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L'homme
entretient de lui une fausse idée qui sous la pelure avantageuse de
beaux sentiments et de grandes idées, maintient férocement les
dominances. (H-L)
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Vous
qui lisez cette page, il est important de signaler que la théorisation
des trois cerveaux (ou cerveau triunique) du neurobiologiste Paul Mac
Lean (1913-2007) et popularisée par Arthur Koesler (romancier) n'a
aujourd'hui plus aucune validité scientifique et se trouve obsolète.
Donc toute référence à un cerveau reptilien et autres éléments de cette
conception passée, dont fait mention Henri Laborit est à prendre avec
précaution et à remettre dans son contexte, en l'état les années 1970.
Ce qui n'invalide pas ses propres découvertes et ses interrogations sur
la domination et l'organisation des pouvoirs.
Bonnes lectures !
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Le
pessimisme peut aider à ne pas tomber dans
l'angélisme ou la réclame publicitaire.
Nous arpentons avec
l’œuvre d'Henri Laborit des domaines vastes et
complémentaires : urbanisme, vie politique, biologie,... Dieu n'est pas un joueur de dé : il se frottera
même à la mécanique quantique. Il fut
le découvreur de l'anesthésie moderne et le
père des premiers psychotropes à des fin
pharmacologiques. Quelques années après sa disparition, il
reste en marge et pourtant ce visionnaire de génie a encore
de beaux jours devant lui, tant sa pensée demeure vivace.
Le
biologiste et le comportementaliste, s'interrogea et tenta de
résoudre certaines méprises, notamment
l'idée que nous pouvons nous faire de la liberté.
Pour autant, il
esquissa des perspectives, un nouveau mode d'organisation par le
savoir, en quelque sorte une nouvelle étape après
"la lutte des classes". Un nouvel âge passant par un mode
autogestionnaire de nos sociétés humaines. Il
serait donc possible de produire de l'intelligence sans passer par un
système consumériste et de domination par les
instincts. Sciences et humanisme ne sont pas contradictoires. La perte
d'espérance de nos contemporains pour le progrès est un jeu
dangereux. Il ne faut pas confondre nihilisme et ce que peut
être une pensée critique même
pessimiste.
Il
y a comme une peur à déformer sa
pensée et tout son travail de recherche.
Laborit fut l'un des plus
grands scientifiques du vingtième siècle. Il
reste quasiment un inconnu pour ses compatriotes, pourtant que de
choses à dire sur cet homme et ses découvertes.
Un des rares à tenter de s'adresser à tous les
publics, ses écrits ont pu ainsi donner à penser
notre monde et de l'infiniment petit à l'infiniment grand.
Il tentera une grille de pensée, il restera un homme
engagé pour le devenir humain, qu'il présumait
difficile, si ce n'est dévastateur, si l'Humanité
ne prenait pas conscience de ses rapports de pouvoir(s).
Le politique,
c'est d'abord une science de l'organisation des structures sociales,
analysait Henri Laborit sur le thème de l'autogestion dans
une société où l'information est
prépondérante.
Henri Laborit nous a laissé beaucoup d'idées à exploiter, pas la
peine non plus d'attendre la fin du monde pour le lire, notamment la
société informationnelle.
La fraternité selon Henri Laborit ?
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Entretien de Georges Charbonnier sur France Culture - Juillet 1973 - durée 12 minutes
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En 1973, le professeur Laborit estimait
déjà que : Tant
que les informations seront
entre les mains de quelques-uns, que leur diffusion se fera de haut en
bas, après filtrage, et qu'elles seront reçues
à travers les grilles imposées par ceux qui ne
désirent pas, pour la satisfaction de la dominance, que
cette grille soit contestée ou qu'elle se transforme, la
démocratie est un vain mot, la fausse monnaie du socialisme .
Notes de Lionel Mesnard, année 2003
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''L'agressivité
compétitive''
ENTRETIEN AVEC HENRI LABORIT
d'Hélène Barrère
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Extrait du n°2 de la revue Itinérances, parue en novembre 1986. Dans le cadre d’un dossier intitulé « Vaincre la peur ». Dans cet article contradictoire, le professeur Laborit nous expose ses
doutes quant à la finalité de l'être humain. Apparaissent ainsi les
hésitations d'un savant (...) qui conçoit le cosmos dans sa complexité
mais bute sur les concepts métaphysiques.
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Cinq émissions d'entretiens
avec Henri Laborit à écouter ou télécharger !
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1 - « L’homme et la ville », 17 octobre 1984 : Cliquez ici !
2 - « La nouvelle grille », 24 octobre 1984 : Cliquez ici !
3 - « Eloge de la fuite », 31 octobre 1984 : Cliquez ici !
4 - « De mes couilles au cosmos », 7 novembre 1984 : Cliquez ici !
5 - « La colombe assassinée », 12 novembre 1984 : Cliquez ici !
Source : Radio Libertaire, 1984
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HENRI LABORIT, entretien de mai 1988
Mme de Gramont |
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Contradiction
faite homme. Il fume et il boit avec un plaisir évident. Il ne répond
pas toujours aux questions qu'on lui pose. Puis, le voilà tout à coup
attentif. Il mord à une question, la secoue et trousse une réponse
affûtée comme un poignard.
La carrière scientifique du professeur Laborit est passionnante. Ses
découvertes, nombreuses, ont donné naissance notamment aux «cocktails
lytiques» en anesthésie et en réanimation. Ses travaux sur la biologie
du cerveau, l'état de choc et l'agressivité ont abouti au célèbre
système de l'inhibition de l'action. Quand nous sommes en état de
stress, il se produit dans notre cerveau une sorte de branle-bas qui
nous pousse à agir - lâcher la vapeur, dire la colère, etc. ou à fuir.
Mais lorsque nous ne pouvons ni agir ni fuir, nous sommes en
inhibition. Et si cette situation étouffante dure trop longtemps, nous
finissons par tomber malades, physiquement ou mentalement.
Cette découverte a, selon nombre de scientifiques, de graves
implications sociales et politiques. Le professeur Laborit a démontré
que la tendance à la domination sociale de certaines personnes ou
certains groupes force d'autres personnes ou d'autres groupes à la
soumission. Et cet état d'impuissance serait à la base de la plupart
des grandes maladies de civilisation. Fasciné par cette question, le
cinéaste Alain Resnais a réalisé, en 1980, un film destiné à vulgariser
le concept d'inhibition de l'action: Mon oncle d'Amérique.
Le professeur Laborit est un vieil habitué du Québec. Il y vient
régulièrement et a déjà, de 1978 à 1980, enseigné la
bio-psycho-sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Il y a dix
ans, au cours d'un de ses séjours, il a rencontré une Québécoise qui
lui a fait énormément d'effet. «La Huguette Laurent», comme il dit.
Depuis, le couple vit ensemble à Paris. Voici des extraits choisis de
l'entrevue qu'il a accordée à "Châtelaine". (en mai 1988)
Monique de Gramont: Vous êtes né à Hanoi, m'a-t-on dit...
Henri Laborit : Mon père était médecin colonial. Le premier endroit où
on l'a envoyé, ça a été le Tonkin. Ma mère l'accompagnait. Tandis qu'il
parcourait les montagnes du haut Tonkin avec une compagnie de
tirailleurs, ma mère enceinte de moi suivait derrière. Elle montait en
amazone, passait les torrents, transportait les caisses de médicaments,
de vaccins et d'instruments de petite chirurgie. Je suis donc né dans
un hôpital d'Hanoï, à 6 heures du matin.
M.d.G.: Pas d'autres détails sur votre naissance?
H.L.: J'ai été nourri au sein... Plus tard, mon père a été envoyé au
Proche-Orient. Ma mère est rentrée en France, à Chauvigny. Papa a été
fait prisonnier. J'avais cinq ans quand il est revenu à la maison.
M.d.G.: Votre premier souvenir visuel?
H.L.: Après le Proche-Orient, mon père a été envoyé en Guyane
française. Il m'a emmené avec lui. J'ai vu la forêt vierge... Mon père
s'occupait d'un hôpital de lépreux. Nous avions des forçats comme
serviteurs. Il y en avait un qui avait été spécialement dévolu à ma
personne. Il s'appelait Kéal. Mon père a contracté le tétanos et il est
mort en 48 heures, après avoir fait son diagnostic.
M.d.G.: Et ensuite?
H.L.: Ma mère, née de Saulnière, était enceinte lorsqu'elle a appris la mort de
mon père. Six mois plus tard, elle accouchait d'un autre garçon. Nous
étions dans la misère. Ma mère a dû travailler pour nous faire vivre.
Elle a donné des cours de piano, de chant, et elle a même fait de la
couture.
M.d.G.: Quel souvenir avez-vous gardé de vos parents?
H.L.: Mon père avait un sale caractère, violent... un vrai Vendéen.
C'était un artiste, surdoué, excellent violoniste. Il composait et
peignait... Ma mère n'était absolument pas raisonnable. Strictement
illogique. Nous avons mené avec elle une existence très chaotique.
M.d.G.: Quels rapports entreteniez-vous avec elle et votre frère?
H.L.: Ma mère adorait mon frère. C'était son préféré. Physiquement, il
ressemblait à mon père. Moi, elle me respectait plus qu'elle ne
m'aimait. Enfin, je crois... Elle ne prenait aucune décision sans m'en
parler. J'étais le remplaçant de mon père, donc le type raisonnable.
Avec plein de femmes - la
sœur de ma mère, une cousine germaine dont j'étais vaguement amoureux -
autour de moi. J'étais le mâle de la famille. Celui qui savait ce qu'il
voulait.
M.d.G.: Et vous vouliez quoi?
H.L.: Ma mère m'a élevé dans l'admiration de mon père. Je me suis fait
un mythe de cet homme et j'ai fait comme lui. La même école: santé
navale.
M.d.G.: Vous vous êtes marié très jeune, parait-il ?
H.L.: A 22 ans j'avais déjà des préoccupations. Il fallait que je passe
l'internat, que je fasse vivre une famille naissante, la mienne.
M.d.G.: Et vous vous êtes retrouvé en pleine guerre...
H.L.: Oui... on m'a envoyé en Afrique d'abord. Puis je me suis retrouvé
sur un torpilleur, le Sirocco, qui a coulé le 30 juin 1940, pendant
l'évacuation de Dunkerque.
M.d.G.: Ça vous a beaucoup marqué cette expérience?
H.L.: (II fait un grand geste de la main droite.) Il y avait des
torpilles, des bombes, tout foutait le camp dans l'eau. Sur 800 hommes
de troupe, 720 sont morts. On a mis un mois à s'en remettre. On
attendait la mort tous les jours... Il y avait un abandon de ce qui
aide à vivre qui n'était pas facile à 24 ans.
M.d.G.: Apres cette tragédie, vous avez quitté votre pays?
H.L.: Je ne pouvais pas voir la France envahie. Quand on m'a désigné
pour foutre le camp sur un pétrolier, je suis parti en laissant ma
femme et mes gosses à Toulon. Et ma mère et mon frère à Chauvigny.
M.d.G.: Vous ne parlez pas beaucoup de votre frère, il me semble?
H.L.: Je ne l'ai pas beaucoup connu. Il s'est fait zigouiller à 24 ans,
juste avant le libération. C'est peut-être une des rares fois où je le
raconte. C'est ma mère qui a tué mon frère... Elle était très
pétainiste et c'est elle qui a incité mon frère à devenir membre de la
milice (la collaboration avec l'ennemi). Un jour, mon frère a dû la
prendre avec lui dans sa caserne, à Poitiers, parce qu'elle était en
butte à une certaine haine de la part des gens de sa région. Les
Anglais ont bombardé la caserne. Ma mère a été blessée et mon frère
descendu par un résistant. Quand Pétain et les miliciens sont partis
pour l'Allemagne, ma mère les a suivis. Lorsqu'elle est revenue, on l’a
arrêtée et foutue en taule à la Conciergerie. En tant que héros de
Dunkerque, croix de guerre avec palme, cité à l'Ordre de la nation,
etc., j'ai écrit à de Gaulle.
Je lui ai dit: voilà ma guerre. Peut-être
que s j'étais resté en France, ma mère n'aurait pas conduit mon frère à
devenir capitaine de milice et qu'elle-même n'aurait pas pris le parti
des pétainistes. C'était une position strictement idéologique et de
classe, parce qu'elle s'appelait de Saulnière! La mort de mon frère est
une mort de classe! De Gaulle a fait libérer ma mère. A ce moment-là,
j'étais chirurgien de l'armée, à Toulon. Elle est venue me rejoindre.
Un matin, deux gendarmes se sont présentés avec un ordre d'arrêt. Ils
ont emmené ma mère à Poitiers. On lui a fait un procès. Je suis allé
déposer en uniforme. Elle a été condamnée à deux ans de taule,
destituée de ses droits civiques et elle a perdu la pension de mon
père. A sa sortie de prison, je lui ai trouvé une villa à Arcachon.
Elle s'est occupée de mes trois garçons pendant un temps. Elle est
finalement morte d'un cancer d'estomac, le 15 février 1953. Le
lendemain, je partais en mission en Indochine.
M.d.G.: A cette époque, vous aviez déjà fait un certain nombre de découvertes?
H.L.: En 1951, quand je suis arrivé à Paris, j'avais déjà découvert
l'action de certaines substances qui ont donné naissance à la
chlorpromazine, le premier tranquillisant antipsychotique. J'avais été
aussi le premier à me servir de curare en salle d'obstétrique. En
paralysant le périnée—mais pas les muscles lisses de l'utérus
contrairement aux substances utilisées pour une péri durale -, je
n'avais plus besoin d'utiliser les forceps. Les mômes sortaient sans
difficulté et les femmes ne souffraient plus... J'ai aussi utilisé une
autre de mes découvertes en salle d'accouchement: le Gamma OH. Cette
substance, un médiateur chimique de l'influx nerveux, provoque un
sommeil vrai, avec une augmentation du sommeil paradoxal. Notre cerveau
en sécrète, de façon naturelle. J'ai découvert que ce médiateur me
permettait de délivrer des bébés endormis, sans dépression
respiratoire, avec des Apgars de 9 ou 10...
M.d.G.: Pourtant, vous avez fini par abandonner la chirurgie?
H.L.: Mettre au point une molécule qui donne une toute nouvelle
conception de la biochimie cérébrale, c'est très motivant. Je tenais à
participer à la mise en application de mes découvertes. Mes dernières
opérations, en tant que chirurgien, ont eu lieu en Indochine. Après, à
mon retour en France, j'ai poursuivi mes recherches au laboratoire
militaire de Val-de-Grâce.
M.d.G.: Pourquoi avez-vous changé de laboratoire?
H.L.: Un jour, l'université a décidé que c'était assez. Un petit
chirurgien militaire n'avait pas le droit de faire autant de
découvertes. J'ai été en butte à un tel vent de haine, de calomnie...
En 1958, j'ai loué le laboratoire de Boucicaut - où je suis toujours.
En 1962, on m'a offert le poste de médecin général, mais il y avait un
problème. Un haut gradé de l'armée travaillant à Boucicaut, avec des
civils, on n'avait jamais vu ça. On m'a proposé d'aller plutôt prendre
le commandement de la deuxième région maritime à Cherbourg. J'ai dit:
«J'ai pas la gueule à ça.» On m'a répondu: «Alors, vous ne serez jamais
médecin général!». Donc, je suis resté médecin colonel pendant 14 ans.
Ça non plus, on n'avait jamais vu ça! On m'a finalement foutu une paix
royale. On a continué à me payer ma solde jusqu'à ma retraite, en 1974.
J'ai donc eu une vie complètement en dehors de la marine.
M.d.G.: Vous avez raté le Nobel de médecine à deux reprises. Ça vous a déçu?
H.L.: Je ne travaille pas pour les décorations. Dire que ça m'aurait
ennuyé d'avoir le Nobel à 40 ans... Ça m'aurait fait plaisir, bien sûr.
Mais il y a longtemps maintenant que je m'en fous. C'est pas le Nobel
qui m'aurait donné une aura plus grande auprès des femmes que j'ai
aimées!
M.d.G.: Il y en a eu beaucoup?
H.L.: (Silence) J'en ai eu, oui. Une bonne centaine. Vous avez lu mon
livre Copernic n'y a rien changé! On vient de le rééditer chez
Laffont. Au départ, c'était un roman porno qui a viré erotique. Je
voulais l'intituler Mes couilles au cosmos. Mais Laffont a jugé que
c'était trop provoquant. J'ai eu une joie étonnante à l'écrire. Le
premier manuscrit, finalement intitulé Une nuit d'amour avec un
chirurgien, je l'ai fait lire par des amis hommes. Ils m'ont dit: «Si
tu publies ça, tu peux te retirer à la campagne...».
M.d.G.: Pourquoi vous ne l'avez pas faire lire par des femmes?
H.L.: (Silence) Peut-être parce que ça me gênait. Me montrer à poil à une femme.
M.d.G.: Vous avez vos pudeurs?
H.L.: Oh, ce n'est pas ça. On peut considérer ce livre comme machiste
alors qu'il ne l'est pas, au contraire! J'ai toujours eu tellement
d'amour pour la femme!
M.d.G.: Vous avez un tempérament de conquérant: le
cerveau humain, les molécules, la mer (on dit que vous adorez vous
balader sur votre voilier), les femmes.
H.L.: J'ai besoin qu'il se passe quelque chose. J'aime la mer, c'est
vrai. Je la crains aussi. On est en présence d'une force beaucoup plus
puissante que nous. Il faut la couillonner par astuce et faire en sorte
qu'elle ne vous couillonne pas, mais la respecter et l'aimer. Un peu
comme avec la femme. L'aimer, la respecter, et essayer qu'elle ne vous
couillonne pas. Peut-être est-ce mon besoin effréné de la femme qui me
fait aimer la mer. Je la sens comme une femme. Quelque chose à qui on
peut se mêler, se mélanger et qui est infinie.
M.d.G.: Vous semblez être plus à l'aise avec les femmes qu'avec les hommes...
H.L.: Il n'y a pas de concurrence dans mes relations avec une femme.
C'est toujours une amie. Je suis désemparé, mais je ne la crains pas.
Je suis à elle tout de suite, et quand en plus ça colle sexuellement.
Je n'ai pas à me méfier d'une femme. La moitié des gens avec qui je
travaille dans mon laboratoire sont des femmes. Une physiologiste, qui est là depuis 35 ans, une biochimiste, depuis 17 ans.
M.d.G.: Que pensez-vous des femmes politiciennes?
H.L.: Il y a deux ans, à la fin d'une conférence, j'ai expliqué que la
femme avait mieux à faire qu'à entrer en compétition avec les hommes.
Qu'elle demande des droits égaux pour un travail égal, ça va. Mais
c'est quand elle décide de compétitionner dans un système hiérarchique
que je dis qu'elle commet une erreur. J'ai voulu donner un exemple.
J'ai dit: «Si Mme Thatcher qui est une femme, on nous le dit, ne porte
pas de mini-jupe, c'est parce on lui verrait les couilles » ? Ca a
failli créer un incident diplomatique! Un monde dirigé par des femmes,
à la manière des hommes, serait, à mon sens, tout aussi compétitif que
celui des hommes si elles n'abandonnent pas tous les jugements de
valeur, les préjugés accumulés par l'espèce humaine depuis 12 000 ans.
M.d.G.: Vous êtes impitoyable avec les politiciens!
H.L.: Récemment des représentants du journal du Parlement français sont
venus me demander ce que je pensais des hommes politiques. J'ai
répondu: «Si les hommes politiques se rendaient compte que quand ils
passent à la télé, ce qu'ils font en réalité c'est déboutonner leur
braguette, montrer leur couilles en disant: "J'ai les plus belles!
Suivez-moi!" Si tous les gens qui écoutent se rendaient compte que ce
qui se passe c'est ça, seulement ça, ils prendraient une distance
envers les hommes politiques et aussi envers eux-mêmes!» Ils ont trouvé
ça génial et ils ont tout publié.
M.d.G.: Croyez-vous vraiment qu'on pourra arriver à abolir toute forme de domination, politique ou autre?
H.L.: Je crois qu'on en arrivera là, forcément. Ou c'est ça, ou c'est
la mort de l’espèce. L'évolution se fait par l'entraide. C'est par
l'entraide et pas par la domination qu'on est passé de l'unicellulaire
au multicellulaire. La défense du territoire, les automatismes du
comportement, c'est seulement un apprentissage, ce n'est pas inné. Il
faut l'expliquer aux gens, aux enfants surtout. Il faut tout reprendre
et ce n'est pas simple.
M.d.G.: Que pensez-vous du taux croissant de suicide, de folie chez les jeunes?
H.L.: Actuellement, on oblige les jeunes à s'orienter vers des métiers
qui demandent un très haut degré d'abstraction, au détriment de leur
créativité. On en fera de bons managers, de bons leaders dans le
système de performance, de production de marchandises qui est
actuellement le nôtre... avec un taux très élevé de probabilité
d'ulcère, d'infarctus, etc. On fait croire aux jeunes qu'ils ne
pourront être heureux que s'ils suivent cette filière. Alors ils
fuient, dans la drogue, l'alcool, le suicide.
M.d.G.: Individuellement, où est la solution?
H.L.: J'en parle dans L'Eloge de la fuite. Il faut trouver le moyen de
ne pas être pris dans ce système manichéen. Arriver à faire quelque
chose qu'il n'est pas permis de faire, en étant créatif.
Quotidiennement, aller à la limite de l'accrochage, de ce qui peut être
supportable pour les autres et faire ce qu'on veut sans que les autres
y voient à redire. Mais ça demande de comprendre d'abord comment
fonctionne le cerveau. C'est facile. Enseigner ces choses aux enfants,
c'est, à mon sens, la seule façon de changer la société.
M.d.G.: A 73 ans, Henri Laborit est-il un homme heureux?
H.L.: J'ai des moments de bien-être, pas de bonheur. Dans mon labo,
quand je travaille, quand je fais l'amour... il y a des instants où
l’on est en dehors de soi et encore, faut-il fuir l'orgasme, parce que
l'orgasme, c'est ce qui tue.
M.d.G.: Alors que faites-vous de votre désir? Vous le reportez?
H.L.: Oui. Le plus tard possible. Parce que après, la chair est triste.
Pour moi, ce qui est intéressant, ce n'est pas le plaisir que j'éprouve
mais celui que je donne.
M.d.G.: Vous vivez l’orgasme comme une petite mort ...
H.L.: J'aurais cru que vous puissiez m'opposer le fait que c'était chez
moi un besoin de dominance. Parce que l'homme est très dominateur quand
il dit c'est moi qui lui donne ce plaisir, c'est moi qui la transporte.
Pour l'homme, son seul plaisir, c'est de donner et par ricochet de s'en
donner à lui. Parce que quand on a éjaculé... bon bon... c'est
agréable, d'accord, mais ça ne dure pas très longtemps. Tandis que
toute la préparation à l'orgasme de la femme, c'est extraordinaire et
c'est la seule façon de trouver l'autre.
M.d.G.: Votre tout dernier livre, paru aux éditions de l'Homme, s'appelle Dieu ne joue pas aux dés...
H.L.: J'ai essayé, avec ce bouquin, de déborder sur les particules et
l'astrophysique en partant de ce que je connais bien, la biologie. On
est sur une petite boule ronde qui appartient au système solaire. On
est fait de particules. Qu'est-ce qui se passe en moi quand je
caresse le sein d'une femme et le bout du sein, c'est intéressant.
Quand je caresse le corps d'une femme, c'est pas seulement la peau que
je caresse. Je sais exactement ce qu'il y a dessous.
M.d.G.: Un de vos amis vous a décrit comme «ayant constamment un pied
sur le gaz et un pied sur le brake». Comme «un artiste qui veut séduire
le scientifique et un scientifique qui veut dominer l'artiste». Vous,
comment vous définissez-vous?
H.L.: Je sais que je m'aime suffisamment pour aimer la vie d'une façon
désordonnée. Et je suis très triste de vieillir, de sentir la
décrépitude qui s'accentue et de devoir mourir. Ça m'emmerde de devoir
mourir. C'est vrai.
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Source : Eloge de la suite de Bruno Dubuc : http://www.elogedelasuite.net |
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Mon Oncle d'Amérique
Un film d'Alain Resnais (1979)
Prix Mélies et Palme d'or à Cannes en 1980
Transcription
des commentaires
d'Henri Laborit
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La
seule raison d’être d’un être
c’est d’ETRE. C’est-à-dire de
maintenir sa structure. C’est se maintenir en vie, sans cela
il n’y aurait pas d’être. Remarquez
que les plantes peuvent se maintenir en vie sans se
déplacer, elles puisent leur nourriture directement dans le
sol, à l’endroit où elles se trouvent.
Et grâce à l’énergie du
soleil, elles transforment cette matière inanimée
qui est dans le sol en leur propre matière vivante.
Les
animaux, eux, donc l’Homme qui est un animal, ne peuvent se
maintenir en vie qu’en consommant cette énergie
solaire déjà transformée par les
plantes ; et cela exige de se déplacer. Ils sont
forcés d’agir à
l’intérieur d’un espace. Et pour se
déplacer dans un espace, il faut un système
nerveux. Et ce système nerveux va agir, va permettre
d’agir sur l’environnement et dans
l’environnement. Toujours pour la même raison, pour
assurer la SURVIE.
Si l’action est
efficace, il va en résulter une sensation de plaisir. Ainsi,
une pulsion pousse les êtres vivants à maintenir
leur équilibre biologique, leur structure vivante
à se maintenir en vie, et cette pulsion va
s’exprimer dans quatre comportements de base :
Un
comportement de CONSOMMATION, c’est le plus simple, le plus
banal, il assouvit un besoin fondamental : boire, manger, copuler,
Un
comportement de FUITE,
Un comportement de LUTTE,
Un
comportement d’INHIBITION.
Un cerveau,
ça ne sert pas à penser, mais ça sert
à AGIR.
L’évolution
des espèces est conservatrice, et dans le cerveau des
animaux, on trouve des formes très primitives.
Il
y a un premier cerveau que Mac Lean a appelé le cerveau
REPTILIEN, c’est celui des reptiles en effet, et qui
déclenche des comportements de SURVIE IMMEDIATE, sans quoi
l’animal ne pourrait survivre.
Boire et
manger lui permettent de maintenir sa structure, et copuler lui permet
de se reproduire.
Lorsqu’on arrive aux
MAMMIFERES, un second cerveau s’ajoute au premier et
d’habitude on dit (cf. Mac Lean) que c’est le
cerveau de la MEMOIRE.
Sans mémoire de ce
qui est agréable ou désagréable, il
n’est pas question d’être heureux,
triste, angoissé. Il n’est pas question
d’être en colère ou amoureux, et on
pourrait presque dire : «Qu’un être
vivant est une mémoire qui agit».
Un
troisième cerveau s’ajoute aux deux premiers : le
CORTEX CEREBRAL. Chez l’Homme, il a pris un
développement considérable, on
l’appelle CORTEX ASSOCIATIF.
Qu’est-ce
que cela signifie ? Cela signifie qu’il associe les voies
nerveuses sous-jacentes et qui ont gardé la trace des
expériences passées et les associe
d’une façon différente de celles dont
elles ont été impressionnées par
l’environnement, au moment même de
l’expérience. C’est-à-dire
que l’Homme va pouvoir CREER, réaliser un
processus IMAGINAIRE.
Dans le cerveau de
l’Homme, les trois cerveaux superposés existent
toujours. Nos pulsions sont toujours celles très primitives
du cerveau reptilien. Les trois étages du cerveau devront
fonctionner ensemble, et pour ce faire, ils vont être
reliés par des faisceaux. L’un s’appelle
le faisceau de la RECOMPENSE. L’autre, celui de la PUNITION.
C’est ce second faisceau qui va déboucher sur la
FUITE ou la LUTTE, un autre encore va aboutir à
l’INHIBITION de l’action.
Des
exemples : la caresse d’une mère à son
enfant, la décoration qui va flatter le narcissisme
d’un guerrier, les applaudissements qui vont accompagner la
tirade d’un acteur.
Tout cela libère des
substances chimiques dans le faisceau de la RECOMPENSE et aboutira au
PLAISIR de celui qui en est l’objet.
Mais
j’ai parlé de la mémoire. Ce
qu’il faut savoir, c’est qu’au
début de l’existence, le cerveau est IMMATURE.
Dans les deux ou trois premières années de la vie
d’un Homme, l’expérience qu’il
aura du milieu qui l’entoure sera
indélébile et constituera quelque chose de
considérable pour l’évolution de son
comportement dans toute son existence. Et finalement, nous devons nous
rendre compte que ce qui pénètre dans notre
système nerveux depuis la naissance et peut-être
avant, in utero, les stimuli qui vont pénétrer
dans notre système nerveux nous viennent essentiellement des
autres, et que nous ne sommes que les AUTRES. Quand nous mourrons, ce
sont les autres que nous avons intériorisés dans
notre système nerveux, qui nous ont construits, qui ont
construit notre cerveau, qui l’ont rempli, qui vont mourir.
Ainsi,
nos trois cerveaux sont là, les deux premiers fonctionnent
de façon INCONSCIENTE, nous ne savons pas ce
qu’ils nous font FAIRE. Ce sont les pulsions instinctuelles,
les automatismes culturels. Le troisième cerveau nous
fournit un langage explicatif qui donne toujours une excuse, un alibi,
au fonctionnement inconscient des deux premiers.
Il
faut se représenter l’inconscient comme une mer
profonde, le conscient comme l’écume qui
naît, qui disparaît et renaît
à la crête des vagues. C’est la partie
très superficielle de cet océan
écorché par le vent.
On peut
donc distinguer quatre types principaux de comportement :
le
premier est le comportement de CONSOMMATION, qui assouvit les besoins
fondamentaux,
le deuxième est un comportement de
GRATIFICATION, quand on a l’expérience
d’une action qui aboutit au plaisir, on essaie de la
renouveler,
le troisième est un comportement qui
répond à la PUNITION, soit par la FUITE qui
l’évite, soit par la LUTTE qui détruit
le sujet de l’agression,
Le dernier est un
comportement d’INHIBITION, on ne bouge plus, on attend en
tension et on débouche sur l’angoisse. Et
l’angoisse c’est
l’impossibilité de dominer une situation.
Prenons
un rat que l’on met dans une cage à deux
compartiments, c’est-à-dire un espace
séparé par une cloison dans laquelle se trouve
une porte et dont le plancher est électrifié de
manière intermittente. Avant que le courant
électrique ne passe dans le grillage du plancher, un signal
prévient l’animal que quatre secondes
après le courant va passer. Au départ il ne le
sait pas. Il s’en aperçoit très vite.
Au début, il est inquiet et très rapidement, il
s’aperçoit qu’il y a une porte ouverte
et il passe dans l’autre pièce. La même
chose va se reproduire quelques secondes après, et il
apprendra aussi très vite qu’il peut
éviter la punition du petit choc électrique dans
les pattes, en passant dans le compartiment de la cage où il
se trouvait au départ. Cet animal qui subit cette
expérience pendant une dizaine de minutes par jour, pendant
sept jours consécutifs, sera en parfait état, en
parfaite santé à l’issue des sept
jours. Sa tension est parfaite, pas d’hypertension
artérielle, poil lisse. Par la fuite, il a
évité la punition et a maintenu son
intégrité biologique.
Ce qui
est facile pour un rat en cage est beaucoup plus difficile pour un
Homme en société. En particulier, certains
besoins ont été créés par
cette vie en société et cela, depuis son enfance.
Il est rare qu’il puisse, pour assouvir ses besoins, aboutir
à la LUTTE, lorsque la FUITE n’est pas efficace.
Quand
deux individus ont des projets différents ou le
même projet et qu’ils entrent en
compétition pour la réalisation de ce projet, il
y a un gagnant, un perdant. Il y a établissement
d’une dominance de l’un des individus par rapport
à l’autre. La recherche de la dominance, dans un
espace qu’on peut appeler le TERRITOIRE, est la base
fondamentale de tous les comportements humains, et cela en pleine
inconscience des motivations.
Il n’y a
donc pas d’instinct de PROPRIETE, il n’y a donc pas
non plus d’instinct de DOMINANCE, il y a simplement
l’apprentissage, par le système nerveux
d’un individu, de la nécessité pour lui
de conserver à sa disposition un objet ou un être
qui est aussi désiré, envié par un
autre être. Et il sait, par apprentissage, que dans cette
compétition, s’il veut garder l’objet ou
l’être à sa disposition, il devra
DOMINER.
Nous
avons déjà dit
que nous n’étions que les AUTRES.
Un
enfant sauvage abandonné loin des autres ne deviendra jamais
un Homme. Il ne saura jamais marcher ni parler. Il se conduira comme un
petit animal.
Grâce au langage, les Hommes
ont pu transmettre, de générations en
générations, toute
l’expérience qui s’est faite au cours
des millénaires du monde. Il ne peut plus maintenant et
depuis longtemps déjà, assurer à lui
seul sa SURVIE, il a besoin des autres pour vivre, il ne sait pas tout
faire, il n’est pas POLYtechnicien.
Dès
le plus jeune âge, la SURVIE du groupe est liée
à l’apprentissage, chez le petit de
l’Homme, de ce qui est nécessaire pour vivre
heureux en société. On lui apprend à
ne pas faire caca dans sa culotte, à faire pipi dans le pot.
Et très rapidement, on lui apprend comment il doit se
comporter pour que la cohésion du groupe puisse exister.
On
lui apprend ce qui est beau, ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui
est laid. On lui dit ce qu’il doit faire et on le punit ou on
le récompense quelque soit sa propre recherche du plaisir.
Et on le punit et on le récompense suivant que son action
est conforme à la SURVIE du groupe.
Le
fonctionnement de notre système nerveux commence
à peine à être compris. Depuis une
vingtaine ou une trentaine d’années, nous sommes
capables de comprendre comment, à partir de
molécules chimiques qui constituent le cerveau, qui en
forment la base, s’établissent les voies nerveuses
qui vont être codées,
imprégnées par l’apprentissage culturel
et tout cela, dans un mécanisme inconscient ;
c’est-à-dire que nos pulsions instinctuelles et
nos automatismes culturels seront masqués par un langage,
par un discours logique.
Le langage ne contribue
ainsi qu’à cacher la cause des dominances, des
mécanismes et les établissements de ces
dominances et à faire croire à
l’individu qu’en oeuvrant pour l’ensemble
social, il va vivre son propre plaisir. Alors qu’il ne fait,
en général, que maintenir des situations
hiérarchiques qui se cachent sous des alibis langagiers, des
alibis fournis par le langage qui lui servent, en quelque sorte,
d’excuse.
Dans la seconde
expérience sur le rat, la porte de communication entre les
deux compartiments est fermée. Le rat ne peut pas fuir, il
va donc être soumis à la punition à
laquelle il ne peut pas échapper. Cette punition va
provoquer chez lui un comportement d’INHIBITION. Il apprend
que toute action est inefficace, qu’il ne peut ni FUIR, ni
LUTTER, de fait il s’INHIBE.
Et cette
inhibition s’accompagne d’ailleurs chez
l’Homme de ce qu’on appelle l’angoisse et
s’accompagne aussi, dans son organisme, de pulsions
biologiques extrêmement profondes. Ainsi, si un microbe passe
dans les environs, s’il en porte aussi sur
lui-même, alors que normalement il aurait pu les faire
disparaître, là ne pouvant pas, il fera une
infection, s’il a une cellule cancéreuse
qu’il aurait détruite, il va faire une
évolution cancéreuse. Et ces troubles biologiques
aboutissent à tout ce qu’on appelle les maladies
de civilisation ou maladies psychosomatiques : les ulcères
de l’estomac, les hypertensions artérielles,
l’insomnie, la fatigue, le MAL ETRE.
Dans
la troisième expérience sur le rat, le rat ne
peut pas fuir, il va donc recevoir toutes les punitions, mais il sera
en face d’un autre rat qui lui servira
d’adversaire, et dans ce cas il va lutter. Cette lutte est
absolument inefficace, elle ne lui permet pas
d’éviter la punition, mais il AGIT. Un
système nerveux ne sert qu’à AGIR. Ce
rat ne fera AUCUN accident pathologique de ceux que nous avions
rencontrés dans le cas précédent. Il
sera en très bon état et pourtant il aura subi
toutes les punitions.
Or, chez l’Homme,
les lois sociales interdisent généralement cette
violence défensive. L’ouvrier qui voit tous les
jours son chef de chantier dont la tête ne lui revient pas,
ne peut pas lui casser la figure, parce qu’on lui enverrait
les agents. Il ne peut pas fuir car il serait au chômage et
tous les jours de sa vie, toutes les semaines du mois, tous les mois de
l’année, les années qui, quelquefois,
se succèdent, il est en inhibition de l’action.
L’Homme a plusieurs façons de lutter contre cette
inhibition de l’action. Il peut le faire par
l’agressivité. Elle n’est jamais
gratuite, elle est toujours en réponse à une
inhibition de l’action. Cela débouche sur une
explosion agressive qui est rarement rentable mais qui, sur le plan du
système nerveux, est parfaitement explicable.
Ainsi,
répétons-le, cette situation dans laquelle un
individu peut se trouver, d’inhibition dans son action, si
elle se prolonge, commande à toute la pathologie. Les
perturbations biologiques qui l’accompagnent vont
déchaîner aussi bien l’apparition de
maladies infectieuses que tous les comportements des maladies mentales.
Quand
son agressivité ne peut plus s’exprimer sur les
autres, elle peut encore s’exprimer sur lui-même de
deux façons. Il SOMATISERA ; il dirigera son
agressivité sur son estomac où il fera un trou,
un ulcère, sur son cœur et ses vaisseaux, il fera
de l’hypertension artérielle, quelquefois
même des lésions aiguës qui aboutissent
aux maladies cardiaques brutales, infarctus, maladies
cérébrales ou des urticaires ou des crises
d’asthme. Il pourra aussi orienter son agressivité
contre lui-même d’une façon encore plus
efficace, il peut se suicider. Et quand on ne peut pas être
agressif envers les autres, on peut, par le suicide, être
agressif encore, par rapport à soi.
L’inconscient
constitue un instrument redoutable, non pas tellement par son contenu
refoulé, il refoule (punition) parce que très
douloureux à exprimer, il serait puni par la socioculture,
mais par tout ce qui est, au contraire, autorisé
(récompense) et quelquefois même
récompensé par la socioculture qui a
été placée dans son cerveau depuis sa
naissance, dont il n’a pas conscience de la
présence en lui. C’est pourtant ce qui guide ses
actes. C’est cet inconscient-là qui
n’est pas l’inconscient freudien qui est le plus
dangereux. En effet, ce qu’on appelle la
personnalité d’un Homme s’est
établi sur un tel bric-à-brac de jugements de
valeur, de préjugés, de lieux communs qui
pèsent et qui, à mesure que son âge
avance, deviennent de plus en plus rigides, de moins en moins remis en
question. Et quand une seule pierre de cet édifice est
ôtée, que tout l’édifice
s’écroule et qu’il découvre
l’angoisse, que cette angoisse ne reculera pour
s’exprimer ni devant le meurtre pour l’individu, ni
devant le génocide ou la guerre pour les groupes sociaux.
On
commence à comprendre par quels mécanismes,
pourquoi et comment, à travers l’histoire et dans
le présent, se sont établies les
échelles hiérarchiques de DOMINANCE.
Tant
qu’on n’aura pas diffusé très
largement à travers les Hommes de cette planète
la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon
dont ils l’utilisent, tant qu’on n’aura
pas dit que, jusqu’ici, c’est toujours pour DOMINER
les autres, il y a peu de chance qu’il y ait quelque chose
qui change.
Source texte : Scénario de Mon oncle d'Amérique d'Alain Resnais - 1979
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Laborit : de la
cybernétique
à la systémique |
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Joël de Rosnay
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L'oeuvre
d'Henri Laborit marque l'entrée dans le nouveau paradigme
des
sciences de la complexité. D'un monde fragmenté
par
l'analyse cartésienne, il nous mène dans celui
des
interdépendances et de la dynamique des systèmes.
De
l'analytique au systémique Laborit nous fait parcourir les
chemins de la connaissance et de l'action nécessaires pour
agir
aujourd'hui sur la complexité. Son oeuvre est aussi
l'expression
d'une nouvelle culture centrée sur la biologie. Les
références traditionnelles dans le monde des
sciences
passaient généralement par la physique. La
biologie
introduit une culture naturelle des rétroactions et des
évolutions. Les savoirs peuvent ainsi s'intégrer
en une
vision renouvelée de l'homme en relation avec son
environnement.
Le microscopique et le macroscopique
s'interpénètrent.
Les disciplines juxtaposées se décloisonnent, se
complémentent et s'enrichissent mutuellement.
Au
travers de ses livres de synthèse ou de ses essais, Laborit
donne l'impression de toucher à tout : biochimie, biologie
moléculaire, neurobiologie, hormonologie,
écologie,
économie, philosophie. Ce qui n'a pas
été sans
heurter l'approche disciplinaire traditionnelle des universitaires
auxquels il s'est souvent confronté. Mais dans la
continuité de son message on saisit la force de sa vision :
l'intégration des niveaux de complexité,
l'interdépendance des structures et des fonctions, la
dynamique
des interactions. Il ouvre la cellule sur son environnement, retrace le
cheminement du flux d'énergie qui, du soleil à
l'homme,
alimente la vie. Il relie ainsi la photosynthèse, les cycles
énergétiques, le métabolisme
cellulaire et le
comportement en une approche cohérente et
féconde.
Les
régulations cybernétiques constituent l'autre
versant de
l'approche d'Henri Laborit. Avec Grey Walters, Ross Ashby, Pierre de
Latil, Albert Ducrocq, Couffignal, Sauvan, il participe à
l'émergence de la pensée cybernétique
et à
son application à la biologie. Il retrouve les visions de
Claude
Bernard sur la "constance du milieu intérieur" ou de Walter
Cannon sur l'homéostasie. Machine et organisme loin de
s'exclure
se fécondent mutuellement. Des mécanismes communs
éclairent leur fonctionnement et permettent de
prévoir
des modes de réactions que l'expérience
confirmera. Ainsi
de nouvelles molécules agissant comme des
régulateurs du
métabolisme ou du fonctionnement du cerveau sont
identifiées puis synthétisées. La
méthode
Laborit lui permet de produire des molécules
d'intérêt thérapeutique en
évitant le
screening massif caractéristique de la recherche
pharmaceutique
moderne.
La
relation
à l'écosystème constitue le
troisième volet
de sa démarche. La molécule active, la cellule,
le
tissus, l'organe, le corps, ne sont jamais
séparés de
leur environnement immédiat, de leur
écosystème
microscopique ou macroscopique : ils s'intègrent dans un
tout,
lui même ouvert sur un environnement plus vaste encore. Cette
vision amène Laborit à quitter la biologie, au
sens
"disciplinaire" du terme pour s'intéresser à
l'environnement humain et ses corollaires économiques et
politiques. Les critiques se font plus vives encore car le chercheur
quitte ici son domaine de compétence pour aborder le secteur
des
sciences humaines et de la philosophie. Mais son langage ne se veut pas
dogmatique, il ne détient pas la
vérité : il
cherche à éclairer, à relier,
à
intégrer. Un nouveau pas est franchi : l'application de la
cybernétique et de l'approche biologique à une
"macrobiologie" constituée par les hommes, leurs machines,
leurs
organisations et leurs réseaux.
Ainsi dans "l'homme et la
ville"
Laborit intègre et décline sa vision de
l'être
biologique en relation avec son écosystème
urbain. Il
montre avant beaucoup d'auteurs les limites du système
économique fondé sur la croissance, le gaspillage
des
ressources naturelles et la création des exclusions. Sa
vision
prophétique des années 60 a
été
progressivement confirmée. Les grandes villes sont devenues
le
point de convergence des principaux problèmes que
l'humanité devra aborder au tournant du
millénaire. Sa
vision systémique a inspiré de nombreux
architectes,
urbanologues, sociologues concernés par les villes du futur.
La
référence à la biologie fait
maintenant partie du
vocabulaire et du mode de pensée des managers. On parle en
effet
d'entreprise cellulaire, en réseau, ou modulaire ; de flux
et de
métabolisme, de régulations et de niveaux de
complexité.
Henri
Laborit nous propose aussi de nouveaux modes de vie en relation avec
notre environnement. Inspiré par la vision de McLean sur les
"trois cerveaux", les travaux de Hans Selye sur le stress, ou les
théories de l'agressivité il part de nos
comportements de
base pour expliquer certains types d'actions. Fuite, lutte ou
inhibition de l'action telles sont les principales réactions
d'un être vivant complexe à des formes
d'agressions qui
perturbent son homéostasie, son équilibre
naturel. La
fuite ou la lutte peuvent avoir des effets positifs : on change
d'environnement ou on élimine la source de l'agression et du
stress. En revanche, l'inhibition de l'action peut conduire
à
des désordres métaboliques, physiologiques et du
comportement.
Au delà de la vision étroite des
perturbations "psychosomatiques" auxquelles on se
référait alors, il ouvre la voie de la
neuro-psycho-immunologie, une des approches les plus prometteuse du
comportement humain en relation avec les mécanismes
moléculaires et cellulaires. L'inhibition de l'action peut
être le facteur déclenchant de
désordres
neuro-psycho-immulogiques. La preuve est faite aujourd'hui des
interrelations entre macrophages, hormones peptidiques et
régulateurs du fonctionnement
cérébral. Les trois
réseaux qui assurent l'homéostasie du corps
(système nerveux, immunitaire et hormonal) convergent et
s'interpénètrent. Des molécules
ubiquitaires comme
l'insuline, la vasopressine, l'oxytocine, ou les cytokines
interviennent à plusieurs niveaux de ces réseaux,
confirmant l'approche proposée par Laborit dans les
années 60.
La
fuite serait-elle une solution adaptative aux agressions? Dans "Eloge
de la fuite", Henri Laborit nous montre comment chacun d'entre nous
peut rééquilibrer sa vie à partir
d'activités simples et motivantes. Hobbies, jardins secrets,
violons d'Ingres, occupations complémentaires restructurent
l'être, le relient à son environnement familial,
professionnel, économique, écologique. La fuite
n'est pas
dans ce cas abandon, démission, mais potentialisation de ses
capacités, recentrage de ses objectifs. Un mode de vie est
ainsi
proposé qui renforce la liberté et l'autonomie
dans
l'intégration des diversités. Par la fuite, en
alternance
avec la lutte, l'homme peut ainsi donner du sens à sa vie.
Prendre le recul nécessaire pour mieux affronter les
obstacles
et adopter une vision globale qui renforce et justifie l'action.
Henri
Laborit, homme total et libre dans l'univers fragmenté des
disciplines, restera en cette fin du 20 siècle comme un
pionnier
de la pensée complexe et l'inspirateur d'un nouveau sens de
la
vie.
Source
: Cité
des
Sciences et de l'Industrie 1995
- cite-sciences.fr
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Henri LABORIT
est né à Hanoï
le 21 novembre 1914 |
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D'abord chirurgien de la Marine, il s'orienta rapidement vers la recherche fondamentale.
En 1940, médecin militaire il échappe par miracle au déluge qui s'abatit sur Dunkerque.
En 1950, il s'intéresse à la chlorpromazine, premier tranquillisant au
monde, et presque simultanément, il met au point la technique de
l'hibernation artificielle. On lui doit aussi l'introduction en
thérapeutique d'autres drogues à action psychotrope.
Ses nombreux travaux sur la réaction de l'organisme aux agressions ont
précisé le mécanisme de certains grands syndromes physiopathologiques
et ont apporté des solutions nouvelles à l'anesthésie et à la
réanimation.
Ses travaux aux Etats-Unis lui valurent les plus prestigieuses
consécrations, notamment le prix Albert Lasker en 1957, l'équivalent
américain du prix Nobel.
Hors de la communauté scientifique française eût peu d'égard et de
reconnaissance pour cet homme à qui l'on reprochait son anticonformisme
et son indépendance d'esprit. En effet, Henri LABORIT élargira tout au
long de sa carrière le champ de ses activités en prônant
l'interdisciplinarité.
En 1958, il crée le laboratoire d'Eutonologie à l'hôpital Boucicaut,
qu'il dirigea jusqu'à sa mort. Celui-ci s'autofinançait grâce aux
droits d'auteur et aux brevets scientifiques de Henri LABORIT et de son
équipe. Par ailleurs, il dirigea la revue Agressologie jusqu'en 1983.
En 1968, il publie Biologie et structure, prélude à l'écriture d'une
trentaine d'ouvrages de vulgarisation, dédiés à la philosophie
scientifique et à la nature humaine. L'homme et la ville, L'éloge de la
fuite ou L'inhibition de l'action ont tour à tour portés la penseé
laboritienne vers un public enthousiaste, fidèle et composite.
Les années 1970-1980 marquent un tournant dans la carrière de Henri
LABORIT. Sa renommée provoque un plébiscite à l'étranger. C'est ainsi
qu'il est professeur invité de bio-psycho-pharmacologie à l'Université
de Québec de 1978 à 1983. En parallèle, la communauté scientifique
l'invite à diffuser son savoir et ses idées lors de conférences.
Henri Laborit a été révélé au grand public en 1980 par le film d'Alain
Resnais «Mon oncle d'Amérique» (qui obtint le prix spécial du jury de
Cannes). Il y joue son propre rôle en donnant aux autres protagonistes
les clés biologiques leur expliquant leur comportement. Plus de 2
millions de spectateurs ont ainsi été sensibilisés à ses recherches.
Il est l'une des figures les plus originales de la science
contemporaine: savant inclassable tour à tour chirurgien, théoricien
des comportements, philosophe, écrivain et acteur.
Il est décédé le 18 mai 1995 à l'âge de 80 ans, après avoir consacré sa
vie à la connaissance philosophique et scientifique des hommes.
Source : SCD Université Paris XII -1999
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De la
société fermée
à une société ouverte et planétaire...
"Le
social ou l'économique ou la politique ne peuvent se
réduire au biologique". (...) "il ne faut
pas croire que les dominants possèdent un réel
pouvoir politique en dehors de celui exigé pour le maintien
de leur dominance" :
toutes les citations en blanc
sont de Henri Laborit.
Les
mécanismes biologiques aussi
bien que la théorie de l'apprentissage ou la
phénoménologie montrent que la
réalité est d'abord hallucinée,
reconstruite, visée et constituée par
l'intentionalité puis secondairement ajustée,
assimilée, remplie par nos perceptions dans une constante
accommodation (Piaget).
I - La
grille de lecture : un "système
ouvert, capable d'évolution" ?
"L'homme
n'a jamais pu se passer de
grilles" (qu'on dise reste oublié
derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend). J.
Lacan
Les
grilles font
toujours des prisonniers, que ce soit dans les cellules ou dans les
idées...
La structure de la
matière vivante lui confère deux
caractéristiques fondamentales : celle d'être un
système ouvert et celle de s'organiser par niveaux de
complexité, ces deux caractéristiques
étant d'ailleurs strictement dépendantes l'une de
l'autre... systèmes ouverts tant du point de vue
thermodynamique qu'informationnel.
Bien plus, l'ensemble
des formes vivantes au sein de la biosphère, constitue un
vaste système ouvert au sein duquel coule
l'énergie solaire... C'est grâce à
l'entropie solaire que les structures vivantes et que la
totalité de l'énergie qu'elles
libèrent, peuvent être entretenues. Cet aspect
thermodynamique global peut être retrouvé
également en économie humaine.
Tous
les niveaux d'organisation sont des systèmes
fermés dont l'ouverture ne devient possible que par leur
inclusion dans un plus grand ensemble, d'un niveau supérieur
d'organisation, à condition qu'une information circulante
permette cette intégration en transformant le
système fermé, ce régulateur, en
servomécanisme.
Chaque sous-ensemble a
la même finalité que l'ensemble : la protection de
son intégrité dans le temps. Tout le malheur de
l'homme vient de ce qu'il n'a pas encore trouvé le moyen
d'inclure cette structure fermée dans le plus grand ensemble
dont la finalité serait aussi la sienne et celle de tous les
autres... La seule façon d'ouvrir l'information-structure
d'un organisme... c'est de l'inclure dans un niveau d'organisation
supérieur, à savoir le groupe social, mais dont
la finalité devra être la même que la
sienne. Malheureusement le groupe social devient aussitôt un
système fermé, dont la finalité sera
de maintenir sa structure.
II -
Mémoire et système nerveux
La
mémoire à long terme va donc permettre la
répétition de l'expérience
agréable et la fuite ou l'évitement de
l'expérience désagréable.
Mais
comme nous verrons qu'en situation sociale ces besoins ne pourront
généralement s'assouvir que par la dominance, la
motivation fondamentale dans toutes les espèces s'exprimera
par la recherche de cette dernière. D'où
l'apparition des hiérarchies.
Le système
nerveux permet d'ajuster l'environnement à
l'équilibre homéostatique interne, en agissant
sur cet environnement.
Nous sommes donc obligés, par l'étude
expérimentale du comportement agressif, de nous
élever contre l'interprétation largement
diffusée au cours de ces dernières
années, de l'implacabilité
génétique de l'agressivité chez
l'homme.
III -
La propriété : "la
seule puissance transmise héréditairement"
Ce que
nous intériorisons dans notre système nerveux
depuis notre naissance, ce sont essentiellement les autres...
C'est
par son appartenance au groupe social que l'individu
découvre son ouverture informationnelle et ce
système régulé devient un
servomécanisme par l'information qu'il reçoit de
l'extérieur et qui règle son activité
comportementale.
Le plaisir et la
récompense tendent à passer de la possession
à la décision.
Mais le seul besoin
essentiel et qui lui n'est pas satisfait de façon
générale, ce n'est pas la consommation, mais le
pouvoir.
C'est
ainsi que la recherche de la dominance
à travers le mythe de la production de biens consommables,
exigeant aussi de fortes concentrations humaines au sein des
mégalopoles modernes, polluant au profit surtout des
dominants (puisque c'est la recherche de la dominance qui en est la
motivation) des biens collectifs, comme l'air, l'eau, l'espace
bâti et l'espace sonore, de même que les rapports
interhumains sous toutes leurs formes arrivent aujourd'hui à
constituer une réelle menace pour l'espèce
humaine tout entière.
IV
- vers l'autonomie ?
Les systèmes vivants au sein de la biosphère ont
su réaliser des structures autogérées,
et l'on peut s'étonner de ce que, si le
déterminisme aveugle de l'évolution biologique a
su réaliser de tels systèmes, l'homme, dans ses
sociétés, n'ait pas pu en faire autant. Nous
tenterons de comprendre pourquoi.
Ainsi, dans un organisme
vivant, chaque cellule, chaque organe, chaque système ne
commande rien. Il se contente d'informer et d'être
informé. Il n'existe pas de hiérarchies de
pouvoir, mais d'organisation.
La crise
apparaît ainsi comme l'antagonisme violent entre structures
fermées.
La finalité de l'ensemble
doit être aussi celle de chacun des
éléments qui le constitue.
Le pouvoir réel qu'exige le dominé,
c'est moins celui de consommer que celui de participer à la
décision.
V - De
la société thermodynamique à la
société informationnelle :
"L'individu
doit passer le plus clair de son temps à recueillir des
informations"
La part
humaine la plus importante dans le
processus de production est devenue informationnelle.
La
plus-value, ce qu'abandonne le "travailleur" à quelque
niveau hiérarchique où il se situe, c'est
surtout de l'information.
Plus un travail est
"intellectualisé", plus le travailleur est
exploité.
On n'a pas encore
rétribué hiérarchiquement
l'imagination créatrice.
Il faut
propager au plus vite cette notion que l'homme "n'est" pas une force de
travail, mais une structure qui traite l'information.
Certes, il faut mobiliser les masses, mais il
faut les mobiliser contre toute structure hiérarchique de
dominance, toute structure fermée, figée,
sclérosée, analytique et non
synthétique, contre celles existantes, mais aussi contre
celles qui pourraient survenir. Et pour les mobiliser, pour les
motiver, il est préférable de s'adresser
à leur raison qu'à leurs pulsions.
Rappelons
que, si cette organisation doit permettre et peut-être
favoriser l'individualisation régionale des groupes humains
dans leur cadre écologique particulier, elle devra
éviter qu'un groupe humain puisse se suffire à
lui-même, éviter qu'il s'isole, se ferme sur les
trois plans, énergétique, matériel et
informationnel.
Source
: Université
Paris XII
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Henri
Laborit,
l'éloge de l'homme imaginant
Bernard Andrieu
Plaidoyer
pour une relecture
de l'oeuvre d'Henri Laborit,
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Chacun se souvient des
scènes de Mon oncle d'Amérique,
réalisé par Alain Resnais, où
l'existence des hommes est comparée à celle de
rats en cage. Connu
par ce film, Palme d'or à Cannes en 1980, Henri Laborit sut
pourtant avancer une conception dynamique des relations entre l'homme
et la société en décrivant ses effets
sur le corps humain.
Contrairement
à bien d'autres neurobiologistes qui sont restés
dans leur champ au point de se spécialiser, il fut d'abord
chirurgien militaire dans la marine, avant de devenir un pharmacologue
reconnu (prix Lasker 1957, l'équivalent du prix Nobel) puis
oublié de l'histoire de la psychiatrie moderne, pour ensuite
penser l'organisme humain selon les modèles de la
cybernétique, et enfin définir les conditions
d'une " biologie politique ".
Philosophe de comportement, il n'oublia jamais
de relier les découvertes des hormones en neurobiologie avec
une réflexion plus intemporelle sur la place de l'homme dans
la société. L'an dernier, il publiait,
à l'âge de 80 ans, son 33e livre, le dernier, sans
doute le plus important par sa synthèse: la
Légende des comportements, c'est-à-dire
étymologiquement ce qui doit être lu des
comportements, plutôt que ce à quoi ils doivent
être réduits. Sa description des usines
cellulaires laisse peu de place pour la question de la
liberté: le comportement social est toujours la
conséquence déterminée des
mécanismes biochimiques et enzymatiques.
Même si
l'imagination semble pour Henri Laborit la seule voie de
création non nécessaire, la liberté se
trouve limitée dans une telle description. Il est vrai que
le dévoilement des causalités biochimiques peut
laisser croire en une élimination de la liberté
humaine. Surtout si le corps humain est observé seulement du
point de vue de sa constitution cellulaire. Mais Henri Laborit
étudie ces mécanismes selon le degré
d'information disponible, ce qui définit la
rétroaction du sujet.
Car le codage des voies nerveuses, au
cours des apprentissages, se confronte à un environnement
technologique à incorporer. Aussi la pathologie serait le
résultat de la mise en jeu d'un système dit de
défense face aux événements de notre
existence; mais, à l'inverse du behaviorisme, qui
réduit la pathologie à une réaction
sans objet, la réaction " adaptative " définit
une recherche pour défendre le territoire de son corps et
des siens. Soit l'individu va prendre sur lui-même, en se
rendant malade, son manque de réaction adaptative; soit il
trouvera un mode d'action susceptible de transformer l'obstacle
à sa liberté en projet et engagement.
En faisant
de l'action et de sa réalisation gratifiante la norme
sociale, l'inhibition ne pouvait être définie que
relativement à une absence ou une impossibilité
de réalisation. Ainsi l'impossibilité d'agir
efficacement engendrerait nécessairement l'angoisse. Pour
fuir cette inhibition et ses formes pathogènes que sont
l'anxiété et l'angoisse, plusieurs solutions sont
proposées par le corps social: drogues psychotropes,
tranquillisants, antidépresseurs ou hypnotiques
variés, ou, dans la dimension imaginaire,
créativité. Henri Laborit a fait
l'éloge de l'homme imaginant, car " l'homme a surtout la
chance de pouvoir fuir dans l'imaginaire créateur d'un
nouveau monde dans lequel il peut enfin vivre ". Pourtant, conscient du
rôle utopique de l'imaginaire, il constate un
écart entre la création et le degré
d'acceptabilité de l'environnement social, ce qui accorde
à la folie un statut privilégié de
refuge et d'incompréhension.
Une
issue par la connaissance
Lorsque
l'imaginaire ne suffit pas pour combler
cette angoisse, l'agressivité lui apparaît comme
un comportement de prédation: là où
l'animal est lié à la régulation de
ses instincts lors de sa chasse des proies, l'homme, par le
développement d'une économie capitaliste, aurait
déplacé cette agressivité naturelle
pour la constituer en une compétition sociale; il
dénonce la manière dont la civilisation
industrielle aura établi et renforcé la
compétition dans l'individualisme: entièrement
dominé par la production et la possession des marchandises,
l'individu cherche sa place dans la hiérarchie sociale,
aveuglé par la domination des autres.
Au contraire, selon une
version humaniste du marxisme, Henri Laborit trouve, dans
l'institutionnalisation de la notionde propriété,
la recherche des moyens de maintenir la dominance. Plutôt
pessimiste sous ce réalisme, il se propose de conclure " que
les problèmes de production, de croissance, de pollution
sont des problèmes d'agressivité
compétitive camouflés sous un discours
pseudo-humanitaire déculpabilisant permettant de maintenir
la structure de dominance à l'intérieur des
groupes et des ethnies ".
A la différence du marxisme, Henri
Laborit propose de transformer les rapports sociaux en transformant
profondément les rapports entre les individus.
D'où une issue par la connaissance plutôt que par
l'action politique, la compréhension des
mécanismes biologiques devrait libérer les
individus de comportements trop automatisés par les modes de
production. La biologie politique présenterait l'avantage
non seulement de comprendre les réelles motivations des
relations humaines, mais d'apporter des solutions à la
dérive productiviste des armes et des marchandises. Ici,
Henri Laborit est le plus novateur: il propose une lecture du contrat
social en renouvelant l'humanisme traditionnel par une science de
l'homme.
Source : revue Regards
- juillet 1995
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L'esprit du grenier
Ce texte d'Henri Laborit est extrait du livre "L'esprit du grenier" (éditions Grasset).
LES COMPORTEMENTS
-
Nous sommes un peu embrouillés avec nos trois cerveaux. À
quoi cela peut-il nous servir de savoir qu'on les a ? Je suis sûr
que nos parents ne le savaient même pas, sans quoi ils nous en
auraient parlé.
- Songez que ce que je vous ai
raconté depuis le début n'est qu'un dessin très
simplifié, mais qui, je l'espère, vous incitera à
mesure que vous grandirez à vous intéresser plus en plus
aux "sciences du vivant". Je souhaite que vous compreniez que
jusqu'à nos jours les hommes se sont avant tout
intéressés au milieu physique qui les entourait. Essayez
quelques instants de vous mettre à la place des hommes anciens,
voilà seulement quinze à vingt mille ans ils
étaient déjà comme nous, avec un cerveau aussi
développé que le nôtre, mais ils n'avaient pas
d'expérience parce que cette expérience est venue au
cours des siècles transmise de génération en
génération par le langage ensuite tout près de
nous, au fond, il y a quelque trois mille cinq cents ans av. J.C.,
l'écriture a permis une transmission plus précise. Tout
était pour eux sujet d'effroi, choses incompréhensibles.
Le tonnerre, les éclairs les tempêtes, I'éruption
des volcans, pour ne citer qu'eux ils ne pouvaient les contrôler.
Nous ne les contrôlons pas encore. Ils étaient en leur
présence...
- En inhibition de l'action...
- Mais oui.
Ils devaient tomber malades.
-
La maladie et la mort étaient pour eux aussi
incompréhensibles. Ils pensaient que tous ces
phénomènes étaient dus à des dieux, dont il
fallait obtenir les bonnes grâces. Ce n'est que très
progressivement qu'ils comprirent les mécanismes qui se
cachaient derrière ces faits incompréhensibles. Et ce que
l'on appelle les "sciences modernes" et tout ce dont nous
bénéficions aujourd'hui en venant au monde,
protégés que nous sommes du froid, des cataclysmes, de la
maladie, ne nous ont cependant pas encore délivrés de la
mort. Cette angoisse persiste même si nous ne croyons plus aux
innombrables dieux qui peuplaient les mythologies anciennes et qui
permettaient d'espérer, donc d'agir.
- Qu'est- ce qu'une mythologie ?
-
On désigne par là l'ensemble des mythes propres à
un peuple, à une civilisation, à une religion. Et les
mythes sont des récits fabuleux, mettant en scène sous
forme humaine ou animale les forces incompréhensibles de la
nature. Ce sont des symboles et ceux- ci représentent, par une
image, quelque chose qu'on ne voit pas. Ils sont très
poétiques.
- Par exemple ?
-
Eh bien, les bois, les montagnes, les fleuves, les rivières, les
Anciens croyaient qu'ils étaient habités par des
déesses qu'ils appelaient les nymphes. Le vent dont ils ne
comprenaient pas comment il pouvait apparaître était pour
eux commandé par un dieu : Éole. Je ne peux vous citer
tous les dieux et les déesses de la mythologie, ils sont trop
nombreux. Mais les poètes s'en inspirent encore souvent parce
qu'avec eux tout est vivant et que l'on préfère avoir
affaire à des êtres vivants plutôt qu'à des
objets inertes On peut leur parler, les prier, les implorer, les
convaincre de réaliser nos désirs ou de ne pas nous
créer d'ennuis. Ce qu'on appelle la physique, qui est la
science de la nature celle des objets, depuis les atomes jusqu'aux amas
d'étoiles comprend bien aussi le "physique" de l'homme, mais on
a longtemps opposé ce physique- là au " moral ", au "
psychologique", au "psychique". Le cerveau n'entrait pas dans le
domaine des connaissances jusqu'à une date récente. Le
cerveau était quelque chose de si compliqué qu'il
était impossible de s'aventurer dans son étude. Et
pourtant vous comprenez que si vous parlez, si vous imaginez, si vous
sentez, si vous pensez, pour tout dire, c'est que vous avez un cerveau
pour le faire. Mais les hommes jusqu'à une date récente
se sont fort bien accommodés du langage, du "discours sur", sans
porter d'intérêt à ce qui leur permettait de
discourir, le fonctionnement de leur cerveau.
- Ils ont inventé une mythologie sur eux- mêmes alors ?
-
C'est un peu ça en effet. Ils ont donné des noms à
ce qu'ils ne pouvaient expliquer. Dans cette mythologie les dieux et
les déesses s'appelaient pulsion, joie, tristesse,
colère, peur, amour, haine, agressivité, violence, envie,
imagination, désir, etc. Les uns étaient favorables et
les autres méchants. Mais pour toutes ces choses les anciens
hommes avaient aussi des dieux et des histoires souvent fort belles
pour les décrire. Avec cette petite histoire simpliste que je
vous raconte depuis quelques jours, vous en savez déjà
plus sur ce qui fait un homme que tous les savants des époques
qui nous ont précédés. En effet les sciences dites
"humaines" que sont par exemple la psychologie (qui étudie ce
qu'on appelle l'"âme" humaine et la pensée), la sociologie
(qui s'intéresse aux relations entre les hommes),
l'économie (qui a pour objet la production, la distribution et
la consommation des biens matériels dans les
sociétés humaines) et la politique, qui organise les
gouvernements des États et les relations entre ceux- ci, sont-
elles possibles sans l'activité des cerveaux des hommes ? Et
croyez- vous que dans l'ignorance de la structure et du fonctionnement
de celui- ci on puisse impunément s'engager dans l'étude
d'une de ces sciences humaines?
Le "comportement" des hommes
représente la façon dont ils agissent dans l'espace
où ils sont situés. Or dans cet espace il y a avant tout
les autres hommes. Les relations, les rapports qui s'établissent
entre eux se font grâce au fonctionnement de leur système
nerveux. Sans lui, pas de sciences humaines, d'où
l'intérêt de savoir comment il fonctionne. Avec ce que
vous savez maintenant nous allons mieux comprendre, je crois, ces
sciences humaines.
- Mais pour
le bébé qui vient de naître et qui est encore, nous
avez- vous dit, dans son "moi- tout", il n'y a rien dans son "espace"
que lui.
- C'est- à- dire que, dans son espace, il y a
ceux qui s'occupent de lui, et généralement et avant tout
sa mère. Mais il ne le sait pas. Or tout son plaisir à
cette époque est lié à des sensations
agréables qu'il mémorise et dont l'essentiel lui vient de
sa mère: le contact avec elle, son odeur, sa voix, son visage,
etc. Mais quand il a réalisé ce que je vous ai dit
être son "schéma corporel", souvenez- vous, c'est-
à- dire quand il s'est isolé du milieu qui l'entoure et
qu'il s'aperçoit que sa mère n'est pas lui, il est
inquiet. Quand il découvre l'existence séparée des
autres membres de la famille - son père, ses frères et
sœurs - , il a l'impression qu'on lui prend l'objet de son
plaisir, l'objet auquel étaient liées toutes ses
sensations de bien- être, sa mère. Un grand
médecin, Sigmund Freud, a dit qu'ayant d'abord découvert
le principe du plaisir, il découvre alors le principe de
réalité, et il s'aperçoit que la
réalité n'obéit pas obligatoirement à ses
besoins. C'est à cette époque qu'il découvre les
"sentiments", l'amour malheureux pour sa mère puisqu'on la lui
prend, la jalousie envers son père, ses frères et
sœurs qui participent à ce qu'il considère comme
une appropriation de ce qui lui appartient, c'est- à- dire sa
mère, sa mère qui se sépare de lui puisqu'elle ne
fait plus partie de son moi- tout.
- Vous venez de dire qu'il croit que sa mère lui appartient. Elle est bien à lui puisque c'est "sa" mère.
-
Oui mais c'est aussi la femme du père et la mère de
frères et sœurs. D'ailleurs je vous ai raconté
cette histoire pour que vous compreniez que, dès le début
de la vie, on ne peut parler d'"instinct de propriété"
comme s'il y avait des régions dans notre cerveau qui nous
seraient données avec la vie, qui feraient en quelque sorte
partie de notre "structure" originelle et dans lesquelles serait
logé un "instinct de propriété". Ce qui existe en
réalité, ce sont des voies nerveuses mises en jeu par les
expériences agréables et qui sont capables de conserver
la trace de ces expériences, d'en conserver la mémoire.
Dans ce cas nous essayons de retrouver le plaisir que nous avons connu,
de le renouveler. Mais pour cela il faut que l'objet ou l'être
qui nous fait plaisir reste à notre disposition. Ce
prétendu "instinct" de propriété n'est donc que
l'apprentissage parfois très précoce, comme dans le cas
que nous venons d'envisager, des relations agréables que nous
avons eues avec des êtres ou des objets.
- Mais, en grandissant, le bébé s'apercevra bien que tout ne lui appartient pas !
-
Vous verrez en grandissant, justement, si vous vous souvenez de ce que
je viens de vous dire, que tous les rapports entre les hommes sont
malheureusement établis sur cette "notion de
propriété" qui n'est pas un instinct mais un
apprentissage. J'espère que, l'ayant appris assez tôt vous
serez capables, lorsqu'un autre voudra s'approprier un être ou un
objet avec lequel vous vous faites plaisir, de vous en détacher
et de trouver d'autres objets de satisfaction. Vous allez voir pourquoi
dans ce cas vous avez intérêt à faire fonctionner
votre imagination afin d'éviter de vous trouver dans la
situation que nous avons décrit, d'inhibition de votre action
gratifiante.
- Mais si un autre
veut me prendre ce qui m'appartient, je me battrai contre lui pour
conserver mon objet gratifiant, comme vous dites.
- D'abord
rendez- vous compte que rien ne nous appartient. Si l'on vous laissait
seul aujourd'hui encore dans une forêt, arriveriez- vous par
vous- même à survivre ? Tout ce dont vous avez besoin, ce
sont les autres qui l'inventent ou l'ont inventé, et vous en
profitez. Même le langage que vous parlez, qui vous permet de
communiquer avec les autres, il s'est construit progressivement depuis
de nombreux siècles, et ce sont les autres qui vous
l'apprennent, qui vous le donnent. Vos idées mêmes, vos
opinions, elles viennent bien sûr de votre expérience
personnelle progressive des êtres et des choses, mais cette
expérience est façonnée par les rapports entre les
hommes d'un certain milieu et d'une certaine époque. Ce sont eux
qui vous apprennent ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est beau,
ce qui est laid, et vous êtes alors persuadé que c'est la
vérité. Vos mémoires, puisque vous savez
maintenant ce qu'il faut comprendre dans ce mot, sont remplies de tout
ce que les autres y ont mis depuis votre naissance. Alors vous croyez
que ces idées, ces opinions sont "à vous". Ce ne sont que
l'expression de la culture dans laquelle vous avez grandi.
- Qu'est- ce que c'est que la culture ? Ce n'est pas celle des poireaux et des pommes de terre?
-
Ce que représente le mot de culture, dans le sens où je
viens de l'employer, c'est l'ensemble des préjugés et des
jugements de valeur communs aux hommes d'un certain lieu et d'une
certaine époque.
- Que voulez- vous dire par jugement de valeur ?
-
Eh bien, les choses sont, elles se contentent d'être, mais chaque
individu et surtout chaque groupe d'individus leur attache une certaine
"valeur" suivant l'intérêt qu'elles présentent pour
son bien- être. Si elles ne l'intéressent pas, elles sont
pour lui sans "valeur".
- Alors rien n'a de valeur vraiment ?
-
La survie de l'espèce humaine paraît être la seule
valeur à laquelle s'attacher, mais pour faire une espèce
il faut des individus. L'un et l'autre n'a finalement qu'une seule
raison d'être, c'est de survivre. Malheureusement, entre les
deux, l'individu et l'espèce, il y a les groupes sociaux. Chacun
de ceux- ci a ses propres valeurs et veut les imposer aux autres. Pour
cela il n'a trouvé jusqu'ici qu'un seul moyen : les dominer.
Nous allons donc voir comment s'établissent les dominances. Mais
notez au passage que les valeurs que vous croyez vous être
personnelles, ce sont celles que, depuis votre naissance, les groupes
auxquels vous appartenez auront introduites dans votre système
nerveux, parce qu'elles sont utiles à la survie des groupes, au
maintien de leur structure, même si elles sont dangereuses pour
la survie des autres groupes. Chaque individu est alors prêt
à les défendre jusqu'à la mort violente, si elles
sont opposées ou contraires aux valeurs d'un autre groupe qui
veut aussi imposer les siennes. Il trouvera toujours qu'il
détient la vérité et que les autres sont dans
l'erreur. Or les autres auront un discours différent mais
justifié pour montrer qu'ils ont aussi raison.
- Mais tout de même, il n'y a pas un moyen pour savoir si on a vraiment raison ?
-
Comme toujours, entre le discours et ce qui peut être une
réalité toujours temporaire, il y a
l'expérimentation Sinon votre discours, aussi logique que celui
de votre contradicteur, n'est qu'une hypothèse, vous vous
souvenez des pots de confiture? Mais vous pensez bien qu'en ce qui
concerne les rapports sociaux, dans lesquels interviennent des milliers
et des millions d'individus, l'expérimentation se fait souvent
par des bouleversements douloureux, violents, qu'on appelle guerres et
révolutions. Des millions d'hommes s'opposent à des
millions d'autres pour défendre leur conception des rapports
sociaux, soit pour conserver ceux qui leur donnent des avantages de
propriété, de pouvoir, soit pour acquérir ces
avantages quand ils en sont privés. Depuis six mille ans au
moins, ces comportements ont fait des milliards de morts.
Vous
pensez bien que les individus ou les peuples, pauvres et
déshérités, ne peuvent supporter
indéfiniment la dominance des riches et des puissants, mais
aussi que ces derniers ne vont pas abandonner spontanément leur
richesse ou leur pouvoir. La richesse et le pouvoir, aussi bien pour
les individus que pour les peuples, sont liés à la
production des marchandises, au commerce de celles- ci et à
l'argent que cela rapporte. Il y a peu de temps encore, l'artisan
était celui qui créait les marchandises par le travail de
ses mains, à son propre compte, aidé parfois par sa
famille, des compagnons, des apprentis auxquels il apprenait son
métier. Artisan vient de "art", et les objets qu'il
créait étaient souvent des objets d'art. Il en faisait
peu à la fois et cela lui demandait beaucoup de temps. Mais il
éprouvait souvent la joie de faire quelque chose de particulier
grâce à son adresse et à la perfection avec
laquelle il faisait son métier.
Aujourd'hui les marchandises
se font avec des machines que les hommes ne font que surveiller le plus
souvent. Mais pour faire des machines, les inventer, il faut des
ingénieurs qui ne travaillent plus de leurs mains mais avec leur
cerveau, qui traitent des formules de physique de mathématiques,
de chimie, d'électronique, etc. Ce sont eux qui sont ainsi
devenus, avec les administrateurs qui organisent et gèrent dans
leur bureau toutes ces activités nouvelles, les facteurs
indispensables de la production de marchandises. Vous comprenez que
dans ce type de société dont le seul but est de produire
des marchandises, ce sont eux qui vont dominer les autres et qui seront
les mieux récompensés de leur travail. Ce seront eux les
mieux considérés et les plus respectés, les mieux
payés. Si le bonheur dépend de la propriété
d'un maximum d'objets gratifiants, ce sont eux qui seront les plus
heureux en pouvant se les procurer en plus grand nombre. C'est pourquoi
vos parents vous conseillent de bien travailler à
l'école, surtout en mathématiques, en physique, en
chimie, dans toutes les sciences utiles à la
société d'aujourd'hui.
-
Mais tous les enfants n'ont pas comme nous la chance d'avoir des
parents qui s'occupent d'eux et les rendent heureux. Beaucoup de petits
camarades à l'école sont pauvres et vivent mal, et il
leur est difficile de bien travailler, surtout que, lorsqu'on ne vous
explique pas pourquoi comme vous venez de le faire, il est bien
ennuyeux de s'intéresser aux sciences dont vous venez de nous
parler.
- C'est pourquoi on parle beaucoup de cette
égalité des chances que l'on a bien du mal à
réaliser. Vous comprenez d'ailleurs que cette
égalité des chances est celle qui permet de devenir
inégal, de s'élever dans la société de
façon à dominer les autres. Et pour cela il faut faire ce
que la société attend de vous, être conforme
à son but qui est de produire le plus de marchandises possible,
les plus perfectionnées, de façon à les vendre,
ici et à l'étranger. La publicité, partout et tous
les jours, vous montre les objets que vous devez posséder pour
être heureux et bien considéré. Elle permet de
vendre plus et de faire marcher le commerce, même si pendant ce
temps, dans d'autres pays du monde, des millions d'enfants meurent de
faim, couverts de mouches, leur pauvre regard vide d'espoir.
- Mais que pourrons-nous faire quand nous serons grands pour que tout cela change ?
-
Pas grand chose si vous êtes seuls. Une révolution peut
changer, par la violence, des rapports sociaux; mais si les individus
entre lesquels ces nouveaux rapports s'établissent ne sont pas
avertis de la façon dont fonctionnent les systèmes
nerveux qui permettent de les établir, je pense, et
l'"expérimentation" au cours des siècles l'a
montré, que rien ne change. Les moyens qui permettent
d'établir les dominances peuvent changer, mais les dominances
persistent.
Vous qui savez maintenant ce qu'est une pulsion, ce que
sont les mémoires et les sentiments dont elles permettent
l'expression, ce que sont donc les apprentissages, les jugements de
valeur, vous qui savez maintenant comment et pourquoi naît
l'agressivité, à quoi peut servir l'imagination, vous
saurez douter de vos certitudes et vous apprendrez à vous
méfier de ceux qui en ont et à les plaindre. Vous
apprendrez à ne pas les tenir pour responsables d'eux-
mêmes ni de leurs actes. Vous essaierez surtout de mieux
comprendre en sachant que vous ne comprendrez jamais tout. Vous
tenterez de ne pas vous heurter violemment aux autres, car ils sont
plus nombreux et ne vous pardonneront pas. Cependant souvenez- vous que
ce n'est pas parce que des millions d'individus expriment la même
erreur qu'elle en devient pour autant une vérité. Mais
avant de vous quitter, je voudrais vous confier la chose que je crois
la plus importante. Depuis le début nous avons parlé des
atomes, des molécules, des cellules des organes, des
systèmes, des individus. Puis nous avons parlé des
individus réunis en groupes, en peuples, en États. Vous
savez maintenant que ce sont des ensembles formés
d'éléments. Ils constituent ce que j'appelle des niveaux
d'organisation.
Chaque niveau, vous l'avez compris, constitue les
éléments de l'ensemble qui l'englobe. et l'on peut aller
ainsi de l'atome à l'espèce humaine sur la
planète. Or chaque niveau d'organisation présente un
fonctionnement qui dépend du niveau qui l'englobe, et le
fonctionnement de chacun d'eux concourt au fonctionnement de
l'ensemble. En retour le fonctionnement de l'ensemble, s'il maintient
harmonieusement la structure de cet ensemble, protégera du
même coup la structure de tous les autres niveaux d'organisation
englobés. Mais dans l'organisme d'un individu, il n'y a pas
un niveau d'organisation qui établit sa dominance sur les
autres. Cette dernière n'apparaît qu'à partir du
moment où l'individu est placé dans un groupe social et
à partir des groupes sociaux entre eux. Mais tout se tient et
vous avez compris que l'on ne peut prendre connaissance d'un
événement à un seul niveau d'organisation sans
s'exposer à de grossières erreurs d'interprétation.
Un
événement politique est toujours lié à des
systèmes économiques qui gouvernent des rapports sociaux.
Ceux- ci sont dépendants de la psychologie des individus, qui
dépend elle- même du fonctionnement de leur système
nerveux, de leur apprentissage et de leurs mémoires, de leurs
envies... de leur culture comme nous en avons parlé
précédemment. Vous voyez maintenant que prendre
connaissance, essayer de comprendre un événement à
un seul niveau d'organisation risque de vous faire commettre de
grossières erreurs de jugement et en conséquence
d'action. Il faut donc autant que vous pouvez le faire et que vos
connaissances vous le permettent essayer de placer
l'événement dans les systèmes qui l'englobent et
rechercher également ses mécanismes dans les
systèmes qu'il englobe. Mais dans l'interaction ou, si vous
voulez, l'entremêlement de très nombreux facteurs
intervenant entre chaque niveau d'organisation auxquels vous attribuez
une "valeur" importante ou secondaire, un autre que vous pourra leur
attribuer une "valeur" différente. Vous savez maintenant
pourquoi et vous serez bien souvent attristés, je pense, de
trouver qu'à leur origine vous découvrirez le besoin de
domination et d'appropriation des choses et des êtres chez les
individus, les groupes sociaux, les États, les blocs
d'États. Méfiez- vous même des actions en
apparences les plus généreuses, les plus
désintéressées. Si elles ne sont pas
motivées par la recherche de la dominance, elles le seront pour
le bien- être qu'elles procurent à celui qui les
réalise, ou pour être conforme à l'image
idéale qu'il se fait de lui- même, dans le cadre culturel
où il a grandi.
- C'est plutôt triste ce que vous nous dites là !
-
Je ne crois pas que ce soit triste, je dirais plutôt lucide, et,
si vous y pensez, cela vous permettra peut- être de vous
comporter plus aimablement au milieu des autres. Cela vous aidera
à éviter la haine et la fureur, la jalousie et l'envie,
à vous méfier de vous- même et de vos certitudes.
Peut- être même vivrez- vous assez vieux pour voir que
devant la destruction systématique des systèmes vivants
sur notre planète, destruction à laquelle l'homme
n'échapperait pas, celui- ci se rendra compte qu'elle
résulte directement de la recherche de la dominance et de la
compétition économique. Dans ce cas et par
nécessité, le comportement des hommes, de tous les
hommes, pourrait changer. Il est probable cependant que, si on leur
enseignait ce que vous savez maintenant, avant même d'apprendre
la table de multiplication et le problème des robinets (vous
connaissez ?), au lieu de les initier à la façon la plus
efficace de faire des marchandises, cette transformation serait plus
rapide et sans doute moins douloureuse.»
Source : Dr Lucien Mias - 10/10/1992
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Bibliographie incomplète
ou sélection de livres
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- Biologie et structure, coll. " Idées ", n° 156, Gallimard, 1968.
- L'homme imaginant. Essai de biologie politique, coll. 10/18, Union Gén. d'Edition, 1970.
- L'agressivité détournée, coll. 10/18, n° 527, Union Générale d'Edition, 1970.
- L'homme et la ville, Flammarion, 1971.
- Les comportements, Biologie, physiologie, pharmacalogie, Masson, 1973.
- Société informationnelle. Idées pour l'autogestion, éd. du Cerf, 1973.
- La nouvelle grille, coll. " Libertés 2000 ", Laffont, 1974.
- Eloge de la fuite, coll. " La vie selon ", Laffont, 1976.
- L'inhibition de l'action. Biologie, Physiologie, psychologie, sociologie, Masson, 1979.
- La Colombe assassinée, Grasset, 1983.
- Dieu ne joue pas aux dés, Grasset, 1987.
- La vie antérieure, Grasset, 1989.
- L'esprit du grenier, Grasset, 1992.
- Une vie, Derniers entretiens avec Claude Grenié, éditions du Félin, 1996.
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Cet espace d'expression citoyen n'appartient à aucune organisation
politique, ou entreprise commerciale. Le contenu est sous la responsabilité de son créateur, en tant que rédacteur.
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