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1 -  Colombie : Quarante années de guerre civile, Amnesty International

2 - Colombie : Otages et prisionniers, Maurice Lemoine

3 - France - Venezuela : Qui a peur de la démocratie?

4 - Venezuela : Entretien avec Thierry Deronne, Jérôme Rivollet

5 - Bolivie :  Entretien avec le Vice-Président, Mário Augusto   Jakobskind


Amérique Latine

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des articles 2006

Sommaire : 4ème
partie







Quarante années
de guerre civile !

par Amnesty Interrnational,

Extraits dossier de Presse sur la Colombie
mai 2006
 

Quarante ans de conflit armé


Dans le cadre du conflit armé interne de Colombie, les forces de sécurité et les paramilitaires, soutenus par l'armée, combattent les groupes de guérilla dans une lutte pour le territoire et les ressources économiques. Des civils font régulièrement l'objet d'attaques directes et délibérées par les parties au conflit. Parmi les violations et atteintes aux droits humains commises contre les civils figurent les exécutions extrajudiciaires, les détentions arbitraires, la torture, les « disparitions », les enlèvements, les déplacements forcés et les violences sexuelles. Des civils ont été agressés, par exemple, pour éliminer les personnes censées « soutenir » l'ennemi, ou pour créer un climat de terreur, afin de « nettoyer » des territoires intéressant les groupes armés et leurs partisans sur le plan économique ou stratégique.

1/ Les parties impliquées dans le conflit

Militaires et paramilitaires

Les paramilitaires sont originaires de groupes civils légaux d'« autodéfense » créés par l'armée dans les années 1970 et 1980 pour servir d'auxiliaires dans des opérations anti-insurrectionnelles. Le fondement juridique de ces paramilitaires a été abrogé en 1989, mais peu d'efforts ont été faits pour les dissoudre.

L'AUC (Autodefensas Unidas de Colombia), le principal rassemblement de groupes paramilitaires, aurait compté quelque 25 000 hommes avant le processus de démobilisation. Leur rôle principal a été de suivre la tactique de « guerre sale » dans le cadre de la stratégie anti-insurrectionnelle des forces armées, caractérisée par des violations généralisées et systématiques des droits humains. L'utilisation des paramilitaires a aidé les forces armées à éviter un accroissement de la pression internationale pour qu'elles respectent les droits humains. Les forces armées continuent de coordonner et de soutenir des structures paramilitaires dans le cadre de leur stratégie anti-insurrectionnelle. Amnesty International ne cesse de relever des violations des droits humains commises par des paramilitaires avec le soutien ou l'accord des forces armées. 

Les paramilitaires ont annoncé un cessez-le-feu unilatéral à la fin de l'année 2002, et sont engagés dans des « pourparlers de paix » avec le gouvernement, mais ils continuent à commettre régulièrement des violations des droits humains à l'encontre de la population civile.

Les guérillas

Il existe deux groupes principaux de guérilla en Colombie : les FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia), qui comptent environ 20 000 hommes, et l'ELN (Ejercito de Liberacion Nacional), forte de 4 000 hommes environ. Au cours des 40 dernières années, les guérillas ont créé de vastes bastions dans de nombreuses zones rurales du pays, où elles déterminent de fait la politique du gouvernement local et exercent un contrôle important sur la population. Depuis les années 1990, les FARC ont essayé d'augmenter de manière significative leurs attaques visant les zones urbaines, et les populations civiles ont souffert de manière croissante des attaques de la guérilla dans ces zones.
Les groupes de guérilla sont responsables d'infractions graves et répétées du droit international humanitaire, notamment de prises d'otages, d'enlèvements et d'homicides de civils. Ces groupes ont également mené des attaques non ciblées et disproportionnées, provoquant la mort de nombreux civils.

Le gouvernement

Le président Alvaro Uribe Vélez a pris ses fonctions le 7 août 2002. Ce faisant, le président Uribe a introduit une série de mesures sécuritaires dures, contenues dans la soi-disant « Doctrine de sécurité démocratique », par laquelle il cherchait à « consolider » ou à « récupérer » le territoire sous le contrôle de la guérilla. Au lieu d'améliorer la sécurité de la population civile, cette stratégie l'a rendue plus vulnérable que jamais aux violences des groupes armés illégaux et des forces de sécurité.
Le gouvernement suit une politique contraire à ses obligations définies par le droit international relatif aux droits humains, et aux recommandations répétées des Nations unies dans le domaine des droits humains. Cette politique plonge encore plus les civils dans le conflit, et renforce l'impunité.

2/ Les atteintes aux droits humains

Toutes les parties au conflit armé colombien ­ forces de sécurité, paramilitaires, guérillas ­ commettent régulièrement des atteintes aux droits humains.
Au cours des 20 dernières années, le conflit colombien a coûté la vie à 70 000 personnes au moins, pour la majorité des civils tués hors combat, dont, pour la seule année 2005, plus de 70 syndicalistes, 7 défenseurs des droit humains et 17 militants communautaires ; des milliers d'autres personnes ont été victimes de « disparitions », d'enlèvements ou d'actes de torture. Plus de trois millions de personnes ont été déplacées à l'intérieur du pays depuis 1985, dont plus de 300 000 en 2005 seulement.
Malgré une baisse de certains indicateurs de violence comme les enlèvements et les massacres, il a été fait état en 2004 d'une hausse du nombre d'exécutions extrajudiciaires commises directement par les forces armées. Les cas de « disparitions » et de torture restent également fréquents.
Les paramilitaires, agissant souvent de concert avec les forces de sécurité, sont responsables de la plupart des homicides, « disparitions » et actes de torture, tandis que les guérillas sont responsables de la plupart des enlèvements « à caractère politique ».

Le droit international humanitaire et les otages

En Colombie, les civils font régulièrement l'objet d'attaques directes et délibérées (exécutions extrajudiciaires, détentions arbitraires, torture, enlèvements, violences sexuelles, etc.) par les différentes parties au conflit. Ce sont également plus de 3 000 otages détenus en Colombie (dont la candidate Ingrid Betancourt), enlevés principalement par la guérilla mais aussi par les paramilitaires, au plus grand mépris du droit international humanitaire et du droit des civils à ne pas être impliqués dans le conflit. Amnesty International condamne systématiquement ces actes d'enlèvement et appelle le gouvernement et les différents groupes de guérilla à trouver rapidement un accord humanitaire.

Le processus de démobilisation des paramilitaires

Le gouvernement colombien affirme que plus de 8 000 paramilitaires ont été retirés du conflit ­ sur un total de quelque 25 000 hommes. Les membres de groupes paramilitaires ou de guérilla sous le coup d'une enquête ou d'une condamnation par contumace pour violations des droits humains, ou ceux qui choisissent de se démobiliser, pourront bénéficier d'une loi « Justice et paix » qui réduira leur peine de manière importante.
Les membres de ces groupes qui ne sont pas sous le coup d'une enquête pour atteintes aux droits humains ­ soit la majorité d'entre eux ­ bénéficient déjà, ou bénéficieront, du décret 128, qui leur accorde une amnistie de fait.


Un conflit armé qui dure depuis 40 ans

Une situation dramatique pour les droits de l'homme et la population civile
Une impunité endémique pour les paramilitaires et les responsables politiques

Au cours des vingt dernières années, ce sont :

- plus de 70 000 Colombiens, pour la majorité des civils, tués dans le conflit

- plus de 3 millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays

Depuis le cessez-le feu unilatéral des 25 000 membres de groupes paramilitaires en décembre 2002, ce sont :

- 2 750 cas d'homicides et de disparitions attribués aux paramilitaires

- seulement 55 cas jugés pour violation des droits humains


 
 

Otages et prisonniers

La Colombie d'Ingrid Betancourt


 Maurice Lemoine, avril 2006
 


Appuyés en sous-main par les paramilitaires d'extrême droite, les partis politiques qui soutiennent, en Colombie, le président Alvaro Uribe ont obtenu la majorité aux élections législatives du 12 mars. Malgré un taux d'abstention proche de 60 %, cette victoire conforte les chances de réélection de M. Uribe lors du scrutin présidentiel du 28 mai prochain. La poursuite de la « guerre totale » menée contre les guérillas rendra plus difficile l'« échange humanitaire » réclamé par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) pour libérer leurs « prisonniers politiques », parmi lesquels la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt, séquestrée depuis plus de quatre ans.

Dans cette jungle épaisse, « quelque part en Colombie », il pleut, puis il pleut encore, puis il s'abat des trombes d'eau. Lorsque se calme la cataracte, c'est pour laisser la place à un méchant crachin. Les feuilles gouttent, la végétation dégouline, la boue recouvre la boue. Protégés par leurs longs imperméables que déforme l'arme, toujours à la bretelle, de petits groupes de guérilleros vaquent à leurs occupations.

A la question que nous lui posons, début février, le commandant Raúl Reyes, porte-parole des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), répond sans une seconde d'hésitation : « Je peux vous certifier qu'Ingrid Betancourt est vivante, qu'elle est en bonne santé. C'est une femme très intelligente, très capable et, comme tous les prisonniers, elle souhaite qu'un accord humanitaire soit signé. » Un sourire dénué de cynisme : « Il est parfaitement normal qu'elle veuille recouvrer sa liberté. »

Franco-colombienne, Mme Betancourt est devenue le symbole des otages du conflit qui déchire ce pays. Elue députée, puis sénatrice, elle s'y est très vite aliéné une grande partie de la classe politique en dénonçant, non sans courage, ses trafics et sa corruption. Très critique à l'égard des mouvements d'opposition armée, elle n'en plaide pas moins pour une issue négociée du conflit. C'est sous les couleurs de son petit parti, Oxygène vert, qu'elle s'engage dans la campagne pour l'élection présidentielle du 26 mai 2002.

A quelques mois de cette échéance, le 20 février, le gouvernement rompt les conversations de paix menées avec les FARC, à proximité de San Vicente del Caguán, dans une vaste zone démilitarisée. Menant une violente offensive, les forces gouvernementales réoccupent la bourgade et ses environs. A Mme Betancourt, qui le demande en tant que candidate à la présidence, les autorités refusent la possibilité de voyager par voie aérienne avec les journalistes qui y accompagnent le chef de l'Etat, M. Andrés Pastrana. Malgré les conseils pressants qui tentent de l'en dissuader, elle décide de s'y rendre par la route. Le 23 février, en compagnie de son attachée de presse, Mme Clara Rojas, et de deux journalistes, elle pénètre dans la zone où font rage les combats entre l'armée et la guérilla. Elle refuse de faire demi-tour lorsque le chauffeur, de loin, aperçoit le barrage établi par les insurgés...

Le 28 juin 2001, les FARC avaient libéré unilatéralement deux cent quarante-deux soldats et policiers à La Macarena (Meta), ne gardant sous leur pouvoir que les officiers. L'oligarchie n'a relâché aucun guérillero en échange. « Lors d'une conversation, raconte le commandant Reyes, le haut-commissaire de paix de l'époque, Camilo Gómez, en ma présence, a dit à Marulanda [chef historique de la guérilla] que ni le gouvernement Pastrana ni celui qui le suivrait n'accepterait un accord d'échange humanitaire. Que si les FARC ne se soumettaient pas aux conditions de Pastrana, il fallait l'oublier. Nous l'avons reçu comme un chantage, et on a dit : "Si vous n'en voulez pas, c'est votre responsabilité." »

Ulcérés, les guérilleros avertissent : ils séquestreront des membres de la classe politique, jugés « aussi scandaleusement indifférents au drame de la guerre vécue par le peuple qu'au sort des soldats combattant dans les rangs de l'armée ». Depuis, ils ont entrepris d'enlever le plus grand nombre possible de personnalités afin de faire pression sur le gouvernement pour obtenir, en échange, la libération de cinq cents de leurs combattants détenus.

L'arrivée au pouvoir de M. Alvaro Uribe, le 7 août 2002, marque une escalade dans la confrontation militaire. Curieusement, le pouvoir tente par tous les moyens de convaincre la « communauté internationale » qu'il n'y a pas de conflit armé en Colombie. Juste une « menace terroriste ». Au cours des vingt dernières années, ce « conflit qui n'existe pas » a coûté la vie à au moins soixante-dix mille personnes et a fait trois millions de déplacés internes ! Le pays vit bel et bien une conflagration à caractère social, économique et politique, dans le cadre d'une guerre civile qui dure depuis des décennies.

Inscrites sur la liste américaine des organisations terroristes, en septembre 2001, puis sur celle de l'Union européenne, les FARC ­ et l'Armée de libération nationale (ELN) ­ se sont vu retirer de fait le statut de belligérant. Pourtant, si l'on s'en tient à la définition du protocole II additionnel aux quatre conventions de Genève, ratifié par Bogotá le 18 mai 1995, la Colombie vit un « conflit armé interne, sans caractère international : un conflit où s'affrontent les forces armées de l'Etat avec d'autres forces, également armées, identifiables, qui s'opposent à l'Etat, sont vêtues d'uniformes reconnus, portent ouvertement les armes, dépendent d'un commandement et sont, ou ont été à un moment, reconnues comme telles par l'Etat ». En témoignent les conversations de paix menées en 1984 par le gouvernement de M. Belisario Betancur, puis celles qui ont eu lieu du 7 novembre 1998 au 20 février 2002, sous l'égide de M. Pastrana.

Enlèvements et disparitions

D'une manière ou d'une autre, cet affrontement complexe implique toute la population. Si les paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) et leurs complices des forces de sécurité portent la responsabilité de l'immense majorité des homicides, « disparitions » et actes de torture, les guérillas se voient attribuer la plupart des enlèvements. On estime à environ trois mille (chiffre actuellement en baisse) le nombre des personnes victimes chaque année de ce fléau.

En 2003, les FARC ont été responsables de 30,55 % des enlèvements, l'ELN de 15,5 % et les paramilitaires de 7,86 %, le reste étant le fait de la délinquance commune (1). Une différence de taille avec le chiffre souvent repris par les médias, et que met en avant la page de publicité d'un chanteur de variétés parue sous le titre « Renaud dans la jungle », annonçant une chanson et le concert de soutien du 23 février 2006, pour la libération d'Ingrid Betancourt « et des trois mille otages de Colombie détenus par les FARC (2) ».

On ne se lancera pas dans une indécente bataille de chiffres laissant à penser que la rétention de huit cents ou neuf cents personnes serait moins condamnable que celle de trois mille. Il n'en demeure pas moins que l'effet d'annonce n'a rien d'innocent, tant les sentiments généreux mobilisés en faveur de Mme Betancourt sont souvent récupérés, par stupidité, ignorance ou complicité, pour le plus grand profit du gouvernement colombien.

De fait, si la captivité de Mme Betancourt émeut, le battage fait autour de son sort agace aussi beaucoup ­ surtout en Colombie. Non parce que sa famille, ses proches, des amis haut placés ­ dont M. Dominique de Villepin ­ ou des bonnes volontés se mobilisent en sa faveur. « On a cherché de tous les côtés, témoigne, très humaine et très digne, à Bogotá, sa mère, Mme Yolanda Pulecio. On a fait pression sur le président, essayé d'être entendus par la guérilla, cherché des appuis aux Etats-Unis, au Mexique, au Venezuela et, bien sûr, surtout en France... » Qui n'en ferait pas autant ?

Mais, pour d'autres, courant de concerts de soutien en plateaux de télévision, une question se pose : déploient-ils autant d'énergie pour les victimes non « franco-colombiennes » de cette tragédie ? Les soixante et un autres « prisonniers politiques » des FARC intéressent beaucoup moins ­ qu'ils soient ex-gouverneur du Meta (M. Alan Jara), ancien ministre (M. Fernando Araujo), sénateur (M. Luis Eladio Pérez), députés (MM. Consuelo González, Orlando Beltrán et Oscar Liscano), qu'ils soient militaires ou policiers... « Quelle différence entre la douleur d'une mère de soldat et celle de la mère d'un homme ou d'une femme politique ? », interroge Mme Marleny Orjuela, présidente d'Asfamipaz, l'Association des familles de membres de la force publique retenus et libérés par les groupes guérilleros. « Ingrid bénéficie d'un traitement de faveur parce qu'elle a la citoyenneté française et qu'elle appartient à un milieu privilégié, renchérit Mme Edna Margarita Salchali, sur du sous-lieutenant Elkín Hernández, fait prisonnier au combat, le 14 octobre 1998. On se dit qu'il y a des séquestrés de première et de deuxième classes. Nous, on nous a oubliés. »

Et surtout... Pourquoi ce silence face aux exactions des paramilitaires et de l'armée ? L'Association des familles de détenus-disparus (Asfaddes) recense près de sept mille cas documentés de personnes enlevées depuis 1997 par les escadrons de la mort, et dont les corps n'ont jamais été retrouvés. Qui placarde leurs portraits sur le fronton des mairies ? Pourquoi ne pas mener campagne, aussi, et en même temps, pour dénoncer une politique de criminalisation de la contestation sociale qui jette des centaines de Colombiens, dirigeants ou militants syndicaux et associatifs, dans les geôles de l'Etat ?

Que ce soit par la « rétention » de personnes dont les proches sont contraints à payer une rançon (l'« impôt révolutionnaire » pour les insurgés), ou par les enlèvements politiques, les FARC violent le jus in bello ­ ensemble de règles de conduites moralement acceptables en temps de guerre. Ce « droit de la guerre » affirme que les populations civiles ne doivent jamais être considérées comme des cibles. D'après l'alinéa 1 (b) de l'article 3 commun aux quatre conventions de Genève du 12 août 1948, et l'article 4-2 du protocole II additionnel de juin 1977, les FARC devraient libérer tous les kidnappés et otages « immédiatement, sans conditions et unilatéralement ».

Ceci étant clairement affirmé, doit-on, en toute rigueur, considérer comme otage quiconque se trouve entre leurs mains ? Ne conviendrait-il pas plutôt de parler de combattants prisonniers lorsqu'on évoque le sort des trente-six officiers, sous-officiers et policiers capturés au combat (3) ? « Otages », MM. Thomas Howes, Keith Stansell et Marc Gonçalvez ? Employés de la société californienne Microwave Systems, sous-traitante du Pentagone, ils sont tombés aux mains des rebelles lors du crash de leur avion d'espionnage Cesna 208 Caravan, appartenant au gouvernement des Etats-Unis, le 12 février 2003, en zone de guerre, à Santana de las Hermosas (Caquetá). « Mercenaires » conviendrait davantage. Le glissement sémantique n'a rien d'anodin.

Les « sentiments d'injustice » ont joué un rôle certain dans le passage aux armes des insurgés. Et leur brutalité n'est pas sans lien avec ce ressenti. En août 2001, nous rencontrons, dans le Sud Bolivar, à proximité du fleuve Magdalena ­ rouge du sang répandu par les paramilitaires ­, le commandant d'une escouade de l'ELN.

Deux heures durant, dans la fraîcheur d'une nuit désolée, il raconte cette guerre inhumaine. La voix est sourde, les mots sortent en rafales, l'homme a besoin de parler. Après un long silence, il évoque un sénateur, enlevé par son organisation, dont il a eu la garde en attendant la rançon demandée (4). « Il criait, il pleurait : "Pourquoi moi, que va devenir ma famille, que vous ai-je fait ?" Je lui ai répondu : "Vous appartenez à la classe politique. A cause de vous, j'ai passé une enfance sans école, sans médecin, dans le plus total dénuement. A cause de vous, ma famille n'a connu que la misère. A cause de vous, je n'ai eu d'autre choix que de prendre les armes. A cause de vous, je mourrai dans ces montagnes. Alors, ne vous plaignez pas. Vous allez passer quelques mois inconfortables, ce n'est pas cher payé." »

Somme toute, un ancien président de la République, M. Alfonso López Michelsen, n'a guère dit autre chose lorsqu'il a interpellé la société colombienne sur le thème des « bons » et des « mauvais » : « Comme celui qui a pris les armes et qui pratique l'extorsion est abominable aux yeux des membres de l'establishment, celui qui, à travers les avantages que lui procure sa position sociale, économique et politique, lutte pour maintenir le statu quo, s'appuyant sur les armes officielles, est également abominable aux yeux de ceux qui militent dans le camp adverse (5). »

Le 28 mars 1984, en signant les accords de La Uribe, les FARC ont condamné la pratique des enlèvements et se sont engagées à y mettre un terme. La négociation menée avec le président Betancur devait alors marquer leur première tentative d'insertion politique à travers la création d'un parti, l'Union patriotique, et un cessez-le-feu. Militaires et paramilitaires en ont décidé autrement. L'expérience de l'Union patriotique ­ trois mille morts ­ s'est terminée en bain de sang
(6). A l'image de son organisation, le commandant des FARC Iván Ríos en a tiré ses propres conclusions : « Nous avons nos propres normes, qui parfois coïncident avec celles du droit international humanitaire , mais la réalité de la confrontation colombienne n'est pas totalement prise en compte par celui-ci. Le DIH n'est pas adapté à notre réalité (7). »

Cette guerre, comme toute guerre, a peu à voir avec la morale. Encore peut-on tenter d'en atténuer les effets les plus douloureux. « Les FARC ont, ont eu et auront toujours comme objectif politique l'échange de prisonniers », nous réaffirme le commandant Reyes. « Echange humanitaire » que le pouvoir refuse obstinément. Du point de vue de la guérilla ­ et outre l'obtention de la libération de ses combattants ­, discuter sur un pied d'égalité avec le gouvernement lui rendrait un statut politique qui la sortirait de l'état d'organisation terroriste qui lui a été conféré, et qu'elle conteste violemment.

C'est précisemment ce que cherche à éviter M. Uribe, tout à son obsession d'une victoire militaire sur son « axe du mal ». Lui s'obstine à vouloir libérer les captifs à travers des opérations militaires. Avec les conséquences désastreuses que cela peut impliquer. Car, dans ce cas, poussant parfois leur logique jusqu'à l'insupportable, certains fronts des FARC accomplissent ce qu'ils ont toujours annoncé : ne pas permettre la libération d'un quelconque séquestré. En témoignent le sort du gouverneur du département d'Antioquia, Guillermo Gaviria, celui de l'ancien ministre de la défense, Gilberto Echeverri, et de huit militaires, lorsque, le 5 mai 2003, un commando héliporté s'approcha de l'endroit où ils étaient détenus, dans les environs de Frontino (Antioquia). Ils le payèrent de leur vie, exécutés par des guérilleros, d'après le témoignage d'un survivant. Comme, dans les mêmes circonstances, l'ex-ministre de la culture Consuelo Araujo Noguera.

A cet égard, la diffusion de la seconde vidéocassette enregistrée, durant sa captivité, par Mme Betancourt a donné lieu à un traitement médiatique ambigu (8). Les extraits diffusés ou publiés ont généralement rapporté que l'ex-sénatrice demandait au gouvernement de négocier la libération des soldats, tout en précisant que la liberté des otages civils n'était, elle, « pas négociable ». Et, surtout, qu'elle donnait, la concernant, son feu vert à une opération de sauvetage par les militaires. En réalité, sa déclaration intégrale dit ceci : « Sauvetage, oui, définitivement oui, par principe. Mais pas n'importe quel sauvetage. Les sauvetages se terminent par un succès ou ne doivent pas avoir lieu. La Colombie ne peut tomber dans l'expédient où, simplement, un sauvetage est une opportunité politique dans laquelle on met en jeu la vie de nombreux citoyens, mais dont l'Etat sort toujours gagnant. Gagnant si les séquestrés sont libérés vivants, parce qu'ils constituent un trophée, et gagnant également si l'on ramène des cadavres, parce qu'on peut accuser l'ennemi. »

Prisonnières de l'angoisse et de l'incertitude, les familles de captifs rejettent avec force ce type de tentative. « Que les forces armées me pardonnent, jette Mme Salchali, mais elles sont incapables de mener à bien une opération de libération. » Quant au père d'un policier, il lâche, les nerfs à vif à l'idée de cette éventualité : « On a lutté pendant des années pour leur liberté, on n'a pas envie de les voir revenir enveloppés dans un drapeau. »

D'autant que, objecte Mme Ana Caterina Heyck, avocate et spécialiste du DIH, « pour la libération des civils et des militaires séquestrés par les FARC, on peut s'appuyer sur l'article 3 commun aux quatre conventions de Genève, qui régule les conflits armés internes, et qui établit dans sa partie finale ce qu'on connaît sous les termes "accords spéciaux" ». Par ailleurs, ajoute-t-elle, en établissant que la politique de paix est une « politique d'Etat » permanente et participative, la loi colombienne 434 de février 1998 permet également l'application effective du DIH : « Elle détermine l'utilisation prioritaire du recours au dialogue et à la négociation. »

Dans la même logique et avec les mêmes arguments, M. Michael Frühling, directeur du bureau du Haut-commissariat de l'ONU, a déclaré le 26 août 2005 que le président Uribe devrait faire de la libération des « séquestrés » de la guérilla une priorité. Mais l'ONU, à Bogotá, n'est pas forcément en odeur de sainteté.

En février 2005, M. Uribe a demandé et obtenu le rappel de M. James Lemoyne, conseiller spécial du secrétariat général de l'ONU pour la Colombie. Par le passé, ce dernier avait dépensé beaucoup d'énergie pour rapprocher les parties lors des moments difficiles survenus au cours des négociations de paix entre les FARC et le gouvernement Pastrana. Arrivée au pouvoir, l'administration guerrière de M. Uribe ne le lui a jamais pardonné. Le 3 août 2004, devant le Sénat colombien, le haut-commissaire de paix Luis Carlos Restrepo n'a pu s'empêcher de lâcher, évoquant cette période : « Les commissaires allaient boire des whiskys avec les guérilleros, et les ambassadeurs s'enthousiasmaient jusqu'au délire pour se faire photographier en compagnie d'un homme en tenue camouflée et avec un fusil. »

Qui plus est, le franc-parler de M. Lemoyne exaspérait. Ne considérait-il pas les FARC comme une organisation « à caractère politique » ? Diplomate au verbe abrupt, il n'hésita pas à mettre publiquement en cause le gouvernement : « S'il ne veut pas s'asseoir avec les FARC, eh bien, qu'il le dise... Il y a trop de voix officielles disant oui, disant non, disant peut-être, impossible, possible. Cela ne donne pas confiance aux FARC (9). » Devant les entraves mises à son travail par le pouvoir, la mission de bons offices des Nations unies, invitée par les FARC, s'est retirée en avril 2005.

Très impliquée dans la recherche d'une solution, l'Eglise n'a pas été mieux lotie. Le 31 janvier 2003, membre d'une commission de facilitation qu'intègrent également le père Dario Echeverri et l'ancien ministre du travail Angelino Garzón, Mgr Luis Augusto Castro, président de la Conférence épiscopale, se prépare à rencontrer le secrétariat des FARC. En termes mesurés, fonction oblige, il ne fait montre d'aucune indulgence à l'égard de celles-ci. « Elles font preuve d'une insensibilité terrible, nous confie-t-il récemment. Elles ne peuvent pas dire que le sort de leurs prisonniers est le même que celui de leurs guérilleros. Ceux-ci sont passés en jugement, ont droit à des visites. Les séquestrés n'en ont pas. Il peut se passer trois années sans qu'arrive un signe de leur survie. » En homme de paix, il n'en privilégie pas moins le chemin de la négociation. D'autant que, raconte-t-il, « il y a quelques années, j'ai pu, avec les FARC, travailler, dialoguer, et réaliser la libération de quatre-vingts soldats. On se connaissait déjà, il était facile de parler... ».

Au moment précis où il entreprend de rejoindre le secrétariat, le président Uribe lance une gigantesque opération militaire, le plan Patriote. Décidé à braver le danger et à mener sa mission à bien, coûte que coûte, l'évêque en sera finalement dissuadé par les FARC : « Ne venez pas, ici il n'y a rien d'autre que du sang ! » « Le plan patriote, regrette Mgr Castro, a créé un mur entre eux et nous. Cela nous a empêchés de poursuivre ce type de rencontre. De sorte que nos contacts ne se font plus que par correspondance ou à travers des courriers électroniques. »

Le 2 janvier 2004 ­ opération des services secrets colombiens et américains ­, le commandant guérillero Simon Trinidad, désigné pour négocier la libération des otages, sera arrêté en Equateur. « Il était à Quito pour y établir un contact avec James Lemoyne, car nous souhaitions nous réunir avec lui, explique le commandant Reyes. Comme il était difficile de le faire en Colombie, car il aurait fallu que Lemoyne demande l'autorisation d'Uribe, et qu'on ne veut devoir aucune faveur à ce dernier, il nous fallait chercher un autre lieu de conversation. » Remis aux autorités colombiennes, M. Trinidad fut extradé le 31 décembre 2004 vers les Etats-Unis, sur la base d'un dossier américain constitué à la hâte, treize heures après la fin du délai donné par le gouvernement pour que les FARC libèrent soixante-cinq prisonniers (10).

Le 13 décembre 2004, à Caracas, ce fut au tour de M. Rodrigo Granda d'être enlevé par les services secrets colombiens. Connu comme le ministre des affaires étrangères des FARC, M. Granda était mandaté pour dialoguer avec Paris, sur une issue possible à l'« affaire Betancourt », à travers l'ambassade de France au Venezuela.

L'approche de l'élection présidentielle de mai prochain, à laquelle se représente M. Uribe, semble modifier quelque peu la donne. Et pour cause : comme les anciens présidents Alfonso López, Ernesto Samper, Julio César Turbay, et l'ex-procureur général Jaime Bernal, la majorité des Colombiens se disent favorables à l'échange humanitaire. A la mi-août 2004, le pouvoir propose de libérer unilatéralement cinquante guérilleros, qui partiraient à l'étranger ou s'intégreraient à un programme de réinsertion, en échange des otages politiques. Mais, si les FARC acceptent de négocier avec M. Restrepo, elles exigent que les conversations aient lieu en face à face et non par... Internet, comme l'a suggéré le gouvernement. Plus tard, elles refusent qu'un tel dialogue se déroule au siège de la nonciature apostolique ou dans une ambassade. Et pourquoi pas « dans une petite école ou une petite église », ironise M. Reyes...

Les rebelles insistent pour qu'une telle rencontre ait lieu dans une « zone de sécurité » démilitarisée, dans les municipios de Pradera et Florida (11). « On ne veut faire courir aucun risque aux prisonniers, aux négociateurs, au gouvernement, aux observateurs internationaux et à nous-mêmes, précise M. Reyes. Qu'Uribe retire les troupes pour trente jours, qu'il donne une date précise et, si on se met d'accord, on procède à l'échange une bonne fois pour toutes. »

Les familles de captifs s'exaspèrent, aussi remontées contre le pouvoir que contre l'opposition armée. « On est des familles du peuple, comme dit la guérilla, qu'elle nous rende nos muchachos », s'insurge Mme Orjuela, tandis que M. Mario Enrique Murillos, père d'un soldat, ne cache pas sa colère : « Nos fils s'étaient engagés pour le salaire, à cause du chômage, c'est aussi la question ! S'ils ont été faits prisonniers, c'est en défendant la patrie. Alors, que le chef de l'Etat nous tende la main ! »

En décembre 2005, les gouvernements français, espagnol et suisse approchent Bogotá pour tenter de débloquer la situation. Cherchant jusqu'où pourrait aller le rapprochement entre les parties, les diplomates européens souhaitent uvrer avec discrétion, et demandent la plus grande confidentialité au président. « Alors, que fait Uribe ? s'emporte le commandant Reyes. Chaque fois que les Français ou la communauté internationale font une proposition, il la sabote ou, si elle lui convient, il se l'approprie pour avoir l'air généreux. » Le 14 décembre, en effet, « oubliant » la discrétion requise, M. Uribe annonce en fanfare que, répondant à l'initiative européenne, il accepte d'établir une zone démilitarisée de 180 km2, à El Retiro (Valle del Cauca).

« Uribe apparaît en conférence de presse... poursuit le commandant Reyes. Il déclare qu'il accepte la proposition et que, donc, on doit l'accepter. On ne la connaissait pas encore ! Elle ne nous est arrivée qu'après. » Intransigeance ? Mauvaise foi ? En termes prudents, Mgr Castro confirme implicitement le propos. « Il y avait, à ce moment, un obstacle en termes de sécurité. Dans la formule envisagée, celle des FARC serait assurée par la communauté internationale. Mais qui c'est ? Un ambassadeur, un délégué ? Cela ne donne aux FARC, qui sont en guerre, aucune garantie. Et leur sécurité, ils ne la délèguent pas. Lancer la proposition à l'opinion publique avant de l'avoir communiquée à la guérilla a été une erreur lamentable, il fallait d'abord la consulter. »

Après cet épisode, les insurgés ont tranché : « Tant qu'Uribe sera président, il n'y aura pas d'échange humanitaire. » Plongeant les familles de captifs ­ tout comme celles des guérilleros incarcérés ­ dans un profond désarroi. L'absence d'un véritable leader d'opposition, et le poids des paramilitaires ­ démobilisés en trompe-l'il ­ dans la campagne électorale, par la menace et la coercition, ouvrent la voie à une probable réélection de M. Uribe.

Si le candidat ­ M. Carlos Gaviria ­ du Pôle démocratique alternatif (centre gauche) s'est prononcé pour l'échange humanitaire, celui qui s'est le plus avancé sur ce terrain est le candidat indépendant Alvaro Leyva. Electron libre issu du Parti conservateur, ex-ministre et surtout ex-négociateur, sous diverses présidences, avec plusieurs guérillas, il fait campagne en promettant « l'échange humanitaire immédiatement et la paix en six mois ». En rencontrant, le 22 décembre 2005, ce prétendant relégué dans les sondages et marginalisé par les médias, M. Manuel Marulanda, le leader historique des FARC, lui a donné un coup de pouce évident. En annonçant, le 4 mars, qu'à la suite de leurs conversations les FARC sont disposées à libérer deux policiers ­ MM. Eder Luiz Almanza et Carlos Alberto Logarda ­, l'opposition armée en fait implicitement « son » candidat.

Il n'en demeure pas moins que M. Uribe reste l'incontestable favori. S'il conserve le pouvoir, affirme-t-on à Bogotá, les pressions internationales auront leur rôle à jouer pour la prise en compte du sort des prisonniers. Mgr Castro les souhaite à demi-mot : « On est en syntonie avec elles, on les appuie. » Tout comme Mme Virginia Franco, mère du caporal Luis Alfonso Beltrán Franco, capturé le 30 mars 1998 à El Billar (Caquetá) : « On a beaucoup d'espoirs dans les pays qui appuient l'échange humanitaire. La communauté internationale, c'est très important pour nous. On sent une respiration, on sent un soulagement. » Du coup, et paradoxalement, le reproche fait à la mobilisation diplomatique de Paris en faveur de Mme Betancourt se retourne comme un gant : « Si l'on est pragmatique, sourit amèrement Mme Heyck, on conclut que c'est une "chance" qu'elle soit enlevée. Si la France ne faisait pas pression sur son cas, le gouvernement ne bougerait pas d'un millimètre, aussi bien pour elle que pour les autres prisonniers. »

Notes :

(1) International Crisis Group, « Hostages for prisoners : a way to peace in Colombia ? », Bruxelles, 8 mars 2004.

(2) Le monde, Paris, 7 décembre 2005.

(3) Les FARC ont annoncé le 16 février que le trente-septième, le capitaine Julián Ernesto Guevara Castro, est mort de maladie, le 28 janvier.

(4) Cette conversation informelle n'ayant pas été enregistrée, nous n'avons pas souvenir du nom du sénateur en question.

(5) El Tiempo, Bogotá, 22 septembre 2002.

(6) Lire Iván Cepeda Castro et Claudia Girón Ortiz, « Comment des milliers de militants ont été liquidés en Colombie », Le Monde diplomatique, mai 2005.

(7) Cité dans Ferro Medina et al., El orden de la guerra. Las FARC-EP : entre la organizacion y la política, Centro edirorial Javeriono, (CEJA), Bogotá, 2002.

(8) Datant de mai 2002, elle a été diffusée le 30 août 2003 par « Noticias Uno », Canal 7, Bogotá.

(9) El Tiempo, Bogotá,18 mai 2003.

(10) « Trafic de drogue » et « terrorisme » : M. Trinidad est accusé par la justice américaine d'avoir exporté 5 kg ou plus de cocaïne (soit la quantité minimale ayant permis d'enclencher la procédure d'extradition). M. Uribe gèle celle du paramilitaire Salvatore Mancuso, accusé par Washington d'en avoir exporté... 4,5 tonnes !

(11) Les FARC tenant à ce que les négociations éventuelles aient lieu sur le territoire colombien, elles ont également décliné une proposition de Paris : un navire français ou la Guyane française.

Sources : LE MONDE DIPLOMATIQUE (tous droits réservés)
http://www.monde-diplomatique.fr/2006/04/LEMOINE/13332


 
 

Qui a peur de la démocratie?

France-Amérique Latine,
le débat qui fait désordre

Lionel Mesnard, le 6 mai 2006

                                                      photo manif à Caracas : apporea.org
 

Un autre monde est nécessaire, c'est en ces termes que le président vénézuélien Hugo Chavez Frias pose la problématique d'un nouvel équilibre social. Il n'y a pas dans les idées et la démarche la volonté de soumettre, il est surtout question de redistribuer les richesses et le pouvoir politique. Certes, le Venezuela n'est pas la France et inversement, néanmoins certaines réalités pourraient avoir valeur d'exemple. Il en va en premier des enjeux institutionnels, et pour évidence de la nécessité d'une meilleure redistribution des pouvoirs politiques, mais pas seulement. L'on constate en France depuis 20 vingt ans que le pouvoir d'achat n'a progressé que de 20 euros par an et par foyer (1). Et depuis 20 ans les fruits de la croissance ont profité principalement a une petite minorité de possédants. Si le PIB par français équivalait à celui des étasuniens en 1974, aujourd'hui il est de 30 pour cent inférieur, et de 10 pour cent inférieur aux britanniques. Toutefois, si notre croissance est plus faible que d'autres nations, notre pays n'en est pas devenu pour autant pauvre ou sans ressources. Il n'y a pas de déclin en vue, bien au contraire, mais en reprenant ces quelques chiffres, il est clair que depuis au moins 1973 notre système centraliste et républicain est en crise. Un président à l'agonie, une droite usée et réactionnaire a donné lieu à une explosion des derniers socles de la Cinquième République en France.

Malgré l'inflation maîtrisée sous le gouvernement Mauroy, nous payons la politique de l'ex-franc fort. Aujourd'hui, la Banque Européenne conserve cette ligne de conduite pour l'Euro. Ce type de modèle économique a pour but d'échapper de la spirale inflationniste, mais il a pour danger de faire stagner certaines économies. Finalement notre modèle de société a été dénaturé, la marche forcée à l'adaptation au système global du capitalisme est-elle la seule solution ? Quand Hugo Chavez arrive au pouvoir, il se retrouve sur l'axe libéral de Tony Blair, mais remarque qu'économiquement cela ne permet pas de financer ses programmes sociaux. Alors, il commence sa mue vers un projet radicalement différent, et en tenant compte des impasses de l'économie vénézuélienne au main d'à peine 10 pour cent de la population et concentrant tous les pouvoirs (politiques, intellectuels et audiovisuels).

Au Venezuela, la première étape fut de transformer de fond en comble les institutions, en clair donner les outils citoyens utiles pour que la société civile puisse agir au quotidien. La constitution de la cinquième République vénézuélienne organise une redistribution des pouvoirs et ou comment échapper aux potentats locaux. Faire que dans chaque quartier, agglomération urbaine ou paysanne, la population puisse s'organiser et participer activement aux changements notamment sociaux, économiques, éducatifs sanitaires et urbanistiques. Ce que les vénézuéliens reprennent sous le terme de protagoniste, une perception active des choses et de la citoyenneté.

La révolution protagoniste, est une dynamique collective, chacun pouvant devenir acteur de la vie citoyenne. Et l'on est en voie de redistribuer 30% du budget national en direction de ce que l'on appellerait ici les comités ou conseils de quartiers. Il y aura probablement des difficultés, mais ce nouveau type de contrôle permet d'intervenir sur des problèmes concrets et permet de donner l'espoir d'une plus juste redistribution. Mais il faudra certainement établir des règles comptables transparentes et sous contrôle de toute la population, l'évidence sera de faire un combat sans répit contre le détournement de l'argent public. Pas simple dans un pays ou le problème est chronique, en cela les vénézuéliens pourront puiser dans les principes de Simon Bolivar. À ce sujet, son intransigeance fut forte, pas même un peso de son époque ne devait faire l'objet d'un détournement, et celui qui enfreignait la règle risquait sa vie. De nos jours au Venezuela, la peine de mort n'existe plus fort heureusement mais l'enrichissement personnel et le détournement des richesses est un grand classique dans toute l'Amérique Latine et depuis des lustres.

Le Bolivarisme est une pensée propre à cette région du monde, de ce qui fut de la Bolivie au Panama, la grande Colombie. Il y a là une pensée pour nous européens nous échappant en partie. Un modèle social et politique qui a pris ses sources dans les différentes révolutions du dix-huitième siècle et ses origines amérindiennes. Un projet qui reste d'une modernité étonnante et dont le penseur fut Francisco de Miranda, aîné et inspirateur du jeune Bolivar (2). On pourrait y voir un obscur objet nationaliste, mais si l'on se penche un peu sur la à la vie de nos 2 acolytes, il s'agit plus d'une union à l'échelle sub-continentale. C'est aussi dans ce cadre que Hugo Chavez Frias favorise lui aussi un projet social économique et politique d'intégration qui ne se limite pas aux frontières de son seul état. Et fait en sorte que 0,7% du PNB aille en direction du développement, ce que la France par ailleurs ne fait pas, sauf à réduire les budgets des politiques de coopérations internationales.

Selon le magazine étasunien FORBES, Fidel Castro disposerait de 900 millions de dollars (3), et pour France 2 au journal du 1er mai le commentateur en 30 secondes c'est surpassé. D'une part Castro est rajeunit, et il serait à la tête du dernier "bastion communiste" du monde ; c'est vrai que la Chine, le Vietnam, le Laos et le dernier laboratoire staliniste du monde la Corée du Nord, ont disparu de la surface du globe ? Il resterait pour nous plus que la menace castriste en suspend, et son ami Chavez. Mais voilà que pointe son nez le président Morales de Bolivie qui décide la prise en main des hydrocarbures de son pays. Malgré toute les propagandes mensongères et la domination des médias-trusts poubelles latinos américains, nos trois hommes seront peut être bientôt plus nombreux et la fin de l'ère Bush risque de renforcer les liens de vassalité avec les groupements les plus réactionnaires du sous continent américain. Un continent où ce sont les patrons de presse qui font la pluie et le beau temps et favorisent toujours des dogmes fascisants.

Les 3 coups de semonces intervenus en France depuis le 29 mai 2004, doit nous rappeler à certains principes, et ils sont communs avec nos amis républicains d'outre atlantique. Remettre la justice sociale au devant de nos principes d'égalité, de fraternité et de solidarités internationales. Qui a peur de la démocratie ? Pourquoi serait-elle uniquement représentative ? Sommes-nous si « bêtes », nous citoyens français pour ne pas pouvoir nous aussi assurer la vie courante de nos cités et de la Nation. Vivement des états généraux, il est temps que le peuple français s'exprime, lui aussi, sans attendre que ce système politique ne finisse en guerre civile. La révolution bolivarienne n'est pas une révolution romantique, elle est une transformation tout en profondeur de la société en d'autres modes de redistributions. Pour cela, il faut arrêter de voir dans l'immédiat et poser les termes d'une nouvelle république et la construction d'un état social de droit chez nous aussi ? 

 Notes :

(1) lire l'article sur l'inégalité des revenus des français sur le site de l'Observatoire des inégalités : http://www.inegalites.fr/article.php3?id_article=1

(2) cliquez sur le lien pour lire l'article au sein des : "Archives 2006" consacrée aux mousquetaires de l'Amérique Latine...

(3) Dans le nouveau classement, qui paraît dans l'édition du 22 mai, Forbes rapproche facétieusement la fortune de Fidel Castro de celle d'Albert II de Monaco. La fortune du Lider Maximo s'élèverait à 900 millions de dollars. La présence de Castro dans ce classement s'explique par le contrôle qu'il exercerait sur un ensemble d'entreprises nationalisées, comme El Palacio de Convenciones, centre des congrès proche de La Havane, Cimex, une entreprise de distribution et Medicuba, une entreprise pharmaceutique. Faute d'informations fiables, Forbes se contente d'estimer les revenus de Castro. (In le journal Le monde en date du 5 mai 2006)


 





«Chávez a compris que la critique est nécessaire à la révolution»

Benito Perez,

 25 Avril 2006

photo extraite du film "Passage des Andes"
 

Entretien avec Thierry Derronne, (cinéaste et vice-président de VIVE TV)
PROPOS RECUEILLIS PAR JEROME RIVOLLET (Le Courrier de Genève)

MÉDIAS AU VENEZUELA - La chaîne nationale culturelle et éducative Vive TV fait partie de ces nouveaux médias participatifs en pleine expansion au Venezuela. Rencontre avec son vice-président, le Belge Thierry Deronne. Etonnante trajectoire que celle de Thierry Deronne. Happé par le continent sud-américain depuis les années 1980, ce journaliste belge a d'abord vécu au Nicaragua, avant de s'installer il y a onze ans au Venezuela. Auteur notamment du Passage des Andes, un documentaire sur le processus bolivarien, M. Deronne est aujourd'hui vice-président de la chaîne citoyenne Vive. Ce canal télévisuel a été créé en novembre 2003 comme un espace médiatique participatif et national. Bien que rattachée au service public, Vive s'inspire dans son fonctionnement des expériences associatives décentralisées qui fleurissent dans le pays. Lui-même est issu de la chaîne communautaire de Maracay, Teletambores. Pour Le Courrier, Thierry Deronne évoque ces médias d'un genre nouveau, leur rôle dans la transformation du pays, et la liberté de parole que ceux-ci gardent, selon lui, vis-à-vis de l'action du gouvernement.

Le Courrier: Les médias associatifs se multiplient au Venezuela,comment expliquer un tel essor?

Thierry Deronne: Jusqu'il y a trois-quatre ans, les médias privés exerçaient un véritable monopole au Venezuela. Ils nous vendaient un mode de vie très américain, auquel 80% de la population ne pouvait s'identifier car l'information délivrée ne reflétait pas ce que les gens vivaient. Le peuple vénézuélien a toujours été très rebelle, et à un moment, la majorité a fini par occuper l'espace qu'elle méritait. C'est le premier pays qui apporte ainsi une réponse au problème médiatique. Nous avons l'avantage d'avoir un appui de l'Etat en terme de légalisation du cadre associatif. Cette loi se traduit à travers la formation permanente de groupes de production parmi les citoyens, la séparation message/média, ou des conditions précises concernant la diffusion de la publicité.

La position des médias dominants pendant la tentative de coup d'Etat de 2001 a-t-elle été ledétonateur de cette prise de conscience?

­ Non, les médias associatifs avaient déjà un cadre législatif et constitutionnel. Mais pendant le coup d'Etat, ceux-ci ont continué d'informer et ont acquis une nouvelle aura. Durant cette période, ils ont eu la possibilité de faire valoir un autre point de vue que les médias privés, majoritaires et opposés à Chavez. Les médias associatifs ont montré qu'ils étaient les plus aptes à résister. Aujourd'hui, on en dénombre entre 300 et 400, légalisés et qui fonctionnent avec des appuis de l'Etat, mais sur lesquels, j'insiste, celui-ci n'a pas de contrôle idéologique.

Dans cette émulation, Vive tient une place particulière, en étant accessible à 80% de la population. Qu'est-ce quidifférencie un tel supportdes médias «traditionnels»?

­ Premièrement, il n'y a pas de division du travail. On applique le concept de la formation permanente du personnel. Par exemple, les gens de la sécurité ou du nettoyage peuvent devenir cadreurs. Chacun peut assumer ses envies. On arrive à casser le schéma dominant du travail. Vive ne pourrait parler de démocratie participative si elle ne l'appliquait pas elle-même. Deuxièmement, les mouvements sociaux sont présents et constituent un organe de décision. Par exemple, les paysans ont réagi à notre traitement de la réforme agraire. Nous avions évoqué le problème des grands propriétaires, mais ils souhaitaient que l'on insiste d'avantage sur la manière dont ils avaient repris possession de terres et mis en valeur celles-ci. On a pris en compte leur réflexion. A Vive, les gens participent à la conception des sujets et se reconnaissent en eux.

De quelle autonomiedispose Vive pourcritiquer les institutions et l'action de l'Etat?

­ Lors de la création de Vive, Blanca Eekhout, la présidente de la chaîne, avait interrogé Chávez en lui demandant jusqu'où elle pouvait aller. Celui-ci a répondu par une boutade, en lui affirmant qu'il y avait besoin de critiques mais que si l'une d'elles pouvait faire tomber son gouvernement, il lui demandait juste de le prévenir une heure avant. Il y a bien sûr dans ces propos une pointe d'humour, mais cela veut surtout dire que, selon lui, la critique est nécessaire à la révolution. Chávez est un expert en judo, qui a compris qu'on peut compter sur la puissance d'un mouvement social pour faire avancer les choses. C'est son concept de «démocratie révolutionnaire». Après, s'il y a une tentative de contrôle, on a l'arme de la constitution. Il n'y a jamais eu autant de liberté dans les médias associatifs et publics qu'au Venezuela. Non seulement on peut dénoncer la corruption mais aussi critiquer des politiques en général.

On a dû mal à concevoir qu'une chaîne financée en totalité sur des fonds publics n'ait jamais depression de la part des autorités...

­ Il y a des tensions avec certains secteurs de l'Etat, parfois des ministres, parfois des députés. Mais nous devons ramener l'Etat à son devoir de prendre en compte l'avis des gens. Je citerais deux exemples. Le premier concerne des indigènes dont nous nous sommes faits les porte-voix. Ceux-ci protestaient contre l'exploitation du charbon sur leurs terres - 1. A la suite du traitement de cette affaire, Blanca Eekhout a reçu des coups de fils. Ce problème précis suscite des positions diverses dans le gouvernement. Cela montre la lutte entre le vieil et le nouvel Etat. Vive, c'est le nouvel Etat qui est en train de se construire. On y retrouve la volonté de Chávez de bouger les vieilles structures. On agit pour faire valoir les voix de l'intérieur, et l'on renforce ainsi les courants révolutionnaires. Un autre exemple est celui de la répression de paysans par des représentants de la garde nationale soudoyés par des grands propriétaires terriens. Chávez a vu le reportage que nous y avons consacré, et a fait mener une enquête. A la suite de celle-ci, le général responsable a été destitué. C'est d'autant plus significatif que Chávez est militaire.

Mais vis-à-vis d'Hugo Chavez même, la critique est-elle possible?

­ Mais les gens n'ont aucun problème à critiquer les politiques et ne tombent pas dans le culte de la personnalité de Chávez! Même lors des manifestations contre le coup d'Etat, les gens ont avant tout défendu un processus, une Constitution. Il serait bon que des «intellectuels de gauche» qui nous répètent «oui, oui mais on nous disait la même chose sur Cuba, et puis ces militaires tout de même, etc.» enquêtent sur l'immense arsenal de la démocratie participative mis en oeuvre en six ans de gouvernement Chávez.

Ces médias ne dépendent-ils pasde la présence de Chávez? Que se passerait-il en cas d'alternance?

­ S'il y a un changement de régime, il faudrait un changement de Constitution. A moins d'un coup de force, je doute très fort que la population vénézuélienne laisse faire. Quelque part, le génie est sorti de la bouteille.

Note : Collaboration: BPZ

1 - Lire notre édition du 11 mars 2006.

SOURCES : http://www.lecourrier.ch/
article : + modules.php?op=modload&name=NewsPaper&file=article&sid=41360


 
 



Entretien avec le vice-président de Bolivie,
Alvaro Garcia Linera

« Il n'y a pas de gouvernement de gauche sans un mouvement social large, qui fasse pression, qui veille, qui pousse de l'avant »


Propos recueillis par Mário Augusto Jakobskind, avec la collaboration de Bruno Zornitta et Adriana Machado
 

Un petit pays de l'Amérique du Sud, la Bolivie, traverse un moment historique sans précédents sur le continent latino-américain. Un indigène aymara, Evo Morales, a été élu à la majorité absolue, mettant en déroute les représentants de l'oligarchie traditionnelle qui a dominé la Bolivie pendant longtemps, et en a fait le pays le plus pauvre de la région. En même temps que Morales, c'est un professeur de mathématique et de sociologie, ayant adhéré à la cause du mouvement social, Alvaro Garcia Linera, qui a été élu à la vice-présidence.

Entretien : Qu'attend le nouveau gouvernement bolivien de la part du Brésil, et qu'est-ce qui change dans la structure sociale bolivienne avec Evo Morales ?

Nous voulons que le Brésil se maintienne neutre et n'impose pas de résistance à ce processus de récupération des hydrocarbures de la part de l'Etat. Nous espérons une collaboration car Petrobrás 
[1] contrôle directement 25% des réserves de gaz de la Bolivie, elle contrôle le gazoduc d'exportation vers le Brésil et deux raffineries dans le pays. L'Etat brésilien a beaucoup à dire. Et si l'Etat bolivien a l'intention de commencer un processus de récupération de sa présence dans ce secteur, il est clair qu'il doit y avoir une relation de coopération. Nous espérons avoir une relation amicale avec l'Etat brésilien.

Mais je suis resté un peu pessimiste de vous avoir entendu dire que vous auriez plus de préoccupation avec l'Etat brésilien qu'avec les Etats-Unis.

Le Brésil, dans tous les temps de crise, s'est maintenu relativement neutre. Mais nous savons aussi que l'Etat brésilien a beaucoup d'intérêts en Bolivie, et qu'il va certainement chercher à répondre à ses intérêts, qui sont puissants. Les Etats-Unis ont eux aussi leurs intérêts, mais pas directement dans le pétrole. Il n'y a pas d'entreprise états-unienne dans le secteur du pétrole, à l'exception d'une toute petite. Les deux plus importantes sont la brésilienne Petrobrás et l'espagnole Repsol.

Dans les moments de crise en Bolivie, au moins en deux occasions, le Brésil a envoyé, en la personne de Marco Aurélio Garcia [2], ses suggestions à Evo Morales. Et, à une autre occasion, au sujet du référendum [3], Lula est intervenu directement dans la politique interne de la Bolivie, en faisant pression pour que certaines choses soient approuvées et d'autres non. Cela constitue-t-il un précédent ? Qu'en pensez-vous ?

C'est un antécédent de la préoccupation qu'a le Brésil envers la Bolivie. A cette époque, il n'était pas question des hydrocarbures. Le thème était, à la base, la stabilité politique. Quand on en viendra au sujet des hydrocarbures, il faudra qu'il y ait aussi une attitude de non-intervention, de non pression, et d'acceptation de nos décisions souveraines. Nous ne serons pas non plus soumis aux entreprises pétrolières, nous ne demandons pas à ce qu'elles s'en aillent, mais nous demandons, oui, un changement de relations, où les entreprises étrangères participent comme associées minoritaires de l'Etat dans les projets pétrolifères. Nous espérons alors que Petrobrás acceptera cette reconversion, qui consiste à passer du statut de propriétaire gigantesque des réserves d'exportation à celui d'une partenaire, qui sort gagnante également, mais qui n'a plus le contrôle absolu des réserves.

Une autre question a attiré notre attention. Vous disiez qu'il y a 20 ans, la classe moyenne et la gauche étaient à la recherche des indigènes pour les écouter, et qu'aujourd'hui les choses ont changé, que ce sont les indigènes qui recherchent l'appui de la classe moyenne et de la gauche. Ça veut dire quoi ?

Moi aussi je suis très surpris. Avant, la formation de cadres...

Vous êtes de la classe moyenne, non ?

Bien sûr ! Il y a 20 ans, les gauches et la classe moyenne universitaire, professionnelle, métisse, les partis socialistes et communistes, les guérillas, étaient la ceux de la classe moyenne impliqués dans l'histoire du pays. Et ils recrutaient chez les ouvriers, et dans une moindre mesure, chez les paysans. Depuis une trentaine d'année, avec la chute du mur de Berlin et la déroute et l'échec des gouvernements de gauche dans les années 80, le parti communiste, la gauche de classe moyenne en général ne s'en est jamais remis. Dans les années 90, il y a eu une renaissance de la pensée critique, elle s'est formée dans les universités, dans les partis de gauche, c'est une gauche qui a comme base organisationnelle les communautés agraires et qui fait émerger des leaders. Il y a une « auto-représentation » indigène et paysanne. Les classes moyennes, cooptées ou neutralisées par la pensée néolibérale, n'ont pas accompagné ce processus de résurgence du mouvement indigène. Et au cours des derniers mois, petit à petit...

Pour l'instant, la plus grande intellectualité est aymara, en Bolivie ?

Il y a une intellectualité aymara émergente, mais distante des mouvements sociaux aussi. Parce qu'il ne s'agit pas d'une intellectualité qui se mélange aux communautés. Il y a aussi un contingent aymara qui se confine dans les universités, et qui a du mal à en sortir et à aller à la rencontre des communautés. Il en sort très lentement. Il y a une ligne très forte de la pensée critique de l'intellectualité, qui a trait avec l'action collective, qui est en avance de dix ans, alors que l'intellectualité est encore loin derrière. Les classes moyennes, ces derniers temps, commencent à frapper à la porte. Il se trouve que les partis politiques de gauche, aujourd'hui, sont des partis de paysans et d'ouvriers. Pour chaque 100 ou 200 paysans, il y a un métisse et un intellectuel, un universitaire. Avant, sur 100 personnes de la classe moyenne, il y avait dix paysans, recrutés avec difficulté.

Un fossé ne s'est-il pas creusé entre la classe moyenne et le prolétariat, en raison de la paupérisation de la population ?

C'est possible, mais il y a eu aussi un fossé en terme d'activisme social. Aujourd'hui, les protagonistes sont les secteurs les plus durement frappés, ceux qui ont la plus grande capacité d'organisation : les paysans, les indigènes, et les secteurs populaires urbains qui ne se trouvent pas dans la dans le monde moderne du salariat [4]. Ce sont eux les plus enclins à s'organiser, à se mobiliser et à faire émerger des leaders. Plutôt que de chercher un leader parmi les métisses, ils font émerger leurs propres leaders. Je dirais qu'un des leaders de gauche dans la Bolivie d'aujourd'hui, c'est Morales. Il est indigène. Il y a 20 ans, les leaders étaient professeurs, des gens de classe moyenne, voire d'une classe sociale supérieure encore.

Ce processus est-il uniquement bolivien, ou le voit-on aussi dans d'autres pays ? En Equateur et au Pérou par exemple ?

Au Pérou c'est compliqué, parce qu'il y avait une gauche forte dans les années 60, 70 et 80, avec des leaders de la classe moyenne et une forte présence universitaire. La déroute des guérillas et la désorganisation des leaderships sociaux a été un coup très dur pour les communautés. La gauche au Pérou est une inconnue. Les secteurs populaires eux-mêmes doivent faire émerger leurs propres leaders, ou à nouveau, une génération de classe moyenne occupera l'espace. Aujourd'hui au Pérou, il n'y a pas de leaders de gauche.

Et en Equateur ?

En Equateur il y a un mélange plus fort entre la classe moyenne et des leaders indigènes populaires. Les mouvements indigènes populaires entretiennent un dialogue avec la classe moyenne.

Plus qu'en Bolivie ?

Bien plus. En Bolivie, il y a une résistance très forte, qui a renforcé l'autonomie du mouvement et permis l'émergence de leaders propres à celui-ci, même pour les élections. Alors qu'en Equateur, avec cette dépendance, le pouvoir finit toujours dans les mains d'un quelconque général, d'un quelconque colonel, d'un métisse. Ce sont les problèmes qui surgissent quand il y a une trop grande subordination des mouvements indigènes et populaires aux secteurs de classe moyenne, qui affaiblissent l'autonomie du mouvement, mais qui lui fournissent en retour une base sociale plus large.

Peut-on dire qu'est en train d'émerger en Amérique latine une gauche basée sur les paysans et les indigènes ?

Je crois que oui. Au Mexique aussi, non ? Tout comme en Equateur et en Bolivie. Je parlerais d'un processus d' « auto-représentation » très important. En raison de l'absence d'intermédiaires culturels et politiques, chose classique dans le mouvement populaire. La méfiance envers les intermédiaires est réelle. Les classes populaires en Amérique latine n'ont jamais senti qu'elles pouvaient atteindre le pouvoir. Il était très courant que les indiens votent pour des non indiens, ou que des ouvriers votent pour des non ouvriers. Parce qu'ils se voient comme non habilités. Quand ils commencent à voter pour eux-mêmes, il y a un processus de rupture idéologique de la domination. C'est une rupture avec certains mécanismes de domination et d' « auto-subordination » qu'ont les classes populaires. Maintenant, elles sentent qu'elles peuvent être assises à côté d'un docteur ès économie ou d'un chef d'entreprise. Elles se sentent comme ayant les mêmes droits. Ceci est nouveau en Amérique latine. Mais il y des limites, car cela produit aussi des processus de segmentation, il n'y a pas de dialogue avec les autres secteurs. C'est comme un indigène qui dit qu'il n'a pas besoin du soutien de la classe moyenne, de l'appui des professionnels, de dialogue avec les autres secteurs. Je me suffis à moi-même. C'est bien, mais on finit par tomber dans une sorte de corporatisme de représentation.

Il y a une contradiction entre le Mouvement vers le socialisme (MAS) [5] et les mouvements populaires. Le MAS appuie un processus électoral alors que les mouvements populaires ont en général un certain mépris pour la voie institutionnelle, autrement dit, ils veulent créer une nouvelle forme de constituer un Etat qui les représente vraiment. Il semble qu'il y ait une contradiction.

Pas tant que ça, parce que tous les mouvements populaires, qui sont nombreux, se mobilisent en dehors du parlement et le critiquent. Tous essayent de participer aux élections, même les plus radicaux. Il y a comme une logique duelle de travail : travailler à la fois dans la sphère extraparlementaire, en menant une action collective de pression, et travailler au sein du parlement, dans le cadre d'un processus d' « auto-représentation » politique et électorale. Au sein du MAS, il est arrivé une chose très intéressante. Deux tiers de la liste parlementaire est le résultat d'alliances avec les mouvements sociaux. Un tiers seulement des candidats vient des partis.

Il n'y a pas alors de non-reconnaissance des partis de la part des mouvements.

Non. Il y a une non-reconnaissance des partis traditionnels, dirons-nous. Et il y a un espoir à travers ces partis - qui ne sont pas des partis, car il n'y a pas de structure avec une direction, une discipline, une hiérarchie. Si vous appartenez à un syndicat, très bien, vous pouvez être député. Indépendamment d'un parti. (...) Si vous êtes de la Fédération agraire, vous pouvez être député. Le parti n'est qu'une sorte de « vitrine », une jonction électorale des mouvements sociaux. Je préfère parler de jonctions électorales.

Je voudrais vous poser une question plus ponctuelle : comment peut-on faire face à une attaque militaire contre l'Amérique latine. Comment ferait la Bolivie ?

La Bolivie, toute seule, ne peut rien faire. Elle est trop petite. Trop faible pour faire face à une attaque militaire. Il faudrait une alliance militaire.

Et vous croyez que c'est un danger réel ou juste une invention des médias ?

J'ai mes doutes.

Vous êtes un mathématicien, qui s'est formé à l'étranger, qui a ensuite étudié la sociologie puis embrassé une carrière politique. Racontez-nous. Dans quel pays avez-vous étudié ?

Au Mexique. Je suis autodidacte en sociologie. Dans les années 80, à 21 ans, je vis au Mexique, pour des raisons de solidarité. Je rentre en Bolivie à 25 ans. Je m'engage auprès des mineurs et avec les aymaras de l'Altiplano [le haut-plateau andin]. Nous construisons une organisation séparée de la gauche. J'ai une formation marxiste et je vois que notre gauche est très peu préparée en matière de formation politique, et c'est pour ça que je n'y ai jamais milité. Nous construisons un petit groupe autonome, avec des ouvriers, des mineurs et avec des paysans aymaras. C'est de là que date ma connaissance du monde indigène et du monde paysan. J'ai beaucoup appris avec eux. Je participe à la formation d'un groupe radical, l'Armée guérilléra Tupak Katari, une organisation clandestine qui prône le soulèvement armé de communautés pour un gouvernement d'indigènes. De 85 à 92. En 92, je suis arrêté, accusé d'organiser un mouvement armé. Je suis resté en prison cinq ans, sans jugement, sans sentence. Une fois libre, je me consacre à donner des cours à l'université, de mathématiques et de sociologie. Parce que la sociologie, je l'ai étudiée tout seul depuis l'âge de 16 ans. Et maintenant je donne des cours à l'université, en maîtrise. J'ai reçu un prix international de sociologie, j'ai écrit plusieurs livres de sociologie, sur les mouvements sociaux. Avec un lien toujours très fort avec les mouvements sociaux. Et j'ai été proposé par les mouvements sociaux pour être candidat à la vice-présidence. Et je ne sais pas ce qui m'attend encore dans cette vie.

Pour terminer, que diriez-vous aux mouvements sociaux brésiliens, à ces gens qui luttent pour un monde meilleur ?

Que le Brésil occupe une place stratégique sur le continent. Le cap que prendra le Brésil dans les prochains mois et dans les prochaines années, avec ou sans les mouvements sociaux, va influencer notablement le cap que prendra le continent. Les mouvements sociaux ont une énorme responsabilité, parce la direction que prendra le Brésil sera la direction que prendra le continent. Et si les mouvements sociaux abandonnent un processus de renforcement et de radicalisation, le continent en ressentira aussi les conséquences. Le Brésil est la locomotive du continent, il a donc une grande responsabilité.

De par l'expérience du Brésil, où l'espoir d'un gouvernement de gauche a échoué, quelles leçons pouvez-vous en tirer en Bolivie, pour le gouvernement de Morales ?

Tout d'abord, qu'il ne peut y avoir un gouvernement de gauche sans un mouvement social large, qui fasse pression, qui veille, qui pousse de l'avant. Jusqu'au moment où il passera par-dessus le gouvernement de gauche. Le gouvernement d'Evo Morales ne s'appuiera pas sur Morales, mais sur les mouvements sociaux qui le composent. Ensuite, on ne peut pas avancer seulement en faisant quelques petits retouches à une machine appelée « économie de marché » et néolibéralisme. La machine continue à fonctionner. Et je crois que le Brésil a montré qu'un visage social ne suffit pas pour changer la machine néolibérale. Il nous faut atteindre le cur du néolibéralisme : la question financière, la question de la propriété des ressources, la question de la création de richesse et de sa redistribution. Et c'est ça le projet du MAS : atteindre au coeur la machine du néolibéralisme.

NOTES :

[1] [NDLR] Entreprise pétrolière publique du Brésil.

[2] [NDLR] Conseiller spécial auprès de la présidence de la République brésilienne en matière de politique extérieure depuis janvier 2003.

[3] [NDLR] Lire Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l'après référendum : vers un nouveau cycle de contestations ?, RISAL, 10 septembre 2004.

[4] [NDLR] En Bolivie, selon le vice-président, le nombre de grandes entreprises liées solidement aux processus d'industrialisation et de mondialisation ne dépasse pas la centaine. Quant aux petites et moyennes entreprises qui entretiennent des relations salariales stables, elles ne sont pas plus de 500.
Source : Alvaro Garcia Linera, La estructura social compleja de Bolivia, El Juguete Rabioso, 2005.

[5] [NDLR] Le Mouvement vers le socialisme, MAS, est parti-mouvement du nouveau président Evo Morales.

Sources : URL - http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1680 
Site de la revue Caros Amigos (http://carosamigos.terra.com.br/), février-mars 2006.
Traduction :
Isabelle Dos Reis et Frédéric Lévêque, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).




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