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 Venezuela,
le retour de l'Histoire



Ou les péripéties d'un voyageur à Caracas,
au début du vingt-et-unième siècle !

Je tiens à apporter toute ma reconnaissance aux habitants de Manicomio, à tous ceux qui m'ont chaleureusement accueilli dans ce quartier populaire de Caracas. Au sein de l'école autogérée Juan Bautista Alberdi, j'ai résidé trois mois d'octobre 2004 à janvier 2005 pour décrypter cet autre monde. Il ne s'agit pas vraiment d'un récit de voyage. Un modeste essai, des réflexions sur la société vénézuélienne actuelle et un peu de son passé, et de sa particularité à l'échelle internationale. Un peu ce que je n'ai pas pu lire, ou quelques irritations en consultant certains ouvrages et articles de presse, sans omettre certaines couvertures audio-visuelles d'événements récents ou en cours. Rien ne donne vraiment à comprendre, tout est pré-mâché. Le politique suinte de toute part. Dans cette opacité des langages militants, journalistiques, il existe néanmoins un peuple, une volonté de s'émanciper des rouages ou travers locaux. La piétaille ne traîne pas dans les cénacles du pouvoir politique ou économique, ni même dans l'espace. Il importe de rendre hommage à une population courageuse. Il y a un élan existentiel et tout est à vif. Plongés trop longtemps dans le silence, les Vénézuéliens des couches populaires se sont mobilisés depuis 1998, et à l'aube de ce siècle, ont valeur d'exemple. Trop de souffrances sur l'ensemble du continent latin, pour faire aussi un peu oeuvre d'espoir.

LM, 29/05/2005

Les 3 photos sur cette page ont été prises en octobre 2004


Sommaire de la page :

Un témoignage parmi d'autres

I - Lecture des guides et délires sécuritaires

II - Précautions d'usages

III - État des lieux
IV - Quelques réflexions géopolitiques
V - La situation économique et sociale
VI - Penser le monde, sans Chavez ?


Et, à suivre !

Un témoignage parmi d'autres


Le Venezuela est un pays complexe. Une réflexion ne peut répondre à tout, ce texte à pour but de lever certaines incongruités et dérives médiatiques. Je n'avais pas d'avis, ni d'à priori en m'y rendant. J'ai voulu faire primer à la fois l'indépendance d'esprit et ce qui a pu m'interroger sur place. Quand ce ne fut pas parfois interloqué. Je suis surtout revenu avec des doutes, et plus d'interrogations qu'à mon départ. L'évolution de ce texte a pris des chemins nombreux, notes, carnet d'impression pour premières ébauches. Le tout conditionné à l'enthousiasme des débuts, à la nouveauté. Puis, peu à peu, sont nées de trop fortes contradictions entre le discours de campagne électorale et les faits.

J'arrivais trois semaines avant la désignation des maires et gouverneurs du pays le 29 octobre 2004. La télévision fut une source pour comprendre « le quotidien » et s'y plonger, comme la majeure partie de cette nation, à corps perdu. Si l'on suit la presse et les infos au jour le jour, on finit par absorber certaines approches et vivre comme beaucoup d'habitants à Caracas, dans l'expectative. Je découvrais les longues palabres du président Chavez à la télévision, de cinq heures en moyenne, le dimanche sur fond de plage, devant ses principaux ministres et gouverneurs. Les premières impressions furent bonnes et je trouvais le personnage plutôt attachant. Le contenu me permettait de comprendre les avancées de la révolution bolivarienne, et par la même occasion le fonctionnement des institutions. J'appréciais l'habileté de cet homme à captiver ses partisans. J'étais conquis par sa bonhomie et son charisme. J'oubliais toutefois un détail : le fond propagandiste. La campagne se déroula calmement, sans incidents majeurs. Ce fut une huitième élection gagnée consécutivement et amplifiant une nouvelle fois les positions démocratiques du président Hugo Chavez dans son pays. Début novembre 2004 suivirent d'autres réussites électorales pour la gauche dans les pays latino-américains. La plus symbolique, et la première de leur histoire, fut la victoire des socialistes en Uruguay.

Récemment, Hugo Chavez déclarait qu'il était prêt à laisser son mandat pour un poste d'animateur télé. Une boutade, sauf à constater qu'il aime se mettre en scène. Les médias sont au centre de ses préoccupations, et s'il existe un domaine de réformes très actif, le dossier audiovisuel est au centre de son dispositif politique. Un jour, le voyant au côté de Castro, je ne pus m'empêcher de demander à mon entourage s'ils allaient engager un concours de parole, l'un prenant le relais de l'autre après cinq heures d'allocution ? L'humour et les rires que cela provoqua me rassura devant ces deux animateurs télés et de show bien connus dans la Caraïbe. Où que nous soyons, nous n'échappons pas vraiment à la politique spectacle, mais cela ne doit pas en cacher tous les enjeux. Le fond est comme partout très paternaliste, et la télévision un miroir de l'état de nos sociétés. Entre les discours et les actes, il y a comme partout un décalage. Du coup, une distance doit être prise pour ne pas tomber dans le piège et reproduire les canaux classiques de l'information : la désinformation.

Si je devais relater toutes les péripéties de la vie vénézuélienne cela deviendrait une série de portraits. Trop de personnes ou personnages à décrire, et puis cette intimité, je tiens à la conserver pour moi. C'est une forme d'avertissement au lecteur. Ce n'est pas une analyse sociologique, encore moins un carnet de voyage. Cet ouvrage est une réflexion politique large, un essai en partie descriptif. Le Venezuela n'est pas une question de mode. Il s'y pose et s'y passe des problèmes en rien anodins. Ils mettent en lumière une prise de conscience citoyenne. Mon analyse est celle d'un observateur étranger au processus en cours. Libre de mes opinions, je ne suis partisan, ni de la cause chaviste, ni de son opposition. Ce divorce est le reflet d'une dualité sociale, du gouffre entre un monde et l'autre. La ville de Caracas (lieu de mon séjour) devint ainsi très instructive sur les inégalités et ses frontières. Comment cette cité fait-elle face à une crise urbaine importante et connaît-elle un sort comparable à de nombreuses villes sud-américaines ? La croissance de la population est incontrôlée et les conditions de vie sont particulièrement difficiles dans cette métropole, pour les plus déshérités.

Il y a des différences culturelles irrécusables, mais aussi des moyens de se noyer dans la masse. D'autres moyens de visiter et appréhender notre monde. Un des avantages d'être français au Venezuela est de vous ouvrir de nombreuses portes, même si nous apparaissons dans l'imaginaire commun sous les traits de vieux pirates ou « de femmes de joie ».. Où, que vous alliez, de toute façon, vous n'échapperez pas au cliché traditionnel de libertin nous collant à la peau. Et cela ne peut que provoquer la curiosité de vos interlocuteurs, dans un pays où la sexualité est pour beaucoup encore un tabou. C'est un des reflets d'une société relativement fermée, encore lointaine de nos exigences en matière de libertés individuelles, notamment à cause du poids de l'homophobie et du machisme. Le Venezuela souffre d'un manque d'ouverture sur le monde. En dehors d'un modèle dominant étasunien et consumériste, le Vénézuélien moyen ne connaît pas grand chose des affaires de la planète. Comme beaucoup de Français, la géographie n'est pas son fort. Il pâtit surtout d'accéder à une information large, et la place du livre est plus que souffreteuse. Il y a un vrai drame de l'édition livresque dans ce pays. Et pour le reste de l'information, on ne peut pas dire qu'elle ne soit pas libre. Elle passe comme ailleurs à travers des filtres liés aux pouvoirs économiques et politiques.

Pour de multiples raisons, l'ouverture au monde est un des grands manques des systèmes d'enseignements et de télécommunications, c'est une panacée universelle. Des plans et des cartes, c'est rébarbatif. Pourtant, quand il s'agit de stratégie, les différents pouvoirs, eux savent en faire usage. En ce domaine, la géographie est un art de la désinformation par excellence. Une carte, on lui fait dire ce que l'on veut et à toutes les échelles. Au lieu d'analyser ce qui fait de cette matière un repère évident dans l'espace. Nous sommes au centre d'un enjeu politique. Il est préférable que le citoyen lambda n'en sache pas trop sur le sujet. Il y a de quoi dénoncer un système, non seulement globalisant, mais parquant les populations pauvres au Sud et favorisant une exploitation abusive des richesses. Et puis, une incapacité de toutes les institutions nationales ou porte-voix du quatrième pouvoir à s'ouvrir au monde à la dimension de monsieur tout le monde. Un problème à resituer les enjeux spatiaux et humains de cette planète en dehors de la mise en scène d'un climat politique.

Au fil des années, émergent des spécialistes en géopolitique, mais pas grand chose dans les débats venant illustrer un regard critique incisif, libre de toute arrière-pensée partisane, sauf à de très rares exceptions. Il en va de même dans l'analyse d'une nation émergente comme le Venezuela Rien ne permet vraiment d'alimenter un débat serein sur ce territoire étranger, avec ses particularités. Même si le sentiment de chaos domine, il s'en dégage une note rassurante. L'Histoire que l'on voulait morte reprend du poil de la bête. Et dans ce fatras mondial, un pays méconnu et son peuple viennent un peu bousculer la donne. Là bas, pas de « choc de civilisations » à se mettre sous la dent, simplement un discours clair et engageant sur les disparités sociales et à nouveau l'existence d'une critique du capitalisme. La question n'est pas d'épouser les formes ou les tonalités d'un discours patriotique, ou bien de pencher pour le premier nationalisme venu.

Comme dans toute société, les contradictions sont nombreuses, mais le pouvoir reste la faille béante de l'analyse de toutes les gauches. L'Amérique Latine vient nous surprendre et peut nous réveiller. Quels que soient les pour et les contre sur Hugo Chavez, il y a là de quoi éveiller nos consciences, faire naître de nouvelles pages d'Histoire. Et cela ne concerne pas qu'une poignée de gauchistes ou d'intellos mondains des « grands soirs ». Les enjeux vont bien au-delà de tel groupe politique, ou de luttes de pouvoirs personnels. Les marges de manoeuvre de Chavez sont restreintes, et il a su faire avec. Il existe au Venezuela et dans l'hémisphère sud notre propre devenir. La question n'est pas de nous fouetter avec notre passé colonial. C'est de décrypter, d'ouvrir de nouvelles perspectives. Comment pouvons-nous à nouveau envisager des changements ne se limitant pas à une nation mais à l'échelle du globe, et combattre les disparités les plus patentes ?

À force de constater nos propres régressions sociales, nous avons aussi à découvrir ce que fut le laboratoire expérimental du néo-libéralisme depuis un 11 septembre 1973. C'est-à-dire comment juntes militaires et régimes corrompus se sont succédés le plus souvent avec l'aval de Washington. Terrifiant, ce monde dans lequel l'armée ou un pays tiers décident du sort d'une nation, d'un espace géographique propre. Où milices, escadrons de la mort, polices politiques et paramilitaires vont de concert pour semer la terreur. Pour ma génération, ce fut avec l'exil qu'on découvrit en France des réfugiés chiliens, puis argentins dans les années 70. Ce fut un début d'ouverture sur des tragédies sans voix. J'ai toujours eu le sentiment que nos relations culturelles étaient assez faussées. Culturellement, l'impact de la France a toujours été important en Amérique Latine. Mais depuis le discours de Cancun de François Mitterrand, de 1983 à nos jours, la diplomatie a cédé le pas au commerce et aux multinationales.

L'enlisement de la France dans les histoires africaines n'a pas encouragé ses dirigeants à dénoncer les dictatures sous influence nord-américaine, chacun se partageant l'espace géopolitique et les conduites à tenir. Pourquoi irriter ou blâmer notre jumeau colonial ? Nous avons toujours ainsi répondu à une volonté d'Empire. Malgré les innombrables constats sur le déclin de la France, il est vrai que depuis le dix-huitième siècle est venu se greffer un autre Empire, sans puissance comparable dans l'Histoire du monde. Ubuesques ou cyniques, ces républiques reproduisent un modèle le plus souvent totalitaire hors de leurs frontières. Les bourgeoisies nationales sont dépendantes d'un centre se trouvant à Paris, Berlin, Londres, Madrid, Moscou ou Pékin. Et Washington imprime sa tutelle depuis l'effondrement des régimes staliniens de l'Est européen. Cet agglomérat de conquêtes anciennes (et de nos jours de liens économiques non négligeables) régit l'échiquier entre suzerains et vassaux. Il en va ainsi de relations culturelles et politiques relativement figées ou obscures. Les décisions ne sont pas prises au sein des assemblées démocratiques, mais dans le domaine très réservé du secret d'Etat et alcôves du pouvoir.

Que pouvons-nous comprendre, qu'avons-nous à comprendre si ce n'est à chercher, à aller voir ce qui se passe dans l'hémisphère sud ? Un peu conduit par le hasard, Caracas allait devenir pour moi une ville riche d'enseignements sur la nature des déséquilibres entre le Nord et le Sud. Ce fut une prise en compte progressive, presque un travail d'investigation. J'ai pu, depuis mon escapade, alimenter mon regard critique de lectures nouvelles et diverses. Je ne voulais pas écrire uniquement sur des impressions. Il me fallait certains outils utiles à la compréhension de cette nation bouillonnante. La littérature sur le Venezuela doit pouvoir trouver plus d'auteurs. Il faut souhaiter des approches moins partisanes. Ce qui ne veut pas dire pour autant sans engagement. Pas de fausse naïveté, l'objectivité est une oeuvre impossible. Si l'histoire, la géographie trouvent dans ce manuscrit une place, les questions urbaines, sociales et économiques, aussi. Sous ses aspects singuliers, c'est un pays moderne. Il resterait alors à évaluer les différences culturelles ? Une entreprise un peu hasardeuse sur des dissemblances peu fondamentales. Hors d'un contexte social, historique et politique, je me méfie des particularismes et discours identitaires. Avec mon regard, qu'ai-je pu appréhender ? Où comment puis-je dépasser le champ des émotions et donner la perception d'un « étrange étranger », sans tomber dans le sirupeux des sentiments ou une prose militante. Ce travail aura été insolite à bien des égards. Je ne pouvais garder pour moi cette énergie, il me restait à distinguer l'universel du singulier


 I - Lecture des guides et délires sécuritaire

 
Le statut d'observateur n'est pas chose aisée, surtout quand votre connaissance d'un pays se limite ou commence avec la lecture d'un guide touristique. Il est presque impossible d'échapper à l'achat d'un tel manuel, quand vous ne savez rien ou presque d'un pays. Vous foncez sur le fond de librairie existant. À ce moment là, vous comprenez que ce territoire est marqué par un problème. L'information est une denrée rare. Il existe seulement deux, trois guides similaires, et comme avant mon départ, je ne cherchais pas un hôtel ou un circuit touristique, je ne voulais pas me charger de cet outil. Néanmoins, ayant un rôle plus que discutable mais utile pour s'orienter en terre inconnue, je retrouvais cette prose sur place dans les bagages d'autres compatriotes. De quoi s'interroger sur un conditionnement du touriste moyen, confinant à une étrange paranoïa sécuritaire. Il y a de quoi prendre un coup de sang sur certaines incongruités ou complaisances. De quoi fortement s'énerver quand les adresses sont imprécises ou fausses. Je partais pour vivre dans une ville inconnue. Que pouvais-je apprendre sur ce pays, dont je ne savais pas grand chose ?

J'étais venu constater de mes propres yeux le processus politique en cours et j'avais choisi de me plonger dans la société réelle. Le tourisme au Venezuela est plutôt haut de gamme, il ne s'adresse pas vraiment aux petites bourses ni à la curiosité des détours. En résumé : ne pas avoir de contact sur place, et suivre comme un âne la prose d'un ouvrage se voulant petit et futé. Vous devez faire face à un budget conséquent, tout en vous trompant de planète. Caracas, c'est simple et expliqué par nos orienteurs : c'est tout simplement à éviter. À vous de passer d'un avion à l'autre. En gros, vous êtes fou, si vous y allez ! Sinon, c'est à vos risques et périls. Et encore faut-il se soumettre à la plus stricte observance de zones à risques, plus ou moins majeures et codes horaires à respecter. Schématiquement, il ne faut pas mettre les pieds dans l'Ouest de Caracas.

J'avais tout faux. J'étais justement là où les cartes étaient silencieuses. C'est-à-dire sans plan de rue détaillé, sans le nom des rues et ruelles des faubourgs populaires. Je n'allais pas seulement me tremper les fesses dans la mer caraïbe. Je souhaitais être en contact avec un quartier commun, une population représentative du pays vrai. Le choix de la capitale était un choix normal pour l'urbain que je suis. Ce pays ne manque pas d'horizons contrastés. Il est même fait des tartines sur la diversité des terres et des régions, mais ce n'était pas ce que j'étais venu chercher. La richesse d'un pays est dans ses individus et ses rencontres. Ensuite, que vous alliez en tel ou tel point donné de la planète, vous pouvez espérer un minimum de clairvoyance sur les problèmes de fond. Saisir ce qui se passe, dépasser les barrières sociales et culturelles. En bref, ne pas seulement savoir comment bronzer en toute sécurité.

Ce qui est caractéristique avec la littérature touristique, c'est sa manière de communiquer. Son objet est d'être pratique. Elle se limite « aux bonnes adresses » et évite l'essentiel. Ce qu'endurent socialement et économiquement les Vénézuéliens n'a qu'un intérêt marginal. Coûte que coûte, il faut vendre du soleil et ressembler étrangement au discours dominant sur le Venezuela (ou autres pays en proie à une forte criminalité). Il importe de vendre du sûr, du bien policé pour fêtards friqués et bobos en mal de biodiversité. Le tourisme écologique comme seule piste à suivre montre qu'avec de l'argent, tout est possible. Là, où les manques dépassent largement les marges de nos pays riches, faire état de la misère reviendrait à faire fuir la clientèle. Il vous reste dans ce cas à casser les frontières sociales. Aller là où l'interdit fait silence sur les réalités, c'est-à-dire dans l'Ouest de la ville. J'y découvris un urbanisme bien plus humain, et des hommes et des femmes sans différences majeures. Et des endroits pour se nourrir, deux à trois fois moins chers que dans les quartiers Est de la bourgeoisie. Vous comprenez ainsi que les barrières sociales et géographiques ne sont pas innocentes. Il importe de cacher la misère là où peut traîner l'oeil du visiteur, en principe argenté.

Caracas est une ville très instructive, par sa fracture géographique entre quartiers riches et pauvres. À l'Ouest les milieux populaires, au centre le pouvoir politique, et à l'Est les quartiers de la bourgeoisie et des classes moyennes. Ses bizarreries administratives découpent en plus la capitale en deux régions et diverses entités municipales (communes : municipios / agglomération : Alcadia Mayor). Et à l'intérieur de ce schéma urbain, il faut rajouter les paroisses (paroquia) et les quartiers (barrios). Entre des versants de montagne, à environ 900 mètres d'altitude, la ville s'étend de manière anachronique. À cause de son évolution et de son expansion économique, la capitale connaît de nos jours une crise urbaine sans précédent. Elle s'est fossilisée entre une forme de gigantisme et le dédale de ses faubourgs populaires. La densification est à son comble, et la ville sature à tous les points de vue. Dans la liste des difficultés et inégalités, certaines sont frappantes. Par exemple, la gestion des réserves d'eau potable. Elles sont inégalement réparties entre nos deux mondes. Les coupures sont régulières et fréquentes dans les quartiers pauvres de l'Ouest, et annoncées par voix de presse quand elles se produisent à l'Est. Pour l'entretien de la voirie et la gestion des déchets, à nouveau deux modes de gestion. Ce qui pose des problèmes sanitaires. En premier lieu, pour les résidents des districts populaires côtoyant des monticules de poubelles sous un climat tropical. Sans négliger l'instabilité des terrains et l'effondrement des sols en cas de fortes chutes de pluies. Rien n'est vraiment anodin dans le fonctionnement socialement cloisonné de cette ville, tout est une question de répartition des richesses et de l'insalubrité.

Prendre conscience de la situation géopolitique d'un pays, prendre le pouls d'un moment, n'est pas l'objectif de celui qui vient saisir un coucher de soleil ou se taper la chair fraîche locale. Dans ce cas, où est le voyage ? Certains appellent cela le dépaysement, mais tous les cocotiers de la terre se ressemblent et n'ont pas grand chose à dire. Ce pays a besoin d'échanges, en ne se limitant pas à dépenser son argent avec insouciance, dans un pays où le salaire de base est de l'ordre de 200 euros par mois. J'en conviens, ma perception du voyage n'est pas celle d'un guide, et en France, les banlieues sont assez peu l'objet de promenades touristiques pour les étrangers. Il n'est pas question non plus de passer pour un aventurier. Je n'ai pas la tripe guérilla. J'ai saisi une opportunité. J'ai cru échapper un instant aux pesanteurs du politique. J'ai du, là aussi constater ce que l'économie capitaliste sans contrôle peut produire de pire ou de non-sens. Depuis des décennies, les habitants à l'Ouest de Caracas attendent ou se battent pour un changement, qui nous ramène à deux générations au moins en arrière sur le plan des acquis sociaux et scolaires. Le vocable de lutte des classes dans cette partie du monde n'est pas un mot, c'est la raison même des évolutions connues au sein des Etats-nations, et il y a encore peu sous nos latitudes. Les Vénézuéliens n'ont besoin de rien, sauf de l'essentiel, et à faire valoir leurs droits, comme nous autres.

Oui. Il n'y a pas à le nier. Il existe une situation d'insécurité prégnante. À partir de certaines heures de la nuit, les habitants de Caracas sont cloués chez eux et derrière le poste de télé. Pour autant, il ne faut pas croire que certains à l'Est ne s'amusent pas. La minorité aisée du pays et les branchés locaux connaissent une vie nocturne. Il existe une criminalité forte, et sans entrer dans une explication du pourquoi, j'ai pu observer plusieurs fois de près cette violence. La police locale (dite métropolitaine) est certainement un des rouages les plus corrompus du système vénézuélien. Son comportement agressif à l'égard des jeunes a de quoi vous glacer le dos. Des attitudes très violentes constatées en plein coeur de l'action, compte tenu du fait que je résidais à deux pas du commissariat local. Je fus témoin de contrôles brusques, et même de l'utilisation d'une arme à tir paralysant sans la moindre sommation. Une police bien plus active qu'elle ne l'est dans la lutte contre les têtes des réseaux mafieux. Comble du malaise, si vous êtes pris en tort, tel un racket organisé, votre faute peut se résumer à payer le silence de votre interpellateur. Je vous laisse imaginer comment faire régner un soupçon d'ordre public ? Si l'exemple est contraire au respect de la légalité et vient directement du poste de police ! On pourrait plaisanter sur la question de l'ordre dans cette nation. Le souvenir entre autre d'un Chavez (à la télé) hilare, quand il pensait à la discipline de ses concitoyens (en comparaison à celles des cubains). Il n'existe pas une indiscipline généralisée, mais c'est un pays où l'incivisme est fort. Sauf exception, la première des violences est avant tout sociale. Pas besoin de connaître l'oeuvre de Marx ou de Hugo, c'est criant.

Il existe en Amérique Latine des écarts de richesses gigantesques, avec 5 à 10 pour cent de personnes qui vivent dans l'aisance. Mais l'immense majorité est confrontée à un système de subsistance. Celui de la survie et du « comment chacun peut-il sauver sa peau ? » Terrain ouvert pour une petite criminalité forte en maillage avec les mafias continentales, notamment colombiennes. Vols, drogues, enlèvements, rackets sont l'usuel. Certains en vivent bien et les trafics sont florissants. On ne peut réduire l'immense majorité de la population à cet état de fait, et la vie continue en d'autres termes ou réalités. Rien ne vous oblige à aller au devant des problèmes non plus, et les pires dangers que j'eus à craindre furent les chaussées de Caracas et la climatisation. Je reste encore un peu halluciné d'avoir découvert l'absence d'une plaque ronde en plein milieu du trottoir, un petit saut pour ma vue vers cinq mètres dans le vide et juste la réaction d'en faire le tour. Pas de protection, un trou béant sur une des plus grosses artères de la capitale. Oui, les dangers existent, mais ce ne sont pas toujours ceux que l'on croit.

Hormis ce trait d'humour, les armes crépitent assez régulièrement, et la ville ne donne pas un sentiment de tranquillité pleine et entière aux heures tardives de la nuit. Il est fait état d'une criminalité de sang entraînant la mort de 70 personnes par semaine au Venezuela, dont une bonne part dans la capitale. En comparaison, cette statistique équivaudrait à multiplier par sept le nombre d'homicides, pour retrouver la même situation à l'échelle de notre pays. Le jour, la vie reprend le dessus et il est possible d'arpenter la ville de long en large sans mettre sa vie en danger. Pas besoin non plus, comme j'ai pu le lire, d'acheter des vêtements sur place pour se fondre dans la masse, à vous de vous déplacer sans habits ou objets onéreux. Comme toute personne déambulant dans une grande ville, il faut rester un minimum vigilant, sans pour cela tomber dans la paranoïa la plus totale On peut pour d'autres raisons ressentir un malaise : les maisons et leurs protections sécuritaires, le nombre important de vigiles à l'entrée des grands immeubles, donnent le la d'un monde reclus et l'on peut avoir parfois l'impression de vivre un peu en prison. L'insécurité est depuis longtemps au centre du débat politique. Ce fut le cas lors de la dernière campagne, en octobre 2004. Une fois de plus, on reconnaît un trait de la globalisation : seules les thèses sécuritaires font recette et c'est probablement ce qui choque le plus au sein du gouvernement chaviste.

Jesse Chacon, le ministre et jeune loup à l'Intérieur a des traits communs avec notre Sarkozy. Son discours de campagne et ses actes au lendemain du scrutin sont assez proches des volontés du populiste français de droite, lors de sa présence à la sécurité publique. Pareillement, il n'est jamais très loin d'un objectif de caméra et d'un micro, ce qui est normal pour un ancien ministre de l'information. Jesse Chacon mettant en place des statistiques hebdomadaires sur la répression de la criminalité me dérouta beaucoup. Cette approche mondiale de la sécurité publique est inquiétante, et à gauche comme à droite, les accents d'ordre triomphent. J'ai pu constater l'exploitation des images de criminalité comme un des forts des télévisions d'infos privées en Amérique du Sud. Toujours entre deux pages de publicités, on aime le sensationnel, le sang frais, recenser les crimes, voire faire mieux que les polices nationales en matière statistique. Les images ne manquent pas, ce qui attire les voyeurs en mal de souffrance, ce que l'on dénomme un public captif. Les espaces de reportages sont nombreux et l'on exploite la ficelle sans ménagement. Une réalité sociale, qui à elle seule suffit à comprendre pourquoi de telles différences poussent une minorité à se jouer de la loi. La justice fut longtemps et reste en partie une justice de classe.

J'aurais aimé lire des ouvrages un peu plus judicieux et capables de s'ouvrir à toute la société vénézuélienne. Bien que très anarchique, c'est un peuple digne, fier de son équipe nationale de football, même si elle prend souvent des pâtés face aux brésiliens. On arbore ses couleurs politiques ou nationales, le maillot de l'équipe de base-ball local. Les caraqueños aiment le kitsch, le voyant, l'insolite et épousent les diverses origines nationales et coloniales. Nous sommes au pays de la salsa, les cuivres brillent. La danse est un art de vivre et les tubes romantiques musicaux du moment sont repris à tue-tête comme la note très impressionniste et mystérieuse de cette contrée.


II - Précautions d'usages

Armée et pétrole sont quasiment deux Etats au sein même de l'Etat vénézuélien et ces deux institutions ont modelé le paysage économique, social et éducatif du pays. Il y a de quoi en surprendre plus d'un, en tout cas toute personne réfractaire aux institutions militaires. L'armée a depuis longtemps une place dans l'éducation des enfants, jusqu'au sein des universités. C'est en allant à une rencontre entre les responsables de L'Université Bolivarienne du Venezuela de Caracas (UBV) et les étudiants, qu'à ma grande stupéfaction, je découvris le Vice-Recteur en la personne du général Goncalves. Présent à Caracas depuis 6 semaines, son discours provoqua chez moi une gêne et la venue de doutes sur les discours officiels. Arborant ses décorations et parlant de discipline, de morale. Je me demandais si une scène aussi burlesque était possible en France ? Peu importe, j'en retenais un public peu nombreux (200 étudiants sur 5000) et surtout dans l'ensemble volatile. Malgré notre Général, proclamant que l'UBV était la meilleure université du monde, vantant l'importance des uniformes, etc. En face, chez les étudiants, hormis quelques inconditionnels, l'adhésion à l'ordre ne faisait pas recette. De plus, ils avaient été coupés dans leurs questions à la Rectrice (une civile) par l'arrivée tardive de cet officier s'emparant de la parole de manière assez cavalière. Il y avait là quelques contradictions de la société vénézuélienne, qui sont nombreuses et parfois trompeuses. Pour exemple, beaucoup d'enfants de classes sociales défavorisées rejoignent les rangs de l'armée ou de la police, mais ce n'est pas par engouement patriotique. Ces deux administrations sont les grandes pourvoyeuses d'emplois publics et de promotion sociale. Cette imbrication particulière entre l'Etat et des forces répressives a un rôle d'ascenseur social, et donne à cette nation une réalité pour nous, pour beaucoup oubliée ou étrange. Bien qu'à se référer à notre propre Histoire, la France a connu et connaît encore socialement des faits similaires.

Il y a au Venezuela comme un rêve d'ordre et de discipline, dans une enveloppe portant le nom du père de la nation, Simon Bolivar. Un jeune contemporain de Napoléon Bonaparte, un passionné de conquêtes tricolores et de grands territoires. Un sang mélangé augurant du visage de l'actuelle population, jeune et créole. Nonobstant le ciment mythique et mystique d'une nation en quête de mémoire. Cette identification très guerrière est un aspect de caractère relativement contradictoire avec la société vénézuélienne actuelle, et possiblement passée. Imaginez-vous le nom de Bonaparte et sa bobine en tout lieu dans les institutions publiques en France ? Ce serait cocasse et dérangeant à la fois. Depuis juin 1968 et la promulgation d'une loi propre à Simon Bolivar, il existe une obligation pour un Vénézuélien lambda et les résidents étrangers de vénérer le « glorieux » personnage. À côté de ces anachronismes, les Vénézuéliens sont au diapason de la modernité actuelle. S'il peut exister des différences culturelles, les habitants de la capitale sont à l'extrême opposé de cette image de rigidité. Et il ne faut surtout pas confondre les élites de ce pays avec la population, car il y a un véritable fossé social.

La notion de révolution est à prendre tels certains échos des républicains de 1792 et de 1848, dans lesquels République était synonyme de révolution. Tout ce qui est bolivarien est par essence révolutionnaire et même le père de la sociale démocratie vénézuélienne Romulo Betancourt était « révolutionnaire ». Tout ce qui vient bousculer l'ordre capitaliste de Caracas à Montevideo fait partie de cette espérance républicaine et est rapidement classifié sous le terme de « communiste », et son pire pendant local de « castriste ». Pour invalider ainsi toute démarche constructive, on objecte aux forces de gauche les plus réformistes une fin de non-recevoir en les diabolisant. Le processus bolivarien est à suivre en tant qu'expérience unique, sans véritable équivalent. Pour interrogation, est-ce une voie possible pour mettre fin au cynisme, à la corruption et aux violences sociales ? Qui sait ? La raison va-t-elle enfin poindre dans la tourmente des idées ?

De nos jours, on retrouve au Venezuela une combativité politique un peu perdue en Europe. Il faudrait, pour retrouver un univers politique comparable en France, revenir aux débuts de la troisième République, et aux sources de la Commune de Paris. L'affrontement est à vif. Il est difficile de ne pas prendre parti pour un camp ou pour un autre. Sans vouloir faire oeuvre d'objectivité à tout prix. Face à une presse française dans laquelle les journalistes se transforment sans discernement en porte-parole des rapports de force locaux, j'ai cru possible de porter un autre regard, et de ne pas me laisser endormir par les discours propagandistes ou dominants. Comme dans toute démocratie, il y a une opposition et une majorité, et les débats sont plus que tendus. Ils peuvent aller jusqu'à des affrontements. De 1989 à 2003, ce pays a connu de fortes tensions. Les institutions de la quatrième République vénézuélienne furent gangrenées par la corruption au sein des deux principaux partis ayant gouverné de 1959 à 1988 par alternance. Selon les indicateurs de la Banque Mondiale, en 2000, le phénomène classait le Venezuela au huitième rang international pour la corruption de son système politique et économique.

Depuis la non-révocation de Hugo Chavez en août 2004, nous sommes entrés dans une période plus calme, mais le magma couve. Le dernier trimestre 2004 a connu la mort accidentelle de quatre généraux et l'assassinat du procureur de la république Danilo Anderson. Il avait en charge des dossiers sensibles sur la corruption. Un jeune avocat connu pour son engagement et sa probité, aujourd'hui mis en cause dans des pratiques douteuses. Il aurait abusé de son pouvoir de magistrat. Il a sauté, piégé dans son propre véhicule. Sa mort a affecté nombre de partisans de Chavez, qui voyaient en lui un personnage emblématique du changement, et une possibilité de transparence. La CIA et les paramilitaires colombiens sont fortement soupçonnés d'y avoir mis leurs pattes, jusqu'à y voir un pseudo-agent israélien. Pour le moment, rien n'accrédite cette thèse gouvernementale. Par ailleurs, qui pouvait penser que le renversement raté de Chavez en avril 2002 ait été téléguidé de l'extérieur ? Qui croire, quand au Venezuela se déroule une guerre entre médias du pouvoir et de l'opposition ? À quelles sources se fier ?

L'ennui est que tout cela ne nous dit rien sur la façon dont le pouvoir en place comme son opposition participent à l'ambiance générale de désinformation. Un phénomène en rien particulier à l'échelle de la planète, plutôt une réalité où le message propagandiste et publicitaire domine. Le gouvernement chaviste est lui-même en prise aux dérapages sécuritaires, à la course médiatique aux révélations. Souvenir de quelques images sur une descente de police dans l'école israélite de Caracas et l'arrêt des cours pour un millier d'enfants plusieurs heures durant. La bombe ayant tué Danilo Anderson était soupçonnée être de fabrication israélienne. Un des suspects principaux, un individu de confession juive ayant traîné dans les locaux de l'école, il était soupçonné d'y avoir sa planque. Résultat, la police fit chou blanc. C'est un peu le problème de traiter dans l'urgence via des chaînes de télévisions d'un dossier déchaînant les passions. On tient la piste, et patatras !, un petit dérapage. Le tout s'achevant sur l'image du grand rabbin de Caracas, nous expliquant sur Globovision (chaîne privée d'info) son amour des plats locaux et des « arepas » (pain de maïs et plat national) ; et sur une chaîne nationale d'Etat (Canal Ocho), je découvrais une bande-annonce contre l'antisémitisme.

On peut se demander où s'arrête la réalité et où commence la fiction ? Comment trouver des informations qui ne sont pas trop manipulées ? Comment pouvoir dans ce fatras énoncer ou faire surgir quelques vérités ? Les questions qui traitent d'une histoire prise à chaud sont un peu condamnées aux hypothèses. Il y a toutefois des présomptions, de trop forts doutes pour que tout soit blanc et limpide, et à terme, rien ne permet de penser que la guerre civile ne refasse surface en des termes plus violents. Reflet assez terrible du pouvoir et de ses pratiques faussement propres, il y a là à s'interroger sur un fait très universel. Le Venezuela est un bon catalyseur des difficultés de notre monde et du nouveau siècle. S'il existe un côté opérette sur fond de manipulation des masses, comment agir pour soutenir ceux qui veulent le changement sans tomber dans le matraquage de la communication politique ? Attention ! Dès qu'un pouvoir s'empare de la morale, il faut s'attendre à un dévoiement de cette morale.


 III - Etat des lieux ?

Le Venezuela est-il en mesure de soigner ses plaies ? Arrivera-t-il à s'apaiser ? Le « De Gaulle vénézuélien » (titre d'un article canadien en 2000) peut-il agir sur une misère chronique touchant un quart de sa population ? Élèvera-t-il le niveau de vie général de tous les travailleurs de son pays ? Vaste entreprise, où Hugo Chavez prône le « poco a poco », tant les enjeux sont vastes et sa marge de manoeuvre réduite. Avec un discours très radical, le gouvernement reste pourtant économiquement dans les clous du Fond Monétaire International. Il gère une économie capitaliste comme bon nombre de dirigeants politiques de cette planète. On peut noter depuis deux années consécutives une embellie, un très léger recul du chômage et une inflation mieux contrôlée, un début de reconnaissance du commerce informel et de très beaux chiffres de croissance. Le « rebelle » (prose du Figaro) ou le « populiste de gauche » (prose du Monde et de Libération) s'en sort haut la main, et son pouvoir est difficilement contestable. Comment ces journaux qui en font tant sur les droits de l'Homme peuvent-ils s'arroger le droit de condamner avec tant de hargne un homme incarnant le pays réel ? Où peuvent-ils aller chercher leurs sources d'informations, se demande-t-on avec un brin d'ironie ? La cause provient probablement de leur guide de voyage. Voilà la raison de ces prises de positions, plus que leurs capacités à écrire des analyses de fond sur cette société originale et riche d'enseignements sur l'état du monde.

C'est une société difficilement assimilable à la notre, et ce pour de nombreuses raisons : son Histoire, sa latitude, ses influences culturelles et religieuses. C'est une nation depuis presque deux cents ans, et certaines empreintes remontent jusqu'à 17.000 ans en arrière. Il en résulte un mélange culturel vif, explosif si l'on tient compte de la place de l'Occident dans ce brassage de cultures. Il en va principalement d'une histoire où de nombreuses souffrances se sont accumulées. Elles commencent à peine à se dire, ou à s'écrire. La société vénézuélienne a été maintes fois victime de ses élites politiques et militaires. Les repères de ce monde sont assez uniformisés, et parfois, on se demande si l'on n'a pas atterri dans une caserne. Il s'agit là d'un fantasme national, un rêve d'ordre dans une nation où individualisme rime souvent avec égoïsme. Un fait imputable à la consommation de masse et à ses excès. Mais heureusement, chaque individualité répond à un vieux fond anarchiste pouvant prêter à sourire au vu des nombreux désordres de la nation.

La question spirituelle est très présente, et c'est même assez déroutant pour un non- croyant, le mélange de spiritisme hérité du Vaudou et de fois chrétiennes ne fait pas des habitants des fanatiques religieux. Les Vénézuéliens peuvent néanmoins être perméables à certaines caricatures de Jésus de Nazareth saignant sur la croix. Les statuaires religieuses du pays sont très explicites sur sa souffrance, et l'on devine les caricatures et excès fondamentalistes sur le « peuple déicide ». Le film de Mel Gibson « la Passion du Christ » a enregistré en 2003 le record d'entrées lors de sa diffusion en salles. L'antisémitisme trouve un écho supplémentaire avec le conflit entre israéliens et palestiniens. Là-bas pas plus qu'ailleurs, nous n'échappons à la transposition de certaines questions internationales et religieuses. Le négationnisme trouvait même chez un proche conseiller de Chavez un écho particulier. Argentin d'origine, Norberto Ceresole était connu pour des thèses négationnistes. C'était le « Roger Garaudy » latino, ancien stalinien converti aux thèses révisionnistes, et en France, lors de sa disparition, ce sont les réseaux de la Vieille Taupe qui feront écho à son décès sur Internet.

Cette atmosphère plus que malsaine n'est pas récente en Amérique Latine. Il existe une communauté immigrante issue d'Allemagne après 1945. Elle y dispose d'authentiques villages, des ressources économiques non négligeables, et même de moyens de communications. Le Venezuela subit lui aussi cette influence culturelle, que l'on ne peut de prime abord soupçonner dans une société caribéenne au sang mélangé. Que dire, vu d'Europe, sur un phénomène très américain ? Pourquoi tant de permissivité se demande-t-on ? Terre d'asile au Nord comme au Sud, le continent a ouvert la porte à de nombreux dignitaires nazis et à leurs familles (au Brésil, en Argentine, au Chili, aux Etats-Unis, ). Conseillers et initiateurs des régimes dictatoriaux, les fascismes latins ont trouvé là des méthodes et un terrain d'exercice pour des pratiques venues d'outre-atlantique. Cette réalité a été constatée à plusieurs reprises, et sans qu'on lui donne trop de publicité. Dans une société reconnue pour sa mixité « génétique » et son ouverture aux différences, le culte de la blondeur et de la peau blanche n'est pas une problématique insignifiante au Venezuela. Mais de là à en faire un complot mondial Rouges-Bruns, c'est établir un peu rapidement un lien avec des réseaux nauséabonds.

Hugo Chavez et son parti est « un attrape tout », son gouvernement de même. Il a su s'entourer de gens très à droite, mais également de gauche. À la Chambre l'alliance des députés à gauche est, elle, très hétéroclite. Elle va des anciens mouvements guérilleros aux opportunistes, c'est aussi un autre versant ou visage de ce pays. Son histoire politique n'est pas linéaire et a donné lieu à de nombreuses scissions, notamment au sein d'Action Démocratique et du Parti Communiste (de 1958 à nos jours). Difficile de faire l'état des lieux d'une société atomisée, et le phénomène Chavez ne participe pas à en faire une lecture simplifiée. Son mysticisme et son discours politique peuvent passer pour du populisme. De quel mal souffre cette société pour s'incarner de la sorte en un nouveau libérateur ? Pourquoi la grande majorité s'engouffre-t-elle si rapidement dans la brèche ?

Ce qui marque comme une des premières évidences, c'est à quel point les Etats-Unis ont participé à la paupérisation intellectuelle de ce pays, pas uniquement en lui volant les richesses de ses sous-sols, mais en exportant un modèle impropre de consommation, niant sa diversité culturelle. La population a dans sa majorité des capacités de consommer plutôt restreintes. Elle n'échappe pas aux publicités souvent calamiteuses. La mode comme partout est stéréotypée, et ressemble à l'uniformisation de la planète au goût de l'Empire. Je n'ai pas pu constater que cette société souffrait de ne pas pouvoir s'exprimer, étouffée par un régime sous influence castriste. C'est même un pays où il importe de se méfier des excès du langage. L'affect n'est jamais très loin, en comprendre les profondeurs permet de saisir une part des maux, ainsi que la distance à parcourir entre fantasme et réalité.

En avril 2002, le pays a échappé de peu à une guerre civile. Il s'y déroula pendant 48 heures un coup d'Etat dictatorial, appuyé et agencé par l'ancien franquiste Juan-Maria Aznar. C'est de la bouche même du Ministre espagnol socialiste des Affaires Etrangères que sortit cette information de première importance (pendant le déplacement de Hugo Chavez en Espagne en novembre 2004). La nouvelle trouva un fort écho dans les médias, et fit un peu l'effet d'une bombe. Plus exactement, le début de la fin d'un mensonge, d'une omission supplémentaire de la part de l'ancien Premier Ministre. Indéfectible soutien en Europe de George Bush, Aznar a consciemment oeuvré au Venezuela pour un renversement autoritaire. Il a tenu informé Washington de ses plans avec les franges les plus extrémistes de la droite vénézuélienne. L'opposition n'a jamais admis la possibilité de transformer ce pays et d'abandonner les pratiques souterraines. Elle ne voulait pas d'un pouvoir annonçant la fin des fraudes et les détournements d'argent publics et privés. Elle était encore moins favorable à la condamnation de ceux qui pendant des années ont utilisé à leur profit la manne pétrolière. L'opposition, lorsqu'elle était au pouvoir, ne s'est pas préoccupée du sort des services publics. Elle a même participé à leur délitement dans les quartiers populaires. Elle a favorisé un monde à deux vitesses avec beaucoup de pauvres et très peu de riches, sans à aucun moment résorber les disparités sociales.

Il y a environ 30 ans, l'assommoir néo-libéral a fermé la parenthèse d'un début avorté d'Etat-providence. Les Vénézuéliens ont vu la fin de tout progrès en matière d'éducation et de soins médicaux, la chute vertigineuse de leur monnaie et du pouvoir d'achat, ainsi qu'un chômage massif. Il fallait 3 bolivars pour un dollar à la fin des années 70, il faut aujourd'hui au change 2000 bolivars pour le même billet vert. Des bouleversements dus à une incapacité à construire un système de redistribution des richesses. En 1975, la nationalisation des pétroles n'a pas vraiment conduit à une totale indépendance, et jusqu'à l'accession de Hugo Chavez au pouvoir, c'est sous les lambris de la Maison Blanche qu'était désigné le patron de PDVSA, l'entreprise nationale des pétroles vénézuéliens. Quand cela a pour effet de conditionner 80 pour cent des exportations, vous touchez du doigt la fragilité d'une économie sous tutelle coloniale, et ce depuis plus d'un siècle.

Comme vous l'expliquent inlassablement les manuels de géographie, c'est un pays contrasté. À l'image d'un homme, d'une société à deux faces, les situations politiques sont-elles pour autant toujours manichéennes ? Les canaux médiatiques sont surtout les premiers responsables de certains leurres. Comment établir un autre équilibre, penser le peuple comme souverain et acteur du changement ? Rien n'est vraiment dit sur cette population en mouvement. Se limiter à certains écrits restreint les possibilités d'analyses, si le pour et le contre est de chaque côté sous influence. Chacun à sa part de vrai, de faux, aucune critique ne doit éliminer l'autre. Mais doit-on pour autant taire les déséquilibres ? Faire une description d'un monde si étranger au pays de Descartes, pousse justement à prendre en compte tous les aspects, bons ou mauvais. Il n'y a pas de jugement à porter. Dresser un état des lieux est un peu présomptueux, faire acte de raison sur l'un des derniers El Dorado du monde tourne parfois à la farce. Dans ce déluge médiatique, chaque prosateur est bien sûr persuadé d'avoir la réponse, quand tout cela relève plutôt du questionnement sur un monde trouble.


 IV - Quelques réflexions géopolitiques

Au Venezuela, entre le mythe et la perception de la société moderne, il y a un regard historique un peu trop complaisant avec les grandes figures de la nation, trop souvent des hommes en armes. Cependant, c'est aussi comprendre l'héritage d'une violence qui remonte à l'arrivée des espagnols au XVIème siècle, des luttes de pouvoir pour la domination des sols et ceux qui vivaient dessus. Les populations d'origine furent spoliées, décimées par les maladies, et ensuite anéanties par l'envahisseur hispanique. De nos jours, l'indigénat au Venezuela représente à peine deux pour cent de la population. Parmi ce petit demi-million de survivants, on recense environ 15 ethnies dont les plus connues sont les Yanomanis et les Caraïbes. On dénombrait une quarantaine de langues indigènes, et cette variété linguistique est en voie d'extinction. Il reste cependant une grande diversité culturelle représentative des peuples locaux d'avant 1492. Des pans de mémoire perdus sur fond de massacre colonial, d'asservissement par l'importation d'esclaves noirs. Les grandes souffrances de ce qui en ce temps fut un choc de civilisation, un Holocauste sans comptabilité. 50, 60 millions de morts ou plus, on ne sait pas trop. La conquête du nouveau monde s'est soldée par un génocide silencieux. Les puritains castillans pillant les richesses et posant les bases de 500 ans et plus de colonialisme.

Si le mythe bolivarien tient une telle place dans les évocations patriotiques, c'est qu'il fut une courte parenthèse d'émancipation. Et puis, Simon Bolivar (contemporain de Toussaint Louverture en Haïti) doit certainement beaucoup à son aîné et compatriote, Francisco de Miranda. Présent en 1776 aux Etats-Unis au moment de la guerre d'indépendance, on le retrouve plus tard aux côtés des républicains français à Valmy en 1792 et en Belgique en 1793. Si l'on apprend en cours d'Histoire le soulèvement des peuples et des nations en Europe occidentale au dix-neuvième siècle, il se passe à la même époque en Amérique latine un mouvement d'émancipation comparable. Lui, se libérant de 3 siècles de soumission à la couronne d'Espagne. Mais les chemins de la liberté et les rêves d'expansion ne serviront pas à l'établissement d'une république conduite par les civils, au service d'un idéal démocratique. Simon Bolivar verra son rêve de Grande Colombie s'effondrer, pour connaître la proclamation d'un Venezuela indépendant de Bogotá. De chefs militaires en dictatures, tout ce que lourdeur militariste peut vouloir dire pour un peuple soumis aux uniformes fut de mise pendant de longues décennies. Un condensé de l'histoire de trop nombreux dictateurs en charge des destinées du pays jusqu'au milieu du vingtième siècle.

Le travail des historiens sur le Venezuela n'est pas chose aisée. Une grande partie de sa mémoire a été éliminée purement et simplement, et d'autres archives ont pris depuis longtemps la route de l'exil. Particularité de son Histoire du vingtième siècle, qui commence en 1935 Faute de fonds historiques conservés, nous avons là une réalité propre : l'autodafé. Au pouvoir de 1908 à 1935, le dictateur Juan Vicente Gomez avait une haine viscérale de la culture, et tout ce qui pouvait concerner l'éducation devait être réduit à néant. Sur les traces de leurs aînés, de nombreux intellectuels et militants de gauche s'exilèrent pour ne pas être éliminés. Cette nation sera marquée jusqu'en 1958 par des régimes dictatoriaux. Il faudra attendre la présidence de Romulo Betancourt pour voir se créer des archives au sein du palais présidentiel de Caracas (Miraflores). L'oppression, et notamment les émeutes étudiantes de 1928, pousseront certains intellectuels phares du moment, comme Salvador de la Plaza ou Gustavo Machado à fuir au Mexique. Ils contribuèrent à la naissance d'une nouvelle génération engagée contre le régime de Gomez et très à l'écoute du mouvement communiste international. Un marxisme latin qualifié de tempéré sera fondé dans l'expatriation des élites démocratiques du pays. Certains, comme Betancourt ou Raul Leoni (futurs présidents) prendront progressivement leurs distances avec le dogmatisme stalinien du moment, en se rapprochant des thèses sociales démocrates.

À partir de 1935 s'engage une nouvelle période, dite « de transition démocratique ». Il faudra attendre encore 23 ans pour voir émerger une démocratie pleine et entière, à l'exception d'une courte parenthèse de 1945 à 1948. L'idée de transition est dans la reconnaissance et l'autorisation des premiers syndicats et partis politiques. L'étau se desserre un peu économiquement et socialement, mais fondamentalement, c'est toujours l'armée et la répression qui dominent. Le 23 janvier 1958, le régime militaire de Marcos Perez Jiménez est destitué et fait place aux premières élections libres. Après le retour des dirigeants exilés est signé le 31 octobre 1958 le pacte de « Punto Fijo ». En 1961 sera adoptée la Constitution de la quatrième République. Romulo Betancourt, du parti de l'Action Démocratique, sort vainqueur des élections présidentielles. Il sera la cible de plusieurs attentats durant son mandat. Face à Cuba, il prend ses distances, engage des relations avec Washington et se met à dos l'opposition révolutionnaire pro-castriste de l'époque.

S'ouvre ensuite l'ère des alternances entre les sociaux-démocrates (notamment A.D) et le parti Social Chrétien (Le COPEI) jusqu'en 1993. Sous le mandat de Raul Leoni, on constatera quelques avancées sociales. Pour exemple, entre 1950 et 1966, l'analphabétisme est réduit de plus de moitié et l'espérance de vie augmente de cinq années. Sous les différents mandats, le pays connaîtra des réformes de structures visant à dynamiser l'économie interne et allant peu à peu vers le contrôle total des ressources minières et énergétiques, favorisant l'existence de services publics scolaires et sanitaires de qualité. C'est aussi jusqu'au milieu des années 1970 un essor économique sans précédent. La guerre du Kippour en 1973 fait s'envoler les cours du pétrole. Carlos Andres Perez annonce à sa nomination qu'il ne sait pas quoi faire de tout cet argent ! C'est la naissance d'un salaire minimum, ainsi que la création de PDVSA, l'entreprise nationale des pétroles vénézuéliens. Le président C.A. Perez voit pour son pays un destin comparable à celui de l'Arabie Saoudite, et endette fortement le pays dans des projets mégalomaniaques.

Son successeur du COPEI déclarera le pays sous hypothèques. Commence alors le début de la lente décomposition des institutions de la quatrième République. C'est aussi majoritairement dans les pays d'Amérique Latine qu'à cette même époque s'organise la chasse aux marxistes de tous horizons. Nous entrons dans l'ère Carter aux Etats-Unis, les démocrates américains tournent le dos aux réformes sociales et défendent les nouvelles thèses économiques libérales. Avec l'augmentation du prix du pétrole s'est installée internationalement une crise économique sans précédent. Au Venezuela, seule une petite minorité va profiter du tournant économique. Il en résulte surtout un détournement massif des richesses du pays et le retour des répressions politiques. Les crises financières se succèdent, les alternances se ressemblent, et en 1992, deux coups d'Etat tenteront de mettre un terme à la gabegie financière et étatique. La levée des taux de changes, la libéralisation de l'économie tournent le dos aux idées de plein emploi. C.A. Perez s'engluera dans les scandales financiers et les trafics d'influence. Au terme de son mandat en 1993, il sera reconnu coupable par la justice vénézuélienne de détournement de fonds.

Répressions militaires et policières, corruption d'Etat, voilà le résumé de ce que les Vénézuéliens ont pu endurer comme épreuves. Aujourd'hui, il ne faudrait pas omettre les guerres colombiennes de quarante ans d'âge, et la misère chronique d'un peuple oppressé par un système construit sur l'iniquité. Voilà les traits forts des régimes depuis la fin des années 1970, et d'un bipartisme englué dans les scandales du pétrole. Les Vénézuéliens n'ont profité que d'une brève période de progrès social dans les années 60-70. Depuis 1973, comme partout en Amérique Latine, le joug néo-colonial, enfant du néolibéralisme et de l'interventionnisme, agresse les forces de progrès quand elles font preuve d'indépendance et de liberté. Des milliers de militants de gauche auront été persécutés, éliminés, tués à domicile lors de répressions sanglantes opérées par la police ou l'armée. Notamment quand survient en 1989 au Venezuela le pic de la crise financière, avec les émeutes populaires contre la famine. 1989 et 1990, deux années de manifestations réprimées par une violence marquant toutes les consciences dans les faubourgs populaires de Maracay ou de Caracas. On saisit ainsi un peu mieux pourquoi un certain lieutenant-colonel et parachutiste tente en 1992 de renverser le président en place Carlos Andres Perez, sous la gouverne du Général Ochoa.

Entre le détournement des richesses du pétrole et l'absence d'une alternative politique crédible avec les partis sociaux-démocrates ou chrétiens-démocrates, qui pouvait faire entendre une voix différente, en profitant du chaos, si ce n'est un homme un peu hors norme et incarnant le visage du Venezuela moderne et classique ? Mais attention !, ce sont les milieux populaires qui ont choisi de s'organiser, de riposter, de dire non à l'ancien régime, et de résister physiquement au coup d'Etat en avril 2002. Si la droite locale a passé son temps à déstabiliser le nouveau régime démocratique depuis 1998, à chaque fois, elle a subi comme réponse cinglante des urnes de lourds échecs. Il ne faudrait pas prendre les Vénézuéliens pour des idiots. Si l'expression « lutte des classes » n'a plus vraiment de résonance dans l'hémisphère nord, en revanche au sud, c'est une réalité incontournable. Cependant, si le président à des accents très à gauche, c'est en épousant des tonalités patriotiques d'un autre temps. Il a une perception très centralisée du pouvoir qui ressemble à s'y méprendre au fondateur de la cinquième République française. Les Vénézuéliens en connaissent les limites. Ce n'est pas le peuple qui est au pouvoir mais un autocrate républicain, un peu isolé dans ses bulles idéologiques et son obligation à faire de grands écarts et de périlleuses citations d'hommes célèbres.

Les Vénézuéliens ont fait un choix démocratique en donnant au pouvoir nouveau de larges majorités et depuis 1998, une légitimité non contestable au Mouvement National pour une cinquième république, et à ses alliés de gauche C'est ainsi, et que ça plaise ou non à la bourgeoisie nationale et aux médias bien-pensants, le peuple vénézuélien est majeur. Il aurait déserté les urnes, si le pouvoir ne respectait pas un tant soit peu certains droits essentiels (nourriture, logements, soins, éducation, culture). Une marge de survie dans un Etat où les besoins sont bafoués. Si tout ne va pas au mieux, le soutien populaire reste massif et les réformes agissent peu à peu dans un quotidien bien enraciné dans la précarité, comme une soupape sociale.

Il importe de resituer le Venezuela et sortir d'un débat vide de sens sur son actuel président de la République. N'incombons pas à un seul individu tous les maux. C'est faire peu cas de la citoyenneté et de la responsabilité partagée avec d'autres. Tout n'est pas universel, comme le politique l'était en d'autres temps, mais c'est le seul moyen dont nous disposons pour saisir les faits. Il est possible de comprendre autrement, d'agir autrement, d'analyser des enjeux en leur donnant un contenu prospectif. Un Etat avec de telles réserves pétrolifères et gazières n'est pas neutre à l'échelle planétaire. Surtout, il ne faut pas sous-estimer les conséquences d'une nouvelle déstabilisation de cette partie du monde. De plus, nous savons que d'ici à quelques décennies, les réserves vont se tarir, les énergies fossiles déclinant à grand pas. Les crispations vont aller crescendo, et si nous ne limitons pas nos besoins ou ne favorisons pas d'autres types d'énergies non polluantes, le scénario catastrophe se profile. En attendant, il faut rester attentif, ne pas alimenter qu'un seul point de vue critique.

Hugo Chavez Frias ne convient pas au département d'Etat américain, les pressions sont fortes et un tiers de l'apport en pétrole aux consommateurs étasuniens provient de cette région du monde. Malgré ses succès électoraux, il reste dans la ligne de mire, même s'il dispose d'un capital de sympathie à faire pâlir de nombreux dirigeants européens. Si le danger est moins patent depuis le scrutin d'octobre 2004 donnant une large majorité aux proches du président (gouverneurs et maires), les maux de la société vénézuélienne sont loin d'être légers. Les USA n'agissent pas comme en Irak, de manière frontale. Ils interviennent au sein de leur domaine privé, si besoin est, par voisin interposé. Poussant même le président de la République de Colombie, Alvaro Uribe, à condamner des atteintes sur le territoire du Venezuela par des paramilitaires colombiens, découverts pour certains dans une luxueuse demeure en compagnie d'un opposant local notoire.

À tout moment, le Venezuela peut couper le robinet, et ce qui vient de se produire récemment avec la Colombie, à savoir l'arrêt du transport transfrontalier du pétrole en janvier-février 2005, montre les désordres qu'engendreraient aux Etats-Unis l'arrêt de l'approvisionnement par cet Etat d'un tiers de ses besoins annuels. Moyen de pression d'une part, et de l'autre une haine viscérale des rebelles chavistes. Les stratégies politiques de chaque camp ont des tonalités guerrières. Mais ici, qui peut analyser sous un autre jour cette complexité, à la fois historique et géopolitique ? Qui nous donne à lire des éléments d'informations sur ce volcan en activité ? Il se déroule et se profile à l'échelle du continent américain des risques importants d'embrasements. Il ne faut pas sous-estimer d'autres risques en rien naturels, tels que les accents nationalistes de chaque bord. Ils devraient nous alerter sur certaines incidences et dangers présumés.

Au sud-ouest du Venezuela, ce qui se passe tout le long de la frontière colombienne depuis de longues années gangrène les relations entre les deux Etats. C'est un quasi-conflit qui s'y déroule, les révolutionnaires et paramilitaires colombiens faisant du Venezuela une base arrière du combat qui se déroule depuis 40 ans en Colombie. Les régimes, tous deux démocratiques, sont fondamentalement opposés sur la conduite globale à adopter en Amérique Latine. Ils représentent à l'échelle du sous-continent latin le fond de l'opposition entre la gauche et la droite, au travers de ses contradictions les plus radicales. En Colombie, la manne financière chapeautant la guerre aux narcotrafiquants se traduit par un alignement complet sur les décisions prises à Washington. Certaines forces révolutionnaires, depuis l'écroulement des Etats communistes européens de l'Est, s'appuient sur le vide du temps et l'enlèvement d'êtres humains sert de monnaie d'échange. La praxie révolutionnaire se combinant à du brigandage, il y a dévoiement de finalités prétendument au service du peuple. Vénézuéliens et Colombiens supportent un mal commun, et les voies de leur émancipation restent pour le moment un enjeu à très hauts risques.

Nous sommes en chasse gardée. Tout ce qui tout touche politiquement à l'Amérique latine est une affaire concernant directement la Maison Blanche, ses services secrets pour la basse besogne, et l'armée pour le nettoyage de ce qui fait ombre. Néolibéralisme et néo-républicanisme s'opposant de la sorte sur la place publique sur le rôle du grand frère américain, voilà qui fait désordre dans la région. Les limites frontalières du Venezuela avec la Colombie recensent année après année des dizaines de morts civils et militaires. C'est un état de guerre quasi-permanent, et l'achat récent de matériel militaire russe par le gouvernement Chavez, notamment des armes et avions, n'augure rien de bon quant à un réchauffement des relations diplomatiques sur le long terme. Longtemps, il a existé une haine entre le peuple allemand et français. Il y a des similitudes entre les deux voisins sud-américains.

La xénophobie est le triste reflet de ces deux nations, à l'origine commune (La grande Colombie avait des les frontières qui s'étendaient jusqu'au Pérou), qui ont cherché en leurs frontières un fond patriotique pour se distinguer l'une de l'autre. Pour exemple, l'apprentissage du militaire Vénézuélien pourrait se résumer à « un bon colombien est un combien mort ». Il existe des couplets militaires en rien innocents sur l'ennemi à tuer, parfaitement identifié, qui sont chantés au sein des casernes de la Garde Nationale vénézuélienne. Les Colombiens : l'ennemi de toujours. Pour mémoire, nous-mêmes avons eu « nos boches ». Face à des antagonismes nationaux bien réels, l'important est de conserver une certaine lucidité sur ces ardeurs patriotiques. Tant que les nations s'occupent de l'émancipation de leurs peuples, tout va bien. Quand elles s'arment, la tentation est d'en faire usage, il n'y a pas à chercher une statistique. L'Histoire est jonchée de guerres sur les aveuglements nationalistes. De plus, les Colombiens immigrent en assez grand nombre au Venezuela, et la majorité d'entre eux n'a aucun papier. Même au sein d'une ville cosmopolite comme Caracas, les Colombiens ont leur barrio (quartier). La Colombie est la principale source d'immigration du pays, un à deux millions de ces voisins sont venus gonfler les villes vénézuéliennes ces dernières années.

Il n'y a pas à s'alarmer outre-mesure de l'éventualité d'un conflit global entre ces deux pays, ou davantage, si l'on prend en considération certaines exagérations du journal Libération. Cependant, le conflit est sous-jacent, et il n'est pas sûr que les accords récents, visant à ce que les paramilitaires de Colombie se retirent, soient suffisants à apaiser les consciences. Le Venezuela subit cet état de fait, mais il appuie indirectement les différentes guérillas avec un soutien relativement clair entre « révolutionnaires ». Les guérillas colombiennes ne pas sont qu'aux limites de cette frontière commune et concernent aussi indirectement le Pérou et l'Equateur, plus au sud. C'est l'un des plus vieux conflits du monde avec plusieurs guerres et différents groupes (FARC et ELN, pour les plus connus). Impasse dans les médias, car faute d'être un événement nouveau, on enterre la question chez nous le plus souvent. Excepté pour remettre sur le devant de l'actualité une fois par an la résistance héroïque d'Ingrid Betancourt et son discours de paix. Ingrid et Carla (sa collaboratrice, elle aussi enlevée le 23 février 2002) montrent du fond de la jungle un exemple d'abnégation. Elles souhaitent une solution politique pour trouver enfin une paix civile. Là aussi, en Colombie, le bipartisme a produit le pire. Les résistances civiles finissent trop souvent dans le sang ou la privation de liberté. Le racket humain est ici quasiment pratique courante, quand votre vie n'est pas mise à prix (200 syndicalistes assassinés en 2004).

En fait, il n'y a rien pour saisir les causes profondes de ces phénomènes, et encore moins faire intervenir des médiations. C'est le rapport de force violent qui l'emporte. Il n'y a pas vraiment lieu de restituer les suaves douceurs de la chaleur tropicale et le caractère explosif des latins ou de faire du sociétal. Il n'est pas question de crier au loup, sur le fond, il faut être vigilant, attentif à des réalités lourdes de conséquences. Elles n'ont pas commencé sous Hugo Chavez Frias. Il en est simplement un révélateur.


V - La situation économique et sociale

En 1998, quand Hugo Chavez a été élu, la situation économique était mauvaise. Il devait là prioritairement faire ses preuves et remettre la mécanique en route. Il ne devait pas non plus trop sortir du cadre fixé par le FMI et la Banque mondiale. La reprise en main de l'entreprise nationale des pétroles PDVSA lui a permis en contrepartie de financer des programmes sanitaires, sociaux et éducatifs. Le Venezuela est un pays « en voie de développement ». Son économie est capitaliste, et a connu une croissance annuelle forte de l'ordre de 10 pour cent en 2003 et 2004. Le chômage est important et diffère selon les régions, officiellement aux alentours de 14 pour cent, mais il est probablement deux fois plus élevé. Il n'y a pas d'assurances chômage, et de fait, le recensement est approximatif. L'inflation est de l'ordre de 20 pour cent par an et la dette globale du pays est de 30 milliards de dollars U.S. Le PIB du pays est de 116 milliards. Le budget représenterait 10 pour cent du PIB, soit un peu moins que le cumul des déficits des différentes caisses sociales en France. Et le PNB par habitant est de 4600 dollars par an. En comparaison, il est de 33.000 dollars aux USA et 25.000 dollars en France.

Cette nation n'est donc pas la plus mal lotie sur le continent sud-américain Ce n'est pas un pays pauvre et sans ressources, il n'y a pas l'ombre d'un doute. L'économie tourne principalement depuis un siècle autour des gisements pétrolifères et gaziers, soit 80 pour cent des rentrées financières dans son passé, à hauteur de 50 pour cent aujourd'hui. Mais le Venezuela souffre de certains déséquilibres, notamment agroalimentaires. Il s'agit du résultat d'un système colonialiste, qui a imposé un fonctionnement productif, empêchant les productions locales de se développer en dehors des besoins propres du marché nord-américain. Et quand on décide de délocaliser dans les années 90 le textile en Colombie, c'est 120.000 personnes qui se retrouvent tout d'un coup sur le pavé et sans ressources ou alternatives d'embauche. Ce n'est pas en tout cas une question d'espace, car avec 912.000 kilomètres carrés, les ressources sont abondantes, et les possibilités de développement sont au demeurant importantes. La tâche n'est pas aisée pour sortir ce pays du système colonial et en faire une nation moderne. Mettre sur pied une économie de caractère mixte est l'objectif affiché par son président. Celui-ci favorise aussi un plus d'Etat dans l'économie, ainsi que certaines formes d'économies alternatives ou solidaires. De cette façon, il y a dynamisation du marché intérieur. Sur le plan international, comme beaucoup chefs d'Etats, le président et les ministres se transforment en VRP pour la conclusion d'accords bilatéraux (et s'appuyant sur la place du pays au sein de L'OPEP).

Si en 1998, l'époque était sombre, en 2005 le pays se porte mieux, c'est indéniable. Le principe du « poco a poco » fonctionne, semble-t-il. Les investisseurs n'ont pas fui, nous sommes loin d'un désastre, et la croissance ne peut que favoriser le développement. Seulement, il faut souhaiter que ce pays s'ouvre plus. Il ne manque pas de bras, mais il y a une carence de techniciens dans de nombreux domaines. On assiste simplement à l'ouverture d'une petite brèche dans l'économie néo-libérale. Il n'y a pas à ce sujet la moindre imposition d'une économie socialiste (d'antan ou cubaine). Il existe une capacité à se mobiliser plus forte au sein des couches populaires, et la création de coopératives ouvrières est favorisée. Reste toutefois à fortifier une économie solidaire sur le long terme.

Le commerce informel dans une ville comme Caracas a pris beaucoup de place et participe modestement à ce boum de croissance. Si ce pays dispose d'une administration moderne, il y a encore beaucoup à faire en matière de service public. C'est un handicap sérieux pour son développement et contraire aux ambitions affichées. Il ne suffit pas de dénoncer la bureaucratie, encore faut-il disposer d'un outil fiable et efficace, reprenant au mieux les décisions politiques dans leurs applications au quotidien. Le Venezuela est embourbé dans des systèmes de passe-droits, parfois englué dans les habitudes politiques de l'ancienne république - la quatrième - et les administrations sont toujours composées de ceux qui oeuvraient avant 1999.

Il ne peut pas naître en quelques années des quartiers pauvres, une génération spontanée ou diplômée, et le technocrate est une denrée rare. En l'état, l'accès aux universités est encore fermé à la majorité des jeunes vénézuéliens pour des raisons économiques évidentes. Même si les universités bolivariennes tentent de combler le fossé, elles ne le font que pour un embryon de personnes, une toute petite classe moyenne issue des quartiers pauvres et enfants rebelles de la bourgeoisie. Il faudra beaucoup de temps, une génération au moins, pour sortir de certains problèmes sociaux et sanitaires, relever un défi économique et écologique.

L'instruction publique est la clef de voûte d'un grand nombre de difficultés du pays. Il faut casser les barrières sociales. Autre constat implacable, 80 pour cent de la population est pauvre, au-dessous des seuils assurant un minimum économique décent de subsistance. Une personne sur quatre est touchée par une grande misère sociale (18 enfants sur mille décèdent au cours de la grossesse, soit 2 à 3 fois plus qu'en France). Éradiquer la misère est un juste dessein, y arriver est ce que l'on peut souhaiter à Hugo Chavez Frias et à son gouvernement. L'entreprise est audacieuse. Le chemin sera long avant de voir cette société changer en profondeur. Pour ce qui est du futur économique, il dépend de nouvelles productions, d'une bonne réforme agraire redistribuant les terres et sortant du système latifundiste. Ce système d'agriculture empêche tout dynamisme et nouvelles orientations. Le Venezuela ouvre ainsi de nouvelles portes et met un arrêt à l'exploitation abusive de ses biens agricoles. C'est une première dans ce pays. Ne pas le reconnaître relèverait de la mauvaise foi. Il y a là un frein à la mécanique néo-libérale qui depuis les années 1970 réduit l'Amérique latine à la misère. Ce système a échoué et les Vénézuéliens n'en veulent plus. Il favorise la corruption, où les richesses se partagent dans très peu de mains.

Une famille vénézuélienne détient à elle seule 15 à 20 pour cent de la richesse nationale, et devinez comment elle a pu s'enrichir ? L'industrie gazière et pétrolière représente seulement deux pour cent de la masse des emplois du pays. Son contrôle a toujours profité à une infime minorité et à la corruption des élites politiques. Autre forme de disparité, nous sommes face à des exploitations agricoles de 50 à 100.000 hectares et plus, dont un bon quart de la surface en friche - quand en France un très gros agriculteur de la Beauce gère 1500 hectares. Existe-t-il un moyen de redistribuer autrement les richesses ? Assurément, la démonstration est en cours sans pour autant faire sombrer l'économie, bien au contraire. Avec un brin d'ironie, on pourrait envisager l'exposition du portrait de l'économiste Keynes au sein du Palais présidentiel de Miraflores. Voilà ce qu'il convient de remarquer, si l'on cherche quelques bribes de fondements sociaux dans l'économie capitaliste. Il est possible d'avoir une autre approche et ne pas se soumettre au laisser faire des marchés. Ils sont puissants, et face à eux, le gouvernement Chavez a déréglementé l'usage des télécommunications et privatisé son industrie de l'aluminium. Et il a pu ainsi prendre le contrôle de l'industrie pétrolière sans trop heurter les marchés, sauf la « nomenklatura » du pétrole.

Pour un territoire sous une menace communiste permanente, plus exactement présumée par certains médias, rien de très nouveau ou d'incroyable. Si les mots peuvent paraître forts, les actes n'ont rien de très révolutionnaires. Cette option d'un Etat fort, d'une nation solidaire c'est tentant en pleine crise des idées à gauche. Il ne suffit pas de donner des leçons, mais il faut savoir à quoi servent les appareils d'Etat. Et l'Etat, si je ne me trompe, il paraît que c'est nous ! Il semble étonnant de faire si facilement silence sur la place de la citoyenneté. Beaucoup de Vénézuéliens ont ressenti le besoin de s'organiser, et je ne suis pas sûr qu'ils sont vraiment dupes du pouvoir. Ils en connaissent les lourdeurs, les difficultés à surmonter pour transformer un tant soit peu leurs conditions de vie trop souvent précaires. Il existe en Amérique latine des barrières sociales sans comparaisons avec l'Europe de l'Ouest. Il faudrait revenir à la zone rouge de Paris, à la façon dont les Parisiens luttèrent jadis pour des droits fondamentaux, simplement au titre de la dignité humaine. « Du pain et des écoles pour nos enfants » réclamaient les pétroleuses de la Commune de Paris. Sur le fond, la tonalité est la même : combattre la misère ne se limite pas à remplir un ventre vide, les âmes aussi ont faim.

La morale religieuse et la structure familiale ont conservé une place centrale au Venezuela, et le sexisme est prégnant. Héritage et ancrage culturel des latins et de l'église catholique. L'épiscopat local est moins puissant que chez son voisin colombien, il fut néanmoins jusqu'à Chavez un des pouvoirs d'Etat. L'Archevêque de Caracas était le quatrième dignitaire dans l'ordre du pouvoir. La famille a encore une structure nucléaire et l'on trouve facilement toutes les générations sous un même toit, hors des grands centres urbains. On retrouve dans les villes une réalité comparable à la notre, mais qui est toutefois plus proche de la composition d'une famille antillaise (ou caribéenne) dans les quartiers populaires, dans laquelle ce sont les femmes qui gèrent le plus souvent le foyer. Le comportement des hommes est d'afficher une certaine puissance, mais ils sont les grands absents de la cellule familiale. L'éducation des petits garçons est à ce titre le reflet d'une société d'hommes forts, mais surtout absents et violents. L'ampleur des maltraitances dans une société précaire n'a rien d'étonnant. Malgré cela, faut-il taire des traits qui nous sont communs et nous interrogent tous sur le chemin à faire ?

Les femmes vénézuéliennes sont souvent seules à s'occuper d'enfants de différentes unions, et prennent en charge toute l'organisation de la famille, ainsi que la question essentielle des ressources. Elles ont à supporter en plus une violence masculine très forte, une image caricaturale présente dans les fictions télés, quand elles ne sont pas placardées comme objets de plaisir pour vendre de la bière. On peut remarquer que les groupes féministes sont ultra minoritaires et sont évidemment mal perçus par la gente masculine. Pourtant, les femmes sont majoritaires au sein du processus de transformation bolivarien. Au sein des missions sociales et éducatives, elles sont les premières à travailler au changement. Dans la majorité des cas, ce sont, cela va de soi, les hommes qui ont les rênes du pouvoir. Il y a là des mécanismes bien connus en France sur la place accordée aux femmes dans l'espace public, et pas seulement politique. Cela ne veut pas dire que certaines femmes au Venezuela n'ont pas de fonctions-clés, ministères ou postes à responsabilités dans la fonction publique. Elles sont partout, mais en nombre très minoritaire. Les femmes sont pourtant le poumon du changement, les chevilles ouvrières de l'électorat de la gauche locale, et les plus volontaristes.

La pyramide des âges fait que la majorité du pays est composé de jeunes, et même de très jeunes générations (75 pour cent de la population a moins de trente ans). Les familles sont nombreuses : cinq ou six enfants est une moyenne normale dans les milieux populaires. Les jeunes femmes sont particulièrement concernées par des couches et les biberons, à des âges où la maman est encore une adolescente. Mieux informées sur certaines conséquences, les jeunes générations infléchissent la courbe de la natalité. Comme partout, le sida fait beaucoup de victimes et les campagnes de prévention sont relativement récentes. Comme je le mentionnais, la sexualité est en proie à un tabou fort. À l'instar d'autres pays, la pandémie progresse et touche principalement une population jeune. Pas étonnant de voir qu'au sein des missions sanitaires, ce sont 80 pour cent de femmes qui ont en charge les questions de santé.

Si vous n'avez pas les moyens de vous payer un clinique privée, il existe l'hôpital public où vous êtes dans l'obligation de chercher vos médicaments soit par vous-même, soit avec l'aide d'un tiers, et rien n'est pris en charge en dehors des soins. Selon la maladie et son importance, vous devinez le sort qui vous est réservé ? Sans parler des conditions calamiteuses dans lequel le patient est accueilli aux urgences. L'hygiène générale a de quoi faire pâlir un compatriote de Louis Pasteur. Il en va de l'hôpital comme d'autres services publics, tout ce qui touche au domaine vital demande à ne pas être trop regardant. Et ce manque qualitatif n'est pas à prendre à la légère, il touche la majeure partie des habitants. Le gouffre social demanderait bien plus qu'un système en marge, mais le pour le moment, c'est par des alternatives à l'outil public que se sont construites les « missions bolivariennes ». Elles interviennent dans un certain nombre de domaines alimentaires, sociaux, éducatifs, culturels, de santé, de logement, etc.. Elles portent chacune un nom, Sucre, Robinson..., et disposent d'un budget propre. Elles sont un acquis du nouveau pouvoir, un outil pour la population, de quoi améliorer au quotidien la qualité de vie. Est-ce pour autant suffisant ? La notion d'économie mixte est à développer, mais que met-on dans cette mixité ? Un mélange équilibré entre services publics et entreprises privées, ou bien une mixité favorisant les deux et une bonne dose d'économie solidaire ?

Il ne faudrait pas oublier certains aspects, à la fois économiques et culturels. À ce propos, de quelle façon la présence de la France se manifeste-t-elle au Venezuela ? On peut remarquer une architecture, notamment des barres HLM à Caracas d'inspiration hexagonale. Un condisciple de Le Corbusier est venu construire ce que l'on a pu produire de pire à l'étranger, et dans notre pays. L'architecture d'une partie de cette ville a quelque chose des rêves de George Pompidou et en a pris la teinte grisâtre du béton. Un délire urbanistique effaçant le Caracas ancien et un patrimoine baroque. La capitale dispose d'un métro de marque Alstom, pur produit de la technologie française. Notre pays est le deuxième investisseur local, et l'on trouve des produits assez spécifiques. Le cosmétique est un secteur dynamique de notre négoce. Pour le pétrole, la France cherche sa part de gâteau. Lors de la visite rapide de Chavez à Paris et sa rencontre avec Jacques Chirac en mars 2005, il s'est conclu en parallèle un accord sur ce dossier particulier et sensible.

Notre présence est marquée par les produits de luxe. En dehors du dentifrice ou du shampoing, tout devient rapidement un apparat au sein des milieux populaires, en particulier s'il faut porter telle ou telle marque, française ou autre. Dans l'habillement, on peut trouver des contrefaçons « made in France ». En cause, le fait qu'il soit chic d'avoir un maillot, avec la griffe d'un parfumeur ou de couturiers parisiens. Si vous êtes pauvre, à vous l'objet contrefait localement ou venant de Colombie. Il est à noter que sur les étalages, c'est le règne d'une assez grande uniformité en matière de mode. Comme chez nous, tout est très américanisé sur le plan de l'habillement (jeans, baskets, ). Il faut préciser que les marques sont au minimum 3 fois plus chères que les produits de base. Une paire de chaussures en vogue peut à elle seule engloutir l'équivalent de 80 pour cent d'un salaire moyen.

La langue française est prisée, mais n'est accessible qu'à une minorité, de préférence aisée. Une émission de télévision régulière permet d'apprendre notre langue sur une chaîne privée. Ces cours m'apparurent plutôt grotesques, surtout révélateurs une fois de plus, des écarts sociaux. Ce programme était à l'image d'une jeunesse dorée, à cent lieues des réalités, et le contenu des dialogues insipide : l'exact reflet de ceux qui peuvent accéder à la pratique de notre langue. Pour un Vénézuélien, dire quelques mots en français est une sorte de snobisme. Mais l'Alliance française ne brille par sa présence. Ses cours sont payants, et il est économiquement impossible à la majorité de payer les sommes demandées. Dommage, car il y a un intérêt pour notre culture et notre langue au sein des classes populaires.

Vu de Caracas, les grands discours sur la francophonie semblent lointains. Cette absence linguistique a pour conséquence une présence culturelle faible. Notre cinéma est quasiment inconnu (excepté sur Vive Télévision), ou bien repose sur des clichés libidineux. De toute façon, le cinéma d'auteur n'a pas vraiment de place à côté du cinéma américain et des fictions stupides de la télévision. Nos auteurs sont absents, ce qui paraît normal dans un pays où le livre est d'un accès économique difficile pour la majeure partie de la population. Pour acheter un livre, il faut consacrer 5 à 15 pour cent d'un budget moyen de 200 euros. L'accès à la culture, lorsque que la télévision domine les esprits, est une entreprise compliquée.


 VI - Penser le monde, sans Chavez ?

Mais qui est donc ce Chavez et sa révolution ? C'est une grande énigme. Où va-t-il, que fera-t-il, jusqu'où peut-il pousser l'audace, et surtout, doit-on le soutenir ? Son nom suffit à lui seul à mettre la pagaille dans une rame entière d'un métro de Caracas. Il se retrouve aussi au centre d'une polémique très franco-française. Son patronyme alimente des débats vifs au sein de l'intelligentsia parisienne. La bataille des mots fait rage d'un journal à l'autre, trop souvent sans distance avec les faits. La presse hexagonale dominante reprenant trop facilement la propagande de la bourgeoisie vénézuélienne, la presse qualifiée d'alternative clamant son contraire. On s'y perd un peu. Mieux vaut éviter de s'en remettre à des contre-vérités. Chavez n'est ni un libérateur, ni un oppresseur. Il a un rôle singulier, étrange sur cette planète. Aussi attirant que répulsif, entre éloges et haines, cet homme singulier est un personnage d'Etat et doit être compris en tant que tel.

Hugo Chavez Frias est rusé, c'est un trait très classique du pouvoir. Faut-il voir dans son ascension sociale un choix, ou bien un parcours d'obstacles ? Faute d'être un excellent joueur de base-ball, il renoncera à son premier rêve. Il fera le choix d'un parcours plus classique. Enfant d'instituteurs des plaines des Llanos, il va faire une carrière militaire, et suivre des études universitaires. Ce sera une évolution relativement exemplaire pour une personne issue des petites classes moyennes de couleur. Mais elle n'est en rien exceptionnelle. C'est une tradition, un héritage historique local. Le populisme est quasiment le seul fonds de commerce des pouvoirs politiques, droites et gauches confondues. La question est de savoir si se couper des masses laborieuses dans un pays démocratique comme le Venezuela est crédible ?

Il est tout à fait compréhensible que le terme « populisme » soit mal perçu, il renvoie souvent à une idéologie démagogique et à un pouvoir autoritaire. Il y a nécessité outre-atlantique d'analyser différemment la question. Le spectre de Perón et le déclin de l'Argentine ne sont pas des arguments valides. Jusqu'à présent, en dehors des sociaux-démocrates, quasiment toute la gauche fait front derrière Chavez. De plus, les Argentins des années 50-60 ne sont pas les Vénézuéliens du vingt-et-unième siècle. Il est facile de renvoyer à certains faits historiques sans vrais fondements. Ce type d'analyse journalistique fonctionne de façon récurrente contre Chavez. Mais il n'explique rien, ne donne aucune dimension historique. Il n'y a rien à comprendre d'une telle mélasse, pas de plus que de prendre parti.

Hugo Chavez aime lire, et ne cache pas sa passion pour l'Histoire. Il cultive le goût des grandes figures du monde politique et philosophique. Il est probablement investi par un destin, et ses lectures ont nourri ses prises de conscience. Il constatera le délitement des institutions de l'intérieur, tout en gravissant les échelons. Hasard ou pas de sa carrière d'officier supérieur, il va rencontrer au sein du système militaire les différents protagonistes putschistes de 1992. S'impulsera ainsi le Mouvement Révolutionnaire Bolivarien, composé de deux cents officiers. Il est rare de trouver un homme politique capable de revenir sur ses erreurs. Ce que fut notamment le coup d'Etat avorté de 1992, et sa furtive apparition à l'écran pour annoncer sa reddition.

Hugo Chavez ne s'en cache pas, il en a tiré certaines leçons. Mais c'est dans l'isolement de la prison de Yare qu'il va devenir un héros national. Sa résistance au système est arrivée à point nommé dans l'opinion publique. Dans d'autres geôles, ses compères officiers du MBR-200 continuaient à dénoncer la corruption et la misère du peuple. Peu à peu a pris forme un mythe, qui se mélangea à la réalité. Face à un appel d'espoir, une possibilité de changer l'ordre des choses. En 1998, le Venezuela allait entrer dans une nouvelle ère politique. Une brèche s'ouvrait dans le système néo-libéral et faisait s'effondrer tout le débat fumeux sur la fin de l'histoire. N'en déplaise à d'autres, ce n'est pas de là que viendra la réponse à tous nos problèmes. Les « réveils » sociaux et historiques du monde risquent d'être difficiles, voire éminemment douloureux.

Le mythe bolivarien renaissant de ses cendres par les citations du président vénézuélien, un militaire proposant une émancipation sociale, économique et aussi culturelle, est-ce crédible ? Bizarre, mais pas étonnant. Pourtant, il est facile dans ce cas d'en faire un nouveau « caudillo » ou un ami serviable de Castro. C'est un peu court. Idem pour son goût des citations, c'est son côté pourfendeur de moulins à vents. Il manie parfois un double langage, abuse de la parole à défaut d'agir sur tout. Normal, ce n'est pas le Saint-Esprit, même si certains vénézuéliens voient en lui une quasi-divinité. Tout a été fait pour faire passer Chavez pour une réincarnation de Bolivar, mais ses conquêtes sont d'un autre ordre. Les parts de marché qu'il va chercher en Chine, en Libye, en Iran ou en Russie exploitent les pires ficelles de l'économie globale.

À l'échelle internationale, il passe plutôt pour un réactionnaire. Il se discrédite à choisir les pires Etats totalitaires. Seulement, en Europe, hormis l'Espagne et le premier ministre Zapatero, qui a pensé jusqu'à présent à l'inviter, en tant que porte-parole de son pays et cherché à l'entendre, ou à en savoir un peu plus que quelques rares images et commentaires ? L'image de cet homme et ses motivations sont les grands absents. Le silence répond à la part invisible de l'affrontement se menant au sein des médias : il n'est pas fréquentable ou politiquement correct. Tout est conditionné pour laisser la place au doute sur son despotisme. Oui, il a un certain goût pour les ors de la république, et c'est un homme à poigne, mais Chavez est un républicain de gauche, sans plus.

Entre Jésus-Christ, Ernesto Guevara, de Gaulle, Gramsci, Socrate, Trostky et Bolivar, on peut y perdre un peu la boussole. Et quand il énonce que la meilleure des ripostes est l'attaque, c'est le militaire qui déborde. Dans les actes, c'est un gentil radical-socialiste et dans les paroles, la grandiloquence vénézuélienne prend un peu le dessus. Il a en quelque sorte inventé une communication avec son label révolutionnaire. « La révolution » est un voeux très pieux, mais au final, le résultat d'une communication politique comme une autre. Les slogans étant par essence limités, que dire de son discours ? Quand le président parle de « nouveau socialisme » personne ne sait vraiment ce qu'il entend par-là. Depuis « la révolution au sein de la révolution », on est entré en pleine confusion sur la ligne à tenir. Car les pouvoirs du président sont larges et très inspirés de nos institutions. Comment faire concorder jacobinisme et décentralisation des pouvoirs ? Voilà qui représente le casse-tête institutionnel entre un Etat se voulant fédéral, et des institutions centralisées, si ce n'est aux mains d'un seul homme porté sur les décrets. Il importe de rester lucide.

À l'échelle du monde, tout présume l'effondrement des thèses économiques de Hayek et de Friedman. Des résistances se font jour. Le capitalisme est un système. Qu'en faire, s'il ne favorise qu'une minorité ? Quelles sont les interventions publiques encore possibles sur cette mécanique peu humaine ? Comment faire des peuples des entités libres de choisir encore leur destin ? Comment renforcer l'Etat de droit ? Comme hier il y eut la lutte des classes, le moteur des transformations est à la fois social, économique, culturel et écologique. Si cela est révolutionnaire, il y a urgence à penser et organiser une autre redistribution des pouvoirs et des richesses. En quoi y-aurait-il une fatalité économique, dans une dynamique de changements évidents, et ne se limitant pas à la surface des choses. Tout en prenant position, il faut rester modeste devant tant de bouleversements à engager. On peut aussi douter que Keynes ou Tobin soient les seules roues de secours à l'économie de marché. Il y a probablement dans l'économie solidaire un potentiel sous-exploité. L'économie de cette planète a encore les moyens de changer de bases.

La télévision, la radio et la presse sont au centre d'un dispositif d'affrontement qui reflète les antagonismes. Chavez s'est appuyé sur un peuple sans voix, dans un pays où la télévision est très présente dans les milieux populaires et au centre des conversations. Il faut vendre une part de rêve. Les médias sont plutôt et très majoritairement mauvais. La télévision est une vraie calamité, se voulant populaire ou vaguement élitiste, elle sombre le plus souvent dans la caricature. On découvre ainsi le Jean-Pierre Foucault local, visage très global d'un paysage audiovisuel d'une grande pauvreté intellectuelle. Il existe deux télévisions d'Etat, très ou trop partisanes, assez soporifiques, en un mot propagandistes, et bien loin d'une télévision de service public libre et représentative des tous les courants de pensée.

Dans l'ensemble, peu de contenus sur les chaînes majoritairement aux mains du privé, où dominent surtout des sous-produits nord-américains, des jeux de loterie et de la pub à profusion, à une exception près. On trouve même des programmes allemands, et sur les questions internationales, des infos parfois insolites. À vrai dire, excepté un commentateur de l'actualité internationale et son magazine, tout est centré sur les problèmes nationaux. Ici, comme ailleurs, c'est un peu le noeud du problème, mais au Venezuela, c'est souvent pathétique. La télévision est soit un produit de racolage, soit un objet de propagande. Après plusieurs mois d'examen de la nouvelle loi de « responsabilité sociale en matière de communication » (adoptée en décembre 2004), sera-t-il possible de mettre fin à certaines outrances ? Pourra-t-on protéger tout un chacun des excès du langage, d'une certaine violence et de la pornographie ? En France, des lois semblables ont été votées dans une acceptation assez large de l'opinion publique et sans dénonciation d'une loi liberticide pour l'expression des journalistes. Il y a dans toute loi visant à organiser les médias les dangers d'une expression sous contrôle.

Rien n'atteste par ailleurs, que les tentatives de réforme médiatique du nouveau régime soient si limpides. On peut le comprendre, quand il n'existe pas vraiment de moyen autre de se faire la guerre, sinon par écran interposé. Les télés d'Etat sont des canaux au service d'un Etat républicain, avec les travers d'un certain monarchisme où domine la parole du chef, et pas vraiment la contradiction. On ne peut pas dire qu'il y ait une mise au pas des médias, mais plutôt un élargissement, dirons-nous, de la demande. À l'exemple des télévisions et radios communautaires diffusant dans le pays, bien que financées pour partie par l'actuel pouvoir. Elles répondent à des besoins plus spécifiques d'expression citoyenne. Les médias ont un impact, et Catia TV diffusant dans les quartiers ouest de Caracas est devenue une fenêtre nouvelle, ainsi qu'un objet de médiation avec les politiques. Elle fut même au centre de la résistance populaire lors du coup d'Etat du 11 avril 2002.

Comme chez nous, quatre-vingt pour cent des Vénézuéliens consomment en moyenne 4 heures d'images au quotidien, quand la télévision n'est pas allumée en permanence la journée et le soir tardivement. Avec un trait d'ironie, celui qui n'a pas de télévision chez lui est une personne cultivée, comme me le fit comprendre un vénézuélien le sourire aux lèvres. Ici, la culture livresque a peu d'équivalent en dehors de rares rats de bibliothèque ou de fétichistes du bouquin. Tout le monde est englouti par la télé, révolutionnaires inclus, et tout le monde préfère l'insipidité des fictions télévisées ou du cinéma hollywoodien. De toute façon, il n'y a pas de choix. En effet, il n'y a pas vraiment une production locale, et sur ce point, la loi de responsabilité sociale en matière de communication encadre un nouveau système, avec au moins de 40 pour cent de programmes issus des productions nationales. Une loi se mesure à son application. Je ne pense pas que depuis mon retour en France, elle ait été menacée par la censure. Il y a de quoi être pantois quand certaines plumes de la presse progressiste utilisent les mêmes accents de désinformation. Peu d'objectivité ou de prise de distance, au mieux une copie à bâcler entre deux petits fours, du sous Alexandre Adler dans son aspect sinistre quand il dénonce le régime en place.

Il n'y a pas à soutenir Chavez, il se soutient à lui seul et a su montrer une résistance relativement pacifique. Les traquenards auxquels il a pu échapper avec le soutien des forces populaires font sa force, à lui de ne pas trop déraper. Les institutions sont d'inspiration française, avec un régime présidentiel fort. « El commandante » s'habille dans son style, mais avec le costume du général de Gaulle. Et il répond à certains rêves gaulliens de participation. De l'illustre généralissime, nous connaissons les dérives monarchiques et les pratiques d'une république bananière. Chavez n'a pas tout balayé sur son passage, et si les attentes sont fortes, les difficultés sont chroniques. Quand le président vénézuélien préconise l'ouverture de son pays au monde, des relations sont à construire, mais quand il se met à penser comme un stratège, il y a de quoi être sur la réserve.

Oui, il y a une stratégie à adopter, mais l'ouverture en dehors de l'Amérique Latine est jusqu'à présent plutôt négative. De plus, il ne faut pas taire que la pollution au Venezuela est forte et pose déjà des problèmes. C'est le plus fort pollueur à l'échelle du sous-continent. Il en va des questions de réchauffement et de la protection des couches atmosphériques, en particulier dans le sud Chili. Il en va d'une partie de la forêt tropicale amazonienne qui chaque année se réduit comme peau de chagrin. Il y a une timide prise de conscience de la biodiversité, et on peut tout de même noter l'existence de réserves importantes naturelles protégées et un intérêt certain des vénézuéliens à la diversité de ces régions et à leurs différentes niches environnementales.

L'administration est le talon d'Achille de Chavez, et sa modernisation est plus qu'à l'ordre du jour. Quand une lettre arrive un mois après sa mise en boîte, il y a quoi en rire si l'on se rend en voyage. Mais c'est un vrai problème pour l'usager, qui doit faire parvenir un courrier de l'autre côté du pays en urgence. Il ne s'agit que d'un petit exemple dans un système à réformer sur le fond, mais primordial quand c'est l'eau qui est coupée plusieurs jours par semaine dans le seul ouest de la ville de Caracas. Tout dépend de la façon dont ces réformes peu à peu changeront la vie des Vénézuéliens. Nous ne pouvons d'une Histoire récente tirer une vérité ou une nouvelle foi.

Hugo Chavez n'est pas potentiellement un dictateur, et c'est pour le moment le contraire des ambitions affichées et des faits. Qui sait si à un moment ou un autre les vieilles lunes léninistes ne l'emporteront pas à nouveau ? Ses amitiés castristes sont en partie compréhensibles, mais aussi trop complaisantes. Cuba symbolise une forme de résistance à l'oppression des Etats-Unis pour le sud du continent. Une personnalité comme Gabriel Garcia Marquez, écrivain et intellectuel engagé, expliquait il y a plus de vingt ans la situation spécifique de Cuba dans un entretien avec un autre auteur colombien, Mario Vargas Llosa. Une précision : nos deux écrivains ne sont pas vraiment révolutionnaires, ils reflètent une autre perception, celle des progressistes sud américains.

À 150 kilomètres des plages de Floride et en tant que pays socialiste, le régime de Castro n'a fait que subir des attaques et un blocus naval permanent, poussant en quelque sorte le pouvoir à durcir ses positions. Il est important de condamner les atteintes aux droits de l'Homme par le gouvernement de la Havane, mais il faut souligner la place des questions de santé, d'éducation et de culture dans une Amérique Latine en proie à des problèmes sanitaires lourds et à un déficit éducatif considérable. À tout prendre choisit-on parfois le moins pire, c'est qui en soi est inconvenant, mais il ne faut pas voir que les résurgences du passé. Plus de 15 ans après la chute du mur de Berlin, les idéologies ont volé en éclat. Comme seule ligne à peu près claire, il nous reste la question des droits de l'Homme et un combat équilibré à mener en tout point de la planète.

La récente prise de position pour la libération de prisonniers politiques du Premier ministre espagnol Zapatero a permis la libération d'une vingtaine de personnes des prisons cubaines, en décembre 2004. Une petite ouverture à prendre en considération, prouvant qu'une diplomatie venant de l'Union Européenne est possible et peut favoriser un assouplissement « idéologique » de ses dirigeants. Nous sommes évidemment très loin d'une démocratie pleine et entière, mais cela dépend aussi des changements qu'on peut attendre pour Cuba. En tout cas, on ne lui souhaite pas de renouer avec ce qu'elle fut avant 1958. De plus, je ne pense pas que Chavez soit à la remorque de Castro, car il y a d'un côté un renouveau et de l'autre une fin de régime et une transition politique à ne pas prendre à la légère. La décomposition du régime mènerait à un retour en arrière et il importe que les quelques acquis de la « révolution cubaine » ne partent pas en poussière. L'idée d'une internationale démocratique et révolutionnaire lancée par Hugo Chavez est a prendre en considération. C'est par une forme de pacification des luttes et l'action citoyenne que la notion de révolution peut avoir un sens.

Nous sommes loin des révolutions de palais. Il ne s'agit pas de remplacer une élite ou une oligarchie par une autre. La redistribution des pouvoirs est essentielle, et la démocratie n'est pas contradictoire avec une démarche révolutionnaire. À analyser comme la fin des avant-gardes, car passant par la responsabilisation des citoyens indépendamment de la force publique. L'autogestion est une pensée encore récente, où l'on envisage au mieux des pouvoirs transversaux. Il s'agit d'expérimenter et de chercher de nouvelles solidarités internationales. Après de longues interrogations sur l'énigme Chavez, il faut le prendre à la dimension d'un pays ou la mystique est un peu trop prégnante. Il y a une démarche socratique à prendre en considération, une approche philosophique à ne pas minimiser. Il est aussi fou que tous ceux qui ont en charge les destinées d'un pays, mais il est rare de la part d'un dirigeant de traduire les attentes de 60 pour cent de la population. Du moins les Vénézuéliens sont-ils libres aussi de se faire leur propre idée, chacun campant sur des positions parfois un peu trop binaires. Entre chavistes, de « verdad » et chaviste de façade, le peuple fait comme il peut le tri dans ses élites nouvelles.

Tout cela vient un peu bousculer certains repères, et c'est assez vivifiant pour avoir envie d'en transmettre un peu le virus. Le président vénézuélien et le contexte de son élection depuis 1998 relancent un vieux débat théorique sur « réforme ou révolution ». Les deux sont indispensables, et il plus que temps de transcender cette ambiguïté des temps, la révolution n'étant plus un spasme ou un cycle mais une approche éthique de la liberté, la réforme, le mouvement des sociétés vers l'émancipation de chacun. La libre entreprise n'est pas contradictoire avec la pensée socialiste, du moins si l'on relit attentivement le travail de Marx. Chaque contexte historique décrit à chaud est particulièrement incertain, l'absence de distance pouvant se révéler dangereuse. C'est pourquoi il est temps de lever de nouveaux tabous, de ne tromper personne sur les enjeux du monde. Fini le temps des révolutions chaotiques. Pour autant, l'espérance révolutionnaire n'est pas morte. Je puis tout à fait me tromper sur Chavez, je n'ai juste pas envie de participer à sa marginalisation. Il dégage un esprit révolutionnaire et ce n'est pas un problème d'adhésion ou de vénération.

Le Venezuela est une nation jeune, sociologiquement, et aussi en raison d'une Histoire tourmentée. Deux tableaux d'une société, à l'image de nombreux pays du Sud. Mais avec de tels écarts de richesses entre les pays développés et le reste de la planète, il y a là matière à transformer les échanges commerciaux et favoriser les économies internes. Il est plus que temps de freiner les ardeurs du FMI et de la Banque mondiale. L'idée d'une banque du Sud, que propose Chavez, est une voie pour trouver un autre équilibre des échanges. Il existe bien un sillon pour échapper à l'invisibilité des marchés, car l'économie n'est une science fiable, et toute responsabilité en ce domaine est politique. S'il advenait qu'il n'y ait plus d'espoir dans une société autre, nous finirions par n'être que des consommateurs et des « parts de cerveaux disponibles ». Restons présomptueux, critiques et attentifs à la révolution bolivarienne. La révolution est un mouvement du temps à caractère permanent. Sauf à en oublier certaines particularités culturelles, le savoir est au centre des relations à construire. Depuis Marx, les sciences ont pris une place importante dans l'analyse des faits. Elles sont venues bousculer ou confirmer la nature des progrès à accomplir, et la transmission des connaissances est un espace de prise de conscience. Le politique permet de transcender l'ensemble du débat scientifique. Il n'est pas figé si le citoyen lambda en est aussi l'initiateur.

Combattre la misère en France comme au Venezuela, n'est pas en soi une lutte illégitime, c'est répondre aux failles du système. La démocratie est une vieille idée de 2500 ans et un héritage grec renvoyant à nos racines, mais aussi une approche universelle dynamique. La cité et son mode d'organisation font appel à l'expression et à la participation du plus grand nombre. Nous sommes surtout interdépendants, et si le politique n'est plus en mesure d'agir sur l'économique, il risque de nous enfermer dans des huis-clos nationaux, (un non-sens pour un développement plus harmonieux, sans respect de certaines règles éthiques). Il y a la nécessité d'un retour du politique, sinon, l'immobilisme nous guette. Entre ceux qui consomment et les autres qui regardent, dans l'attente d'un billet de loterie gagnant. Il faut présenter l'autre face, celle de l'agresseur, un siècle de domination et de déstabilisation politique et militaire. Depuis 1989, notre monde est mouvant. À analyser des ensembles complexes, il y a à poser d'urgence les bases d'un progrès partagé à l'échelle de l'Humanité.

Il est urgent de sortir du constat ou de la prise de position. Il ne s'agit pas de manifester un anti-américanisme primaire. Il est question d'équité et de l'avenir de toute l'humanité. Un américain sur deux ne vote pas aux élections présidentielles et cinquante millions de personnes aux Etats-Unis vivent dans la misère la plus totale. Le conservatisme a gagné l'Occident, et chacun se réfugie dans une perception anachronique des temps. L'égoïsme triomphe. Nous ne serions plus maîtres de notre avenir, pour s'en remettre à un sauveur suprême ou à un tout économique. Il y a sens à dénoncer les manques du système et à proposer des alternatives. C'est de l'énergie du peuple vénézuélien à vouloir changer le quotidien dont il faut s'inspirer. Pas à un objet médiatique non identifié comme Chavez. Aux problèmes collectifs, seules des réponses collectives sont à l'ordre du jour. La destinée d'un homme est parfois le reflet d'une attente propre. Il n'y a pas à juger ou déjuger les choix d'un peuple conscient. Et l'écho va bien plus loin que le Palais de Miraflores à Caracas. Il y a une rupture et un retour des valeurs de progrès d'éducation et de solidarité. Des principes républicains de justice, où chaque citoyen est responsable de ses actes. La révolution bolivarienne a une fonction principalement émancipatrice et relativement constructive. Le combat objectif est d'éradiquer la misère, de lutter contre toutes les formes d'injustices. Pour le reste, en ce qui concerne le pouvoir d'Etat, il n'y a rien de neuf, le dérisoire l'emporte.

La globalisation, ou plus exactement l'américanisation de la planète passe par une nouvelle prise de conscience. Il a existé en Amérique Latine un marxisme tempéré. Salvador Allende reste et demeure le dernier chef d'Etat ayant tenté de remédier aux déséquilibres sociaux et économiques sans ambiguïté. Recourir à l'homme fort, au chef, s'en remettre à une autorité suprême, c'est vouloir perpétuer des erreurs maintes fois répétées. Le discours de Chavez n'est pas exempt d'un désir de paix, de réconciliation nationale. Il mène certaines réformes de gauche, d'autres de droite. Il n'est pas plus marxiste que Castro. La baudruche ne tiendrait pas si longtemps, sans qu'existe une réelle espérance sociale nouvelle. Socialisme ou pas, un élan de solidarité international peut permettre à une société de ne pas plonger à nouveau dans le chaos.


 Et, à suivre !

Il reste encore beaucoup à faire pour comprendre ce pays. Chaque nation sud-américaine a une Histoire. Pendant 3 mois, j'ai pris le pouls de la capitale, je me suis promené dans un univers urbanistique un peu fou, délirant à bien des égards. Les différences sociales et les quartiers sont le reflet d'un monde urbain en crise profonde. Les problèmes sanitaires sont ceux qui en premier attirent votre attention. Si l'espérance de vie est en moyenne de 73 ans pour un vénézuélien, les courbes ne sont pas vraiment comparables selon l'endroit où vous vivez. Surtout dans un pays dans lequel on peut avoir des difficultés à recueillir des données fiables, tant les recueils civils ont du mal à recenser la population, et notamment la plus pauvre.

La rencontre reste au final le meilleur chemin, et si un petit peuple vient narguer la Maison Blanche avec ses désirs d'émancipation, il faut le prendre en considération et chercher à en comprendre le pourquoi. Il est temps de placer les Hommes et le vivant au centre du débat politique. Penser la demande et non l'offre. Traduire les vrais liens économiques du vivant et la demande d'équilibre. Un objectif est tout désigné : construire un monde en paix. Le mot peuple est un mot à utiliser avec précaution, il a des résonances parfois hypocrites. Malgré ce que peuvent maugréer certains, l'individu est libre, à une condition toutefois : ne pas attenter à la vie, ou pire, au destin des deux tiers des humains pour son propre confort. C'est un peu tout le problème de la nature des échanges Nord-Sud. Les conditions d'un progrès partagé à l'échelle du globe sont en rupture avec un marché qui amplifie les déséquilibres. Il n'y a pas de sciences économiques pour y répondre, et c'est au politique de résoudre ce paradoxe. Ce système actuel nous mène tout droit à la disparition de l'Humanité.

Les politiques n'aiment pas le vide, et au Venezuela comme partout ailleurs, j'ai pu constater l'ampleur des dégâts causés par la domination d'un système de consommation impropre. Individus et collectivités sont face à un dilemme grave. Une inquiétude légitime sur le poids du conformisme. Sommes-nous condamnés à jamais à rêver à de nouvelles expériences collectives de production ou au développement d'expérimentations sociales autogérées ? Nous ne pouvons pas mettre six milliards d'êtres dans une même boîte et dire ce qui est bon ou pas pour un Papou ou un Scandinave. La réalité, on s'en accommode, et tout finit par se confondre. Le commerce de la charité fleurit, et nous allégeons nos consciences avec quelques deniers.

En attendant une prise de conscience du réel, la misère est un fléau qui concerne 2 habitants sur 3 sur terre. Les problèmes sanitaires sont légions. D'un monde social à l'autre, les écarts de vie sont manifestes. L'accès aux soins, à l'éducation, et à d'autres nécessités n'ont rien de superflu. Le Venezuela et le continent latin ont en quelque sorte hérité du pire de l'Occident, comme sa parente africaine. Si nous pouvions enfin leur transmettre ce que nous faisons en matière de technologies de pointe et de services publics. Tout n'est pas que financier et dépend de la nature des échanges que nous voulons entretenir. Les défis sont aussi techniques, et pour beaucoup scientifiques, l'enjeu est de fait éducatif. Dans l'espace public, il est nécessaire d'assainir les structures du pouvoir. Je conserve d'un militant vénézuélien une idée simple. Il souhaitait inverser la pyramide des pouvoirs Pourquoi ne pas penser alors à une organisation dans laquelle les citoyens seraient acteurs du changement, et pas seulement une petite élite ?

Les droits participatifs inscrits dans la constitution vénézuélienne de 1999 permettent à des groupements, à des collectifs, de s'auto-organiser. Il y a là une liberté nouvelle à noter, et je crois unique au plan international, propre à nous interroger sur la question la plus fondamentale qui soit : de quels pouvoirs les citoyens disposent-ils ? Quand la violence vient brouiller les cartes, il reste dans ce cas un rapport de force à établir. Il ne faudrait pas imputer aux vénézuéliens la responsabilité d'avoir des élites plutôt médiocres et corrompues. Pour le moment, Chavez a traversé six années de crise. Le pays sort d'une quasi guerre civile. Cette nation qui a vécu en plein chaos résiste à sa manière.

La menace étasunienne est présente dans tous les esprits et a pour conséquence une peur collective. Entre la rumeur d'une menace atomique, ou d'une guerre comme en Irak, tout y passe. Les Etats-Unis ont à leur actif trop d'agissements meurtriers pour prendre cela pour une anecdote. L'ensemble du sous-continent latin en sait beaucoup sur les velléités nord-américaines d'imposer la démocratie, mais pas sous toutes les latitudes. Le constat est implacable. L'Espagne d'Aznar et l'Amérique de Bush sont à l'origine d'une tentative de renversement en avril 2002 d'un président élu démocratiquement. On défendait par ailleurs les vertus de la démocratie en Irak, jusqu'où le mensonge d'Etat peut-il aller ? Hugo Chavez le sait, il est sur des braises. La moindre entorse aux règles l'Empire, sont relayés par les médias puissants d'informations de l'opposition vénézuélienne.

Entre la perception d'un monde en mouvement et la société politique, mieux vaut porter son attention vers ceux qui m'ont permis de comprendre un peu mieux leur pays. C'est grâce à des hommes et des femmes engagés dans un combat quotidien que j'ai pu saisir à la fois les manques, mais aussi les perspectives d'un avenir moins incertain pour leurs enfants. L'enlisement ou la tentation de l'isolement peut être fort. Les gesticulations de l'administration Chavez n'ont rien de très révolutionnaire, mais il n'est pas besoin de participer à la meute plus que de mesure. Le Venezuela est hanté par la guerre civile. Voilà à peine quelques mois que le pays s'assoupit et que la gauche revient au pouvoir un peu partout en Amérique Latine. Chavez est le plus symptomatique, considéré comme le Sauveur suprême. Face à la misère et parfois l'ignorance, il faut pouvoir mobiliser les élans, mêmes surnaturels.

Tout commence par l'échange. Quelle est la nature des échanges que nous souhaitons ? Mon pays plus qu'un autre peut-il faire entendre un autre son de cloche ? Dans ce nouveau désordre mondial, il reste une place à l'expérimentation plus grande. Aucun combat juste n'est vain et il se mène au Venezuela une politique réconciliant le peuple et la Nation. Nous avons nous aussi connu des étapes comparables. L'école et la culture pour tous est la route commune à tous les peuples vers le développement. N'oublions pas le conflit, et demandons-nous comment nous ferions en France si nos frontières jouxtaient des guerres. Le Venezuela et la Colombie souffrent, davantage peut être la seconde, d'un système inégalitaire et d'une violence qui dépassent pour de loin la fiction. La paix est un chemin difficile, et il serait important de voir tous les protagonistes trouver une solution politique. Certains hommes et certaines femmes peuvent incarner un espoir de changement, et l'accompagner par de grands sacrifices. Tout le monde à intérêt à ce que sur la planète, la corruption, les trafics, les guerres et les enlèvements prennent fin. Ainsi, comment trouver les voies d'un dialogue, agir là où la diplomatie est absente ?

Les sphères de domination étasunienne sont aujourd'hui le théâtre de multiples affrontements larvés ou en cours. Le Titan fait peur et n'hésite plus à faire à leçon à certains, ou faussement se réconcilier avec les trublions européens. George Bush, avec ses accents pathétiques, est reparti pour un dernier mandat. En 2003, 15 à 20 millions de personnes dans le monde ont manifesté leur réprobation d'une guerre en Irak. Le chaos est presque total, et l'on se demande quand cette culture pourra connaître un jour la paix, et une démocratie civile ou laïque. Partout où l'Empire sème son lot de tragédies, il vampirise le monde, asphyxie la planète. L'économie est sans échelles de valeurs entre les pays développés et les autres. À ce titre, le Venezuela est encore un pays où il fait bon vivre. Il nous en dit beaucoup sur le chemin à parcourir ensemble. Comment concevoir des rapports nouveaux ? Et nous ne pouvons limiter nos revendications à l'ultime solution de la taxe Tobin. Oui, les besoins financiers sont considérables, mais une taxe ou quelques oboles ne changeront pas la face du monde.

Suite à la réception d'un mail d'un correspondant vénézuélien, je répondis à sa missive. Il me questionnait sur la manière dont le socialisme nouveau de Chavez pouvait les aider dans leurs militantismes éducatifs au sein du quartier. Je n'étais pas un expert de la chose, il me renvoya surtout à de vieilles lectures ou réflexions, quand socialisme et éducation avançaient de pair. Il faudrait dans ce cas trouver beaucoup de comparaisons. Avec leurs modestes moyens et difficultés à faire entendre une voix un peu dissonante, des vénézuéliens nous montrent qu'il est possible de construire un autre monde. Comment une école qui fut sous la coupe du politique, du médiatique peut-elle continuer son chemin et trouver les moyens de son développement ? Comment des étrangers se sont trouvé associés à un processus de scolarisation pour toute classe d'âge ? Des actions pour agir sur les racines de l'illettrisme et d'une certaine misère intellectuelle, et trouver ainsi une dignité, d'autres modes pour vivre ensemble.

Si quelqu'un sait ce qui peut incarner le socialisme, qu'il réinvente un peu ses repères. Son espace géographique est une lecture du monde, ses repères historiques une indication. Sur le fond, tout correspond à un changement profond des mentalités et des structures. Des enfants retrouvant leur école dans un quartier de Caracas démontre le sens d'un combat qui va bien au-delà du seul pouvoir de Chavez et de ses amis. Sur la façon de stigmatiser une population, Manicomio fut le quartier des mes observations. Cette école surplombant la ville me laissa du temps pour la méditation. Histoire d'un regard sur le monde et des rencontres de nos voyages. Ouvrir un peu nos yeux, nos âmes, respecter nos différences humaines, le sens évident de toute démarche sociale. Le socialisme, c'est mettre en commun, construire des enjeux de productions alternatifs, hors des repères de la société marchande. Il nous faut partout préserver nos savoirs, plus que nos coutumes. Pour sortir d'un système construit sur la domination des forces de production et la compétition animale des instincts.

Il n'y a pas un universalisme qui ait réponse à tout, mais il y a une réflexion sur notre monde en stagnation, une planète où l'on tente d'observer les évolutions possibles. Jamais les temps n'ont été si difficiles, et ce sont les femmes, les jeunes qui payent pour beaucoup la note d'une société sans dynamique autre que les rapports de force très primaires d'argent et de pouvoir. La notion de progrès est devenue pour bon nombre en Occident une question d'offre, ou un produit nouveau. Il y a pour plus de 800 millions d'êtres le souci d'assurer au minimum un repas par jour et d'avoir un toit pour la famille. Et tout ce qui est indispensable en matière de scolarisation, de santé, d'équilibres alimentaires peut paraître un luxe. Comment se fait-il qu'un pays si riche en ressources et diversifié comme le Venezuela soit dépendant de produits extérieurs ? Cette donne économique est au centre du problème, à savoir : comment sortir de 500 ans d'économie coloniale ? À un moment ou à un autre, il faudra régler la facture, mettre fin à des systèmes corrompus. C'est une longue étape vers un Etat de droit appliquant des règles égales pour tous.

Peut-on parler de sagesse, de philosophie, quand tout par l'universalité des choses devient menaçant ? Pas plus qu'hier nous ne savons où nous allons. Il reste la mémoire, les modèles impropres du capitalisme d'Etat ou libéral, le premier s'est décomposé en 1989, le second est en train de s'écrouler sous nos yeux. Les repères ont changé, et tout finit par se confondre. Il reste à savoir pour qui se battre et pour quoi ? L'Humanité est mal en point, et je n'ai pas trouvé au Venezuela toute la satisfaction de vivre une révolution pleine et entière. Il y a des processus sociaux, des configurations culturelles et intellectuelles encore méconnues. Que dire de ce pauvre Christophe Colomb et de son idée de s'aventurer outre-Atlantique ? Il me restera en mémoire l'image sa statue déboulonnée, la chute d'un symbole de l'oppression coloniale. J'aurais plutôt aimé voir celle de la reine Isabelle la catholique et autres princes espagnols. Il y a une empreinte propre au monde dans lequel les individus sont libres de leur destinée, et elle est rarement neutre ou objective.

Texte de Lionel Mesnard, le 29 mai 2005



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