuisible à la
société ; c'est peut-être, surtout, ce
dolorisme persistant qui nous persuade qu'il nous faut nous sacrifier
pour mériter l'estime et le respect tant de
nous-mêmes que de nos semblables. Profitez de la vie, faites
ce qui vous plaît, ménagez-vous, dormez beaucoup,
soyez heureux : même si votre bien-être ne nuit
objectivement à personne, même s'il n'y a aucun
lien de cause à effet entre lui et la souffrance des autres
(c'est à peine si notre réprobation fait la
différence entre un ex. P.D.G de Carrefour qui se carapate avec
38 millions d'euros et un chômeur qui fait la grasse
matinée !), vous serez sur la sellette, aux yeux des autres
et aussi, probablement, à vos propres yeux. On vous
reprochera vivement, ou vous vous reprocherez vous-même,
l'indécence de votre mode de vie, alors que, pendant ce
temps, d'autres suent sang et eau ; on vous accusera, ou vous vous
accuserez, d'être déconnecté de la
réalité...
Incroyable,
comme il peut être difficile de se passer un tant soit peu de
cette sorte de blindage moral que constitue une vie pénible,
et de s'avancer, à découvert, en revendiquant son
refus de se faire violence, de s'accabler de contraintes, ou simplement
sa volonté d'être bien traité.
C'est à une tempête de haine que l'on s'expose. Il
y a
peu, dans le courrier des lecteurs de Libération,
une jeune diplômée au chômage osait se
demander
quand on daignerait enfin lui accorder, en contrepartie de son travail,
les moyens de vivre (« Bac +7, profession
stagiaire », 22
juin 2005). Immanquablement, parmi les réponses
publiées
quelques jours plus tard, il y avait une lettre qui
répliquait :
« Le marché du travail ne rencontre pas toujours
notre
vocation ! On peut le déplorer, mais c'est la vie
! » Et de
rappeler le sort des élèves de l'enseignement
technique
et technologique, encore moins favorisés. Il y a plus
malheureux
que toi, alors arrête de pleurnicher : refrain connu. A
quelqu'un
qui s'interroge sur la légitimité et
l'équité d'une situation, on répond
comme s'il
avait voulu engager une course à celui qui est le plus
à
plaindre, et donc le plus valeureux sur le plan moral...
C'est
peut-être bien à cette
« pédagogie noire » dont la psychanalyste
Alice Miller dénonce depuis des décennies les
ravages que se ramène cette mentalité :
l'idée que c,est seulement quand on souffre qu'on est dans
le vrai, et que se soucier de son propre bien, c'est se ramollir
dangereusement, se rendre coupable d'une faute impardonnable. Au printemps dernier, le cahier
« Emploi » de Libération (14 mars 2005) rendait
compte d'un dispositif mis en place en Suède pour faire face
à une multiplication des arrêts maladie
très coûteux dus à un
épuisement général des
salariés: la collectivité offre
désormais à certains un congé
sabbatique rémunéré, et leur poste,
pendant ce temps, va à un chômeur. Les
témoignages traduisaient bien l'énorme mauvaise
conscience des bénéficiaires de ces
congés : « Certains parlent de cette
réforme comme d,une réforme de luxe, disait l'un
d,entre eux. Pour moi, c'est vrai, c'est luxueux, c'est formidable.
Mais pour la chômeuse qui me remplace un an, ce n'est pas du
luxe d'avoir un boulot. Si cette réforme peut aider des gens
à se remettre à flot, alors pourquoi
pas. » Le dispositif ne peut donc se justifier que par son
utilité au bon fonctionnement de l'économie, par
le fait qu'il permet à quelqu'un de se remettre au travail,
et en aucun cas par le gain de bien-être et
d'épanouissement qu'il apporte. On ne prend même
pas sérieusement en compte l'argument selon lequel de tels
congés coûtent bien moins cher que les
conséquences du stress lorsqu'il se traduit par des maladies
lourdes : on se sent toujours moins gêné quand on
occasionne à la collectivité des
dépenses importantes pour s'être
héroïquement foutu en l'air au travail, que des
dépenses modérées pour avoir pris du
bon temps en préservant sa santé.
Et
pourtant... Pouvoir redevenir, et encore, pour une période
limitée maître de son temps, vivre à
son rythme, se consacrer à des activités qui nous
importent intimement, sans pour autant perdre ses moyens de
subsistance, est-ce vraiment un « luxe » si
exorbitant que cela?
N'est-ce pas au contraire une exigence
élémentaire, si on
réfléchit en termes de progrès humain? Le dogme mensonger selon lequel la bonne santé de
l'économie - mesurée selon les
critères capitalistes - est une condition sine qua non de la
qualité de vie d'une société a
été si bien assimilé qu'on ne prend
même plus la peine de l'expliciter : on a beau
s'être aperçu depuis longtemps que ces deux
finalités, loin de coïncider, étaient
devenues antagonistes, on se refuse à en prendre acte. Les
gouvernements se soucient ouvertement de la seule bonne
santé de l'économie, en faisant semblant de ne
pas voir la casse humaine exorbitante qu'elle occasionne. Mais, au
fond, il y a peut-être, derrière cette
primauté révoltante de l'économique
sur l'humain autre chose que la domination
d'une classe sur une autre : elle représente
peut-être, plus ou moins consciemment, un moyen de nous
décharger du souci trop effrayant de notre propre bonheur,
que nous sommes incapables d'assumer. Peut-être y a-t-il,
dans l'exploration de nos potentialités, dans la poursuite
de notre épanouissement collectif, quelque chose de trop
orgueilleux pour que les névroses culturelles que nous avons
traduites dans la religion ne le jugent pas dangereux. On
préférerait alors multiplier les sacrifices
humains au dieu Travail, pourvu qu'il nous dispense de nous attaquer
enfin à la réalisation de notre destin, et nous
permette de biaiser avec lui le plus longtemps possible.
Le
problème, c'est que ce verrouillage culturel nous rend
complices de notre propre asservissement, qui devient chaque jour plus
évident, plus insoutenable. Est-ce qu'on se rend compte du
ridicule qu'il y a à se vanter de son endurance au travail,
ou à se traiter à tort et à travers de
privilégiés, alors que l'exploitation la plus
obscène explose, que la machine à confisquer les
richesses tourne à plein régime, et que la
sacro-sainte croissance détruit notre milieu vital? Il n'y
aura peut-être pas de résistance efficace aux
processus en cours sans développement de notre
capacité à identifier et à contester
les souffrances inutiles, à assumer sans complexes notre
recherche de bien-être et à affirmer sa
légitimité ; sans refus net de marcher dans
toutes les tentatives pour dresser les salariés contre les
salariés, les salariés contre les
chômeurs, les chômeurs contre les
chômeurs...
Notre
masochisme a tort de s'inquiéter, d'ailleurs. Si on cessait de courir au-devant de
la souffrance comme de la distinction suprême, de l'amasser
comme un crédit, d'en redemander, de s'en vanter, ce serait
un immense progrès ; peut-être l'un des plus
grands que l'on puisse imaginer. Mais la vie sur terre ne se mettrait
pas pour autant à ressembler au « Village dans les
nuages ». L'année dernière, on pouvait
lire dans les petites annonces de Libération cet extrait des
« Mémoires d'Hadrien » de Marguerite
Yourcenar :
« Quand
on aura allégé le plus possible les servitudes
inutiles, évité les malheurs non
nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les
vertus héroïques de l'homme, la longue
série des maux véritables, la mort, la
vieillesse, les maladies non guérissables, l'amour non
partagé, l'amitié rejetée ou trahie,
la médiocrité d'une vie moins vaste que nos
projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs
causés par la divine nature des choses. »
Ça aurait de la gueule,
gravé au fronton des ANPE... Non ?
Source
: Le
carnet de Périphéries
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