Présentation "En proie
à la xénophobie, la République est parfois
tentée de détruire ses mythes fondateurs [...]
et de piétiner ses emblèmes. [...] En arrivant
à rabattre sur sa propre légalité au nom
de ce pelé, ce galeux, par qui tous les malheurs arrivent,
l'étranger, tel est le paradoxe auquel nous sommes aujourd'hui
confrontés." (J-H)
Il y a des hasards,
qui n'en sont pas, et tranquilement assis au soleil dans le jardin
du Luxembourg, l'été 2000, "celui de la fin
du monde et de sa belle éclipse du 13 août",
découverte incroyable de l'oeuvre d'un certain Jacques
Hasoun, psychanalyste... - Si vous êtes en
recherche de nouvelles lectures, livre après livre on découvre avec
J. Hassoun une langue précise et juste. Un regard qui
propose au lecteur de trouver un univers psychanalytique à
la fois humain, culturel et n'oubliant pas la dimension sociale
et politique.
-
- Jacques Hassoun pose principalement
dans son oeuvre la question de "la langue". Comme nul autre, d'une grande culture
et parfois d'une écriture déroutante. Il décode
la violence, la souffrance humaine, notamment la mélancolie,
et fera émerger de son oeuvre le rôle particulier
de la langue maternelle.
-
- Psychanalyste, il comprit
à l'écoute de ses patients d'origines étrangères,
qu'ils ne pouvaitent en français parler de certaines causes. Seule la langue d'origine pouvait
exprimer certaines particularités. Lui-même venant
d'Egypte, "l'exilé et l'exil de la langue" seront
au centre se son travail.
-
- Il incarne aussi par une
approche artistique et littéraire de la mélancolie, oeuvres
et auteurs à l'épreuve du "soleil noir". Le mélancolique et l'univers
artistique de la création, que l'on retrouve abondamment
dans l'écrit, le cinéma ou le théâtre,...
- Avec le groupe Bastille,
il se mobilisera pour ceux qui ne peuvent avoir accès
à un travail psychanalitique faute de ressources suffisantes. Cette question allant de pair
avec la pratique profane de la psychanalyse qui n'ouvre à aucun
remboursement ou prise en charge, parce que sans postulat médical.
-
- Cette réalité
pose le rôle d'un monde où la psychanalyse serait celui
d'une élite, et en ce domaine les mythes sont nombreux.
Freud a toujours tenu
compte et fait savoir qu'il importait d'accueillir au moins un
analysant gratuitement, ce qu'il fit avec "l'homme aux loups".
- La psychanalyse dans les milieux
défavorisés n'est pas encore une réalité
et pourtant... que
de terres à défraîchir... peut être
que Marx à ce sujet conserve un peu d'actualité,
mais c'est une autre histoire.
Note de LM, année 2003 |
Jacques Hassoun, de mémoire...
Un film documentaire de Paul Pérez de 1h30
"Ce
film retrace son parcours, raconté par quelques-uns de ses amis et
collègues et donne un aperçu de "l'ambiance" de la deuxième partie du
vingtième siècle. C'est un film sur
l'engagement de Jacques Hassoun, qui peut dire "quelques choses" sur la
façon de devenir psychanalyste, aujourd'hui comme hier… C'est aussi un
film sur une œuvre théorique originale autant que précieuse, ainsi que,
évidemment, sur la perte et le deuil."
|
|
Bibliographie de l'auteur (data BNF)
|
|
Livres de références :
|
|
L'obscur
objet de la haine,
Aubier, 1997 |
La
cruauté mélancolique, Aubier, 1995 |
L'Exil
de la langue, Point
hors ligne, 1993 |
Les
passions intraitables,
Aubier, 1989 |
Fragments
de langue maternelle,
Payot, 1979 |
Les contrebandiers de la mémoire, Érès poche, 2011 (réédition)
|
Jacques Hassoun de mémoire, Claude Spielmann, Érès, 2012 |
|
 |
|
Jacques Hassoun et la Psychanalyse ? (30 minutes)
|
|
A voix nue de Christine Goémé
Réalisation Michel Bossuet (France Culture)
|
|
Vidéo portrait de Jacques Hassoun
|
|
|
|
|
| De la haine
Jacques Hassoun |
Comment
parler de la haine aujourd’hui? Il me semble devoir -
d’entrée de jeu - poser cette question qui se
présente à nous comme située dans la
continuité logique d’une recherche qui m’a
amené à interroger par le passé l’«
Au-delà du principe de plaisir »,
l’intraitabilité passionnelle et la cruauté
mélancolique. A ce titre, j’ai tendance à
considérer la haine comme l’accomplissement d’une
ultime rupture dans l’existence du sujet capable de
cancériser littéralement ce qui fonde son rapport
à lui-même et à l’autre. Mais comment la
haine - un affect éprouvé - a-t-elle fait perdre au verbe
avoir tout sens de possession ? Avoir non plus de la haine, mais la
haine, comme on peut avoir soif ou faim, ne suppose-t-il pas que cet
affect relève désormais autant de la pulsion que de la
passion ?
Autant de questions que je souhaite mettre au travail en
considérant d’abord que la haine est un sentiment qui
relève aussi bien de l’exécration que de
l’acte de destruction. Mais cette destruction est sans
finalité logique, sans but. Aveugle, elle abolit les bords, les
limites, les frontières qui séparent le juste et
l’injuste, le bien et le mal : elle est un débordement.
« Je hais un seul », mais ce « un seul » a pour
nom légion : ce « un seul » va accaparer toute la
surface du miroir qui ne cesse de refléter
l’obscurité opaque d’une image devenue
énigmatique, impossible à identifier, débordant
les limites mêmes du cadre pour occuper tout l’espace dans
le mouvement de destruction qui le porte.
Georges Gougenheim , en
voulant définir le terme de haine, le réfère
d’abord à la langue religieuse des Anciens qui distingue
« détester » d’« exécrer ».
Il rappelle que le verbe latin detestari, dérivé de
testis « témoin », signifie « écarter
(une menace, un danger) en prenant les dieux à témoins
» ; d’où détester qui voudrait dire «
écarter en proférant des imprécations... maudire
». « Détester s’étend donc au sentiment
d’horreur que des personnes ou des choses peuvent inspirer. Il se
rapproche par là de haïr, mais il semble moins fort, et
surtout il peut se dire de spectacles, de lectures, de mets pour
lesquels on n’éprouve aucune haine, mais seulement un
manque d’intérêt... » « (Mais)
...haïr, ajoute Georges Gougenheim, est un verbe sans nuances
». En effet, quand ce mot s’impose au sujet, il efface tout
autre mot de la langue. Sa prégnance est massive, lorsque la
seule vue de l’autre provoque cet affect ravageant qui fait
sauter les limites et place le funeste objet en position de dieu ou de
démon.
Cette démarche, qui relève d’un
certain manichéisme, se supporte de cette interrogation insue :
«Comment cet être haï ose-t-il me regarder?»
Question qui suscite la conviction que quel que soit le regard que cet
être porte sur moi, sur ce moi dévoré par la haine,
il ne peut que déclencher que des mécanismes de rejet
absolu. Pour tenter de répondre à cette question, il nous
faut faire un détour par le Séminaire Encore .
A quelques
pages d’intervalle, Lacan énonce deux propositions qui,
une fois reliées, peuvent éclairer la question de la
haine sous un angle qui nous semble des plus féconds. Relevant
dans le chapitre « Une lettre d’amour » que dieu pour
Empédocle est le plus ignorant de tous les êtres de ne
point connaître la haine, Lacan affirme que « les
chrétiens ont transformé cette non-haine de Dieu en une
marque d’amour. C’est là que l’analyse nous
incite à ce rappel qu’on ne connaît point
d’amour sans haine. » Réflexion qui pourrait
paraître d’une grande banalité si Lacan
n’ajoutait pas que c’est « l’être (qui)
comme tel provoque de la haine ». Evoque-t-il à cette
occasion la haine que nous éprouvons à l’endroit de
ce qui semble constamment se référer à
l’« être-objet-du-désir-de-la-mère
» ?
De quel être, non point haïssable mais susceptible
de provoquer chez le sujet la haine, Lacan parle-t-il ? Est-ce celui
qui se présente comme tout entier objet du désir du
premier Autre (la mère) ? Sans doute, surtout si l’on veut
bien considérer qu’à cet endroit Lacan semble faire
subir à cette question une torsion qui nous semble d’une
importance considérable, en rappelant que dans le judaïsme
« la coupure [ne] passe pas du plus parfait au moins parfait. Le
moins parfait y est tout simplement ce qu’il est, à savoir
radicalement imparfait, et il n’y a strictement qu’à
obéir au doigt et à l’œil à celui qui
porte le nom de Jahvé, avec d’ailleurs quelques autres
noms dans l’entourage. Celui-ci a fait choix de son peuple, et il
n’y a pas à aller contre. Est-ce que là ne se
dénude pas que c’est bien mieux que de
l’être-haïr, de le trahir à l’occasion,
et c’est ce dont, bien évidemment, les Juifs ne se sont
pas privés. Ils ne pouvaient pas en sortir autrement.
Nous en
sommes, sur ce sujet de la haine, si étouffés, que
personne ne s’aperçoit qu’une haine, une haine
solide, ça s’adresse à l’être, à
l’être même de quelqu’un qui n’est pas
forcément Dieu. » Nous reviendrons sur cette proposition.
Elle nous fait mesurer combien l’amour pâtit de
l’irruption chez le sujet de la question de l’être,
de cet « être qui n’est pas forcément Dieu
». Ainsi l’homme qui est pris dans la prétention
inouïe de prêter à la femme le désir de
« le confondre avec Dieu, c’est-à-dire ce dont il
jouit » peut en un temps second, en ce temps où il recule
horrifié devant la jouissance de la femme, en rabattre sur cet
être dont il portait le masque au risque de moins aimer.
A cet
ensemble amour/haine-être, un troisième
élément me semble devoir être adjoint : celui du
savoir. « Celui à qui je suppose le savoir, je
l’aime. Tout à l’heure, vous m’avez vu
flotter, reculer, hésiter à verser d’un sens ou de
l’autre, du côté de l’amour ou de ce
qu’on appelle la haine, lorsque je vous invitais de façon
pressante à prendre part à une lecture dont la pointe est
fait expressément pour me déconsidérer - ce qui
n’est certes pas devant quoi peut reculer quelqu’un qui ne
parle en somme que de la dé-sidération, et qui ne vise
rien d’autre. C’est que, là où cette pointe
paraît aux auteurs soutenable, c’est justement d’une
dé-supposition de mon savoir. Si j’ai dit qu’ils me
haïssent, c’est qu’ils me dé-supposent le
savoir . »
Notons que Lacan n’a pas dit à cet
endroit « celui à qui je prête le savoir je
l’aime », pas plus qu’il n’a dit « celui
à qui je reconnais le savoir », et encore moins «
à celui qui sait »... Il énonce bien qu’il
s’agit d’un « supposé », à
remplacer dans la logique même du propos lacanien autour du terme
Sujet-Supposé-Savoir.
Ce Sujet-Supposé-Savoir ne peut pas
être incarné par un analyste ; il serait constitué,
dès la formulation de la première demande d’une
analyse, comme une part distraite à l’analysant et
à l’analyste ; il se constituerait en un lieu à
partir duquel l’oreille qui écoute et la bouche qui
énonce viendraient lester le propos tenu d’un savoir
supposé. Dé-supposer quelqu’un de son savoir,
n’est-ce pas cesser de le constituer en lieu tiers, destinataire
du discours, d’un lieu qui à son tour serait comme un
point de départ pour une parole énonçable et
audible ? Cette proposition éclaire, selon nous, celle de Lacan
concernant l’être-haïr des Juifs. Il est
évident que le récit dit biblique est une longue histoire
de « trahisons » et « d’être-haïr
». En effet, les Juifs n’ont-ils pas eu d’autre choix
que de haïr ce Dieu, absolument transcendant, qui fait du Juif un
être absolument imparfait ?
Aucun point commun, aucune
incarnation ne viennent temporiser cette absence d’une
pensée d’un lieu commun. Si le chrétien a à
sa disposition un dieu réputé avoir pris sur
lui-même la haine des hautres en s’incarnant, si on
l’en glorifie, c’est qu’il est « tout entier
amour ». Aussi, en distrayant cette part dite « objet de
haine » et en l’incluant dans le même temps dans la
constitution d’un Dieu trinitaire, le chrétien va-t-il
renforcer ce parti pris d’ignorance à l’endroit
même de cet affect dont il tend à dénier
l’existence : la haine.
Aussi sera-t-il réputé
étranger à la haine sous prétexte qu’il
adore une divinité qui a témoigné de son amour
suprême en s’incarnant et en envoyant son fils, part
prélevée de son tout-amour, sauver
l’humanité, la sauver surtout de la haine. Pourtant pour
consister, le peuple chrétien devra témoigner de la
haine, haine flottante, ex-pulsée vers ceux qui ne croient pas
en son Dieu d’amour. Aussi lui faudra-t-il parfois tuer tous les
hérétiques, les schismatiques - sans haine, presque avec
amour - puisque Dieu saura toujours reconnaître les siens.
Pourtant, les chrétiens, qui se sentent toujours imparfaits face
au Christ, ont un recours auquel les Juifs ne peuvent accéder.
Ils peuvent s’identifier au Christ. Cette identification pourrait
ne relever que de l’incantation. Or, il n’en est rien. Elle
tire sa consistance d’un rituel précis, celui de la
communion.
L’identification du chrétien à la
deuxième personne de la Trinité procède de
l’identification primordiale, symbolique, celle dite par
incorporation du Père que le fidèle adepte de la religion
du Christ va déplacer au profit du Fils . Reste que cette forme
d’identification est au principe d’un amour inhumain
situé à l’articulation même de la mort et de
la vie . Elle introduit à une proximité incomparable avec
le divin, tout en maintenant une dissymétrie essentielle entre
celui qui s’offre à l’identification par
incorporation et celui ou celle qui s’identifie.
L’articulation de l’amour et du savoir est en ce cas -
c’est un lieu commun - représentée par le corps
souffrant du Christ Rédempteur. Celui-ci, lors des grandes
exactions, des grands massacres que furent les croisades contre les
Albigeois ou contre les Sarrasins, aurait occupé la place du
semblant d’être, transmutation du Fils dans le goal
inatteignable d’un désir où viendrait se consommer
l’amour. En effet, le savoir suppose une mort première
fondatrice, un deuil, l’inscription du signifiant deuil comme
temps fondateur de l’amour.
L’imaginarisation du «
Fils crucifié » serait alors une manière de mettre
en scène ce défaut dans l’amour qui trace les
contours du signifiant haine constamment considéré comme
scandaleux dans le monde chrétien. En regard, le Juif, lui,
n’est pas « plus ou moins parfait » mais toujours
imparfait face à la perfection divine à laquelle il ne
peut en aucun cas s’identifier. Situation impossible qui a
amené le courant mystique à théoriser l’acte
de création comme la construction d’un lieu
d’où se supporteraient l’amour et le savoir au prix
d’une amputation effectuée au sein de cette
totalité et de cette perfection absolue que
représenterait le divin qui ne demeure pas moins inconnaissable,
c’est-à-dire expulsé du savoir humain.
Dès
lors, comment atteindre cette perfection dans la transcendance sinon en
mettant en jeu cet être-haïr. L’introduction de ce
semblant d’être - devenu littéralement une cause de
désir - à l’endroit même d’un haïr
susceptible de faire exister la colère de Dieu a des
prolongements insoupçonnés : les manifestations
terrifiantes de cette colère vont représenter pour les
théologiens la preuve même de son existence ; aussi, la
réplique coléreuse à la haine et à la
trahison du croyant offre-t-elle paradoxalement un soulagement : Dieu
se manifeste enfin comme un être par sa colère ou
l’absence de celle-ci aux moments cruciaux de l’existence
du peuple qu’il a élu.
Faire exister Dieu dans sa
violence, faire consister Dieu en le trahissant (ou en le
haïssant), tel est le pari que les Juifs n’ont cessé
de soutenir leur existence durant... jusqu’à ce
qu’ils décident que, pour eux, Dieu s’est
retiré de l’histoire. Selon cette même tradition, la
présence réelle de Dieu parmi le peuple qu’il a
choisi, s’est imaginarisée spectaculairement dans le
Temple, détruit une première fois à cause des
péchés, des errements et de la fréquentation de
dieux étrangers par les Juifs, puis une deuxième fois,
alors que l’« idolâtrie » avait pratiquement
disparu chez les Juifs et que les écoles rabbiniques
prospéraient. Les théologiens se posèrent -
dès le IIe siècle de l’ère chrétienne
- la question de savoir ce qui avait été au principe de
cette destruction.
Une hypothèse s’imposa rapidement : ce
serait l’immense haine gratuite (sinaat hinam) régnant
entre les différentes écoles talmudiques et à
l’intérieur même de chacune d’entre elles qui
aurait provoqué la destruction du IIe Sanctuaire. Le terme
gratuite attire notre attention. Il donnerait à penser
qu’il existerait une haine qui ne serait pas gratuite, et que la
haine gratuite se trompe de destinataire. Elle s’adresse au
prochain que nous sommes censé aimer comme nous-mêmes, ce
prochain que Lacan a référé à la Chose et
qui, nous le savons depuis Freud, n’est en rien aimable. Aussi
pouvons-nous émettre en une douce-amère fantaisie,
l’hypothèse que les Juifs ont été punis de
leur ferveur, punis aussi de se haïr entre eux plutôt que de
haïr le Transcendant absolu.
Sur ces prémisses, nous
pouvons émettre l’hypothèse qu’identification
impossible/haine, savoir/amour, part distraite/absence de lieu commun
forment un ensemble qui permet d’interroger le signifiant haine.
Enfin, si nous admettons que la haine comme affect fait perdre au sujet
tout sens de la possession, quel objet (cause de son désir)
poursuit celui qui a la haine ? Cet objet est-il un semblant
d’être, ou bien la haine n’est-elle pas une tentative
de susciter du désir à là où une
identification s’avère impossible ?
En d’autres
termes, si l’amour est un lien de sentiment qui procède du
lien social, qu’en est-il de la haine et de la fracture
qu’il suppose ? Car telle est la question qu’à
l’heure actuelle nous sommes constamment confrontés : la
haine fait-elle lien au même titre que l’amour ? Dans les
banlieues perdues (« ou en d’autres lieux plus
policés ») où on a la haine, cette haine pour les
flics, les contrôleurs de bus, les professeurs a-t-elle pour
effet de créer des liens ? Y a-t-il une politique qui dicterait
cet « avoir la haine » comme l’on disait par exemple
qu’il y avait la nécessité d’être
habité par la haine de classe ?
Pour ma part, je ferai
l’hypothèse suivante : l’éclipse du politique
et des organisations susceptibles de prendre en charge la vie sociale
promeut la haine, l’ethnocentrisme et les idéologies du
ressentiment qui se constituent en une réplique à une
injure effective ou supposée. Qu’en est-il de la haine du
psychanalyste ? Lacan voit dans l’acte suicidaire
d’Empédocle le « désir pur » ,
désir que, pour ma part, je situerais du côté de
l’analysant devenant analyste plutôt que chez
l’analyste. Or, Lacan en considérant, ne fut-ce que pour
un temps, ce désir pur comme l’expression d’un acte
suprême nous confronte à une difficulté logique,
lorsqu’il reprend à son compte cette proposition
d’Empédocle : « La Genèse commence quand la
haine s’accomplit. » Où la haine peut-elle
s’accomplir dans l’analyse, c’est-à-dire dans
le transfert ? Y a-t-il un espace pour que cette haine
s’énonce ?
La traiter comme un envers de l’amour ne
suffit pas ; et encore moins comme la transmutation d’un amour
déçu, ainsi le vil plomb se transformant en or pur.
C’est pourquoi il me semble nécessaire de revenir à
la formule lacanienne, « celui à qui je suppose le savoir
je l’aime », b.a.-ba de la relation
transférentielle. C’est l’hypothèse la plus
banale, la plus courante qu’impose la situation analytique :
là où il y a du transfert, il y a de l’amour. La
clinique conduit à en formuler une deuxième : il y aurait
des situations dans l’espace de la cure où se
présenterait un suspens du transfert, un suspens du
supposé-savoir, une certaine forme de désubjectivation
accompagnée d’indifférence, d’inertie, la
parole ne cessant alors de tourner à vide.
Temps où le
savoir qui est en place de la vérité connaît une
éclipse. C’est alors que la jouissance de
l’analysant cesse d’être réglée par la
loi de la vérité - ou du savoir en place de la
vérité - elle cesse d’être une limite et de
se jouer de la limite pour ne plus être que jouissance de
l’absence même de savoir. La haine serait-elle une
jouissance de l’ignorance, une passion de l’ignorance, le
refus d’interroger l’Autre ? Autant de questions qui nous
permettraient d’affirmer que dans la haine il s’agit
d’une destitution de destitution qui n’aboutit à
rien d’autre qu’à la jouissance de l’idiot,
celui qui prendrait son propre corps comme cause ultime de son
désir.
Enfin une troisième hypothèse
s’impose : l’analysant cesse de prêter du savoir
à son analyste ; il ne se retire pas du jeu, il
n’interrompt pas son analyse, mais il tente de faire enfin
l’expérience de la haine qu’il n’a pas pu
nommer jusqu’ici visant cette part de la Chose qui aurait
échappé au meurtre. On le voit chez ces analysants qui,
chaque fois qu’ils éprouvent un sentiment amoureux, se
raccrochent à la haine. Ils vont alors retirer à
l’analyste sa part de sujet-supposé-savoir, donc de sujet
qu’ils pourraient « aimer ». Désormais, leur
discours tient à une proposition que je formulerai en ces termes
: celui à qui je ne suppose plus du savoir, car il ne m’a
pas empêché d’aimer ailleurs, je le hais. Cette
proposition éclaire la question clinique que pose le
surgissement de la haine dans le champ du transfert. Cet affect ne
saurait être un pur et simple envers de l’amour.
Pour
conclure cette introduction, je rappelerai ce que Gougenheim
écrivait à propos de la haine : « Le sentiment de
la haine était exprimé en latin par le nom odium et le
verbe odisse ; ce verbe offrait la particularité de
n’exister qu’aux temps du parfait. Mais même si on
lui avait restitué les temps du présent, en faisant, par
exemple, un infinitif odire, il aurait eu du mal à survivre
parce qu’il se serait confondu avec le verbe audire “
entendre ”. Tous deux auraient abouti à ouïr, qui
aurait été accablé sous une surcharge de sens
vraiment trop pesante. De toute la famille du latin odium, seul
l’adjectif odiosus a subsisté. Il a été
emprunté au XIVe siècle sous la forme odieux. »
Ainsi, surcharger audire (entendre) par odire (haïr) reviendrait
à causer de l’horreur là où le
j’ouïs de l’analysant demande à
l’analyste d’être, à l’instar du divin,
aveugle, sourd et muet. Or n’est-ce pas ce qui a cours dans nos
institutions analytiques où chacun, non content de se prendre
pour Dieu, n’est occupé que par une seule crainte
inavouable : celle d’entendre le collègue, tel un Dieu, le
renvoyer à sa propre haine.
En d’autres termes, peut-il
exister une institution, capable de faire l’économie de la
haine quand un seul prend la parole au nom de tous, au nom de
l’amour qu’il exige de ces collègues censés
n’entendre qu’une seule parole, la sienne ? Grande serait
alors la tentation de se constituer en une assemblée des dieux
ou en un groupe de saints dévorés par une haine
inextinguible à l’endroit de tous les autres,
définitivement dé-supposés d’un quelconque
savoir.
|
|
|
|
Biographie
de Jacques Hassoun
et hommage à la mémoire d'un militant
 Jacques Hassoun est
né le 20 octobre 1936 à Alexandrie dans une famille
juive très religieuse, il intègre en 1950-1951
le Dror, mouvement marxiste sioniste devenu clandestin en 1948
en Egypte (qui s'autodissout quelques mois plus tard).
Une jeunesse
militante, du Dror au mouvement communiste
Il est contacté
en 1953 par le Hadeto (mouvement démocratique de libération
nationale), mouvement clandestin dirigé par Henri Curiel
pour participer à la création d'une section étrangère
(section juive). La section sera composée de 8 membres, tous
juifs d'Alexandrie. Il est le seul de nationalité française
Arrestation en 1953 de Robert Azoulay, responsable de la section,
les sept autres membres seront arrêtés à
la suite sous le chef d'inculpation de constitution d'un " réseau
sioniste communiste". L'affaire passe devant le tribunal
militaire supérieur d'Alexandrie en décembre 1953
Jacques Hassoun sera gardé au secret un mois à
la Citadelle du Caire et libéré au bout de six
mois de préventive En prison, la principale question est
de savoir comment militer à la libération. Décision
collective est prise de quitter l'Egypte: le mouvement communiste
égyptien n'étant pas prêt à intégrer
des juifs, juifs qui, pour la plupart, maîtrisent mal la
langue arabe. Un an plus tard, à 18 ans, il peut quitter
l'Egypte pour la France. Sa famille avait pu garder la nationalité
française, accordée par Bonaparte à la communauté
juive d'Alexandrie.
Engagement
politique et vie professionelle en France
A dix-huit ans, en décembre
1954 il quitte l'Egypte et part pour la France. Il entre en contact
avec le Parti Communiste Français et entame des études
de médecine, au PC, il est en lien avec Voix communiste
: les oppositionnels du PC, de Denis Berger, Gérard Spitzer
et Félix Guattari.. En mai 68, il déchire sa carte
du PC, il prend contact avec la Jeunesse Communiste Révolutionnaire,
Jacques Hassoun est alors médecin directeur du Centre
médico-psycho-pédagogique d'Aubervilliers (attaché
à la direction de la PMI de Seine-Saint-Denis), il est
le premier médecin à avoir fait rentrer une équipe
de psychologues dans les crèches.
Antipsychiatrie
et marxisme, même combat
Il devient psychanalyste, à la JCR, puis
à la Ligue Communiste Révolutionnaire il est membre
de la cellule psycho. En 1972, il participe
à la scission Ligue-Révolution sans jamais quitter
complètement la Ligue... puis finit par réintégrer
la LCR et doucement, il s'affirmera dans l'espace psychanalytique,
pour trouver de nouvelles pistes et s'éloignera de l'engagement
politique de base, toute en conservant son soutien à la
section française de la Quatrième Internationale.
Hassoun participe à
la création de la revue Garde-fous dont il deviendra le
directeur, revue militante qui sera par la suite éditée
et diffusée par Maspéro qui s'inspire de la ligne
de la Psychotérapie institutionnelle et veut défendre
les psychiatrisés, interrogeant les facteurs sociaux comme
cause de la folie. Et cherchant à
réhabiliter la folie dans ce qu'elle a de créatif.
Objectif de la revue: développer la réflexion
sur le marxisme et l'antipsychiatrie. Il refusera de dissocier
marxisme et psychanalyse et s''emploiera malgré les débats
de l'époque à démontrer qu'il est possible
de conjuguer les deux, il enseignera aussi la psychanalyse dans
le département de psycho à l'université
de Vincennes de 1969 à 1977.
En 1975, il cherche à
rentrer à l'Ecole freudienne de Paris.
Ses engagements politiques font peur, il ne sera accepté
qu'en 1978. A la dissolution de l'ecole freudienne (1980) puis
à la mort de Lacan (1981), il participe à la fondation
du Cercle freudien de Paris (1982) dont il assure la présidence
de 1987 à 1990. Jacques Hassoun participe à la
création de la revue Patio, revue de psychanalyse, ainsi
qu'à la revue Che vuoi?
En 1995, il participe à
la création du "Groupe Bastille" dont le but
est d'aider au financement de cures psychanalytiques pour des
personnes ne disposant pas de moyens économiques suffisants.
Le système fonctionne en référence
au système de dons et d'échanges tel que l'a développé
Mauss. Il anime avec le professeur Maurice Godelier le séminaire
" Psychanalyse et sciences sociales " à
l'ecole des Hautes Études qui aboutit au livre "Meurtre
du Père, sacrifice de la sexualité"; et devient
membre de la Société des gens de lettres
Durant ces années,
il a à l'égard d'Israël une position très
critique et soutient l'OLP dans la logique de ses engagements
envers tout mouvement de libération nationale. En 1983, au moment de la guerre Israël-libanaise
et l'attaque des camps palestiniens, il maintient sa position
et revendique la non confusion entre judaïsme et sionisme.
Retour aux
sources et à la langue maternelle, à "lalangue"
Jacques Hassoun retournera
à nouveau en Égypte en 1975 et entreprend avec
ses amis d'éditer deux ouvrages sur les juifs du Nil et
de mettre sur pied une association pour la défense du
patrimoine des juifs d'egypte qui édite elle-même
un bulletin: Nahar Misraïm. Il
ne cesse d'être dans une recherche constante de la culture
juive et accumule une énorme bibliothèque sur le
sujet. Membre du Mrap, de la Ligue des droits de l'homme, de
l'association médicale francopalestinienne, de France-Palestine,
du Forum des citoyens de la Méditerranée; il sera
aussi Président du Cercle juif laïque, membre du
Cercle amical (Arbeiter-Ring-Bund) et de la Société
d'études juives.
De 1983 à 1990,
il participera au groupe Maimonide: le groupe Maïmonide
réunit cinq familles "mixtes" -
parents et enfants - un dimanche par mois dans le but de transmettre
aux enfants la culture juive que ce soit à travers les
origines différentes des uns et des autres ou que ce soit
à travers la pensée juive dans le développement
des idées. Jacques Hassoun avait
en projet d'organiser un colloque de psychanalystes et psychiatres
à Alexandrie, il meurt le 24 avril 1999. "Tous ceux
qui l'ont connu se souviendront toujours de sa gentillesse, de
son humour, de son attention à la parole de l'autre qui
en faisait le type même du psychanalyste, et de sa manière,
merveilleusement orientale, de marier la passion et la plus douce
humanité".
Source : Rouge hebdo - année 1999
|
La Transmission
Un document filmé de France Delville, restauré par Paul Pérez (35 minutes)
|
Jacques Hassoun, le sage engagé
Daniel Bensaïd, 15 avril 2009
"Jacques Hassoun et moi n’avons
jamais été intimes mais plutôt complices, de diverses façons,
tacitement complices par affinités politique, culturelle,
intellectuelle, du moins je l’espère. Nous nous sommes côtoyés à la
Ligue communiste et, bien sûr, dans nombre d’initiatives de solidarité
avec le peuple palestinien. Bien que son temps lui ait rarement permis
d’assister aux réunions, il était aussi un conspirateur affidé du
Sprat, la discrète Société pour la résistance à l’air du temps que nous
avions fondée en 1991 avec quelques amis pour réfléchir informellement
au changement d’époque, sans enjeux de publication ni de publicité."
|
|
|
|
Au carrefour de la mélancolie
et du masochisme
Jacques Hassoun
"Se reconnaître
comme objet de son désir c'est toujours masochiste"
Jacques Lacan,
Séminaire sur l'Angoisse, séance du 9
janvier 1963 |
C'est autour de la passion,
de la mélancolie et du masochisme que nous tenterons de
cerner le rapport du sujet à l'Autre. Or, si nous voulons bien admettre que la mélancolie
est le noyau autour duquel s'organise la passion, si la luxuriance
passionnée est le lieu paradoxal que le mélancolique
tente de hante dans la répétition tenter de se
guérir, nous sommes dès lors en droit de nous demander
comment l'Autre, comme agent de la jouissance malheureuse se
situe dans ce drame.
Dans l'un et l'autre cas,
celui qui est la proie de ces affects s'absente de sa position
de sujet. Assujetti
à l'autre, il est constamment ravi... sans être
jamais ravisseur. C'est du moins ainsi qu'il se présente:
il est le jouet, le pantin, la victime passive de son
partenaire à qui il tente de faire jour le rôle
d'agent d'une défaite passionnée. Dès lors
- dans la passion - l'autre (l'objet des feux du passionné)
est sommé de soutenir cette place, non pas du bon ou du
mauvais objet, mais d'agent d'un drame dans lequel le passionné
joue à qui perd gagne, joue à se défaire
de ses insignes, joue "sa défaite" enfin.
Nous n'en
dirons pas plus.
Le mélancolique
quant à lui désigne l'agent de sa détresse
et de sa passivité comme le croyant le ferait d'un fléau
de Dieu. Celui-ci est
le justicier, celui qui sait qu'il est une faute, une culpabilité,
aussi s'est-il trouvé à point nommé sur
la trajectoire de celui qui sombre dans ses auto-accusations
infinies, pour la révéler. Or, nous l'avons soutenu:
le mélancolique serait celui qui aurait perdu "le
sein d'une mère" qui n'avait pu elle-même "perdre
le sein", et encore moins savoir accompagner l'infans dans
son sevrage.
L'objet perdu de l'Autre,
du premier Autre, la mère en l'occasion (comme
le désigne Lacan) n'aurait pas pu ici se représenter
comme modèle premier de la constitution de l'objet. Faute-d'objet-perdu-du-fait-de-l'autre,
victime-du-manque-de-privation, le mélancolique dans son
acception classique ou dans ses équivalences symptomatiques
( anorexie, boulimie, toxicomanie) tente de ressusciter par la
déchéance et la mise à mal de son corps,
ce qui n'a pas fait coupure. Désormais, le mélancolique
est cet objet déhiscent non séparé qui a
manqué d'être. A ce titre, il est un déchet
qui tente de se constituer comme cause de (non-)désir,
d'impossible désir. Ainsi, si dans la passion la série
dite objet-cause-de désir vient se mouler et se
condenser autour de l'autre qui passionnément aimé,
est "élevé à la dignité d'être",
et de l'hainamourré, dans la mélancolie il est
une défection pulsionnelle telle que nul ni personne ne
sauraient se montrer suffisamment (in-)digne pour supporter une
cause littéralement perdue d'avance. "Il faut que tu sois bien indigne pour t'abaisser
jusqu'à mon indignité..." telle serait la formule qui pourait
rendre compte de cette déchéance.
Or, dans le transfert,
cette position peut représenter quelquefois des difficultés
majeures nées soit d'une idéalisation exagérée,
soit d'une destitution qui mettent constamment en péril
la conduite de la cure. "Quel serait le désir de
l'analyste, de quelle qualité peut-il être pour
pouvoir se prêter à l'écoute d'une parole
qui moud à l'infini les différentes figures de
l'indignité et de la dépréciation?"
Tantôt Autre
procédant de la férocité générale,
tantôt déchet indigne dont l'inefficacité
est à la mesure de l'aboulie de l'analysant, l'analyste
peut occuper pour celui-ci cette place d'un vide dans le miroir,
non pas celui soulageant qui témoigne d'une opération
de séparation et d'assomption de l'image spéculaire,
mais celui d'une noire et dense opacité. Que l'analyste
soit appelé à se déplacer, à déplacer
plus précisément le lieu de destination du discours
de l'analysant, cela est évident. Condition minimale,
nécessaire, pour introduire dans ce défaut,
dans cette faute de qui afflige l'analysant mélancolique,
une aire possible de jeu et de dialectisation, c'est-à-dire
de perte.
C'est dire que le mélancolique
est en proie non à une perte - il s'agit là du
sort commun - mais d'un défaut de nomination et de désignation
possible de celle-ci.
- "Je dors
(dit-elle) tout le temps. Durant toutes ces vacances j'étais
toute seule, je n'ai rien fait, je me suis recroquevillée
sous mes couvertures."
- "C'est peut-être
le manque du sommeil du bébé qui est en train d'être
rattrapé."
Cette intervention surprit
l'analysante. A la
séance suivante elle dit combien cela lui avait semblé
doux d'entendre cela. Le sommeil n'était pas une monstruosité
de plus, mais une autorisation à reconnaître que
quelque chose lui avait manqué. Que ce sommeil-là
n'était pas un sommeil symptomatique mais un autre sommeil:
celui qu'elle n'avait pas connu. Cette construction hasardeuse
inaugura un déplacement susceptible de sortir d'un va-et-vient
qui situait l'analyste dans une position de disqualification
et de férocité tout à la fois, pour l'introduire
dans l'énigme d'un désir susceptible de trouver
sa cause... son objet...
Tel est du moins le trajet
que l'analysant entreprit. D'où
la question qui peut se poser: la constitution de l'objet dans
le transfert et singulièrement dans les cures de mélancoliques
ne permet-elle pas à l'analysant de rendre signifiant
un symptôme, d'en souligner la dimension métaphorique,
de l'inscrire dans ce qui a manqué à advenir pour
pouvoir enfin dans ce déplacement métonymique,
en saisir la dimension désirante ? Car faire advenir dans
la mélancolie l'objet au titre de "perdu" suppose
cette trajectoire, suppose aussi que c'est en tant que non-perdu
(autre manière de dire "non advenu") qu'il est
cause de la souffrance et du deuil impossible à accomplir,
auquel le mélancolique est comme astreint. Ainsi, si dans
la passion l'objet a semble constamment perdre sa qualité
en se précipitant sur l'autre au point où faute
d'être en position tierce il vise à s'absenter au
profit d'une dualité spéculaire ou d'un Un
non sériel, dans la mélancolie ce qui signe et
cause la défaite pulsionnelle serait le défaut
même de déhiscence de l'objet qui entraîne
le mélancolique dans un impossible deuil d'un deuil, dans
un endeuillement redoublé et mortifère.
Qu'en est-il
alors du statut de l'objet dans le masochisme?
Dominique avait formulé
à la fin des années 70 une demande d'analyse. Elle habitait alors en province,
me disait-il, et ne pouvait rencontrer aucun des analystes de
cette ville. Il avait été leur amant ou l'amant
de leur femme... ou les connaissait de trop près. Aussi
pendant les trois premières années de son analyse,
il allait accomplir de longs voyages de nuit qui l'amenaient
sale, suant et non rasé jusqu'à mon cabinet. Dominique
est un étonné. Sa voix, son propos, son attitude
son ceux d'un perplexe qui ne comprend pas ce qui lui arrive,
ce qui lui est arrivé. Enfant d'un couple très
vite divorcé, il a vécu entre sa mère et
sa grand-mère jusqu'à l'âge de dix-huit ans.
Son père, un petit hobereau vit retiré sur ses
terres. Il a épousé en deuxième noce une
femme très jeune qui "empêche Dominique de
rencontrer son père".
De son histoire familiale,
de son enfance, il en sera fort peu dit. Car le propos de Dominique est autre: évoquer
semaine après semaine, avec abattement, sa vie. Il a travaillé
dans un cirque comme funambule et contorsionniste, il a pris
des drogues "semi-dures" (sic), il a joué -
et joue durant les deux premières années de son
analyse - le rôle de clown et de souffre-douleur d'une
bande de "mecs-cuir" qu'il fréquente (parmi
les vexations subies, l'une des plus anodines est celle où,
se retrouvant un soir en rase campagne avec ses amis il se voit
tout à coup dépouillé de ses chaussures
et d'une partie de ses vêtements, pour être obligé
ensuite de marcher quinze kilomètres pour rentrer dans
le plus simple appareil dans la ville praticienne où il
vit). Catalogué comme "très bel homme, très
viril" par son entourage féminin, "il prend
son pied à ses humiliations, qu'il ne supporte que dans
la mesure où il en est le chef d'orchestre".
Quant à sa vie sexuelle,
elle le dévore: "il faut qu'il baise encore et encore"
et quand "c'est fini", il demande à sa partenaire
de l'étrangler pour qu'il "bande une fois de plus".
Parfois solitairement,
frénétiquement, il se pend, se masturbe, se plante
des épingles dans les seins, les testicules, pour bander
de telle sorte qu'il puisse s'enculer lui-même. Il perçoit
bien que "ça ne va pas", il en est arrivé
à un point où il s'effraye mais il ne sait pas
très bien au nom de quoi il s'interdirait ces manuvres
(il est d'ailleurs fort étonné que je ne lui interdise
pas qu'il se livre à ces mutilations). Sa demande concerne
d'abord et avant tout son ratage sentimental, son alcoolisme,
le sentiment d'être un pantin, et de ne rien pouvoir changer
à sa vie malgré toutes ses tentatives.
Au fil des ans une certaine
modification est apparue.
Ainsi il reprend ses études universitaires, se marie,
quitte sa ville natale pour s'installer dans la région
parisienne, devient père d'un petit garçon et enseigne
dans des conditions extrêmement difficiles dans des lycées
techniques. Il met sur pied un programme d'enseignement de la
langue française au profit des enfants d'immigrés,
il reprend contact avec son père et arrive peu à
peu à s'imposer (malgré différentes déboires
où il se présente comme un looser) à l'ensemble
de la circonscription académique auquel il appartient.
Pourtant demeurent d'une manière constante les conflits
permanents avec son épouse ("une Portugaise qui passe
son temps à crier" - sic), des moments où
la frénésie sexuelle d'antan revient avec violence
mais cette fois-ci quelque peu accompagnée d'angoisse,
et enfin une difficulté manifeste de s'adapter aux règles
que la société impose aux citoyens (impossibilité
de payer ses impôts à temps, impossibilité
de régler son loyer, négligence radicale dans la
rédaction des différents documents administratifs
qui remplissent la vie du citoyen français moyen...).
Ainsi, peu à peu,
malgré un effacement progressif du masochisme sexuel dans
lequel Dominique semblait être pris apparaît comme
un texte qui serait écrit sur un bloc magique ce que Freud
nomme un "masochisme moral"où il y aurait comme
une véritable passion à échouer. Est-il ici comme le soutient Freud
un rapport à la culpabilité, à la faute
telle que le sujet ne cesse de se punir? Ou est-il plutôt
un défi opposé à la Loi et à celui
qui la supporte? Celui-ci n'est-il pas dans cette problématique
un dictateur qui ne saurait qu'émettre des diktats sévères
et sadiques.
"Ce que la position
perverse soutient comme défi, c'est un doute radical sur
la légitimité de la position du justicier, non
seulement de celle - particulière - de celui qui, devant
lui, représente la Loi (ou prétend la représenter),
mais, au-delà, celle de quiconque prétend parler
en son nom. La réponse masochiste - et on sait la place
importante qu'elle occupe dans la structure perverse - prend
ici sa signification de ne pouvoir être réduite
à une manifestation de culpabilité qui impliquerait
que le Sujet a fait sienne la Loi qui le condamne. Le masochisme
est d'abord dénonciation du sadisme de l'autre, c'est-à-dire
affirmation que celui-ci, en se prétendant défenseur
de l'ordre moral, ne fait rien d'autre que de poursuivre, lui
aussi, la satisfaction de son propre désir.
Il est vrai
qu'on peut, après tout, s'armer des tables de la Loi comme
d'autres se servent du fouet, mais il n'est plus d'intervention
possible de l'ordre éthique à partir du moment
où ses jugements ne peuvent trouver leur sanction que
dans des actes qui débouchent sur le plaisir éprouvé
par l'accusateur comme par le coupable. On n'en remarquera pas
moins, en passant, qu'au moment même où celui qui
juge voit aussi radicalement contester la légitimité
de son intervention, se trouve du même coup avancée
une thèse qui, par bien des côtés, est très
proche de la théorie psychanalytique sur la conjonction
du désir du père avec la fonction de celui-ci comme
agent de la castration, comme représentant de l'ordre
de la Loi...
L'attention qu'il porte
à interroger le désir du père, à
repérer sa place fondatrice, lui assure, dans ce procès,
une habileté particulière à discerner l'essentiel
et à savoir mettre en oeuvre les ressorts les plus assurés."
Les ressorts les plus assurés?
N'est-ce pas que le
masochiste ne cesse de mettre en scène sur un mode paradoxal
un rapport au désir qui exclut toute inhibition?
Au nom de quoi, de quelle instance, le masochiste est-il ainsi
rivé à une position constante de looser
permanent sinon qu'il érige son désir en Loi.
Aussi est-ce dans la coïncidence parfaite de cette "érection",
que le Surmoi féroce auquel le masochiste est soumis,
semble avoir rempli son rôle d'instauration d'une éthique
glaciale et indiscutable. Que l'autre soit pris à témoin,
nul doute à cela. Il est même requis à être
présent à la victoire d'une éthique de l'échec
portée jusqu'à son terme et sur laquelle le masochiste
ne saurait transiger.
Il est - à l'instar
du sadique - celui qui assujetti à la loi du désir
(un désir désarrimé de la Loi) ne cède
en rien sur celui-ci.
Le tiers est convoqué à en témoigner mais
dans une position toute particulière: celle de l'illégitimité.
Toute intervention, toute critique, toute remarque, toute interprétation
tentant d'introduire une quelconque disjonction dans la linéarité
du discours masochiste est inaudible et ne fait jamais que venir
renforcer la loi auquel le pervers, et singulièrement
le masochiste, est soumis. Cela ne fait jamais que précipiter
le masochiste dans une position d'un être soumis
à l'auto-punition permanente.
Et c'est là où
git le paradoxe: il se punit sans faute aucune. Sans que la notion de faute ne
l'effleure. Si le signifiant de faute est introduit dans
son propos, il ne représentera rien. Il ne fait qu'imaginariser
la scène de son fantasme et se trouve être pris
dans un pictogramme des signes que le masochiste ne cesse de
dérouler sous nos yeux, de développer à
l'usage de notre entendement. Car dans le masochisme c'est plus
le regard de l'autre - de l'Autre déduit de l'autre écrirons-nous
- que son écoute qui est requise.
Le masochisme
est une exhibition : l'erreur serait de le prendre pour une inhibition.
Cette exhibition consiste
dans une intrication pulsionnelle paradoxale. Ici, la pulsion de mort n'est jamais mise au repos,
elle est en constante action sans autre possibilité de
mise en jeu que dans le retournement constant des pulsions partielles,
qui excluant l'autre dans sa subjectivité, s'érotise
en prenant le corps propre comme objet. Ici, la pulsion de mort
trouve son objet cause de désir et c'est le corps, le
sujet qui en devient le véritable enjeu.
Ici, la loi du Désir
s'origine de l'énonciateur qui offre son corps et son
destin à cette érotisation de la pulsion de mort. Or, si nous suivons Freud quand
il affirme que le Destin est la dernière figure - sombre
et inconcevable - de ce à quoi l'infans a à faire,
les parents (le mythe dipien selon Lacan), alors nous pourrons
considérer que ce qui se joue comme inconcevable
pour le masochiste est très précisément
le couple parental en tant que s'y fonde le rapport du savoir
et du désir, en tant aussi que s'y structure le rapport
au phallus et au manque. Le masochiste sait tout cela, mais rien
ne s'en est inscrit. A son endroit il n'est que du désaveu,
du "je n'en crois pas mes yeux", dont il supportera
l'ascèse jusqu'aux plus extrêmes de sa souffrance.
Que le secret de ce qui se désavoue puisse parfois éclater
en termes de psychose ne nous autorise pourtant pas à
maintenir une quelconque confusion avec la forclusion des Noms-du-Père.
Ici ce qui est en jeu serait une impossibilité de reconnaître
et d'identifier cette part distraite du premier Autre et qui
signifie son désir.
Cet impossible fonde le
désaveu porté à l'endroit du phallus tel
qu'il est supporté par le père.C'est ainsi que nous pouvons comprendre que si
"le premier renoncement aux pulsions se fait sous la
contrainte de puissances extérieures; et celui qui crée
l'éthique, représentée par la conscience
morale, qui exige d'autres renoncements", alors nous
pouvons affirmer que ces dites puissances extérieures
sont elles-mêmes objet de désaveu en tant qu'elles
sont les représentants de la représentation des
figures parentales nimbées d'une aura énigmatique.
Inatteignables (par la musculature, par la décharge
vers l'extérieur dirait Freud), elles le sont au point
de susciter chez le masochiste encore et encore (sans que jamais
l'inaugural qui est en cause ne puisse faire inscription), une
soumission au fantasme "on bat un enfant" qu'il
semble ne pouvoir quitter sa vie durant.
Dès lors c'est à
une sexualisation de la pulsion de mort et de la morale
que nous assistons, dans lequel le monde extérieur, scène
où se joue à l'infini la punition qui serait susceptible
de fournir une preuve d'existence, est rejouée. Ici, le trajet de la pulsion,
nous l'avons donné à entendre, ne cesse - non pas
de râter l'objet mais - d'errer autour de l'objet. Celui-ci
aurait alors pour fonction d'assurer un pont avec le dit principe
de réalité, cependant que le corps soumis à
la violence de la sexualisation de la pulsion de mort lui servirait
de couverture. Ce corps-objet cause de désir, porteur
de cette cause-là, tente de rencontrer une réalité
qui se dérobe, cependant que son échec et la souffrance
qui l'accompagne devient sa loi, sa seule Loi. Ici la jouissance
surmoïque qui est en cause chez le névrosé
est relayée par une tension pulsionnelle qui n'aurait
pas trouvé dans la-dite réalité, dans l'extérieur,
sa limite. D'où la frénésie (à la
souffrance), d'où la nécessité de rencontrer
un autre fut-ce en s'offrant à lui comme objet. D'où
le point de rencontre et de disjonction que nous percevons maitenant
entre la mélancolie et le masochisme.
Dans le premier cas, il
s'agit d'une non-advenue d'objet rendant impossible le deuil
premier, modèle des deuils futurs, et un savoir sur la
perte et sur le manque, alors que dans le masochisme les avatars
de l'objet cause du désir ont pour fonction de soutenir
la sexualisation de la pulsion de mort qui prend le corps comme
objet, moyen comme un autre de se mettre sous la férule
d'une Loi qui ignore le manque dans l'autre comme fondateur du
désir au profit d'une suture que le masochiste tente par
les blessures répétées portées à
l'endroit de son corps de maintenir intacte.
D'où une formule
possible pour rendre compte de la problématique du masochiste:
se blesser, se meurtrir, s'avilir, pourvu que le manque dans
l'autre ne soit pas rendu possible et encore moins pensable.
Que certains cas de
toxicomanie ou de boulimie-anorexie soient à la limite
de la mélancolie et du masochisme ne sera pas pour nous
étonner si nous considérons la passion qui soutient
ces positions et si nous ne perdons pas de vue enfin que la passivité
comme mode de rapport à l'autre se situe à
l'intersection de ces différentes affections jusque et
y compris dans le ravissement hainamourré. Reste que dans
la passion amoureuse le temps où un fragment du corps
de l'élu (mèche de cheveux, mains, ombre du mouvement
d'une main...) représente l'inaugural d'un coup de foudre,
les différents avatars des objets cause du désir
du passionné se mobilisent pour habiller celle
ou celui qui a déclenché un tel bouleversement,
marquant ainsi... la reconnaissance du manque dans l'autre. D'où
la différence radicale entre la position du "névrosé"
qui succombe aux feux de sa passion jusque et y compris celle
qui l'amène à un sentiment de déchéance
radicale d'une part, la position du masochiste d'autre part et
celle du mélancolique enfin.
La passion peut-elle servir
de truchement dans le transfert (à condition que le psychanalyste
- est-il nécessaire de le rappeler - ne se croit pas le
destinataire de cet affect éprouvé par l'analysant!)
pour permettre au mélancolique d'inscrire le deuil au
lieu même d'une perte d'objet (et non d'une mise en abime
du sujet) et pour donner à entendre au masochiste que
le manque est le maître du désir.
Peut-être.
11 novembre 1991
|
|
|
|
Cet
espace
d'expression citoyen n'appartient à aucune organisation
politique, ou entreprise commerciale. Le contenu est sous la
responsabilité de son créateur, en tant que
rédacteur.
|
|
|
|