Introduction
Les
politiques publiques, au Brésil, depuis que le pays a signé la
Convention des Droits de l’Enfant, en 1990, n’ont pas beaucoup
progressé. Le rapport de l’ONU divulgué en avril 2004, dit que nous
n’avons accompli qu’un tiers des objectifs assumés pendant cette
Convention: des 27 objectifs, le Brésil n’en a atteint que 9 et
accompli, en partie, 11. L’éradication du travail infantile en est
toujours au même stade, tout comme les soins adéquats pour les
adolescents infracteurs, le combat contre le tourisme sexuel qui
atteint aussi bien les petits garçons que les petites filles.
Nous
pouvons affirmer que la présence d’enfants sur les voies publiques
n’est pas un fait nouveau. Au Brésil, il y a des registres
historiographiques qui datent au moins du XIXème siècle, où des enfants
attirent l’attention du fait qu’ils se trouvent physiquement et
moralement abandonnés sur les voies publiques (Rizzini :1997). Ce
phénomène sera toujours associé aux caractéristiques de notre processus
d’urbanisation, pendant et après la période de l’esclavage. Le besoin
du travail infantile s’imposait et s’impose encore comme une réalité
urbaine incontournable pour les populations pauvres. Mais aujourd’hui,
il est déjà clair, pour une grande partie des chercheurs dans ce
domaine, qu’un enfant ne va pas à la rue seulement pour y travailler.
Elle exerce un grand attrait pour l’enfant qui vit dans les quartiers
tristes et abandonnés de la périphérie. En s’éloignant de sa famille
d’origine, temporairement ou de façon permanente, mais progressivement,
il va se présenter à l’espace urbain, non seulement comme témoin de
l’échec de l’État, mais de celui de toute la société.
Il est
correct de penser que la socialisation d’un enfant (1) qui n’est pas
supervisé par un adulte ou protégé par un foyer, se fait de la façon la
plus aléatoire et sujette à des contingences beaucoup plus difficiles à
estimer que celle d’enfants qui grandissent dans des conditions plus
prévisibles, du moins du point de vue de la classe moyenne et
occidental. Beaucoup de ces enfants ne sont jamais allés à l’école,
même ceux qui l’ont fréquentée sont scolarisés médiocrement.
Même
quand ils démontrent leur inquiétude pour bien élever et protéger leurs
enfants, les adultes avec lesquels ils ont vécu ou ceux avec lesquels
ils vivent encore leur offrent beaucoup moins que le nécessaire pour un
développement intégral et sain. Parmi eux, beaucoup sont soumis à des
situations permanentes de violence intra-familiale, d’abus et de
souffrances psychologiques. Quand ils ne sont pas impulsés au travail
précoce qui en fait des adultes avant l’âge et rend ainsi leurs chances
de scolarisation encore plus incertaines.
Ce contingent
d’enfants et d’adolescents est la mire du travail entrepris par les
Maisons d’Accueil de la Fondation Cidade Mãe (2). C’est là que
travaillent des éducateurs, dont l’objectif est d’aider ceux qui
arrivent, acheminés ou de leur propre gré, à la recherche d’un soutien
pédagogique, d’hygiène, de repos, d’alimentation ou de protection. Le
vécu dans la rue, variable selon le cas, donne des caractéristiques
très particulières à cette population: il leur est difficile de rester
dans un espace fermé, ils ne se soumettent pas facilement aux normes de
la convivialité, ils sont défiants, et beaucoup d’entre eux n’ont
jamais appris à se sentir en sécurité auprès d’un adulte. Même en
évitant intentionnellement de comprendre ces enfants sous l’angle de ce
qui leur “manque“, il faut souligner que le contact avec leurs réalités
difficiles donne à l’adulte un très haut niveau d’exigence
psychologique.
Ainsi, être éducateur auprès d’enfants des rues
au Brésil n’est pas une profession facile. Aucune formation spécifique
ne lui est consacrée. Les éducateurs œuvrant dans ce domaine peuvent
avoir à l’origine différentes formations professionnelles, ce qui
induit une grande diversité des équipes (3). Ils peuvent avoir une
formation universitaire (pédagogie, service social ou psychologie le
plus souvent) ou être des personnes ayant à peine terminé leurs études
secondaires. Du fait qu’ils reçoivent de très bas salaires, la plupart
exercent une autre activité (policier, étudiant universitaire, artisan,
artiste ou professeur dans le public ou le privé) qui, selon eux, leur
permet de survivre avec le minimum nécessaire. Ceci est un facteur
important qui doit être considéré lorsque l’on évalue les difficultés
qu’ils rencontrent dans leur pratique quotidienne auprès de ces
enfants.
Ces différentes origines du point de vue de la
formation et des concomitances professionnelles nous présentent
l’ambiance d’un métier très différent de la plupart des autres, du
moins de ceux du monde de l’éducation.
En tant que directrice
de ces maisons d’accueil pour enfants des rues, au sein d’un organisme
public lié à la municipalité de Salvador, à Bahia, je me suis toujours
demandée pourquoi ces personnes étaient là, pourquoi elles avaient
choisi ce travail dans lequel les situations dramatiques s’ajoutent à
l’urgence et à la précarité matérielle. En grande majorité, les
éducateurs ne sont pas des fonctionnaires publics de carrière. Ils
n’ont pas passé de concours, ce qui me semble pertinent dans la mesure
où cela évite de devoir manager des professionnels inadaptés à cette
fonction – être reçu à un concours n’assure pas nécessairement la
compétence professionnelle dans ce domaine. Ils arrivent sur la
recommandation d’une connaissance, ou se portent candidats à un poste
vacant; certains ne supportent pas ce travail et s’en vont au bout de
quelques semaines ou de quelques mois; d’autres, au contraire, sont là
depuis la création de l’institution, il y a plus de dix ans.
Comment
parviennent-ils à vivre quotidiennement avec des jeunes si exigeants?
Où trouvent-ils la force d’écouter sans cesse des histoires difficiles,
dont certaines sont tragiques et sans solution dans le cadre de
l’institution? Qu’est-ce qui fait que les personnes choisissent un
métier où elles côtoient la violence, la souffrance des autres, et se
soumettent à une vie pleine de tensions? Et que faisais-je là moi-même,
coordonnant ce travail qui pouvait me mener jusqu’au petit matin, selon
le type de prise en charge nécessaire?
Ce que disent les éducateurs
Lors
d’une réunion portant sur l’analyse de la pratique, alors que j’étais
encore coordinatrice de ce projet, l’observateur extérieur qui
dirigeait la session proposa au groupe d’éducateurs une approche
utilisant la technique de la ligne de vie: chacun, le long d’une ligne,
nota les événements les plus importants de sa propre vie; puis dut
sélectionner un de ces événements, y réfléchir et présenter ses
considérations au groupe.
Au fil des interventions des
éducateurs, nous avons perçu une grande convergence dans les thèmes
abordés; les plus prégnants avaient trait à l’exclusion liée à l’ethnie
et à la classe sociale, ou à l’histoire de vie des parents; leur
origine sociale nous a suggéré que ces personnes, pendant l’enfance et
l’adolescence, auraient toutes pu adopter des comportements considérés
à risque, et y avaient échappé. Mais l’époque était autre. Par exemple,
la pauvreté n’impliquait pas fatalement le chômage des parents. Les
encouragements de la famille et un grand effort personnel ont permis
qu’aucun d’eux ne bascule de l’autre côté de la ligne de risque.
Peut-être que j’étais devant un groupe de résilients (4). Être
éducateur avait été, pour tous, une forme d’ascension sociale. Comme
l’indique la littérature dans ce domaine (Cyrulnik,1998, 1999, 2001;
Tomkiewicz, 1999), les personnes résilientes, fréquemment, thématisent
leur vie, en se dédiant à ceux qui se trouvent dans les mêmes
conditions qu’elles, afin d’empêcher qu’elles ne passent par des
difficultés.
Au long de l’évaluation de cette réunion, j’ai
compris comment, du fait de notre extraction sociale (classes
laborieuses urbaines), beaucoup d’entre nous avaient vécu l’exclusion,
qui peut être à Bahia à la fois ethnique, religieuse, économique,
politique et culturelle (5). Nous étions tous noirs, afro-descendants,
mais tous nous avions été « sauvés » de situations à risque. Ces
histoires avaient-elles à voir avec le choix professionnel ?C’est dans
le tâtonnement vers ces réponses, motivée par une nécessité de
compréhension, que je développe mon travail de recherche. Lors de
longues heures d’entretiens non structurés, j’ai pu saisir comment ces
hommes et ces femmes articulent passé et présent, comment ils donnent
sens à leur travail, quelles entraves ils perçoivent à leur pratique,
quelle perspective d’avenir ils imaginent pour cette population de
jeunes démunis matériellement, et quelle est la nature des relations
institutionnelles qu’ils établissent au cours de leur pratique.
Je parle d’un adulte qui, comme l’affirme Milito (1995, 150-151) :
(…)
vit dans un état de perplexité et d’alerte face à l’inhabituel et au
risque. Ce travail sur l’estime de soi [des enfants] lui confère, au
milieu du quotidien chaotique dans lequel il se débat, au moins
quelques certitudes, et, en même temps, crée un rôle pour lui-même,
celui d’inventeur des enfants.
Bien qu’ils décrivent une enfance
relativement protégée, ils furent des enfants pauvres dont la famille
ne connut jamais de répit du point de vue économique, entrevoyant
l’éducation comme une possibilité d’ascension sociale et comme une
stratégie susceptible de minorer ou de solutionner les effets de leurs
conditions difficiles d’existence. Pour ces éducateurs, articuler
travail, école et survie eut pour conséquences des expériences
frustrantes d’interruption d’études ; ainsi, ils connurent de manière
précoce le travail, qui, dans le but d’assurer leur survie immédiate,
fut une priorité dans leur vie. Cette bataille, pour certains, reste
quotidienne, et ils luttent encore pour leur ascension sociale, en
s’engageant dans des cursus ou des formations dont la qualité n’est pas
toujours garantie.
Leur préoccupation avec le social par rapport
à la trajectoire de militance elle-même auprès des organisations
communautaires, des syndicats et des mouvements sociaux, est un autre
aspect qui unifie ce groupe de travailleurs sociaux, sans oublier
l’importance qu’ils attribuent à l’amélioration du quotidien urbain
d’une ville qui doit accueillir l’enfance et la jeunesse dans de
meilleures conditions. Un éducateur dit:
Tout comme vous avez
misé sur votre enfance: « je vais réussir », vous misez avec la même
force et le même espoir sur l’enfant avec lequel vous travaillez.
Un
autre aspect à considérer est la présence masculine dans ce type
d’action. Au Brésil, les travailleurs du secteur de l’éducation sont
des femmes à une majorité écrasante. Au sein des espaces dans lesquels
nous intervenons, les maisons d’accueil de nuit, le rapport s’inverse :
les hommes sont plus nombreux que les femmes à exercer la fonction
d’éducateur et les femmes ont une plus grande mobilité que les hommes.
Au commencement du projet, la grande majorité des éducateurs recrutés
était composée de femmes (quinze femmes et huit hommes); dix femmes
sont parties ou furent écartées contre seulement cinq éducateurs
masculins. Ainsi, le mythe selon lequel la force physique serait
nécessaire pour maîtriser et discipliner les jeunes « difficiles »
attirerait une population prioritairement masculine pour cette
fonction. Les départs féminins seraient-ils dus au fait que le travail
soit trop exigent pour les femmes, en ce qu’il représente le risque
quotidien d’affrontement physique avec les jeunes, expliquant que les
hommes assument plus longtemps la fonction que les femmes ?
Les
éducateurs rapportent des situations très dures survenues au quotidien
dans les maisons d’accueil. Le haut niveau d’exigence et les nombreux
conflits à supporter soulignent les aspects très subtils des habiletés
et des ressources personnelles nécessaires à l’exercice de la fonction.
Il est clair dans leurs discours que l’adulte éducateur est affecté par
les relations avec son objet de travail, exposant ainsi les aspects
subjectifs de leur action. Quand nous pensons à la résilience, c’est
fréquemment le côté de l’enfant et non celui de l’adulte tuteur qui est
considéré. Le contact quotidien avec les exigences de cette pratique
interfère dans la subjectivité de ces adultes, ce qui évoque le concept
d’altération utilisé dans le cadre de l’ approche multiréférentielle
(Ardoino,2000).
Ils ne se réfèrent pas seulement à des
situations d’affrontement physique, mais à la complexité des exigences
posées par les jeunes, en particulier les filles. La rue est
particulièrement dure avec elles. Pour assurer leur défense et leur
survie la plus immédiate, corporelle même, elles s’emparent de
différentes ressources et stratégies qui donnent une densité
supplémentaire au travail éducatif. C’est comme si, au-delà d’une même
réalité qui touche sans discrimination les garçons et les filles, le
simple fait d’être femmes était un risque supplémentaire. On observe
d’ailleurs une spécialisation liée au genre: les éducateurs, hommes ou
femmes, se consacrent en priorité, soit aux garçons ou soit aux filles,
certains préfèrent les garçons et d’autres choisissent de travailler
avec des filles.
Au-delà d’un processus d’identification avec
les jeunes, à partir d’itinéraires de vie qui auraient pu occasionner,
dans le cas des éducateurs, une rupture avec la famille et une
marginalisation dans la rue, ce travail éducatif prend un caractère de
militantisme politique. Dans la mesure où ces maisons d’accueil, de par
leur fonctionnement différencié, ne constituent pas une nouvelle forme
d’emprisonnement pour les jeunes en difficulté, il n’est pas précipité
d’affirmer qu’elles attirent des personnes qui croient en une
proposition de prise en charge ouverte:
c’était un enfant qui
avait été élevé dans la rue depuis l’âge de deux ans, sans avoir jamais
vécu dans un espace fermé. Vous imaginez quelqu’un qui n’a jamais vécu
dans un espace fermé? Il n’avait pas de notion d’espace, se cognait
contre les murs. Il avait été élevé à place de la Piedade, et là il
abordait les gens et courait. Alors, quand il arrivait dans une pièce
de douze mètres carrés, il tapait un autre enfant et courait. Il
poussait une chaise devant lui et se cognait contre le mur et revenait.
Il faisait … il gesticulait comme s’il se disait « pourquoi est-ce que
je suis là-dedans ? »
Un témoignage comme celui-ci démontre que
les éducateurs ont la conviction d’être devant des sujets de droit et
non face à de simples « déchets de la société » sans droit à la parole.
L’enfant a du mal à rester dans un espace fermé, même pour peu de
temps. Il faut connaître son histoire pour comprendre son comportement.
Il est nécessaire de détenir l’histoire particulière de chacun d’entre
eux et en tenir compte pendant le travail pédagogique, dans la mesure
où:
L’exigence de la transformation du réel, qui est au cœur de
l’étique du pédagogue, exige que celle-ci ne confonde pas avec la
tentation de la toute-puissance (…) il fait dire au pédagogue qu’il ne
saurait y avoir une théorie générale de l’éducation et que tout
savoir-faire pédagogique passe par le rencontre face-à-face avec
l’enfant réel (Gaberan, 1998 :125)
Les éducateurs traduisent
dans leur discours une préoccupation pour le social. Elle semble liée à
leur propre trajectoire de militants dans les organisations
communautaires, les syndicats et les mouvements sociaux qui
apparaissent dans leurs argumentations, et compose les éléments
définissant leur choix professionnel.
Ainsi, ils relient leur
travail à une préoccupation pour une amélioration du quotidien urbain,
à une recherche de citoyenneté pour les populations opprimées, au droit
qu’a chaque enfant d’avoir un présent et un futur. En vivant avec ces
jeunes, les éducateurs développent des possibilités de compréhension de
la complexe réalité sociale, se pensant eux-mêmes comme des agents
possibles de transformation. On peut même percevoir une admiration pour
la résistance des enfants face à l’adversité, le « vivre dans la rue »
étant considéré comme une réponse salutaire aux conditions adverses.
Dépassant la vision encore répandue de ces enfants comme des « pauvres
petits », « livrés à leur propre sort », etc., qui reste vivace dans le
tissu social, aucun témoignage ne porte trace de cette attitude; au
contraire, reconnaissant que cette partie de la jeunesse doit se saisir
de nombreuses ressources pour garantir sa survie, il existe une
admiration dans certains de leurs discours, qui définit, d’une certaine
façon, leur immersion dans cette pratique:
Ce
qui est le plus intéressant, c’est qu’ils sont beaucoup plus créatifs
que les éducateurs. Toujours, toujours, toujours. (…) Ils sont
hautement créatifs...
Parlant d’expérience, ils affirment
que leur travail implique d’agir dans les « brèches ». Brèche, pli, les
lieux où se placer stratégiquement pour se protéger et créer (Deleuze,
1992). Ils commentent, sans le savoir, le concept de Deleuze, parlant,
en vérité, d’une autre façon de faire, politique, d’une micro-politique
qui se confond avec les actions ordinairement vécues au contact des
enfants. Pour eux, leur travail est la forme même de cette action. Le
militantisme politique fut un chemin et leur pratique actuelle, être
éducateur, est dans la continuité de leur militantisme antérieur.
Dans
le premier regroupement par thèmes que j’ai réalisé à partir des
entretiens avec les éducateurs, j’ai considéré deux notions qui, a
priori, me paraissaient différentes : les témoignages relatifs à leur
implication dans leur travail et ceux qui exprimaient ce que j’ai
appelé l’identification avec l’enfant. En relisant les extraits
sélectionnés pour discuter ces deux éléments, j’ai commencé à percevoir
un croisement entre les deux perspectives. D’une certaine façon,
derrière leurs discours sur la dimension politique de leur choix
professionnel ou ce qu’ils pensent être leur mission dans ce monde, ils
se reconnaissent dans les enfants du point de vue des caractéristiques
comportementales qui permettent leur survie dans des conditions
difficiles, du point de vue de leur propre origine sociale, semblable à
celle des jeunes, ou même par le simple fait d’être enfant ou
adolescent.
L’étymologie
du mot implication nous aide dans ce parcours. Dans la présentation du
numéro 39 de la revue Pratiques de Formation-Analyse, consacré à la
discussion des idées d’Edgar Morin, Jacques Ardoino établit une
différenciation entre complexité et complication, partant du fait que
malgré leur étymologie commune, ce sont des concepts très éloignés,
voire antagonistes. Les deux termes viennent du latin plicare, qui
signifie plier, à l’origine de mots comme expliquer, compliquer,
appliquer et impliquer. Ce dernier verbe, ainsi, pourrait être compris
comme « plier en dedans ». Même sous cet angle, la discussion
motivationnelle des relations de l’éducateur avec ce domaine spécifique
de travail nous amènerait donc à regarder « en dedans » de lui pour
parvenir à comprendre.
Je trouve intéressant d’entendre des
discours émus et très sincères sur la vie ardue de ces enfants, les
difficultés qu’ils rencontrent, l’abandon qu’ils expérimentent, comme
si leur quotidien était fait de tristesse, du poids, de la rage d’avoir
été « choisis » pour cette vie risquée, sans le support naturel de la
famille. C’est seulement en vivant avec eux qu’on peut comprendre
qu’ils sont, par de nombreux aspects, des filles et des garçons comme
les autres. La joie, l’amusement, la posture friponne de l’adolescent
apparaissent au quotidien dans le travail, même si cela paraît souvent
invraisemblable aux personnes extérieures, et renforcent les
caractéristiques humaines présentes dans les relations.
Violent,
dissimulé il est triste et a peur de dormir et il ment en disant qu il
allait tirar braba à la maison d’accueil. Il arrive déjà en provoquant
la bagarre, il rejette les normes qu’il connaissait pourtant depuis
longtemps. Après plusieurs essais d’autres éducateurs, un éducateur
trouve une issue, une « méthode » : J’ai commencé à lui faire des
bisous. Devant chaque nouvelle menace dirigée vers moi ou les autres
enfants, je l’embrasse. Je l’embrasse, je ne fais que l’embrasser. Il
semble être fâché comme si sa masculinité, à seize ans, pouvait être
heurtée. Il crie: Putain, tu me cherches; je te prends dehors. – Je
réponds: si tu me bats dehors, je vais dire que c’est à cause des bises
que je t’ai données. Je vais raconter à tout le monde que ce dont tu as
besoin c’est de bisous, de tendresse.
Bien qu’ils évoquent la
difficulté de leur travail et le considèrent comme stressant et
exigent, les éducateurs veulent poursuivre leur activité et font preuve
d’une compréhension remarquable du sens de l’éducation :
Pourtant,
je vais toujours travailler là-dedans, parce que je trouve que c’est la
meilleure chose qui existe. Je ne ferais pas bien un autre métier. Pour
moi l’éducation est le quotidien de la culture (…)
S’ils parlent
de difficultés, ils ne les attribuent pas aux jeunes dont ils
s’occupent, mais à leur relation avec l’institution. Les éducateurs
sont convaincus que l’institution, dans sa forme actuelle, boycotte
leur travail d’une certaine façon, en compliquant leur action à travers
des mesures administratives, la précarité matérielle, salariale et
surtout, en empêchant la visibilité sociale de cette action. Pour
Ardoino (2000), l’implication du praticien peut être – et elle l’est
fréquemment – mal vue par l’institution. L’implication, parce que
toujours liée à l’autorisation et signifiant que l’éducateur est, au
moins, un co-auteur, revendique un lieu de non passivité et
d’insoumission aux règles de l’institution, exige une valorisation
sociale de son travail et un travail de formation continue
incontournable.
Les témoignages recueillis permettent d’affirmer
que « le faire » de l’éducateur se caractérise par l’imprécision,
l’incertitude et l’insécurité: son action est imprécise parce qu’il ne
sait jamais si le dispositif utilisé pour prendre en main une situation
posée par un enfant spécifique fonctionnera de nouveau avec un autre
enfant; incertaine parce qu’il ne peut pas se réassurer que son action
pédagogique résultera en des changements, dans d’autres formes de
viabiliser la survie elle-même, moins néfaste ou dangereuse pour
l’enfant; et finalement, l’insécurité parce qu’il existe une certaine
volatilité dans le travail avec ces populations qui peuvent empêcher la
continuité de l’action pédagogique en cours, soit par la disparition ou
par la mort de l’enfant, soit parce qu’il ne veut plus fréquenter la
maison d’accueil. C’est comme si, d’une certaine manière, sa profession
allait à la dérive, au gré de ce qui va se passer durant le quotidien
marqué par l’imprévisible, par l’urbanité nomade de ce segment
d’enfants nés ou élevés dans la pauvreté:
Je trouve qu’entre
l’éducateur et l’enfant, une ligne d’équilibre s’établit. C’est comme
la corde du funambule. Si l’éducateur ne sait pas dans quel sens il va,
sur la corde, sans parapluie, il tombe. Et il n’y a pas de filets
au-dessous. Alors je pense que sur cette corde du funambule,
normalement, c’est l’enfant qui soutient l’éducateur (...) L’éducateur
est sur le fil et l’enfant lui tient la main pour lui donner de
l’équilibre. Nous vivons en fonction de cela.
Notes :
(1)
Bien que l’âge le plus courant pour qu’un enfant quitte le foyer soit 7
ans, on peut trouver des enfants encore plus jeunes qui vivent dans les
rues, au Brésil. (Source: Projet Axé, 2003).
(2) La Fundação
Cidade Mãe est un organisme public lié à la municipalité et responsable
pour toute l’assistence à l’enfance de la ville de Salvador, Bahia. Les
Maisons d’Accueil de nuit s’adressent aux enfants et adolescents à
risque personnel et social dans la tranche d’âge de 07 à 17 ans
acheminés par des organisations diverses qui travaillent auprès des
populations sans domicile fixe de la ville de Salvador (Projet Axé,
Conseils de Tutelle, Tribunal des Mineurs, Ministère Public, etc). Ces
Maisons offrent des moyens de couchage, hygiène personnelle,
alimentation, des activités ludiques et pédagogiques orientées vers la
socialisation et la réadaptation à des espaces fermés. Les enfants
peuvent arriver entre 18:00 et 19:00h et doivent partir, après le
petit-déjeuner entre 07:00 et 07:30 h; les maisons fonctionnent en
système ouvert.
(3) Ce qui ne peut être considéré comme étant inadéquat, bien sûr.
(4)
La résilience, c’est la capacité qu’a chaque personne, de pouvoir
surmonter les événements difficiles ou traumatiques de la vie, tout en
continuant à évoluer, à condition que l’environnement immédiat ou la
culture la soutienne.
(5) Dans la région métropolitaine de
Salvador où 86,6% de la population qui travaille (dix ans ou plus) est
formée par des noirs et des métis, on retrouve la plus grande disparité
entre les blancs et les noirs sur le marché du travail. En premier
lieu, pour le taux de chômage: 9,3% parmi les blancs et 18,3% pour les
noirs et les métis. Le panorama s’aggrave au niveau des rémunérations,
trois fois plus élevé pour les blancs: R$ 1.550 contre R$ 556 par mois.
Bibliographie :
Ardoino,
J. (2000) Les avatars de l’éducation. Paris: PUF.Ardoino, J. (1999) La
complexité revisitée. Pratiques de Formation-Analyses. No. 39 p. 1-7.Curulnik, B. (1998) Ces enfants qui tiennent le coup. Revigny-sur-Ornain, Hommes et perspectives.Cyrulnik, B. (1999) Un merveilleux malheur. Paris: Odile Jacob.Cyrulnik B. (2001) Les vilains petits canards. Paris: Odile JacobDeleuze, G. (1992) Conversações. Rio de Janeiro, Ed. 34.Gaberan,
P. (1998) Être éducateur dans une société en
crise. Un engagement, un métier. Paris: ESF Éditeur Rizzini,
I. (org.) (1997) Olhares sobre a Criança no Brasil: Séculos XIX e XX.
Rio de Janeiro: USU Ed. Universitária/CESPI/USU. AMAIS Livraria e
Editora (Série Banco de Dados 5).Silva, H. e Milito, C. Vozes do Meio-fio (1995). Rio de Janeiro: Relume-DumaráTomkiewicz,
S. (1999) La résilience: l’amour et la loi. In Souffrir mais se
construire. Ramonville Saint-Agne: Erès/Fondation pour l’Enfance.
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