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Quarante
années de guerre civile !
par
Amnesty Interrnational,
Extraits
dossier de Presse sur la Colombie
mai 2006
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Quarante ans de conflit armé
Dans le cadre du conflit armé interne de Colombie, les
forces de sécurité et les paramilitaires, soutenus
par l'armée, combattent les groupes de guérilla
dans une lutte pour le territoire et les ressources économiques. Des civils font régulièrement l'objet d'attaques
directes et délibérées par les parties au
conflit. Parmi les violations et atteintes aux droits humains
commises contre les civils figurent les exécutions extrajudiciaires,
les détentions arbitraires, la torture, les « disparitions
», les enlèvements, les déplacements forcés
et les violences sexuelles. Des civils ont été
agressés, par exemple, pour éliminer les personnes
censées « soutenir » l'ennemi, ou pour
créer un climat de terreur, afin de « nettoyer
» des territoires intéressant les groupes armés
et leurs partisans sur le plan économique ou stratégique.
1/ Les parties
impliquées dans le conflit
Militaires
et paramilitaires
Les paramilitaires
sont originaires de groupes civils légaux d'«
autodéfense » créés par l'armée
dans les années 1970 et 1980 pour servir d'auxiliaires
dans des opérations anti-insurrectionnelles. Le fondement
juridique de ces paramilitaires a été abrogé
en 1989, mais peu d'efforts ont été faits pour
les dissoudre.
L'AUC (Autodefensas Unidas de Colombia), le principal
rassemblement de groupes paramilitaires, aurait compté
quelque 25 000 hommes avant le processus de démobilisation.
Leur rôle principal a été de suivre la tactique
de « guerre sale » dans le cadre de la stratégie
anti-insurrectionnelle des forces armées, caractérisée
par des violations généralisées et systématiques
des droits humains. L'utilisation des paramilitaires a aidé
les forces armées à éviter un accroissement
de la pression internationale pour qu'elles respectent les droits
humains. Les forces armées continuent de coordonner et
de soutenir des structures paramilitaires dans le cadre de leur
stratégie anti-insurrectionnelle. Amnesty International
ne cesse de relever des violations des droits humains commises
par des paramilitaires avec le soutien ou l'accord des forces
armées. Les paramilitaires ont annoncé un cessez-le-feu unilatéral
à la fin de l'année 2002, et sont engagés
dans des « pourparlers de paix » avec le gouvernement,
mais ils continuent à commettre régulièrement
des violations des droits humains à l'encontre de la population
civile.
Les guérillas
Il existe deux
groupes principaux de guérilla en Colombie : les FARC
(Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia), qui comptent
environ 20 000 hommes, et l'ELN (Ejercito de Liberacion Nacional),
forte de 4 000 hommes environ. Au cours des 40 dernières
années, les guérillas ont créé de
vastes bastions dans de nombreuses zones rurales du pays, où
elles déterminent de fait la politique du gouvernement
local et exercent un contrôle important sur la population.
Depuis les années 1990, les FARC ont essayé d'augmenter
de manière significative leurs attaques visant les zones
urbaines, et les populations civiles ont souffert de manière
croissante des attaques de la guérilla dans ces zones.
Les groupes de guérilla sont responsables d'infractions
graves et répétées du droit international
humanitaire, notamment de prises d'otages, d'enlèvements
et d'homicides de civils. Ces groupes ont également mené
des attaques non ciblées et disproportionnées,
provoquant la mort de nombreux civils.
Le gouvernement
Le président
Alvaro Uribe Vélez a pris ses fonctions le 7 août
2002. Ce faisant, le président Uribe a introduit une série
de mesures sécuritaires dures, contenues dans la soi-disant
« Doctrine de sécurité démocratique
», par laquelle il cherchait à « consolider
» ou à « récupérer »
le territoire sous le contrôle de la guérilla. Au
lieu d'améliorer la sécurité de la population
civile, cette stratégie l'a rendue plus vulnérable
que jamais aux violences des groupes armés illégaux
et des forces de sécurité.
Le gouvernement suit une politique contraire à ses obligations
définies par le droit international relatif aux droits
humains, et aux recommandations répétées
des Nations unies dans le domaine des droits humains. Cette politique
plonge encore plus les civils dans le conflit, et renforce l'impunité.
2/ Les atteintes
aux droits humains
Toutes les parties
au conflit armé colombien forces de sécurité,
paramilitaires, guérillas commettent régulièrement
des atteintes aux droits humains.
Au cours des 20 dernières années, le conflit colombien
a coûté la vie à 70 000 personnes au moins,
pour la majorité des civils tués hors combat, dont,
pour la seule année 2005, plus de 70 syndicalistes, 7
défenseurs des droit humains et 17 militants communautaires
; des milliers d'autres personnes ont été victimes
de « disparitions », d'enlèvements ou d'actes
de torture. Plus de trois millions de personnes ont été
déplacées à l'intérieur du pays depuis
1985, dont plus de 300 000 en 2005 seulement.
Malgré une baisse de certains indicateurs de violence
comme les enlèvements et les massacres, il a été
fait état en 2004 d'une hausse du nombre d'exécutions
extrajudiciaires commises directement par les forces armées.
Les cas de « disparitions » et de torture restent
également fréquents.
Les paramilitaires, agissant souvent de concert avec les forces
de sécurité, sont responsables de la plupart des
homicides, « disparitions » et actes de torture,
tandis que les guérillas sont responsables de la plupart
des enlèvements « à caractère politique
».
Le droit
international humanitaire et les otages
En Colombie,
les civils font régulièrement l'objet d'attaques
directes et délibérées (exécutions
extrajudiciaires, détentions arbitraires, torture, enlèvements,
violences sexuelles, etc.) par les différentes parties
au conflit. Ce sont également plus de 3 000 otages détenus
en Colombie (dont la candidate Ingrid Betancourt), enlevés
principalement par la guérilla mais aussi par les paramilitaires,
au plus grand mépris du droit international humanitaire
et du droit des civils à ne pas être impliqués
dans le conflit. Amnesty International condamne systématiquement
ces actes d'enlèvement et appelle le gouvernement et les
différents groupes de guérilla à trouver
rapidement un accord humanitaire.
Le processus
de démobilisation des paramilitaires
Le gouvernement
colombien affirme que plus de 8 000 paramilitaires ont été
retirés du conflit sur un total de quelque 25 000
hommes. Les membres de groupes paramilitaires ou de guérilla
sous le coup d'une enquête ou d'une condamnation par contumace
pour violations des droits humains, ou ceux qui choisissent de
se démobiliser, pourront bénéficier d'une
loi « Justice et paix » qui réduira
leur peine de manière importante.
Les membres de ces groupes qui ne sont pas sous le coup d'une
enquête pour atteintes aux droits humains soit la
majorité d'entre eux bénéficient déjà,
ou bénéficieront, du décret 128, qui leur
accorde une amnistie de fait.
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Un conflit armé
qui dure depuis 40 ans
Une situation
dramatique pour les droits de l'homme et la population civile
Une impunité
endémique pour les paramilitaires et les responsables
politiques
Au cours des vingt dernières
années, ce sont :
- plus de 70 000 Colombiens,
pour la majorité des civils, tués dans le conflit
- plus de 3 millions
de personnes déplacées à l'intérieur
du pays
Depuis le cessez-le
feu unilatéral des 25 000 membres de groupes paramilitaires
en décembre 2002, ce sont :
- 2 750 cas d'homicides
et de disparitions attribués aux paramilitaires
- seulement 55 cas jugés
pour violation des droits humains
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Otages
et prisonniers
La
Colombie d'Ingrid Betancourt
Maurice Lemoine, avril 2006
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Appuyés en sous-main
par les paramilitaires d'extrême droite, les partis politiques
qui soutiennent, en Colombie, le président Alvaro Uribe
ont obtenu la majorité aux élections législatives
du 12 mars. Malgré un taux d'abstention proche de 60 %,
cette victoire conforte les chances de réélection
de M. Uribe lors du scrutin présidentiel du 28 mai prochain.
La poursuite de la « guerre totale » menée
contre les guérillas rendra plus difficile l'« échange
humanitaire » réclamé par les Forces armées
révolutionnaires de Colombie (FARC) pour libérer
leurs « prisonniers politiques », parmi lesquels
la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt, séquestrée
depuis plus de quatre ans.
Dans cette jungle épaisse,
« quelque part en Colombie », il pleut, puis il pleut
encore, puis il s'abat des trombes d'eau. Lorsque se calme la
cataracte, c'est pour laisser la place à un méchant
crachin. Les feuilles gouttent, la végétation dégouline,
la boue recouvre la boue. Protégés par leurs longs
imperméables que déforme l'arme, toujours à
la bretelle, de petits groupes de guérilleros vaquent
à leurs occupations. A la question que nous
lui posons, début février, le commandant Raúl
Reyes, porte-parole des Forces armées révolutionnaires
de Colombie (FARC), répond sans une seconde d'hésitation
: « Je peux vous certifier qu'Ingrid Betancourt est
vivante, qu'elle est en bonne santé. C'est une femme très
intelligente, très capable et, comme tous les prisonniers,
elle souhaite qu'un accord humanitaire soit signé. »
Un sourire dénué de cynisme : « Il
est parfaitement normal qu'elle veuille recouvrer sa liberté.
»
Franco-colombienne, Mme
Betancourt est devenue le symbole des otages du conflit qui déchire
ce pays. Elue députée, puis sénatrice, elle
s'y est très vite aliéné une grande partie
de la classe politique en dénonçant, non sans courage,
ses trafics et sa corruption. Très critique à l'égard
des mouvements d'opposition armée, elle n'en plaide pas
moins pour une issue négociée du conflit. C'est
sous les couleurs de son petit parti, Oxygène vert, qu'elle
s'engage dans la campagne pour l'élection présidentielle
du 26 mai 2002.
A quelques mois de cette
échéance, le 20 février, le gouvernement
rompt les conversations de paix menées avec les FARC,
à proximité de San Vicente del Caguán, dans
une vaste zone démilitarisée. Menant une violente
offensive, les forces gouvernementales réoccupent la bourgade
et ses environs. A Mme Betancourt, qui le demande en tant que
candidate à la présidence, les autorités
refusent la possibilité de voyager par voie aérienne
avec les journalistes qui y accompagnent le chef de l'Etat, M.
Andrés Pastrana. Malgré les conseils pressants
qui tentent de l'en dissuader, elle décide de s'y rendre
par la route. Le 23 février, en compagnie de son attachée
de presse, Mme Clara Rojas, et de deux journalistes, elle pénètre
dans la zone où font rage les combats entre l'armée
et la guérilla. Elle refuse de faire demi-tour lorsque
le chauffeur, de loin, aperçoit le barrage établi
par les insurgés...
Le 28 juin 2001, les FARC
avaient libéré unilatéralement deux cent
quarante-deux soldats et policiers à La Macarena (Meta),
ne gardant sous leur pouvoir que les officiers. L'oligarchie
n'a relâché aucun guérillero en échange.
« Lors d'une conversation, raconte le commandant
Reyes, le haut-commissaire de paix de l'époque, Camilo
Gómez, en ma présence, a dit à Marulanda
[chef historique de la guérilla] que ni le gouvernement
Pastrana ni celui qui le suivrait n'accepterait un accord d'échange
humanitaire. Que si les FARC ne se soumettaient pas aux conditions
de Pastrana, il fallait l'oublier. Nous l'avons reçu comme
un chantage, et on a dit : "Si vous n'en voulez pas, c'est
votre responsabilité." »
Ulcérés,
les guérilleros avertissent : ils séquestreront
des membres de la classe politique, jugés « aussi
scandaleusement indifférents au drame de la guerre vécue
par le peuple qu'au sort des soldats combattant dans les rangs
de l'armée ». Depuis, ils ont entrepris d'enlever
le plus grand nombre possible de personnalités afin de
faire pression sur le gouvernement pour obtenir, en échange,
la libération de cinq cents de leurs combattants détenus.
L'arrivée au pouvoir
de M. Alvaro Uribe, le 7 août 2002, marque une escalade
dans la confrontation militaire. Curieusement, le pouvoir tente
par tous les moyens de convaincre la « communauté
internationale » qu'il n'y a pas de conflit armé
en Colombie. Juste une « menace terroriste ».
Au cours des vingt dernières années, ce «
conflit qui n'existe pas » a coûté la vie
à au moins soixante-dix mille personnes et a fait trois
millions de déplacés internes ! Le pays vit bel
et bien une conflagration à caractère social, économique
et politique, dans le cadre d'une guerre civile qui dure depuis
des décennies. Inscrites sur la liste
américaine des organisations terroristes, en septembre
2001, puis sur celle de l'Union européenne, les FARC
et l'Armée de libération nationale (ELN)
se sont vu retirer de fait le statut de belligérant. Pourtant,
si l'on s'en tient à la définition du protocole
II additionnel aux quatre conventions de Genève, ratifié
par Bogotá le 18 mai 1995, la Colombie vit un «
conflit armé interne, sans caractère international
: un conflit où s'affrontent les forces armées
de l'Etat avec d'autres forces, également armées,
identifiables, qui s'opposent à l'Etat, sont vêtues
d'uniformes reconnus, portent ouvertement les armes, dépendent
d'un commandement et sont, ou ont été à
un moment, reconnues comme telles par l'Etat ». En
témoignent les conversations de paix menées en
1984 par le gouvernement de M. Belisario Betancur, puis celles
qui ont eu lieu du 7 novembre 1998 au 20 février 2002,
sous l'égide de M. Pastrana. Enlèvements
et disparitions D'une manière ou
d'une autre, cet affrontement complexe implique toute la population.
Si les paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie
(AUC) et leurs complices des forces de sécurité
portent la responsabilité de l'immense majorité
des homicides, « disparitions » et actes de torture,
les guérillas se voient attribuer la plupart des enlèvements.
On estime à environ trois mille (chiffre actuellement
en baisse) le nombre des personnes victimes chaque année
de ce fléau.
En 2003, les FARC ont été
responsables de 30,55 % des enlèvements, l'ELN de 15,5
% et les paramilitaires de 7,86 %, le reste étant le fait
de la délinquance commune (1). Une
différence de taille avec le chiffre souvent repris par
les médias, et que met en avant la page de publicité
d'un chanteur de variétés parue sous le titre «
Renaud dans la jungle », annonçant une chanson et
le concert de soutien du 23 février 2006, pour la libération
d'Ingrid Betancourt « et des trois mille otages de Colombie
détenus par les FARC (2) ».
On ne se lancera pas dans
une indécente bataille de chiffres laissant à penser
que la rétention de huit cents ou neuf cents personnes
serait moins condamnable que celle de trois mille. Il n'en demeure
pas moins que l'effet d'annonce n'a rien d'innocent, tant les
sentiments généreux mobilisés en faveur
de Mme Betancourt sont souvent récupérés,
par stupidité, ignorance ou complicité, pour le
plus grand profit du gouvernement colombien. De fait, si la captivité
de Mme Betancourt émeut, le battage fait autour de son
sort agace aussi beaucoup surtout en Colombie. Non parce
que sa famille, ses proches, des amis haut placés
dont M. Dominique de Villepin ou des bonnes volontés
se mobilisent en sa faveur. « On a cherché de
tous les côtés, témoigne, très
humaine et très digne, à Bogotá, sa mère,
Mme Yolanda Pulecio. On a fait pression sur le président,
essayé d'être entendus par la guérilla, cherché
des appuis aux Etats-Unis, au Mexique, au Venezuela et, bien
sûr, surtout en France... » Qui n'en ferait pas
autant ? Mais, pour d'autres, courant
de concerts de soutien en plateaux de télévision,
une question se pose : déploient-ils autant d'énergie
pour les victimes non « franco-colombiennes » de
cette tragédie ? Les soixante et un autres « prisonniers
politiques » des FARC intéressent beaucoup moins
qu'ils soient ex-gouverneur du Meta (M. Alan Jara), ancien
ministre (M. Fernando Araujo), sénateur (M. Luis Eladio
Pérez), députés (MM. Consuelo González,
Orlando Beltrán et Oscar Liscano), qu'ils soient militaires
ou policiers... « Quelle différence entre la
douleur d'une mère de soldat et celle de la mère
d'un homme ou d'une femme politique ? », interroge
Mme Marleny Orjuela, présidente d'Asfamipaz, l'Association
des familles de membres de la force publique retenus et libérés
par les groupes guérilleros. « Ingrid bénéficie
d'un traitement de faveur parce qu'elle a la citoyenneté
française et qu'elle appartient à un milieu privilégié,
renchérit Mme Edna Margarita Salchali, sur du sous-lieutenant
Elkín Hernández, fait prisonnier au combat, le
14 octobre 1998. On se dit qu'il y a des séquestrés
de première et de deuxième classes. Nous, on nous
a oubliés. » Et surtout... Pourquoi
ce silence face aux exactions des paramilitaires et de l'armée
? L'Association des familles de détenus-disparus (Asfaddes)
recense près de sept mille cas documentés de personnes
enlevées depuis 1997 par les escadrons de la mort, et
dont les corps n'ont jamais été retrouvés.
Qui placarde leurs portraits sur le fronton des mairies ? Pourquoi
ne pas mener campagne, aussi, et en même temps,
pour dénoncer une politique de criminalisation de la contestation
sociale qui jette des centaines de Colombiens, dirigeants ou
militants syndicaux et associatifs, dans les geôles de
l'Etat ? Que ce soit par la «
rétention » de personnes dont les proches sont contraints
à payer une rançon (l'« impôt révolutionnaire
» pour les insurgés), ou par les enlèvements
politiques, les FARC violent le jus in bello ensemble
de règles de conduites moralement acceptables en temps
de guerre. Ce « droit de la guerre » affirme que
les populations civiles ne doivent jamais être considérées
comme des cibles. D'après l'alinéa 1 (b) de l'article
3 commun aux quatre conventions de Genève du 12 août
1948, et l'article 4-2 du protocole II additionnel de juin 1977,
les FARC devraient libérer tous les kidnappés et
otages « immédiatement, sans conditions
et unilatéralement ». Ceci étant clairement
affirmé, doit-on, en toute rigueur, considérer
comme otage quiconque se trouve entre leurs mains ? Ne conviendrait-il
pas plutôt de parler de combattants prisonniers lorsqu'on
évoque le sort des trente-six officiers, sous-officiers
et policiers capturés au combat (3) ? «
Otages », MM. Thomas Howes, Keith Stansell et Marc Gonçalvez
? Employés de la société californienne Microwave
Systems, sous-traitante du Pentagone, ils sont tombés
aux mains des rebelles lors du crash de leur avion d'espionnage
Cesna 208 Caravan, appartenant au gouvernement des Etats-Unis,
le 12 février 2003, en zone de guerre, à Santana
de las Hermosas (Caquetá). « Mercenaires »
conviendrait davantage. Le glissement sémantique n'a rien
d'anodin. Les « sentiments
d'injustice » ont joué un rôle certain dans
le passage aux armes des insurgés. Et leur brutalité
n'est pas sans lien avec ce ressenti. En août 2001, nous
rencontrons, dans le Sud Bolivar, à proximité du
fleuve Magdalena rouge du sang répandu par les paramilitaires
, le commandant d'une escouade de l'ELN. Deux heures durant, dans
la fraîcheur d'une nuit désolée, il raconte
cette guerre inhumaine. La voix est sourde, les mots sortent
en rafales, l'homme a besoin de parler. Après un long
silence, il évoque un sénateur, enlevé par
son organisation, dont il a eu la garde en attendant la rançon
demandée (4). « Il criait, il pleurait
: "Pourquoi moi, que va devenir ma famille, que vous ai-je
fait ?" Je lui ai répondu : "Vous appartenez
à la classe politique. A cause de vous, j'ai passé
une enfance sans école, sans médecin, dans le plus
total dénuement. A cause de vous, ma famille n'a connu
que la misère. A cause de vous, je n'ai eu d'autre choix
que de prendre les armes. A cause de vous, je mourrai dans ces
montagnes. Alors, ne vous plaignez pas. Vous allez passer quelques
mois inconfortables, ce n'est pas cher payé." »
Somme toute, un ancien
président de la République, M. Alfonso López
Michelsen, n'a guère dit autre chose lorsqu'il a interpellé
la société colombienne sur le thème des
« bons » et des « mauvais » : «
Comme celui qui a pris les armes et qui pratique l'extorsion
est abominable aux yeux des membres de l'establishment,
celui qui, à travers les avantages que lui procure sa
position sociale, économique et politique, lutte pour
maintenir le statu quo, s'appuyant sur les armes officielles,
est également abominable aux yeux de ceux qui militent
dans le camp adverse (5). »
Le 28 mars 1984, en signant
les accords de La Uribe, les FARC ont condamné la pratique
des enlèvements et se sont engagées à y
mettre un terme. La négociation menée avec le président
Betancur devait alors marquer leur première tentative
d'insertion politique à travers la création d'un
parti, l'Union patriotique, et un cessez-le-feu. Militaires et
paramilitaires en ont décidé autrement. L'expérience
de l'Union patriotique trois mille morts s'est terminée
en bain de sang (6). A l'image
de son organisation, le commandant des FARC Iván Ríos
en a tiré ses propres conclusions : « Nous avons
nos propres normes, qui parfois coïncident avec celles du
droit international humanitaire , mais la réalité
de la confrontation colombienne n'est pas totalement prise en
compte par celui-ci. Le DIH n'est pas adapté à
notre réalité (7).
» Cette guerre, comme toute
guerre, a peu à voir avec la morale. Encore peut-on tenter
d'en atténuer les effets les plus douloureux. «
Les FARC ont, ont eu et auront toujours comme objectif politique
l'échange de prisonniers », nous réaffirme
le commandant Reyes. « Echange humanitaire » que
le pouvoir refuse obstinément. Du point de vue de la guérilla
et outre l'obtention de la libération de ses combattants
, discuter sur un pied d'égalité avec le gouvernement
lui rendrait un statut politique qui la sortirait de l'état
d'organisation terroriste qui lui a été conféré,
et qu'elle conteste violemment. C'est précisemment
ce que cherche à éviter M. Uribe, tout à
son obsession d'une victoire militaire sur son « axe du
mal ». Lui s'obstine à vouloir libérer les
captifs à travers des opérations militaires. Avec
les conséquences désastreuses que cela peut impliquer.
Car, dans ce cas, poussant parfois leur logique jusqu'à
l'insupportable, certains fronts des FARC accomplissent ce qu'ils
ont toujours annoncé : ne pas permettre la libération
d'un quelconque séquestré. En témoignent
le sort du gouverneur du département d'Antioquia, Guillermo
Gaviria, celui de l'ancien ministre de la défense, Gilberto
Echeverri, et de huit militaires, lorsque, le 5 mai 2003, un
commando héliporté s'approcha de l'endroit où
ils étaient détenus, dans les environs de Frontino
(Antioquia). Ils le payèrent de leur vie, exécutés
par des guérilleros, d'après le témoignage
d'un survivant. Comme, dans les mêmes circonstances, l'ex-ministre
de la culture Consuelo Araujo Noguera. A cet égard, la
diffusion de la seconde vidéocassette enregistrée,
durant sa captivité, par Mme Betancourt a donné
lieu à un traitement médiatique ambigu (8). Les extraits diffusés ou
publiés ont généralement rapporté
que l'ex-sénatrice demandait au gouvernement de négocier
la libération des soldats, tout en précisant que
la liberté des otages civils n'était, elle, «
pas négociable ». Et, surtout, qu'elle donnait,
la concernant, son feu vert à une opération de
sauvetage par les militaires. En réalité, sa déclaration
intégrale dit ceci : « Sauvetage, oui, définitivement
oui, par principe. Mais pas n'importe quel sauvetage. Les sauvetages
se terminent par un succès ou ne doivent pas avoir lieu.
La Colombie ne peut tomber dans l'expédient où,
simplement, un sauvetage est une opportunité politique
dans laquelle on met en jeu la vie de nombreux citoyens, mais
dont l'Etat sort toujours gagnant. Gagnant si les séquestrés
sont libérés vivants, parce qu'ils constituent
un trophée, et gagnant également si l'on ramène
des cadavres, parce qu'on peut accuser l'ennemi. » Prisonnières de
l'angoisse et de l'incertitude, les familles de captifs rejettent
avec force ce type de tentative. « Que les forces armées
me pardonnent, jette Mme Salchali, mais elles sont incapables
de mener à bien une opération de libération.
» Quant au père d'un policier, il lâche,
les nerfs à vif à l'idée de cette éventualité
: « On a lutté pendant des années pour
leur liberté, on n'a pas envie de les voir revenir enveloppés
dans un drapeau. »
D'autant que, objecte Mme
Ana Caterina Heyck, avocate et spécialiste du DIH, «
pour la libération des civils et des militaires séquestrés
par les FARC, on peut s'appuyer sur l'article 3 commun aux quatre
conventions de Genève, qui régule les conflits
armés internes, et qui établit dans sa partie finale
ce qu'on connaît sous les termes "accords spéciaux"
». Par ailleurs, ajoute-t-elle, en établissant
que la politique de paix est une « politique d'Etat »
permanente et participative, la loi colombienne 434 de février
1998 permet également l'application effective du DIH :
« Elle détermine l'utilisation prioritaire du recours
au dialogue et à la négociation. »
Dans la même logique
et avec les mêmes arguments, M. Michael Frühling,
directeur du bureau du Haut-commissariat de l'ONU, a déclaré
le 26 août 2005 que le président Uribe devrait faire
de la libération des « séquestrés
» de la guérilla une priorité. Mais l'ONU,
à Bogotá, n'est pas forcément en odeur de
sainteté. En février 2005,
M. Uribe a demandé et obtenu le rappel de M. James Lemoyne,
conseiller spécial du secrétariat général
de l'ONU pour la Colombie. Par le passé, ce dernier avait
dépensé beaucoup d'énergie pour rapprocher
les parties lors des moments difficiles survenus au cours des
négociations de paix entre les FARC et le gouvernement
Pastrana. Arrivée au pouvoir, l'administration guerrière
de M. Uribe ne le lui a jamais pardonné. Le 3 août
2004, devant le Sénat colombien, le haut-commissaire de
paix Luis Carlos Restrepo n'a pu s'empêcher de lâcher,
évoquant cette période : « Les commissaires
allaient boire des whiskys avec les guérilleros, et les
ambassadeurs s'enthousiasmaient jusqu'au délire pour se
faire photographier en compagnie d'un homme en tenue camouflée
et avec un fusil. » Qui plus est, le franc-parler
de M. Lemoyne exaspérait. Ne considérait-il pas
les FARC comme une organisation « à caractère
politique » ? Diplomate au verbe abrupt, il n'hésita
pas à mettre publiquement en cause le gouvernement : «
S'il ne veut pas s'asseoir avec les FARC, eh bien, qu'il le dise...
Il y a trop de voix officielles disant oui, disant non, disant
peut-être, impossible, possible. Cela ne donne pas confiance
aux FARC (9). »
Devant les entraves
mises à son travail par le pouvoir, la mission de bons
offices des Nations unies, invitée par les FARC, s'est
retirée en avril 2005. Très impliquée
dans la recherche d'une solution, l'Eglise n'a pas été
mieux lotie. Le 31 janvier 2003, membre d'une commission de facilitation
qu'intègrent également le père Dario Echeverri
et l'ancien ministre du travail Angelino Garzón, Mgr Luis
Augusto Castro, président de la Conférence épiscopale,
se prépare à rencontrer le secrétariat des
FARC. En termes mesurés, fonction oblige, il ne fait montre
d'aucune indulgence à l'égard de celles-ci. «
Elles font preuve d'une insensibilité terrible, nous
confie-t-il récemment. Elles ne peuvent pas dire que
le sort de leurs prisonniers est le même que celui de leurs
guérilleros. Ceux-ci sont passés en jugement, ont
droit à des visites. Les séquestrés n'en
ont pas. Il peut se passer trois années sans qu'arrive
un signe de leur survie. » En homme de paix, il n'en
privilégie pas moins le chemin de la négociation.
D'autant que, raconte-t-il, « il y a quelques années,
j'ai pu, avec les FARC, travailler, dialoguer, et réaliser
la libération de quatre-vingts soldats. On se connaissait
déjà, il était facile de parler... ». Au moment précis
où il entreprend de rejoindre le secrétariat, le
président Uribe lance une gigantesque opération
militaire, le plan Patriote. Décidé à braver
le danger et à mener sa mission à bien, coûte
que coûte, l'évêque en sera finalement dissuadé
par les FARC : « Ne venez pas, ici il n'y a rien d'autre
que du sang ! » « Le plan patriote, regrette
Mgr Castro, a créé un mur entre eux et nous.
Cela nous a empêchés de poursuivre ce type de rencontre.
De sorte que nos contacts ne se font plus que par correspondance
ou à travers des courriers électroniques. » Le 2 janvier 2004
opération des services secrets colombiens et américains
, le commandant guérillero Simon Trinidad, désigné
pour négocier la libération des otages, sera arrêté
en Equateur. « Il était à Quito pour y
établir un contact avec James Lemoyne, car nous souhaitions
nous réunir avec lui, explique le commandant Reyes.
Comme il était difficile de le faire en Colombie, car
il aurait fallu que Lemoyne demande l'autorisation d'Uribe, et
qu'on ne veut devoir aucune faveur à ce dernier, il nous
fallait chercher un autre lieu de conversation. » Remis
aux autorités colombiennes, M. Trinidad fut extradé
le 31 décembre 2004 vers les Etats-Unis, sur la base d'un
dossier américain constitué à la hâte,
treize heures après la fin du délai donné
par le gouvernement pour que les FARC libèrent soixante-cinq
prisonniers (10). Le 13 décembre 2004,
à Caracas, ce fut au tour de M. Rodrigo Granda d'être
enlevé par les services secrets colombiens. Connu comme
le ministre des affaires étrangères des FARC, M.
Granda était mandaté pour dialoguer avec Paris,
sur une issue possible à l'« affaire Betancourt
», à travers l'ambassade de France au Venezuela. L'approche de l'élection
présidentielle de mai prochain, à laquelle se représente
M. Uribe, semble modifier quelque peu la donne. Et pour cause
: comme les anciens présidents Alfonso López, Ernesto
Samper, Julio César Turbay, et l'ex-procureur général
Jaime Bernal, la majorité des Colombiens se disent favorables
à l'échange humanitaire. A la mi-août 2004,
le pouvoir propose de libérer unilatéralement cinquante
guérilleros, qui partiraient à l'étranger
ou s'intégreraient à un programme de réinsertion,
en échange des otages politiques. Mais, si les FARC acceptent
de négocier avec M. Restrepo, elles exigent que les conversations
aient lieu en face à face et non par... Internet, comme
l'a suggéré le gouvernement. Plus tard, elles refusent
qu'un tel dialogue se déroule au siège de la nonciature
apostolique ou dans une ambassade. Et pourquoi pas «
dans une petite école ou une petite église »,
ironise M. Reyes... Les rebelles insistent
pour qu'une telle rencontre ait lieu dans une « zone de
sécurité » démilitarisée, dans
les municipios de Pradera et Florida
(11). «
On ne veut faire courir aucun risque aux prisonniers, aux négociateurs,
au gouvernement, aux observateurs internationaux et à
nous-mêmes,
précise M. Reyes. Qu'Uribe retire les troupes pour
trente jours, qu'il donne une date précise et, si on se
met d'accord, on procède à l'échange une
bonne fois pour toutes. »
Les familles de captifs
s'exaspèrent, aussi remontées contre le pouvoir
que contre l'opposition armée. « On est des familles
du peuple, comme dit la guérilla, qu'elle nous rende nos
muchachos », s'insurge Mme Orjuela, tandis que M. Mario
Enrique Murillos, père d'un soldat, ne cache pas sa colère
: « Nos fils s'étaient engagés pour le
salaire, à cause du chômage, c'est aussi la question
! S'ils ont été faits prisonniers, c'est en défendant
la patrie. Alors, que le chef de l'Etat nous tende la main !
»
En décembre 2005,
les gouvernements français, espagnol et suisse approchent
Bogotá pour tenter de débloquer la situation. Cherchant
jusqu'où pourrait aller le rapprochement entre les parties,
les diplomates européens souhaitent uvrer avec discrétion,
et demandent la plus grande confidentialité au président.
« Alors, que fait Uribe ? s'emporte le commandant
Reyes. Chaque fois que les Français ou la communauté
internationale font une proposition, il la sabote ou, si elle
lui convient, il se l'approprie pour avoir l'air généreux.
» Le 14 décembre, en effet, « oubliant
» la discrétion requise, M. Uribe annonce en fanfare
que, répondant à l'initiative européenne,
il accepte d'établir une zone démilitarisée
de 180 km2, à El Retiro (Valle del Cauca). « Uribe apparaît
en conférence de presse... poursuit le commandant Reyes. Il déclare
qu'il accepte la proposition et que, donc, on doit l'accepter.
On ne la connaissait pas encore ! Elle ne nous est arrivée
qu'après. » Intransigeance ? Mauvaise foi ?
En termes prudents, Mgr Castro confirme implicitement le propos.
« Il y avait, à ce moment, un obstacle en termes
de sécurité. Dans la formule envisagée,
celle des FARC serait assurée par la communauté
internationale. Mais qui c'est ? Un ambassadeur, un délégué
? Cela ne donne aux FARC, qui sont en guerre, aucune garantie.
Et leur sécurité, ils ne la délèguent
pas. Lancer la proposition à l'opinion publique avant
de l'avoir communiquée à la guérilla a été
une erreur lamentable, il fallait d'abord la consulter. »
Après cet épisode,
les insurgés ont tranché : « Tant qu'Uribe
sera président, il n'y aura pas d'échange humanitaire.
» Plongeant les familles de captifs tout comme
celles des guérilleros incarcérés
dans un profond désarroi. L'absence d'un véritable
leader d'opposition, et le poids des paramilitaires démobilisés
en trompe-l'il dans la campagne électorale, par
la menace et la coercition, ouvrent la voie à une probable
réélection de M. Uribe. Si le candidat M.
Carlos Gaviria du Pôle démocratique alternatif
(centre gauche) s'est prononcé pour l'échange humanitaire,
celui qui s'est le plus avancé sur ce terrain est le candidat
indépendant Alvaro Leyva. Electron libre issu du Parti
conservateur, ex-ministre et surtout ex-négociateur, sous
diverses présidences, avec plusieurs guérillas,
il fait campagne en promettant « l'échange humanitaire
immédiatement et la paix en six mois ». En rencontrant,
le 22 décembre 2005, ce prétendant relégué
dans les sondages et marginalisé par les médias,
M. Manuel Marulanda, le leader historique des FARC, lui a donné
un coup de pouce évident. En annonçant, le 4 mars,
qu'à la suite de leurs conversations les FARC sont disposées
à libérer deux policiers MM. Eder Luiz Almanza
et Carlos Alberto Logarda , l'opposition armée en
fait implicitement « son » candidat.
Il n'en demeure pas moins
que M. Uribe reste l'incontestable favori. S'il conserve le pouvoir,
affirme-t-on à Bogotá, les pressions internationales
auront leur rôle à jouer pour la prise en compte
du sort des prisonniers. Mgr Castro les souhaite à demi-mot
: « On est en syntonie avec elles, on les appuie. »
Tout comme Mme Virginia Franco, mère du caporal Luis
Alfonso Beltrán Franco, capturé le 30 mars 1998
à El Billar (Caquetá) : « On a beaucoup
d'espoirs dans les pays qui appuient l'échange humanitaire.
La communauté internationale, c'est très important
pour nous. On sent une respiration, on sent un soulagement. »
Du coup, et paradoxalement, le reproche fait à la
mobilisation diplomatique de Paris en faveur de Mme Betancourt
se retourne comme un gant : « Si l'on est pragmatique,
sourit amèrement Mme Heyck, on conclut que c'est une
"chance" qu'elle soit enlevée. Si la France
ne faisait pas pression sur son cas, le gouvernement ne bougerait
pas d'un millimètre, aussi bien pour elle que pour les
autres prisonniers. »
Notes :
(1) International Crisis Group, «
Hostages for prisoners : a way to peace in Colombia ? »,
Bruxelles, 8 mars 2004. (2) Le monde, Paris, 7 décembre
2005. (3) Les FARC ont annoncé le
16 février que le trente-septième, le capitaine
Julián Ernesto Guevara Castro, est mort de maladie, le
28 janvier. (4) Cette conversation informelle n'ayant
pas été enregistrée, nous n'avons pas souvenir
du nom du sénateur en question. (5) El Tiempo, Bogotá, 22 septembre 2002. (6) Lire Iván Cepeda Castro
et Claudia Girón Ortiz, « Comment des milliers de
militants ont été liquidés en Colombie »,
Le Monde diplomatique, mai 2005. (7) Cité dans Ferro Medina et
al., El orden de la guerra. Las FARC-EP : entre la organizacion
y la política, Centro edirorial Javeriono, (CEJA),
Bogotá, 2002. (8) Datant de mai 2002, elle a été
diffusée le 30 août 2003 par « Noticias Uno
», Canal 7, Bogotá. (9) El Tiempo, Bogotá,18 mai 2003. (10) « Trafic de drogue »
et « terrorisme » : M. Trinidad est accusé
par la justice américaine d'avoir exporté 5 kg
ou plus de cocaïne (soit la quantité minimale ayant
permis d'enclencher la procédure d'extradition). M. Uribe
gèle celle du paramilitaire Salvatore Mancuso, accusé
par Washington d'en avoir exporté... 4,5 tonnes ! (11) Les FARC tenant à ce que
les négociations éventuelles aient lieu sur le
territoire colombien, elles ont également décliné
une proposition de Paris : un navire français ou la Guyane
française.
Sources : LE MONDE DIPLOMATIQUE (tous droits
réservés)
http://www.monde-diplomatique.fr/2006/04/LEMOINE/13332
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Qui
a peur de la démocratie?
France-Amérique
Latine, le débat qui fait désordre
Lionel Mesnard,
le 6 mai 2006
photo manif à Caracas : apporea.org
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Un autre monde est nécessaire,
c'est en ces termes que le président vénézuélien
Hugo Chavez Frias pose la problématique d'un nouvel équilibre
social. Il n'y a pas
dans les idées et la démarche la volonté
de soumettre, il est surtout question de redistribuer les richesses
et le pouvoir politique. Certes, le Venezuela n'est pas la France
et inversement, néanmoins certaines réalités
pourraient avoir valeur d'exemple. Il en va en premier des enjeux
institutionnels, et pour évidence de la nécessité
d'une meilleure redistribution des pouvoirs politiques, mais
pas seulement. L'on constate en France depuis 20 vingt ans que
le pouvoir d'achat n'a progressé que de 20 euros par an
et par foyer (1). Et depuis 20 ans les fruits de
la croissance ont profité principalement a une petite
minorité de possédants. Si le PIB par français
équivalait à celui des étasuniens en 1974,
aujourd'hui il est de 30 pour cent inférieur, et de 10
pour cent inférieur aux britanniques. Toutefois, si notre
croissance est plus faible que d'autres nations, notre pays n'en
est pas devenu pour autant pauvre ou sans ressources. Il n'y
a pas de déclin en vue, bien au contraire, mais en reprenant
ces quelques chiffres, il est clair que depuis au moins 1973
notre système centraliste et républicain est en
crise. Un président à l'agonie, une droite usée
et réactionnaire a donné lieu à une explosion
des derniers socles de la Cinquième République
en France.
Malgré l'inflation
maîtrisée sous le gouvernement Mauroy, nous payons
la politique de l'ex-franc fort. Aujourd'hui, la Banque Européenne conserve
cette ligne de conduite pour l'Euro. Ce type de modèle
économique a pour but d'échapper de la spirale
inflationniste, mais il a pour danger de faire stagner certaines
économies. Finalement notre modèle de société
a été dénaturé, la marche forcée
à l'adaptation au système global du capitalisme
est-elle la seule solution ? Quand Hugo Chavez arrive au pouvoir,
il se retrouve sur l'axe libéral de Tony Blair, mais remarque
qu'économiquement cela ne permet pas de financer ses programmes
sociaux. Alors, il commence sa mue vers un projet radicalement
différent, et en tenant compte des impasses de l'économie
vénézuélienne au main d'à peine 10
pour cent de la population et concentrant tous les pouvoirs (politiques,
intellectuels et audiovisuels).
Au Venezuela, la première
étape fut de transformer de fond en comble les institutions,
en clair donner les outils citoyens utiles pour que la société
civile puisse agir au quotidien. La constitution de la cinquième République
vénézuélienne organise une redistribution
des pouvoirs et ou comment échapper aux potentats locaux.
Faire que dans chaque quartier, agglomération urbaine
ou paysanne, la population puisse s'organiser et participer activement
aux changements notamment sociaux, économiques, éducatifs
sanitaires et urbanistiques. Ce que les vénézuéliens
reprennent sous le terme de protagoniste, une perception active
des choses et de la citoyenneté.
La révolution protagoniste,
est une dynamique collective, chacun pouvant devenir acteur de
la vie citoyenne. Et
l'on est en voie de redistribuer 30% du budget national en direction
de ce que l'on appellerait ici les comités ou conseils
de quartiers. Il y aura probablement des difficultés,
mais ce nouveau type de contrôle permet d'intervenir sur
des problèmes concrets et permet de donner l'espoir d'une
plus juste redistribution. Mais il faudra certainement établir
des règles comptables transparentes et sous contrôle
de toute la population, l'évidence sera de faire un combat
sans répit contre le détournement de l'argent public.
Pas simple dans un pays ou le problème est chronique,
en cela les vénézuéliens pourront puiser
dans les principes de Simon Bolivar. À ce sujet, son intransigeance
fut forte, pas même un peso de son époque ne devait
faire l'objet d'un détournement, et celui qui enfreignait
la règle risquait sa vie. De nos jours au Venezuela, la
peine de mort n'existe plus fort heureusement mais l'enrichissement
personnel et le détournement des richesses est un grand
classique dans toute l'Amérique Latine et depuis des lustres.
Le Bolivarisme est une
pensée propre à cette région du monde, de
ce qui fut de la Bolivie au Panama, la grande Colombie. Il y a là une pensée
pour nous européens nous échappant en partie. Un
modèle social et politique qui a pris ses sources dans
les différentes révolutions du dix-huitième
siècle et ses origines amérindiennes. Un projet
qui reste d'une modernité étonnante et dont le
penseur fut Francisco de Miranda, aîné et inspirateur
du jeune Bolivar (2). On pourrait y voir un obscur objet nationaliste,
mais si l'on se penche un peu sur la à la vie de nos 2
acolytes, il s'agit plus d'une union à l'échelle
sub-continentale. C'est aussi dans ce cadre que Hugo Chavez Frias
favorise lui aussi un projet social économique et politique
d'intégration qui ne se limite pas aux frontières
de son seul état. Et fait en sorte que 0,7% du PNB aille
en direction du développement, ce que la France par ailleurs
ne fait pas, sauf à réduire les budgets des politiques
de coopérations internationales.
Selon le magazine étasunien
FORBES, Fidel Castro disposerait de 900 millions de dollars (3), et pour France 2 au journal du 1er mai le commentateur
en 30 secondes c'est surpassé. D'une part Castro est rajeunit, et il serait à
la tête du dernier "bastion communiste"
du monde ; c'est vrai que la Chine, le Vietnam, le Laos et le
dernier laboratoire staliniste du monde la Corée du Nord,
ont disparu de la surface du globe ? Il resterait pour nous plus
que la menace castriste en suspend, et son ami Chavez. Mais voilà
que pointe son nez le président Morales de Bolivie qui
décide la prise en main des hydrocarbures de son pays.
Malgré toute les propagandes mensongères et la
domination des médias-trusts poubelles latinos américains,
nos trois hommes seront peut être bientôt plus nombreux
et la fin de l'ère Bush risque de renforcer les liens
de vassalité avec les groupements les plus réactionnaires
du sous continent américain. Un continent où ce
sont les patrons de presse qui font la pluie et le beau temps
et favorisent toujours des dogmes fascisants.
Les 3 coups de semonces
intervenus en France depuis le 29 mai 2004, doit nous rappeler
à certains principes, et ils sont communs avec nos amis
républicains d'outre atlantique. Remettre la justice sociale au devant de nos principes
d'égalité, de fraternité et de solidarités
internationales. Qui a peur de la démocratie ? Pourquoi
serait-elle uniquement représentative ? Sommes-nous si
« bêtes », nous citoyens français pour
ne pas pouvoir nous aussi assurer la vie courante de nos cités
et de la Nation. Vivement des états généraux,
il est temps que le peuple français s'exprime, lui aussi,
sans attendre que ce système politique ne finisse en guerre
civile. La révolution bolivarienne n'est pas une révolution
romantique, elle est une transformation tout en profondeur de
la société en d'autres modes de redistributions.
Pour cela, il faut arrêter de voir dans l'immédiat
et poser les termes d'une nouvelle république et la construction
d'un état social de droit chez nous aussi ?
Notes :
(1) lire l'article sur l'inégalité
des revenus des français sur le site de l'Observatoire
des inégalités : http://www.inegalites.fr/article.php3?id_article=1
(2) cliquez sur le lien pour lire l'article
au sein des : "Archives
2006" consacrée
aux mousquetaires de l'Amérique Latine...
(3) Dans le nouveau classement, qui
paraît dans l'édition du 22 mai, Forbes rapproche
facétieusement la fortune de Fidel Castro de celle d'Albert
II de Monaco. La fortune du Lider Maximo s'élèverait
à 900 millions de dollars. La présence de Castro
dans ce classement s'explique par le contrôle qu'il exercerait
sur un ensemble d'entreprises nationalisées, comme El
Palacio de Convenciones, centre des congrès proche de
La Havane, Cimex, une entreprise de distribution et Medicuba,
une entreprise pharmaceutique. Faute d'informations fiables,
Forbes se contente d'estimer les revenus de Castro. (In
le journal Le monde en date du 5 mai 2006)
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«Chávez
a compris que la critique est nécessaire à la révolution»
Benito Perez, 25 Avril 2006
photo extraite du film "Passage des Andes"
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Entretien avec Thierry Derronne, (cinéaste et vice-président de VIVE TV)
PROPOS RECUEILLIS PAR JEROME RIVOLLET (Le Courrier de Genève)
MÉDIAS AU VENEZUELA
- La chaîne nationale culturelle et éducative Vive
TV fait partie de ces nouveaux médias participatifs en
pleine expansion au Venezuela. Rencontre avec son vice-président,
le Belge Thierry Deronne. Etonnante trajectoire que celle de
Thierry Deronne. Happé par le continent sud-américain
depuis les années 1980, ce journaliste belge a d'abord
vécu au Nicaragua, avant de s'installer il y a onze ans
au Venezuela. Auteur notamment du Passage des Andes, un documentaire
sur le processus bolivarien, M. Deronne est aujourd'hui vice-président
de la chaîne citoyenne Vive. Ce canal télévisuel
a été créé en novembre 2003 comme
un espace médiatique participatif et national. Bien que
rattachée au service public, Vive s'inspire dans son fonctionnement
des expériences associatives décentralisées
qui fleurissent dans le pays. Lui-même est issu de la chaîne
communautaire de Maracay, Teletambores. Pour Le Courrier, Thierry Deronne évoque
ces médias d'un genre nouveau, leur rôle dans la
transformation du pays, et la liberté de parole que ceux-ci
gardent, selon lui, vis-à-vis de l'action du gouvernement.
Le Courrier: Les médias associatifs se
multiplient au Venezuela,comment expliquer un tel essor?
Thierry Deronne: Jusqu'il
y a trois-quatre ans, les médias privés exerçaient
un véritable monopole au Venezuela. Ils nous vendaient
un mode de vie très américain, auquel 80% de la
population ne pouvait s'identifier car l'information délivrée
ne reflétait pas ce que les gens vivaient. Le peuple vénézuélien
a toujours été très rebelle, et à
un moment, la majorité a fini par occuper l'espace qu'elle
méritait. C'est le premier pays qui apporte ainsi une
réponse au problème médiatique. Nous avons
l'avantage d'avoir un appui de l'Etat en terme de légalisation
du cadre associatif. Cette loi se traduit à travers la
formation permanente de groupes de production parmi les citoyens,
la séparation message/média, ou des conditions
précises concernant la diffusion de la publicité.
La position des médias
dominants pendant la tentative de coup d'Etat de 2001 a-t-elle
été ledétonateur de cette prise de conscience?
Non, les médias
associatifs avaient déjà un cadre législatif
et constitutionnel. Mais pendant le coup d'Etat, ceux-ci ont
continué d'informer et ont acquis une nouvelle aura. Durant
cette période, ils ont eu la possibilité de faire
valoir un autre point de vue que les médias privés,
majoritaires et opposés à Chavez. Les médias
associatifs ont montré qu'ils étaient les plus
aptes à résister. Aujourd'hui, on en dénombre
entre 300 et 400, légalisés et qui fonctionnent
avec des appuis de l'Etat, mais sur lesquels, j'insiste, celui-ci
n'a pas de contrôle idéologique.
Dans cette émulation,
Vive tient une place particulière, en étant accessible
à 80% de la population. Qu'est-ce quidifférencie
un tel supportdes médias «traditionnels»?
Premièrement,
il n'y a pas de division du travail. On applique le concept de
la formation permanente du personnel. Par exemple, les gens de
la sécurité ou du nettoyage peuvent devenir cadreurs.
Chacun peut assumer ses envies. On arrive à casser le
schéma dominant du travail. Vive ne pourrait parler de
démocratie participative si elle ne l'appliquait pas elle-même.
Deuxièmement, les mouvements sociaux sont présents
et constituent un organe de décision. Par exemple, les
paysans ont réagi à notre traitement de la réforme
agraire. Nous avions évoqué le problème
des grands propriétaires, mais ils souhaitaient que l'on
insiste d'avantage sur la manière dont ils avaient repris
possession de terres et mis en valeur celles-ci. On a pris en
compte leur réflexion. A Vive, les gens participent à
la conception des sujets et se reconnaissent en eux.
De quelle autonomiedispose
Vive pourcritiquer les institutions et l'action de l'Etat?
Lors de la création
de Vive, Blanca Eekhout, la présidente de la chaîne,
avait interrogé Chávez en lui demandant jusqu'où
elle pouvait aller. Celui-ci a répondu par une boutade,
en lui affirmant qu'il y avait besoin de critiques mais que si
l'une d'elles pouvait faire tomber son gouvernement, il lui demandait
juste de le prévenir une heure avant. Il y a bien sûr
dans ces propos une pointe d'humour, mais cela veut surtout dire
que, selon lui, la critique est nécessaire à la
révolution. Chávez est un expert en judo, qui a
compris qu'on peut compter sur la puissance d'un mouvement social
pour faire avancer les choses. C'est son concept de «démocratie
révolutionnaire». Après, s'il y a une tentative
de contrôle, on a l'arme de la constitution. Il n'y a jamais
eu autant de liberté dans les médias associatifs
et publics qu'au Venezuela. Non seulement on peut dénoncer
la corruption mais aussi critiquer des politiques en général.
On a dû mal à
concevoir qu'une chaîne financée en totalité
sur des fonds publics n'ait jamais depression de la part des
autorités...
Il y a des tensions
avec certains secteurs de l'Etat, parfois des ministres, parfois
des députés. Mais nous devons ramener l'Etat à
son devoir de prendre en compte l'avis des gens. Je citerais
deux exemples. Le premier concerne des indigènes dont
nous nous sommes faits les porte-voix. Ceux-ci protestaient contre
l'exploitation du charbon sur leurs terres - 1. A la suite du traitement de cette affaire, Blanca
Eekhout a reçu des coups de fils. Ce problème précis
suscite des positions diverses dans le gouvernement. Cela montre
la lutte entre le vieil et le nouvel Etat. Vive, c'est le nouvel
Etat qui est en train de se construire. On y retrouve la volonté
de Chávez de bouger les vieilles structures. On agit pour
faire valoir les voix de l'intérieur, et l'on renforce
ainsi les courants révolutionnaires. Un autre exemple
est celui de la répression de paysans par des représentants
de la garde nationale soudoyés par des grands propriétaires
terriens. Chávez a vu le reportage que nous y avons consacré,
et a fait mener une enquête. A la suite de celle-ci, le
général responsable a été destitué.
C'est d'autant plus significatif que Chávez est militaire.
Mais vis-à-vis
d'Hugo Chavez même, la critique est-elle possible?
Mais les gens n'ont
aucun problème à critiquer les politiques et ne
tombent pas dans le culte de la personnalité de Chávez!
Même lors des manifestations contre le coup d'Etat, les
gens ont avant tout défendu un processus, une Constitution.
Il serait bon que des «intellectuels de gauche» qui
nous répètent «oui, oui mais on nous disait
la même chose sur Cuba, et puis ces militaires tout de
même, etc.» enquêtent sur l'immense arsenal
de la démocratie participative mis en oeuvre en six ans
de gouvernement Chávez.
Ces médias ne
dépendent-ils pasde la présence de Chávez?
Que se passerait-il en cas d'alternance?
S'il y a un changement
de régime, il faudrait un changement de Constitution.
A moins d'un coup de force, je doute très fort que la
population vénézuélienne laisse faire. Quelque
part, le génie est sorti de la bouteille.
Note : Collaboration:
BPZ
1 - Lire
notre édition du 11 mars 2006.
SOURCES : http://www.lecourrier.ch/
article : + modules.php?op=modload&name=NewsPaper&file=article&sid=41360
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Entretien
avec le vice-président de Bolivie,
Alvaro Garcia Linera
« Il
n'y a pas de gouvernement de gauche sans un mouvement social
large, qui fasse pression, qui veille, qui pousse de l'avant »
Propos
recueillis par Mário Augusto Jakobskind, avec la collaboration
de Bruno Zornitta et Adriana Machado
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Un petit pays de l'Amérique
du Sud, la Bolivie, traverse un moment historique sans précédents
sur le continent latino-américain. Un indigène
aymara, Evo Morales, a été élu à
la majorité absolue, mettant en déroute les représentants
de l'oligarchie traditionnelle qui a dominé la Bolivie
pendant longtemps, et en a fait le pays le plus pauvre de la
région. En même temps que Morales, c'est un professeur
de mathématique et de sociologie, ayant adhéré
à la cause du mouvement social, Alvaro Garcia Linera,
qui a été élu à la vice-présidence. Entretien : Qu'attend le nouveau gouvernement
bolivien de la part du Brésil, et qu'est-ce qui change
dans la structure sociale bolivienne avec Evo Morales ?
Nous voulons que le Brésil se maintienne
neutre et n'impose pas de résistance à ce processus
de récupération des hydrocarbures de la part de
l'Etat. Nous espérons une collaboration car Petrobrás [1] contrôle directement 25% des réserves de gaz de
la Bolivie, elle contrôle le gazoduc d'exportation vers
le Brésil et deux raffineries dans le pays. L'Etat brésilien
a beaucoup à dire. Et si l'Etat bolivien a l'intention
de commencer un processus de récupération de sa
présence dans ce secteur, il est clair qu'il doit y avoir
une relation de coopération. Nous espérons avoir
une relation amicale avec l'Etat brésilien. Mais je suis resté un peu pessimiste
de vous avoir entendu dire que vous auriez plus de préoccupation
avec l'Etat brésilien qu'avec les Etats-Unis. Le Brésil, dans tous les temps de
crise, s'est maintenu relativement neutre. Mais nous savons aussi
que l'Etat brésilien a beaucoup d'intérêts
en Bolivie, et qu'il va certainement chercher à répondre
à ses intérêts, qui sont puissants. Les Etats-Unis
ont eux aussi leurs intérêts, mais pas directement
dans le pétrole. Il n'y a pas d'entreprise états-unienne
dans le secteur du pétrole, à l'exception d'une
toute petite. Les deux plus importantes sont la brésilienne
Petrobrás et l'espagnole Repsol. Dans les moments de
crise en Bolivie, au moins en deux occasions, le Brésil
a envoyé, en la personne de Marco Aurélio Garcia [2],
ses suggestions à Evo Morales. Et, à une autre
occasion, au sujet du référendum [3], Lula
est intervenu directement dans la politique interne de la Bolivie,
en faisant pression pour que certaines choses soient approuvées
et d'autres non. Cela constitue-t-il un précédent ?
Qu'en pensez-vous ? C'est un antécédent de la
préoccupation qu'a le Brésil envers la Bolivie.
A cette époque, il n'était pas question des hydrocarbures.
Le thème était, à la base, la stabilité
politique. Quand on en viendra au sujet des hydrocarbures, il
faudra qu'il y ait aussi une attitude de non-intervention, de
non pression, et d'acceptation de nos décisions souveraines.
Nous ne serons pas non plus soumis aux entreprises pétrolières,
nous ne demandons pas à ce qu'elles s'en aillent, mais
nous demandons, oui, un changement de relations, où les
entreprises étrangères participent comme associées
minoritaires de l'Etat dans les projets pétrolifères.
Nous espérons alors que Petrobrás acceptera cette
reconversion, qui consiste à passer du statut de propriétaire
gigantesque des réserves d'exportation à celui
d'une partenaire, qui sort gagnante également, mais qui
n'a plus le contrôle absolu des réserves. Une autre question a
attiré notre attention. Vous disiez qu'il y a 20 ans,
la classe moyenne et la gauche étaient à la recherche
des indigènes pour les écouter, et qu'aujourd'hui
les choses ont changé, que ce sont les indigènes
qui recherchent l'appui de la classe moyenne et de la gauche.
Ça veut dire quoi ? Moi aussi je suis très surpris.
Avant, la formation de cadres... Vous êtes de la
classe moyenne, non ? Bien
sûr ! Il y a 20 ans, les gauches et la classe moyenne
universitaire, professionnelle, métisse, les partis socialistes
et communistes, les guérillas, étaient la ceux de la
classe moyenne impliqués dans l'histoire du pays. Et ils
recrutaient chez les ouvriers, et dans une moindre mesure, chez les
paysans. Depuis une trentaine d'année, avec la chute du mur de
Berlin et la déroute et l'échec des gouvernements de
gauche dans les années 80, le parti communiste, la gauche de
classe moyenne en général ne s'en est jamais remis. Dans
les années 90, il y a eu une renaissance de la pensée
critique, elle s'est formée dans les universités, dans
les partis de gauche, c'est une gauche qui a comme base
organisationnelle les communautés agraires et qui fait
émerger des leaders. Il y a une
« auto-représentation » indigène et
paysanne. Les classes moyennes, cooptées ou neutralisées
par la pensée néolibérale, n'ont pas
accompagné ce processus de résurgence du mouvement
indigène. Et au cours des derniers mois, petit à petit... Pour l'instant, la plus
grande intellectualité est aymara, en Bolivie ? Il y a une intellectualité aymara
émergente, mais distante des mouvements sociaux aussi.
Parce qu'il ne s'agit pas d'une intellectualité qui se
mélange aux communautés. Il y a aussi un contingent
aymara qui se confine dans les universités, et qui a du
mal à en sortir et à aller à la rencontre
des communautés. Il en sort très lentement. Il
y a une ligne très forte de la pensée critique
de l'intellectualité, qui a trait avec l'action collective,
qui est en avance de dix ans, alors que l'intellectualité
est encore loin derrière. Les classes moyennes, ces derniers
temps, commencent à frapper à la porte. Il se trouve
que les partis politiques de gauche, aujourd'hui, sont des partis
de paysans et d'ouvriers. Pour chaque 100 ou 200 paysans, il
y a un métisse et un intellectuel, un universitaire. Avant, sur 100 personnes de la
classe moyenne, il y avait dix paysans, recrutés avec
difficulté. Un fossé ne s'est-il
pas creusé entre la classe moyenne et le prolétariat,
en raison de la paupérisation de la population ? C'est possible, mais il y a eu aussi un
fossé en terme d'activisme social. Aujourd'hui, les protagonistes
sont les secteurs les plus durement frappés, ceux qui
ont la plus grande capacité d'organisation : les
paysans, les indigènes, et les secteurs populaires urbains
qui ne se trouvent pas dans la dans le monde moderne du salariat [4].
Ce sont eux les plus enclins à s'organiser, à se
mobiliser et à faire émerger des leaders. Plutôt
que de chercher un leader parmi les métisses, ils font
émerger leurs propres leaders. Je dirais qu'un des leaders
de gauche dans la Bolivie d'aujourd'hui, c'est Morales. Il est
indigène. Il y a 20 ans, les leaders étaient professeurs,
des gens de classe moyenne, voire d'une classe sociale supérieure
encore. Ce processus est-il
uniquement bolivien, ou le voit-on aussi dans d'autres pays ?
En Equateur et au Pérou par exemple ? Au Pérou c'est compliqué,
parce qu'il y avait une gauche forte dans les années 60,
70 et 80, avec des leaders de la classe moyenne et une forte
présence universitaire. La déroute des guérillas
et la désorganisation des leaderships sociaux a été
un coup très dur pour les communautés. La gauche
au Pérou est une inconnue. Les secteurs populaires eux-mêmes
doivent faire émerger leurs propres leaders, ou à
nouveau, une génération de classe moyenne occupera
l'espace. Aujourd'hui au Pérou, il n'y a pas de leaders
de gauche. Et en Equateur ? En Equateur il y a un mélange plus
fort entre la classe moyenne et des leaders indigènes
populaires. Les mouvements indigènes populaires entretiennent
un dialogue avec la classe moyenne. Plus qu'en Bolivie ? Bien plus. En Bolivie, il y a une résistance
très forte, qui a renforcé l'autonomie du mouvement
et permis l'émergence de leaders propres à celui-ci,
même pour les élections. Alors qu'en Equateur, avec
cette dépendance, le pouvoir finit toujours dans les mains
d'un quelconque général, d'un quelconque colonel,
d'un métisse. Ce sont les problèmes qui surgissent
quand il y a une trop grande subordination des mouvements indigènes
et populaires aux secteurs de classe moyenne, qui affaiblissent
l'autonomie du mouvement, mais qui lui fournissent en retour
une base sociale plus large. Peut-on dire qu'est
en train d'émerger en Amérique latine une gauche
basée sur les paysans et les indigènes ? Je crois que oui. Au Mexique aussi, non ?
Tout comme en Equateur et en Bolivie. Je parlerais d'un processus
d' « auto-représentation » très
important. En raison de l'absence d'intermédiaires culturels
et politiques, chose classique dans le mouvement populaire. La
méfiance envers les intermédiaires est réelle.
Les classes populaires en Amérique latine n'ont jamais
senti qu'elles pouvaient atteindre le pouvoir. Il était
très courant que les indiens votent pour des non indiens,
ou que des ouvriers votent pour des non ouvriers. Parce qu'ils
se voient comme non habilités. Quand ils commencent à
voter pour eux-mêmes, il y a un processus de rupture idéologique
de la domination. C'est une rupture avec certains mécanismes
de domination et d' « auto-subordination »
qu'ont les classes populaires. Maintenant, elles sentent qu'elles
peuvent être assises à côté d'un docteur
ès économie ou d'un chef d'entreprise. Elles se
sentent comme ayant les mêmes droits. Ceci est nouveau
en Amérique latine. Mais il y des limites, car cela produit
aussi des processus de segmentation, il n'y a pas de dialogue
avec les autres secteurs. C'est comme un indigène qui
dit qu'il n'a pas besoin du soutien de la classe moyenne, de
l'appui des professionnels, de dialogue avec les autres secteurs.
Je me suffis à moi-même. C'est bien, mais on finit
par tomber dans une sorte de corporatisme de représentation. Il y a une contradiction entre le Mouvement
vers le socialisme (MAS) [5] et les mouvements
populaires. Le MAS appuie un processus électoral alors
que les mouvements populaires ont en général un
certain mépris pour la voie institutionnelle, autrement
dit, ils veulent créer une nouvelle forme de constituer
un Etat qui les représente vraiment. Il semble qu'il y
ait une contradiction. Pas tant que ça, parce que tous
les mouvements populaires, qui sont nombreux, se mobilisent en
dehors du parlement et le critiquent. Tous essayent de participer
aux élections, même les plus radicaux. Il y a comme
une logique duelle de travail : travailler à la fois
dans la sphère extraparlementaire, en menant une action
collective de pression, et travailler au sein du parlement, dans
le cadre d'un processus d' « auto-représentation »
politique et électorale. Au sein du MAS, il est arrivé
une chose très intéressante. Deux tiers de la liste
parlementaire est le résultat d'alliances avec les mouvements
sociaux. Un tiers seulement des candidats vient des partis. Il n'y a pas alors de non-reconnaissance
des partis de la part des mouvements. Non. Il y a une non-reconnaissance des
partis traditionnels, dirons-nous. Et il y a un espoir à
travers ces partis - qui ne sont pas des partis, car il n'y a
pas de structure avec une direction, une discipline, une hiérarchie.
Si vous appartenez à un syndicat, très bien, vous
pouvez être député. Indépendamment
d'un parti. (...) Si vous êtes de la Fédération
agraire, vous pouvez être député. Le parti
n'est qu'une sorte de « vitrine », une
jonction électorale des mouvements sociaux. Je préfère
parler de jonctions électorales. Je voudrais vous poser
une question plus ponctuelle : comment peut-on faire face
à une attaque militaire contre l'Amérique latine.
Comment ferait la Bolivie ? La Bolivie, toute seule, ne peut rien faire.
Elle est trop petite. Trop faible pour faire face à une
attaque militaire. Il faudrait une alliance militaire. Et vous croyez que c'est
un danger réel ou juste une invention des médias ? J'ai mes doutes. Vous êtes un mathématicien,
qui s'est formé à l'étranger, qui a ensuite
étudié la sociologie puis embrassé une carrière
politique. Racontez-nous. Dans quel pays avez-vous étudié ? Au Mexique. Je suis autodidacte en sociologie.
Dans les années 80, à 21 ans, je vis au Mexique,
pour des raisons de solidarité. Je rentre en Bolivie à
25 ans. Je m'engage auprès des mineurs et avec les aymaras
de l'Altiplano [le haut-plateau andin]. Nous construisons une
organisation séparée de la gauche. J'ai une formation
marxiste et je vois que notre gauche est très peu préparée
en matière de formation politique, et c'est pour ça
que je n'y ai jamais milité. Nous construisons un petit
groupe autonome, avec des ouvriers, des mineurs et avec des paysans
aymaras. C'est de là que date ma connaissance du monde
indigène et du monde paysan. J'ai beaucoup appris avec
eux. Je participe à la formation d'un groupe radical,
l'Armée guérilléra Tupak Katari, une organisation
clandestine qui prône le soulèvement armé
de communautés pour un gouvernement d'indigènes.
De 85 à 92. En 92, je suis arrêté, accusé
d'organiser un mouvement armé. Je suis resté en
prison cinq ans, sans jugement, sans sentence. Une fois libre,
je me consacre à donner des cours à l'université,
de mathématiques et de sociologie. Parce que la sociologie,
je l'ai étudiée tout seul depuis l'âge de
16 ans. Et maintenant je donne des cours à l'université,
en maîtrise. J'ai reçu un prix international de
sociologie, j'ai écrit plusieurs livres de sociologie,
sur les mouvements sociaux. Avec un lien toujours très
fort avec les mouvements sociaux. Et j'ai été proposé
par les mouvements sociaux pour être candidat à
la vice-présidence. Et je ne sais pas ce qui m'attend
encore dans cette vie. Pour terminer, que diriez-vous
aux mouvements sociaux brésiliens, à ces gens qui
luttent pour un monde meilleur ? Que le Brésil occupe une place stratégique
sur le continent. Le cap que prendra le Brésil dans les
prochains mois et dans les prochaines années, avec ou
sans les mouvements sociaux, va influencer notablement le cap
que prendra le continent. Les mouvements sociaux ont une énorme
responsabilité, parce la direction que prendra le Brésil
sera la direction que prendra le continent. Et si les mouvements
sociaux abandonnent un processus de renforcement et de radicalisation,
le continent en ressentira aussi les conséquences. Le
Brésil est la locomotive du continent, il a donc une grande
responsabilité. De par l'expérience
du Brésil, où l'espoir d'un gouvernement de gauche
a échoué, quelles leçons pouvez-vous en
tirer en Bolivie, pour le gouvernement de Morales ? Tout d'abord, qu'il ne peut y avoir un
gouvernement de gauche sans un mouvement social large, qui fasse
pression, qui veille, qui pousse de l'avant. Jusqu'au moment
où il passera par-dessus le gouvernement de gauche. Le
gouvernement d'Evo Morales ne s'appuiera pas sur Morales, mais
sur les mouvements sociaux qui le composent. Ensuite, on ne peut
pas avancer seulement en faisant quelques petits retouches à
une machine appelée « économie de marché »
et néolibéralisme. La machine continue à
fonctionner. Et je crois que le Brésil a montré
qu'un visage social ne suffit pas pour changer la machine néolibérale.
Il nous faut atteindre le cur du néolibéralisme :
la question financière, la question de la propriété
des ressources, la question de la création de richesse
et de sa redistribution. Et c'est ça le projet du MAS :
atteindre au coeur la machine du néolibéralisme. NOTES : [1] [NDLR] Entreprise pétrolière publique
du Brésil. [2] [NDLR] Conseiller spécial auprès
de la présidence de la République brésilienne
en matière de politique extérieure depuis janvier
2003. [3] [NDLR] Lire Louis-F. Gaudet, La Bolivie de l'après
référendum : vers un nouveau cycle de contestations ?,
RISAL, 10 septembre 2004. [4] [NDLR] En Bolivie, selon le vice-président,
le nombre de grandes entreprises liées solidement aux
processus d'industrialisation et de mondialisation ne dépasse
pas la centaine. Quant aux petites et moyennes entreprises qui
entretiennent des relations salariales stables, elles ne sont
pas plus de 500.
Source : Alvaro Garcia Linera, La estructura social compleja
de Bolivia, El Juguete Rabioso, 2005. [5] [NDLR] Le Mouvement vers le socialisme, MAS, est
parti-mouvement du nouveau président Evo Morales.
Sources : URL - http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1680 Site de la revue Caros Amigos
(http://carosamigos.terra.com.br/), février-mars 2006. Traduction : Isabelle Dos Reis et Frédéric
Lévêque, pour RISAL (www.risal.collectifs.net/).
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