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Mais qui est donc...
Alice Miller?

Sommaire de la page :

1 - Présentation
et 2 podcasts à consulter
2 -  La tragédie d'Alice Miller ?
3 - Quelques ouvrages à lire...
4 - Il n'y a pas de "bonne" fessée, par Alice Miller
5 - À propos de la résilience,  par Alice Miller
 6 - Pédagogie noire et servitude volontaire, par Mona Chollet





  Présentation

du travail d'Alice Miller



Madame Alice Miller nous a quitté en avril 2010, née Alicia Englard en 1923, en Pologne,
issue d'une famille juive, elle était psychothérapeute et écrivaine, et a vécu en Suisse la majeure partie de sa vie. Elle s'insurgea dans les années 1980 contre l'action de certaines pratiques "psy" qui visaient à reléguer le passé de l'enfance un peu trop vite aux oubliettes et à ne vouloir en tirer que des faits de maltraitance soi-disant fantasmés, elle n'a cessé jusqu'à son dernier souffle de faire entendre une voix (ou voie) quelque peu discordante.

Alice Miller nous laisse un travail, une réflexion propre, sur la question des traumatismes pouvant intervenir pendant l’enfance.  Elle posait surtout le problème de sortir le travail analytique de certaines erreurs, elle est venue bousculer une partie du travail de Sigmund Freud, du moins un héritage où la mémoire est parfois trompeuse, voire à contre sens de la prise en charge de certaines souffrances au nom de la part fantasmée.

Si le freudisme a perduré jusqu’à nous jours c’est en raison d’une transmission d’une pratique et d’une pratique clinique, ce que l’on dénomme couramment sous le terme de psychothérapie. Ensuite que vous consultiez un psychanalyste, ou un psychologue clinicien, vous entrez dans le champ de l’analyse freudienne, non par dogme, mais simplement par une filiation historique et clinique. Et le freudisme inversement ne couvre pas toute l’étendue des psychothérapies, la vie de Freud est assez lointaine de ce que nous pouvons comprendre des évolutions qui ont pu avoir cours depuis sa mort. Au mieux on pourrait s’interroger sur l’enfance de Freud pour comprendre comment il a pu échapper à un père tyrannique? C’est ce qu'aurait pu nous laisser comme lègue et comme interrogation Alice Miller.

"On ne m'a pas exclue de l'Association psychanalytique ; c'est moi qui me suis écartée d'une école après l'autre à mesure que m'apparaissaient clairement le traditionalisme de leur point de vue et leur refus de prendre en compte la souffrance de l'enfant" (A.M).

Alice Miller a été avant tout une praticienne, c’est ainsi qu’elle a pu avec ses écrits à partir de cas de personnages historiques ou de personnes dont a elle a pu avoir la charge et elle a pu ainsi démontrer l’importance de certaines souffrances enfantines. L’enfant est un être en devenir et s’il se sent menacé par son entourage, il devra non seulement faire face seul à ses pulsions et vivre dans la terreur des adultes. L’origine du trauma peut dans un processus psychothérapeutique aider à lever le voile sur des vécus plus que difficiles. Le monde patriarcal n’est pas si lointain, où l’enfant était un état provisoire, quasi comparable à un état de bête. Les notions d’enfance, plus encore d’adolescence sont des réalités nées de nos temps contemporains. En soit si un enfant au XVIIIe siècle survivait au-delà de ses cinq ans, il passait assez rapidement à un état d’adulte, notamment par le travail. Pour autant certains fondements de la puissance paternelle ou de la violence exercée dans l’enceinte familiale n’ont jamais cessé, même si les enfants disposent de droits, faut-il qu’ils soient appliqués ou compris.

Quel peut-être le devenir du monde si la violence est courante et le respect des individus bafoué, si ce n'est reproduire des modes de relations basés sur la maltraitance physique, et mentale. Là, est l'objet du travail qu'a pu fournir Alice Miller depuis au moins 1983 avec sa production écrite. Il  a existé un appel pour soutenir sa candidature au Prix Nobel de la Paix (Ndr : elle avait demandé que cet appel prenne fin). Son travail a permis de faire passer des idées relativement simples, notamment sur les violences intra-familiales. Ce n'est pas en soit une théoricienne de renom, mais elle a aidé à une une prise de conscience et a accompagné le changement des mentalités ces dernières années en France et plus largement.

Alice Miller en se réfugiant dans la peinture a pu ainsi remonter ses propres mécanismes psychiques et trouver une forme résiliente dans l'acte de peindre, ce qui lui permit aussi de mettre en mots et par écrit tout ce qu'elle avait pu saisir ainsi de sa propre enfance. Ce qui fut pour cette psychothérapeute une approche nouvelle de la clinique des émotions et des mots, ce qui lui offrit un vaste champs de recherche, celui de la maltraitance physique et une réflexion sur comment agit le refoulement des affects au moment de la prime enfance et tout au long de la vie.

Depuis 1983, ses ouvrages se sont consacrés à lever le voile sur les étendues de "la maltraitance": pour ne pas se limiter à la violence du seul visible (coups, viols), mais à s'interroger sur une forme ignorée - mais courante - et de fait sur les conséquences de la violence psychique. Son travail d'étude sur les violences physiques pour autant n'est pas mineur. Elle entreprendra aussi un travail de recherche sur l'enfance de certains personnages troubles du vingtième siècle : Hitler (ce qui ne fut pas le cas, écouter à ce sujet le podcast de France Culture ci-après), Staline, etc., pour y trouver une éducation brutale et qui trouve en ces personnages historiques une origine commune dans une enfance meurtrie ; et cherche à nous démontrer ce que peut provoquer le refoulement de la souffrance et de la peur chez un enfant ne connaissant que pour développement la terreur des coups et la violence des mots.

Alice Miller a entreprit de bousculer les a priori et se rendit compte rapidement que la majorité des maltraitants avaient été eux aussi des enfants maltraités. Ce qui ne veut pas dire pour autant que tout maltraité sera maltraitant... Mais induit fortement à penser qu'il existe des raisons d'y apporter une attention toute prononcée ! Une de ses critiques principales fut de mettre en évidence que le foyer familial et ses violences intra-familiales étaient sources de très nombreux déséquilibres sociaux et affectifs. Plus tardivement son analyse s'est portée sur l'univers éducatif et social.

En élargissant la question au système éducatif et social, là est le deuxième idée clef qu'aujourd'hui nous pouvons appréhender avec le travail d'Alice Miller. En ce domaine notre système social est en crise, et le débat est trop souvent orienté ou focalisé sur la seule violence des jeunes : silence sur la violence du monde adulte, plus exactement sur son fonctionnement institutionnel.

              En savoir plus sur le travail d'Alice Miller : Cliquez ici !

Notes recyclées de LM, avril 2014
2 podcasts à consulter :

Alice Miller, une psychologue engagée (durée : 59 minutes)

Avec : Elisabeth Roudinesco Historienne et présidente de la SIHPP ; Laurence Joseph Psychologue clinicienne et psychanalyste ; Johann Chapoutot Professeur d’histoire à Paris-Sorbonne ; Marc-André Cotton Psycho-historien.

Toute une vie - France Culture (mars 2024)
*
Cours magistral : Autour d'Alice Miller (durée : 1h30)

Conférence de Cynthia Fleury (philosophe et psychanalyste)




    La tragédie d'Alice Miller?

Voilà un livre qui aurait pu ne pas me passer sous le nez et que je n’ai pas encore lu. Il m’avait échappé, et cela est d’une importance secondaire. Des articles récents apportant leur lumière sur cet ouvrage est l’occasion de faire une note sur le sujet et complétée cette page! Comme toute chose sortant du vécu de chacun venant un peu bousculer l’idée que l’on pouvait se faire d’une personne et d’Alice Miller en particulier. Mais, l’apport de son fils Martin, lui-même psychothérapeute permet de découvrir sa vie, leurs existences en confrontation et sa part d’ombres, et la guerre comme catalyseur de nombreux maux. Rassurez-vous le but n’est pas de narrer un règlement entre un fils et sa mère, et ce que l’on y découvre n’a rien de très surprenant (1), et nous en dit un peu plus sur la nature du trauma et ce qui peut faire clivage chez un être conscient. Quoi que face à un passé douloureux et même avec les meilleures intentions du monde, personne n’échappe à son inconscient façonnant à son tour un scénario familial reproduisant les souffrances d’hier, le plus souvent. Il reste au moins une base certaine, la guerre est un facteur évident de traumatismes, et à deux, trois générations d’écarts, l’on doit s’interroger sur les conséquences et de la difficulté d’en revenir. D’autant plus quand elle refait surface, et pour se demander dans quel état psychique sont ces hommes et ces femmes et enfants que nous voyons chaque jour arrivés en France, hébétés et sans secours? C’est tragique, le petit Martin en a souffert, semble indéniable, une maman distante et prônant la défense de l’enfance en combattant les souffrances psychiques et corporelles, tout en oubliant sa progéniture demandeuse de chaleur et présence humaine, il y a comme un raté de taille. Toutefois cette ambiguïté est-elle résolue, j’en doute.  Il faut souhaiter que le tabou soit brisé, souhaitons à Martin Miller que la reproduction prenne fin? Ce qui nous amène à réfléchir n’a pas pour objectif d’en éliminer la matière, raison de plus de solliciter l’intelligible et ce qui n’était alors qu’une situation hors cadre, car comment répondre à des ensembles complexes sans chercher à comprendre ce qui est en jeu? Néanmoins le travail d’Alice Miller n’est pas à mettre à la poubelle, raison de plus de connaître ses apports sur la question des enfants en situation de maltraitance, et savoir qu’elle-même a reproduit une forme de cette violence. Car l’objet va un peu plus loin que ce livre dont vous trouverez une critique bien faîte, ci-après. De mon souvenir l’ayant lue environ 7 ou 8 ouvrages, il y a maintenant plus de 10 ans, j’avais été assez perplexe sur les méthodes thérapeutiques proposées, et j’avais préféré le contenu narrant les enfances traumatiques ou volées. Mais comme tout sujet de société, une partie échappant, et si j’ai parlé de son œuvre, maintenant Alice Miller est à lire avec cette connaissance, et je ne suis pas vraiment étonné. Le livre de Sybille Lacan (« Un père ») est à ce sujet édifiant, mais sans comparaison, sauf à écrire pour en crever l’abcès. Donc il n’y a pas à servir la moindre morale, mais de saisir qu’écrire est une manière de réparer cet oubli. Les histoires peuvent se ressembler, mais Lacan n’a pas souffert du nazisme et n’a pas été une cible juive comme le fut Alice Miller lors de la seconde guerre mondiale. Un aspect de sa vie que je ne connaissais pas et offre aussi à une autre lecture de son travail. Sans pour autant apporter la moindre conclusion, grandir dans l’ombre d’une personne menant une lutte sociale ou politique est tout sauf un grand confort, et d’une génération à une autre la relation aux enfants n’est pas simple. Cela pose plus le problème de la structure familiale comme premier lieu de violence, élément à caractère universel qui n’est plus vraiment mis en doute. Ce qui tient à l’éducation des nouvelles générations, pouvant se sentir mal-aimé ou être violenté est un état très différent. De plus, être, l’enfant d’un personnage public n’aide pas à la construction, car comment dépasser, non pas l’oedipien du problème, car je réfute aussi cet apport freudien dans la prise en considération de ce qui pourrait être vécu comme un choc. Si effectivement la violence des mots étaient au centre des relations, que pesait un gamin face à deux adultes en «guerre froide»? Combinaison de l’amour et de la haine si bien décrite par une grande théoricienne de la psychanalyse, Mélanie Klein.  Le climat familial sous tension est propice à des situations anxiogènes, où l’enfant joue le rôle d’arbitre, ou de messager des blessures - vivant dans un bain, ou l’incestueux de la chose agi de manière non dite - actrice principale du malaise, ou ce qui peut ressembler à « des petits meurtres entre parents »? Qui va prendre l’ascendant ou reprendre l’héritage? étrange paradoxe que nous laisse entre découvrir ce livre de Martin Miller.

Je ne sais s’il faut en dire plus, mais cela très révélateur d’une confusion ambiante, prendre pour bible une ou des auteurs sans discernement. Sans usage de la critique, tout devient plus simple, le danger manifeste serait de s’enfermer dans des dogmes, ou de croire à un homme ou une femme prophétique ou ayant réponse à tout. Il est vrai qu’un ou plusieurs livres peuvent venir, non pas changer votre vie, mais la reformuler en des termes autres. Un élément de l’expérience se méfiant des emballements, d’hier ou d’aujourd’hui. Sortir du traumatisme n’est pas impossible, cependant faut-il bien l’identifier et ne pas tout mettre dans la même soupe, et de pouvoir distinguer un manque et ce qui est de l’ordre du réel, le vécu de tout à chacun. On ne revient jamais indemne d’un choc traumatique, simplement attention de ne pas tout confondre avec un bobo de la vie et ce qui est du domaine des névroses traumatiques. Qu’un clivage de personnalité en soit l’aboutissant semble une piste à prendre en considération.

(1) A Lire ici ! : « Entre Alice Miller et son fils Martin, une relation dramatique », par Marc-André Cotton
Note de Lionel Mesnard le 10 août 2016




Le vrai
« drame de l'enfant doué »,

la tragédie d'Alice Miller
par Martin Miller

Liliane Baie, le 10 août 2016
       
Ou comment une auteure experte en psychologie se comporte avec ses enfants exactement comme elle déconseille aux parents de le faire. Et comment son fils, lui aussi psychothérapeute, se sert de son expérience filiale, douloureuse, pour nous apprendre encore des choses sur le traumatisme et ses conséquences. Ce livre s'adresse en priorité aux lecteurs d'Alice Miller, et notamment à ceux qui ont apprécié son livre : «Le drame de l'enfant doué , à la recherche du vrai soi» publié en 1979.

Ce livre a été un best-seller mondial, en raison d'un point de vue innovant : Alice Miller se plaçait du point de vue de l'enfant et analysait les conséquences sur son développement de la maltraitance infantile qu'il avait subi. N'ayant pas relu le livre, j'en retiens surtout aujourd'hui quelques points : le fait que, pour certains enfants souffrant dans la relation avec leurs parents, soit de carences, soit de violences, soit d'abus, le développement d'une hyper-vigilance à l'environnement, et, même, le développement de l'intelligence, peut être une solution pour tenter de donner un peu d'ordre au chaos vécu. Cette conception se rapproche du concept de résilience. Elle souligne aussi que les enfants ayant mis en place cette protection (on peut dire, cette défense) sont des enfants qui vont se révéler doués pour l'adaptation, souvent trop, des enfants qui vont avoir une position presque parentale vis-à-vis de leurs parents, et, ensuite, de leur entourage.

Alice Miller écrivait à l'époque que le traumatisme initial non traité aura des conséquences ultérieures sur le développement de l'enfant. Elle évoque aussi en passant un problème souvent rencontré par ces enfants doués, qui consiste en une tendance à s'effondrer devant le succès. Elle attribue ce phénomène au fait que la course en avant pour réussir de l'ancien enfant souffrant, afin de mettre sa douleur ancienne de côté, retrouve à chaque réussite une confirmation que réussir dans le présent ne rend pas sa mère bonne, et plus généralement, ne répare pas la douleur initiale, laquelle sera donc, paradoxalement, réactivée par le succès.
 
Ce qui est vraiment très intéressant dans la biographie «affective» de Martin Miller, c'est que l'on comprend vite qu'Alice Miller a parlé d'elle dans son livre, mais sans se rendre compte qu'elle faisait vivre à son enfant pratiquement la même chose que ce qu'elle-même avait vécu. Si elle a pu faire un lien entre ses découvertes psychologiques et ses propres traumatismes d'enfance, elle n'a pas pu prendre conscience de sa propre répétition comportementale. Cette sorte d'aveuglement, qui ne sera levé, apparemment, qu'à la toute fin de sa vie, est typique du clivage psychique qui est souvent la conséquence du traumatisme, ainsi que l'identification à l'agresseur décrite depuis bien longtemps par Sandor Ferenczi.
 
Les livres ultérieurs d'Alice Miller sont, pour moi, moins intéressants que le premier, parce qu'elle y développe désormais un thème unique, celui de la maltraitance parentale comme cause de très nombreux problèmes psychologiques de l'adulte. A l'époque, elle a rompu avec le mouvement psychanalytique dont elle était membre parce qu'elle ne partageait plus les présupposés théoriques de la psychanalyse, notamment la thèse d'une origine strictement liée à la sexualité infantile et au complexe d'Oedipe comme source de névrose chez l'adulte. La question est toujours d'actualité, c'est celle de la place du traumatisme et de la réalité dans la genèse des difficultés psychiques.
 
Or, l'histoire d'Alice Miller telle que l'a reconstruite Martin Miller semble ne pas corroborer à l'image qu'elle-même a donné de son enfance. D'après les témoins encore vivants, Alice était une enfant souvent énervée et dans la protestation, querelleuse et vécue comme prétentieuse, têtue et parvenant toujours à ses fins. Pas grand-chose à voir avec la victime d'une « pédagogie noire » élevée à coups de triques. En fait, son fils suggère que, si carence il y a eu, celle-ci était plus subtile : Alice Miller était manifestement une enfant, puis une jeune fille, brillante, qui n'a jamais été comprise par ses parents. C'est cela qui semble représenter le traumatisme initial d'enfance d'Alice Miller.
 
Ensuite, elle développera des sentiments forts négatifs vis-à-vis de ses parents, alors qu'elle sauvera une partie de sa famille au moment où une partie de ses proches était en train de tomber sous la barbarie nazie (elle était issue d'une famille juive polonaise).
 
La deuxième « tranche » de traumatisme correspond au vécu dramatique de la guerre avec le danger permanent, la mort des proches, etc. Alice Miller ne parlera pratiquement jamais de ces années marquées par l'angoisse, les deuils et les séparations, ce qui, là aussi, signe le clivage. Après son mariage et son divorce, elle vivra ensuite une vie affective de plus en plus solitaire, semblant retrouver souvent une situation où elle se sentait attaquée et choisissait de se séparer de son soi-disant agresseur. C'est ce qui s'est passé, entre autres, avec Martin. Par ailleurs, elle obtint une renommée internationale pour ses livres et la défense des enfants, et échangeait par Internet avec de très nombreux admirateurs.
 
Les allers-retours entre l'histoire de vie d'Alice Miller, l'évolution de sa pensée théorique, et ses relations avec son fils, peuvent sembler décousus, mais donnent, en fin de lecture une image riche de ces interactions, et invite à réfléchir au poids du non-dit et du non-pensé. Cela démontre en quoi le clivage psychique peut être traumatique pour les générations ultérieures. Et met sur la voie d'une évolution chez le fils psychothérapeute d'Alice Miller vis-à-vis de l'apport théorique de sa mère.
 
En effet celui-ci, enthousiaste au début vis-à-vis des découvertes de sa mère, s'en est démarqué par la suite, notamment par rapport à l'encouragement à faire, en quelque sorte, la guerre à ses mauvais parents, une fois que l'on avait identifié le tort qu'ils avaient occasionné. Il évoque le travail de mentalisation qui permet petit à petit d'intégrer le traumatisme, et de le dépasser sans avoir à régler un renouvellement du conflit avec les parents réels, réactivation du conflit auquel l'ex-enfant traumatisé n'est pas forcément prêt. Ce point théorique et pratique rejoint, selon moi, la position de Suzan Forward dans son livre « Parents toxiques ; comment se libérer de leur emprise » où elle conseille comme les Miller d'identifier la toxicité parentale, mais, ensuite, de travailler avec le psychothérapeute sur la relation avec les parents internes et sur les sentiments refoulés et parfois violents que leur toxicité a pu faire naître en soi. Ce n'est qu'à la fin du processus qu'elle conseille d'exprimer à ses parents ce en quoi ils ont eu tort, et ce, afin de leur signifier que l'on refusera désormais de se laisser mettre à cette place-là.
 
Martin Miller décrit cette complexité avec une élégance rare, évitant, comme il en reconnaît le risque lorsqu'on écrit la biographie de quelqu'un de célèbre qui s'avère être un de ses proches, de tomber dans l'hagiographie ou le règlement de comptes. Il en tire même des réflexions sur sa propre pratique en tant que thérapeute, et c'est vraiment un atout précieux de ce livre. En plus d'une fluidité de lecture qui fait qu'il se lit, du moins pour quelqu'un qui connaît les théories d'Alice Miller, comme un roman.

Source : Blog de Liliane Baie sur Mediapart, à lire ici !



Quelques ouvrages à lire...



"Le drame de l'enfant doué" : A la recherche du vrai soi (Chez PUF- 1983)

Le drame de l'enfant doué, de l'enfant sensible et éveillé, pas forcément surdoué, consiste dans le fait qu'il ressent très tôt les besoins et les troubles de ses parents et s'y adapte.  Il apprend alors à dissimuler ses sentiments les plus intenses, que ses parents supportent mal. Quoique ces sentiments, comme par exemple la colère, l'indignation, le désespoir, la jalousie ou la peur, puissent ressurgier au cours de la vie future, ils ne seront pas intégrés à la personnalité.

C'est ainsi que la partie la plus vitale de l'individu, la source du vrai Soi, ne sera pas vécue.
Cette répression des sentiments méne, même chez des personnes très intelligentes et pleines de talent, à une insécurité sur le plan émotionnel s'exprimant soit dans la dépression (perte du Soi), soit dans la grandiosité - qui en fait est une défense contre la dépression.

"C'est pour ton bien" : Racines de la violence dans l'éducation de l'enfant (Chez Aubier)

"L'opinion publique est loin d'avoir pris conscience que ce qui arrivait à l'enfant dans les premières années de sa vie se répercutait inévitablement sur l'ensemble de la société et que le psychose, la drogue et la criminalité étaient des expressions codées, des expériences de la petite enfance.... Ma tâche est de sensiblilser cette opinion aux souffrances de la petite enfance, en m'efforçant d'atteindre chez le lecteur adulte, l'enfant qu'il a été." Ce livre intelligent et chaleureux dénonce les méfaits de l'éducation traditionnelle - qui a pour but de briser la volonté de l'enfant, pour en faire un êttre docile et obéissant - et montre comment, fatalement, les enfants battus battront à leur tour, les menacés menaceront, les humiliés humilieront. Ce livre contient trois portraits d'enfances massacrées, celle de Cristine F., droguée, prostituée, d'un jeune infanticide allemand, et d'Adolf Hitler, que l'on découvrira ici sous un jour tout à fait inattendu.

"Abattre le mur du silence" (Chez Aubier - 1991)

Nous bâtissons de hautes murailles pour nous protèger de la douloureuse histoire de notre propre enfance. Il nous faut abattre ce mur du silence, en nous-mêmes et dans le monde qui nous entoure, retrouver l'enfant méprisé, abandonné, trahi que nous étions jadis.  Nous devons apprendre d'où viennent nos souffrances, et que l'on peut "guérir". De la psychanalyse - qui, comme toute la société, prend le parti des parents - on ne saurait attendre aucun secours. C'est par une autre thérapie, expérimentée par Alice Miller, que ceux qui, prisonniers de ce qu'ils ont vécu dans leur enfance, continuent à en souffirir et à faire souffir, pourriont revivre leurs traumatismes d'autrefois, apprendre à les regarder en face et, pas à pas, s'en délivrer. Seule cette prise de conscience pourra un jour mettre un terme à l'engrenage de la violence individuelle et collective. Car la destructivité qui domine aujourd'hui le monde n'est pas une fatalité : elle disparaîtra le jour où l'on protègera les enfants, au lieu de se servir d'eux, et où on les traitera enfin avec respect et amour.


Il n’y a pas de "bonne" fessée

    Alice Miller - 2003

Pourquoi les fessées, les gifles et même des coups apparemment anodins comme les tapes sur les mains d’un bébé sont-elles dangereuses ?

Elles lui enseignent la violence, par l’exemple qu’elles en donnent. Elles détruisent la certitude sans faille d’être aimé dont le bébé a besoin. Elles créent une angoisse : celle de l’attente de la prochaine rupture. Elles sont porteuses d’un mensonge : elles prétendent être éducatives alors qu’en réalité elles servent aux parents à se débarrasser de leur colère et que, s’ils frappent, c’est parce qu’ils ont été frappés enfants. Elles incitent à la colère et à un désir de vengeance qui restent refoulés et qui s’exprimeront plus tard. Elles programment l’enfant à accepter des arguments illogiques (je te fais mal pour ton bien) et les impriment dans son corps. Elles détruisent la sensibilité et la compassion envers les autres et envers soi-même et limitent ainsi les capacités de connaissance.

Quelles leçons le bébé retient-il des fessées et d’autres coups? Que l’enfant ne mérite pas le respect. Que l’on peut apprendre le bien au moyen d’une punition (ce qui est faux, en réalité, les punitions n’apprennent l’enfant qu’à vouloir lui-même punir). Qu’il ne faut pas sentir la souffrance, qu’il faut l’ignorer, ce qui est dangereux pour le système immunitaire. Que la violence fait partie de l’amour (leçon qui incite à la perversion). Que la négation des émotions est salutaire (mais c’est le corps qui paie le prix pour cette erreur, souvent beaucoup plus tard). Qu’il ne faut pas se défendre avant l’âge adulte. C’est le corps qui garde en mémoire toutes les traces nocives des supposées "bonnes fessées".

Comment se libère-t-on de la colère refoulée? Dans l’enfance et l’adolescence : On se moque des plus faibles. On frappe ses copains et copines. On humilie les filles. On agresse les enseignants. On vit les émotions interdites devant la télé ou les jeux vidéo en s’identifiant aux héros violents. (Les enfants jamais battus s’intéressent moins aux films cruels et ne produiront pas de films atroces, une fois devenus adultes).

A l’âge adulte : On perpétue soi-même la fessée, apparemment comme un moyen éducatif efficace, sans se rendre compte qu’en vérité on se venge de sa propre souffrance sur la prochaine génération. On refuse (ou on n’est pas capable) de comprendre les relations entre la violence subie jadis et celle répétée activement aujourd’hui.

On entretient ainsi l’ignorance de la société. On s’engage dans les activités qui exigent de la violence. On se laisse influencer facilement par les discours des politiciens qui désignent des boucs émissaires à la violence qu’on a emmagasinée et dont on peut se débarrasser enfin sans être puni : races "impures", ethnies à "nettoyer", minorités sociales méprises.

Parce qu’on a obéi à la violence enfant, on est prêt à obéir à n’importe quel autorité qui rappelle l’autorité des parents, comme les Allemands ont obéi à Hitler, les Russes à Staline, les Serbes à Milosevic. Inversement, on peut prendre conscience du refoulement, essayer de comprendre comment la violence se transmet de parents à l’enfant et cesser de frapper les enfants quel que soit leur âge. On peut le faire (beaucoup y ont réussi) aussitôt qu’on a compris que les seules vraies raisons de donner des coups "éducatifs" se cachent dans l’histoire refoulée des parents.


Source : Alice Miller22/05/2003, Maison de l’Enfant - 22/05/2003 - © Alice Miller
Chacun est libre de diffuser ce texte, sous condition de ne rien y changer.



 A propos de la "résilience"

   Alice Miller (2001)

L'image excellente de l'iceberg, introduite par Olivier Maurel, m'a d'un coup ouvert les yeux sur le fait que Boris Cyrulnik et son groupe, qui parlent de la résilience de l'enfant, s'occupent presque uniquement des enfants visiblement maltraités et négligés.
 
A ces enfants la société offre aujourd'hui plusieurs voies pour qu'ils puissent surmonter les effets des graves traumatismes qu'ils ont subis et devenir résilients grâce à la confiance qu'ils ont pu développer. La justice qui prend leur parti, plusieurs témoins éclairés, des personnes empathiques, des thérapeutes aident l'enfant maltraité à devenir un survivant conscient qui, plus tard, saura ne pas répéter avec ses enfants ce qui lui est arrivé. Mais nous qui nous intéressons aux problèmes de la violence éducative, nous parlons tout à fait d'autre chose.
 

Nous parlons des 90 % de la population mondiale qui ont subi une folie "éducative" sans se rendre compte qu'il s'agissait de traumatismes graves. Les victimes de ce genre de violence ne peuvent pas compter sur l'empathie de la société, parce que toute la société nie leur souffrance, comme elle nie la sienne. Ce traumatisme n'a pas de tribunaux, pas de témoins lucides, pas de compassion, alors pas de résilience non plus.
 
Ce qui se produit habituellement, c'est la répétition transgénérationnelle. Les enfants battus pour des raisons éducatives frapperont presque inévitablement leurs propres enfants demain si nous ne commençons pas à nous intéresser à cette dynamique pour que la société mette enfin un terme à cette pratique par une promulgation d'une loi interdisant les châtiments corporels. Grâce à la clarification d'Olivier Maurel, j'ai compris que les partisans de la résilience s'occupent du sommet de l'iceberg et non de la partie cachée (qui pourtant alimente sans cesse la partie émergée).
 
Il faut que les médias comprennent cette distinction pour que de graves malentendus puissent être évités dans les discussions courantes sur ce sujet. Il faut savoir que sans témoins lucides, sans l'assistance d'une société consciente et éclairée, les enfants battus "normalement" restent seuls avec leur souffrance réprimée, et c'est pourquoi, toute leur vie, ils seront persuadés qu'ils ont été battus pour leur bien. Ils ne peuvent développer ni la conscience du mal, ni la résilience.
 


« PÉDAGOGIE NOIRE » 

ET SERVITUDE VOLONTAIRE

   Mona Chollet (2005)

« Au cours de cette période, il rendit visite à son père et s'aperçut très clairement pour la première fois que son père lui infligeait de perpétuelles vexations, soit en ne l'écoutant pas, soit en se moquant de tout ce qu'il lui racontait et en le tournant en dérision. Lorsque le fils le lui fit remarquer, le père, qui avait été lui-même professeur de pédagogie, lui répondit le plus sérieusement du monde : « Tu peux m'en être reconnaissant. Plus d'une fois dans ta vie tu auras à supporter que l'on ne fasse pas attention à toi, ou que l'on ne prenne pas au sérieux ce que tu dis. Si tu l'as appris auprès de moi, tu y seras déjà habitué. Ce que l'on apprend jeune, on s'en souvient toute la vie. » Le fils, alors âgé de vingt-quatre ans, en fut interloqué. Combien de fois n'avait-il pas entendu ce type de discours sans mettre le moins du monde en question son contenu. Cette fois cependant, il fut pris de colère, et (...) il dit : « Si tu voulais vraiment continuer à m'éduquer selon ces principes, en fait, tu devrais aussi me tuer, car un jour ou l'autre il faudra que je meure. Et c'est comme ça que tu pourrais m'y préparer le mieux ! ».

Alice Miller, « C'est pour ton bien »

En matière d'horizon radieux conduisant à broyer des vies au nom de lendemains dont chacun sait bien, au fond, qu'ils ne chanteront jamais, les sociétés capitalistes n'ont désormais plus rien à envier à ce que furent leurs homologues soviétiques. Chez elles, ce n'est pas le mythe du socialisme réalisé qui permet l'asservissement de la population à une classe dominante pétrie de visées totalitaires : c'est le mirage du plein emploi, et la marche forcée qui leur est imposée pour tendre vers ce modèle illusoire. Vous ne pouvez pas avoir un emploi correctement rémunéré, exercé dans des conditions qui ménagent votre santé physique et psychique, avec suffisamment de stabilité, d'avantages matériels et de temps libre pour que le jeu en vaille la chandelle? Vous aurez des emplois éreintants, qui détruiront votre corps et lamineront votre esprit, morcelleront et envahiront votre emploi du temps, vous interdiront tout projet d'avenir, et vous devrez parfois en cumuler plusieurs pour grappiller une petite aumône vous permettant de survivre, à défaut de vivre, vivre? Et puis quoi, encore?...

La fonction d'élu se confond de plus en plus avec celle de négrier, ou de maquereau : elle consiste à mettre à la disposition des employeurs, pour un coût insignifiant, un réservoir de main d'oeuvre docile et malléable, accablée de devoirs et privée de tout droit. Avec une différence notable et singulière : en accordant aux entreprises des subventions publiques astronomiques pour des embauches qui ne viennent jamais ou repartent très vite, ces maquereaux-là sont prêts à payer le client pour qu'il monte (voir, sur « Inventaire/Invention », « La flamme qu'au-dedans on porte », lecture de « Daewoo », de François Bon. Mais, bien sûr, les parasites que l'on désigne à la vindicte populaire, ceux à qui l,on conteste la légitimité de chaque centime accordé, ce sont toujours les chômeurs, et non les dé-localisateurs, les actionnaires insatiables ou les patrons goinfrés d,argent public. Et un scandale comme celui des maladies du travail non identifiées comme telles, ce qui les fait prendre en charge par la Sécu, et non par la caisse financée par les employeurs, fait étonnamment peu de bruit (lire, dans l'Humanité du 11 août, « Ces maladies du travail qu'on ne veut pas voir »).

Cet été, en France, l'étau s'est encore resserré pour ceux qui viv(ot)ent de leur salaire ou de leurs allocations chômage. Le gouvernement a mis les nerfs des salariés encore un peu plus à vif en créant le « contrat nouvelle embauche », qui permet, dans les entreprises de moins de vingt salariés, de licencier les nouveaux embauchés du jour au lendemain, sans fournir de motif, pendant une période de deux ans. Tu refuses de lécher la semelle de mes chaussures? Tu ne te laisses pas peloter? Tu es enceinte? Ta tête, tout bien réfléchi, ne me revient pas? Dehors ! (...) En même temps, le décret renforçant le contrôle des chômeurs a été publié début août au « Journal Officiel ». En mai dernier, en Allemagne, le ministre chrétien-démocrate de la Justice de Hesse avait poussé jusqu'à son terme la logique qui sous-tend ce genre de mesures, en suggérant de « remettre de l'ordre dans la vie des chômeurs » : « Beaucoup ont perdu l'habitude de vivre à des heures normales, ce qui compromet leurs chances de travailler ou de suivre une formation. Garder un oeil sur eux avec des menottes électroniques pourrait les aider à s'aider. » (Rapporté par le Canard Enchaîné, 4 mai 2005.)

Certes, les sondages fort opportuns censés démontrer un «durcissement de l'opinion à l'égard des chômeurs» sont une manipulation que « C.Q.F.D » a raison de pointer. Mais c'est une maigre consolation. Devant ce qu'on est en train de faire de nos vies, on devrait tous être dans la rue, salariés et chômeurs confondus. Pourquoi n'y est-on pas? L'une des réponses possibles, c'est peut-être cette confusion naïve qui nous fait croire qu'en se crevant au boulot n'importe quel boulot pour enrichir un patron, on trouve une «utilité sociale», alors qu'on peut très bien, au contraire, se retrouver partie prenante d'une activité économique nuisible à la société ; c'est peut-être, surtout, ce dolorisme persistant qui nous persuade qu'il nous faut nous sacrifier pour mériter l'estime et le respect tant de nous-mêmes que de nos semblables. Profitez de la vie, faites ce qui vous plaît, ménagez-vous, dormez beaucoup, soyez heureux : même si votre bien-être ne nuit objectivement à personne, même s'il n'y a aucun lien de cause à effet entre lui et la souffrance des autres (c'est à peine si notre réprobation fait la différence entre un ex. P.D.G de Carrefour qui se carapate avec 38 millions d'euros et un chômeur qui fait la grasse matinée !), vous serez sur la sellette, aux yeux des autres et aussi, probablement, à vos propres yeux. On vous reprochera vivement, ou vous vous reprocherez vous-même, l'indécence de votre mode de vie, alors que, pendant ce temps, d'autres suent sang et eau ; on vous accusera, ou vous vous accuserez, d'être déconnecté de la réalité...

Incroyable, comme il peut être difficile de se passer un tant soit peu de cette sorte de blindage moral que constitue une vie pénible, et de s'avancer, à découvert, en revendiquant son refus de se faire violence, de s'accabler de contraintes, ou simplement sa volonté d'être bien traité. C'est à une tempête de haine que l'on s'expose. Il y a peu, dans le courrier des lecteurs de Libération, une jeune diplômée au chômage osait se demander quand on daignerait enfin lui accorder, en contrepartie de son travail, les moyens de vivre (« Bac +7, profession stagiaire », 22 juin 2005). Immanquablement, parmi les réponses publiées quelques jours plus tard, il y avait une lettre qui répliquait : « Le marché du travail ne rencontre pas toujours notre vocation ! On peut le déplorer, mais c'est la vie ! » Et de rappeler le sort des élèves de l'enseignement technique et technologique, encore moins favorisés. Il y a plus malheureux que toi, alors arrête de pleurnicher : refrain connu. A quelqu'un qui s'interroge sur la légitimité et l'équité d'une situation, on répond comme s'il avait voulu engager une course à celui qui est le plus à plaindre, et donc le plus valeureux sur le plan moral...

C'est peut-être bien à cette « pédagogie noire » dont la psychanalyste Alice Miller dénonce depuis des décennies les ravages que se ramène cette mentalité : l'idée que c,est seulement quand on souffre qu'on est dans le vrai, et que se soucier de son propre bien, c'est se ramollir dangereusement, se rendre coupable d'une faute impardonnable. Au printemps dernier, le cahier « Emploi » de Libération (14 mars 2005) rendait compte d'un dispositif mis en place en Suède pour faire face à une multiplication des arrêts maladie très coûteux dus à un épuisement général des salariés: la collectivité offre désormais à certains un congé sabbatique rémunéré, et leur poste, pendant ce temps, va à un chômeur. Les témoignages traduisaient bien l'énorme mauvaise conscience des bénéficiaires de ces congés : « Certains parlent de cette réforme comme d,une réforme de luxe, disait l'un d,entre eux. Pour moi, c'est vrai, c'est luxueux, c'est formidable. Mais pour la chômeuse qui me remplace un an, ce n'est pas du luxe d'avoir un boulot. Si cette réforme peut aider des gens à se remettre à flot, alors pourquoi pas. » Le dispositif ne peut donc se justifier que par son utilité au bon fonctionnement de l'économie, par le fait qu'il permet à quelqu'un de se remettre au travail, et en aucun cas par le gain de bien-être et d'épanouissement qu'il apporte. On ne prend même pas sérieusement en compte l'argument selon lequel de tels congés coûtent bien moins cher que les conséquences du stress lorsqu'il se traduit par des maladies lourdes : on se sent toujours moins gêné quand on occasionne à la collectivité des dépenses importantes pour s'être héroïquement foutu en l'air au travail, que des dépenses modérées pour avoir pris du bon temps en préservant sa santé.

Et pourtant... Pouvoir redevenir, et encore, pour une période limitée maître de son temps, vivre à son rythme, se consacrer à des activités qui nous importent intimement, sans pour autant perdre ses moyens de subsistance, est-ce vraiment un « luxe » si exorbitant que cela? N'est-ce pas au contraire une exigence élémentaire, si on réfléchit en termes de progrès humain? Le dogme mensonger selon lequel la bonne santé de l'économie - mesurée selon les critères capitalistes - est une condition sine qua non de la qualité de vie d'une société a été si bien assimilé qu'on ne prend même plus la peine de l'expliciter : on a beau s'être aperçu depuis longtemps que ces deux finalités, loin de coïncider, étaient devenues antagonistes, on se refuse à en prendre acte. Les gouvernements se soucient ouvertement de la seule bonne santé de l'économie, en faisant semblant de ne pas voir la casse humaine exorbitante qu'elle occasionne. Mais, au fond, il y a peut-être, derrière cette primauté révoltante de l'économique sur l'humain autre chose que la domination d'une classe sur une autre : elle représente peut-être, plus ou moins consciemment, un moyen de nous décharger du souci trop effrayant de notre propre bonheur, que nous sommes incapables d'assumer. Peut-être y a-t-il, dans l'exploration de nos potentialités, dans la poursuite de notre épanouissement collectif, quelque chose de trop orgueilleux pour que les névroses culturelles que nous avons traduites dans la religion ne le jugent pas dangereux. On préférerait alors multiplier les sacrifices humains au dieu Travail, pourvu qu'il nous dispense de nous attaquer enfin à la réalisation de notre destin, et nous permette de biaiser avec lui le plus longtemps possible.

Le problème, c'est que ce verrouillage culturel nous rend complices de notre propre asservissement, qui devient chaque jour plus évident, plus insoutenable. Est-ce qu'on se rend compte du ridicule qu'il y a à se vanter de son endurance au travail, ou à se traiter à tort et à travers de privilégiés, alors que l'exploitation la plus obscène explose, que la machine à confisquer les richesses tourne à plein régime, et que la sacro-sainte croissance détruit notre milieu vital? Il n'y aura peut-être pas de résistance efficace aux processus en cours sans développement de notre capacité à identifier et à contester les souffrances inutiles, à assumer sans complexes notre recherche de bien-être et à affirmer sa légitimité ; sans refus net de marcher dans toutes les tentatives pour dresser les salariés contre les salariés, les salariés contre les chômeurs, les chômeurs contre les chômeurs...

Notre masochisme a tort de s'inquiéter, d'ailleurs. Si on cessait de courir au-devant de la souffrance comme de la distinction suprême, de l'amasser comme un crédit, d'en redemander, de s'en vanter, ce serait un immense progrès ; peut-être l'un des plus grands que l'on puisse imaginer. Mais la vie sur terre ne se mettrait pas pour autant à ressembler au « Village dans les nuages ». L'année dernière, on pouvait lire dans les petites annonces de Libération cet extrait des « Mémoires d'Hadrien » de Marguerite Yourcenar :

« Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l'homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l'amour non partagé, l'amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d'une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses. »

Ça aurait de la gueule, gravé au fronton des ANPE... Non ?


Source : Le carnet de Périphéries


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