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Sommaire de la page :
Un témoignage parmi d'autres
I - Lecture des guides et délires sécuritaires
II - Précautions d'usages
III - État des lieux
IV - Quelques réflexions géopolitiques
V - La situation économique et sociale
VI - Penser le monde, sans Chavez ?
Et, à suivre !
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Un témoignage parmi d'autres |
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Le Venezuela est un pays
complexe. Une réflexion ne peut répondre à
tout, ce texte à pour but de lever certaines incongruités
et dérives médiatiques. Je n'avais pas d'avis,
ni d'à priori en m'y rendant. J'ai voulu faire primer
à la fois l'indépendance d'esprit et ce qui a pu
m'interroger sur place. Quand ce ne fut pas parfois interloqué.
Je suis surtout revenu avec des doutes, et plus d'interrogations
qu'à mon départ. L'évolution de ce texte
a pris des chemins nombreux, notes, carnet d'impression pour
premières ébauches. Le tout conditionné
à l'enthousiasme des débuts, à la nouveauté.
Puis, peu à peu, sont nées de trop fortes contradictions
entre le discours de campagne électorale et les faits.
J'arrivais trois semaines
avant la désignation des maires et gouverneurs du pays
le 29 octobre 2004. La télévision fut une source
pour comprendre « le quotidien » et s'y plonger,
comme la majeure partie de cette nation, à corps perdu.
Si l'on suit la presse et les infos au jour le jour, on finit
par absorber certaines approches et vivre comme beaucoup d'habitants
à Caracas, dans l'expectative. Je découvrais les
longues palabres du président Chavez à la télévision,
de cinq heures en moyenne, le dimanche sur fond de plage, devant
ses principaux ministres et gouverneurs. Les premières
impressions furent bonnes et je trouvais le personnage plutôt
attachant. Le contenu me permettait de comprendre les avancées
de la révolution bolivarienne, et par la même occasion
le fonctionnement des institutions. J'appréciais l'habileté
de cet homme à captiver ses partisans. J'étais
conquis par sa bonhomie et son charisme. J'oubliais toutefois
un détail : le fond propagandiste. La campagne se déroula
calmement, sans incidents majeurs. Ce fut une huitième
élection gagnée consécutivement et amplifiant
une nouvelle fois les positions démocratiques du président
Hugo Chavez dans son pays. Début novembre 2004 suivirent
d'autres réussites électorales pour la gauche dans
les pays latino-américains. La plus symbolique, et la
première de leur histoire, fut la victoire des socialistes
en Uruguay.
Récemment, Hugo
Chavez déclarait qu'il était prêt à
laisser son mandat pour un poste d'animateur télé.
Une boutade, sauf à constater qu'il aime se mettre en
scène. Les médias sont au centre de ses préoccupations,
et s'il existe un domaine de réformes très actif,
le dossier audiovisuel est au centre de son dispositif politique.
Un jour, le voyant au côté de Castro, je ne pus
m'empêcher de demander à mon entourage s'ils allaient
engager un concours de parole, l'un prenant le relais de l'autre
après cinq heures d'allocution ? L'humour et les rires
que cela provoqua me rassura devant ces deux animateurs télés
et de show bien connus dans la Caraïbe. Où que nous
soyons, nous n'échappons pas vraiment à la politique
spectacle, mais cela ne doit pas en cacher tous les enjeux. Le
fond est comme partout très paternaliste, et la télévision
un miroir de l'état de nos sociétés. Entre
les discours et les actes, il y a comme partout un décalage.
Du coup, une distance doit être prise pour ne pas tomber
dans le piège et reproduire les canaux classiques de l'information
: la désinformation.
Si je devais relater toutes
les péripéties de la vie vénézuélienne
cela deviendrait une série de portraits. Trop de personnes
ou personnages à décrire, et puis cette intimité,
je tiens à la conserver pour moi. C'est une forme d'avertissement
au lecteur. Ce n'est pas une analyse sociologique, encore moins
un carnet de voyage. Cet ouvrage est une réflexion politique
large, un essai en partie descriptif. Le Venezuela n'est pas
une question de mode. Il s'y pose et s'y passe des problèmes
en rien anodins. Ils mettent en lumière une prise de conscience
citoyenne. Mon analyse est celle d'un observateur étranger
au processus en cours. Libre de mes opinions, je ne suis partisan,
ni de la cause chaviste, ni de son opposition. Ce divorce est
le reflet d'une dualité sociale, du gouffre entre un monde
et l'autre. La ville de Caracas (lieu de mon séjour) devint
ainsi très instructive sur les inégalités
et ses frontières. Comment cette cité fait-elle
face à une crise urbaine importante et connaît-elle
un sort comparable à de nombreuses villes sud-américaines
? La croissance de la population est incontrôlée
et les conditions de vie sont particulièrement difficiles
dans cette métropole, pour les plus déshérités.
Il y a des différences
culturelles irrécusables, mais aussi des moyens de se
noyer dans la masse. D'autres moyens de visiter et appréhender
notre monde. Un des avantages d'être français au
Venezuela est de vous ouvrir de nombreuses portes, même
si nous apparaissons dans l'imaginaire commun sous les traits
de vieux pirates ou « de femmes de joie ».. Où,
que vous alliez, de toute façon, vous n'échapperez
pas au cliché traditionnel de libertin nous collant à
la peau. Et cela ne peut que provoquer la curiosité de
vos interlocuteurs, dans un pays où la sexualité
est pour beaucoup encore un tabou. C'est un des reflets d'une
société relativement fermée, encore lointaine
de nos exigences en matière de libertés individuelles,
notamment à cause du poids de l'homophobie et du machisme.
Le Venezuela souffre d'un manque d'ouverture sur le monde. En
dehors d'un modèle dominant étasunien et consumériste,
le Vénézuélien moyen ne connaît pas
grand chose des affaires de la planète. Comme beaucoup
de Français, la géographie n'est pas son fort.
Il pâtit surtout d'accéder à une information
large, et la place du livre est plus que souffreteuse. Il y a
un vrai drame de l'édition livresque dans ce pays. Et
pour le reste de l'information, on ne peut pas dire qu'elle ne
soit pas libre. Elle passe comme ailleurs à travers des
filtres liés aux pouvoirs économiques et politiques.
Pour de multiples raisons,
l'ouverture au monde est un des grands manques des systèmes
d'enseignements et de télécommunications, c'est
une panacée universelle. Des plans et des cartes, c'est
rébarbatif. Pourtant, quand il s'agit de stratégie,
les différents pouvoirs, eux savent en faire usage. En
ce domaine, la géographie est un art de la désinformation
par excellence. Une carte, on lui fait dire ce que l'on veut
et à toutes les échelles. Au lieu d'analyser ce
qui fait de cette matière un repère évident
dans l'espace. Nous sommes au centre d'un enjeu politique. Il
est préférable que le citoyen lambda n'en sache
pas trop sur le sujet. Il y a de quoi dénoncer un système,
non seulement globalisant, mais parquant les populations pauvres
au Sud et favorisant une exploitation abusive des richesses.
Et puis, une incapacité de toutes les institutions nationales
ou porte-voix du quatrième pouvoir à s'ouvrir au
monde à la dimension de monsieur tout le monde. Un problème
à resituer les enjeux spatiaux et humains de cette planète
en dehors de la mise en scène d'un climat politique.
Au fil des années,
émergent des spécialistes en géopolitique,
mais pas grand chose dans les débats venant illustrer
un regard critique incisif, libre de toute arrière-pensée
partisane, sauf à de très rares exceptions. Il
en va de même dans l'analyse d'une nation émergente
comme le Venezuela Rien ne permet vraiment d'alimenter un débat
serein sur ce territoire étranger, avec ses particularités.
Même si le sentiment de chaos domine, il s'en dégage
une note rassurante. L'Histoire que l'on voulait morte reprend
du poil de la bête. Et dans ce fatras mondial, un pays
méconnu et son peuple viennent un peu bousculer la donne.
Là bas, pas de « choc de civilisations » à
se mettre sous la dent, simplement un discours clair et engageant
sur les disparités sociales et à nouveau l'existence
d'une critique du capitalisme. La question n'est pas d'épouser
les formes ou les tonalités d'un discours patriotique,
ou bien de pencher pour le premier nationalisme venu.
Comme dans toute société,
les contradictions sont nombreuses, mais le pouvoir reste la
faille béante de l'analyse de toutes les gauches. L'Amérique
Latine vient nous surprendre et peut nous réveiller. Quels
que soient les pour et les contre sur Hugo Chavez, il y a là
de quoi éveiller nos consciences, faire naître de
nouvelles pages d'Histoire. Et cela ne concerne pas qu'une poignée
de gauchistes ou d'intellos mondains des « grands soirs
». Les enjeux vont bien au-delà de tel groupe politique,
ou de luttes de pouvoirs personnels. Les marges de manoeuvre
de Chavez sont restreintes, et il a su faire avec. Il existe
au Venezuela et dans l'hémisphère sud notre propre
devenir. La question n'est pas de nous fouetter avec notre passé
colonial. C'est de décrypter, d'ouvrir de nouvelles perspectives.
Comment pouvons-nous à nouveau envisager des changements
ne se limitant pas à une nation mais à l'échelle
du globe, et combattre les disparités les plus patentes
?
À force de constater
nos propres régressions sociales, nous avons aussi à
découvrir ce que fut le laboratoire expérimental
du néo-libéralisme depuis un 11 septembre 1973.
C'est-à-dire comment juntes militaires et régimes
corrompus se sont succédés le plus souvent avec
l'aval de Washington. Terrifiant, ce monde dans lequel l'armée
ou un pays tiers décident du sort d'une nation, d'un espace
géographique propre. Où milices, escadrons de la
mort, polices politiques et paramilitaires vont de concert pour
semer la terreur. Pour ma génération, ce fut avec
l'exil qu'on découvrit en France des réfugiés
chiliens, puis argentins dans les années 70. Ce fut un
début d'ouverture sur des tragédies sans voix.
J'ai toujours eu le sentiment que nos relations culturelles étaient
assez faussées. Culturellement, l'impact de la France
a toujours été important en Amérique Latine.
Mais depuis le discours de Cancun de François Mitterrand,
de 1983 à nos jours, la diplomatie a cédé
le pas au commerce et aux multinationales.
L'enlisement de la France
dans les histoires africaines n'a pas encouragé ses dirigeants
à dénoncer les dictatures sous influence nord-américaine,
chacun se partageant l'espace géopolitique et les conduites
à tenir. Pourquoi irriter ou blâmer notre jumeau
colonial ? Nous avons toujours ainsi répondu à
une volonté d'Empire. Malgré les innombrables constats
sur le déclin de la France, il est vrai que depuis le
dix-huitième siècle est venu se greffer un autre
Empire, sans puissance comparable dans l'Histoire du monde. Ubuesques
ou cyniques, ces républiques reproduisent un modèle
le plus souvent totalitaire hors de leurs frontières.
Les bourgeoisies nationales sont dépendantes d'un centre
se trouvant à Paris, Berlin, Londres, Madrid, Moscou ou
Pékin. Et Washington imprime sa tutelle depuis l'effondrement
des régimes staliniens de l'Est européen. Cet agglomérat
de conquêtes anciennes (et de nos jours de liens économiques
non négligeables) régit l'échiquier entre
suzerains et vassaux. Il en va ainsi de relations culturelles
et politiques relativement figées ou obscures. Les décisions
ne sont pas prises au sein des assemblées démocratiques,
mais dans le domaine très réservé du secret
d'Etat et alcôves du pouvoir.
Que pouvons-nous comprendre,
qu'avons-nous à comprendre si ce n'est à chercher,
à aller voir ce qui se passe dans l'hémisphère
sud ? Un peu conduit par le hasard, Caracas allait devenir pour
moi une ville riche d'enseignements sur la nature des déséquilibres
entre le Nord et le Sud. Ce fut une prise en compte progressive,
presque un travail d'investigation. J'ai pu, depuis mon escapade,
alimenter mon regard critique de lectures nouvelles et diverses.
Je ne voulais pas écrire uniquement sur des impressions.
Il me fallait certains outils utiles à la compréhension
de cette nation bouillonnante. La littérature sur le Venezuela
doit pouvoir trouver plus d'auteurs. Il faut souhaiter des approches
moins partisanes. Ce qui ne veut pas dire pour autant sans engagement.
Pas de fausse naïveté, l'objectivité est une
oeuvre impossible. Si l'histoire, la géographie trouvent
dans ce manuscrit une place, les questions urbaines, sociales
et économiques, aussi. Sous ses aspects singuliers, c'est
un pays moderne. Il resterait alors à évaluer les
différences culturelles ? Une entreprise un peu hasardeuse
sur des dissemblances peu fondamentales. Hors d'un contexte social,
historique et politique, je me méfie des particularismes
et discours identitaires. Avec mon regard, qu'ai-je pu appréhender
? Où comment puis-je dépasser le champ des émotions
et donner la perception d'un « étrange étranger
», sans tomber dans le sirupeux des sentiments ou une prose
militante. Ce travail aura été insolite à
bien des égards. Je ne pouvais garder pour moi cette énergie,
il me restait à distinguer l'universel du singulier
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I - Lecture des guides
et délires sécuritaire |
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Le statut d'observateur
n'est pas chose aisée, surtout quand votre connaissance
d'un pays se limite ou commence avec la lecture d'un guide touristique.
Il est presque impossible d'échapper à l'achat
d'un tel manuel, quand vous ne savez rien ou presque d'un pays.
Vous foncez sur le fond de librairie existant. À ce moment
là, vous comprenez que ce territoire est marqué
par un problème. L'information est une denrée rare.
Il existe seulement deux, trois guides similaires, et comme avant
mon départ, je ne cherchais pas un hôtel ou un circuit
touristique, je ne voulais pas me charger de cet outil. Néanmoins,
ayant un rôle plus que discutable mais utile pour s'orienter
en terre inconnue, je retrouvais cette prose sur place dans les
bagages d'autres compatriotes. De quoi s'interroger sur un conditionnement
du touriste moyen, confinant à une étrange paranoïa
sécuritaire. Il y a de quoi prendre un coup de sang sur
certaines incongruités ou complaisances. De quoi fortement
s'énerver quand les adresses sont imprécises ou
fausses. Je partais pour vivre dans une ville inconnue. Que pouvais-je
apprendre sur ce pays, dont je ne savais pas grand chose ?
J'étais venu constater
de mes propres yeux le processus politique en cours et j'avais
choisi de me plonger dans la société réelle.
Le tourisme au Venezuela est plutôt haut de gamme, il ne
s'adresse pas vraiment aux petites bourses ni à la curiosité
des détours. En résumé : ne pas avoir de
contact sur place, et suivre comme un âne la prose d'un
ouvrage se voulant petit et futé. Vous devez faire face
à un budget conséquent, tout en vous trompant de
planète. Caracas, c'est simple et expliqué par
nos orienteurs : c'est tout simplement à éviter.
À vous de passer d'un avion à l'autre. En gros,
vous êtes fou, si vous y allez ! Sinon, c'est à
vos risques et périls. Et encore faut-il se soumettre
à la plus stricte observance de zones à risques,
plus ou moins majeures et codes horaires à respecter.
Schématiquement, il ne faut pas mettre les pieds dans
l'Ouest de Caracas.
J'avais tout faux. J'étais
justement là où les cartes étaient silencieuses.
C'est-à-dire sans plan de rue détaillé,
sans le nom des rues et ruelles des faubourgs populaires. Je
n'allais pas seulement me tremper les fesses dans la mer caraïbe.
Je souhaitais être en contact avec un quartier commun,
une population représentative du pays vrai. Le choix de
la capitale était un choix normal pour l'urbain que je
suis. Ce pays ne manque pas d'horizons contrastés. Il
est même fait des tartines sur la diversité des
terres et des régions, mais ce n'était pas ce que
j'étais venu chercher. La richesse d'un pays est dans
ses individus et ses rencontres. Ensuite, que vous alliez en
tel ou tel point donné de la planète, vous pouvez
espérer un minimum de clairvoyance sur les problèmes
de fond. Saisir ce qui se passe, dépasser les barrières
sociales et culturelles. En bref, ne pas seulement savoir comment
bronzer en toute sécurité.
Ce qui est caractéristique
avec la littérature touristique, c'est sa manière
de communiquer. Son objet est d'être pratique. Elle se
limite « aux bonnes adresses » et évite l'essentiel.
Ce qu'endurent socialement et économiquement les Vénézuéliens
n'a qu'un intérêt marginal. Coûte que coûte,
il faut vendre du soleil et ressembler étrangement au
discours dominant sur le Venezuela (ou autres pays en proie à
une forte criminalité). Il importe de vendre du sûr,
du bien policé pour fêtards friqués et bobos
en mal de biodiversité. Le tourisme écologique
comme seule piste à suivre montre qu'avec de l'argent,
tout est possible. Là, où les manques dépassent
largement les marges de nos pays riches, faire état de
la misère reviendrait à faire fuir la clientèle.
Il vous reste dans ce cas à casser les frontières
sociales. Aller là où l'interdit fait silence sur
les réalités, c'est-à-dire dans l'Ouest
de la ville. J'y découvris un urbanisme bien plus humain,
et des hommes et des femmes sans différences majeures.
Et des endroits pour se nourrir, deux à trois fois moins
chers que dans les quartiers Est de la bourgeoisie. Vous comprenez
ainsi que les barrières sociales et géographiques
ne sont pas innocentes. Il importe de cacher la misère
là où peut traîner l'oeil du visiteur, en
principe argenté.
Caracas est une ville très
instructive, par sa fracture géographique entre quartiers
riches et pauvres. À l'Ouest les milieux populaires, au
centre le pouvoir politique, et à l'Est les quartiers
de la bourgeoisie et des classes moyennes. Ses bizarreries administratives
découpent en plus la capitale en deux régions et
diverses entités municipales (communes : municipios /
agglomération : Alcadia Mayor). Et à l'intérieur
de ce schéma urbain, il faut rajouter les paroisses (paroquia)
et les quartiers (barrios). Entre des versants de montagne, à
environ 900 mètres d'altitude, la ville s'étend
de manière anachronique. À cause de son évolution
et de son expansion économique, la capitale connaît
de nos jours une crise urbaine sans précédent.
Elle s'est fossilisée entre une forme de gigantisme et
le dédale de ses faubourgs populaires. La densification
est à son comble, et la ville sature à tous les
points de vue. Dans la liste des difficultés et inégalités,
certaines sont frappantes. Par exemple, la gestion des réserves
d'eau potable. Elles sont inégalement réparties
entre nos deux mondes. Les coupures sont régulières
et fréquentes dans les quartiers pauvres de l'Ouest, et
annoncées par voix de presse quand elles se produisent
à l'Est. Pour l'entretien de la voirie et la gestion des
déchets, à nouveau deux modes de gestion. Ce qui
pose des problèmes sanitaires. En premier lieu, pour les
résidents des districts populaires côtoyant des
monticules de poubelles sous un climat tropical. Sans négliger
l'instabilité des terrains et l'effondrement des sols
en cas de fortes chutes de pluies. Rien n'est vraiment anodin
dans le fonctionnement socialement cloisonné de cette
ville, tout est une question de répartition des richesses
et de l'insalubrité.
Prendre conscience de la
situation géopolitique d'un pays, prendre le pouls d'un
moment, n'est pas l'objectif de celui qui vient saisir un coucher
de soleil ou se taper la chair fraîche locale. Dans ce
cas, où est le voyage ? Certains appellent cela le dépaysement,
mais tous les cocotiers de la terre se ressemblent et n'ont pas
grand chose à dire. Ce pays a besoin d'échanges,
en ne se limitant pas à dépenser son argent avec
insouciance, dans un pays où le salaire de base est de
l'ordre de 200 euros par mois. J'en conviens, ma perception du
voyage n'est pas celle d'un guide, et en France, les banlieues
sont assez peu l'objet de promenades touristiques pour les étrangers.
Il n'est pas question non plus de passer pour un aventurier.
Je n'ai pas la tripe guérilla. J'ai saisi une opportunité.
J'ai cru échapper un instant aux pesanteurs du politique.
J'ai du, là aussi constater ce que l'économie capitaliste
sans contrôle peut produire de pire ou de non-sens. Depuis
des décennies, les habitants à l'Ouest de Caracas
attendent ou se battent pour un changement, qui nous ramène
à deux générations au moins en arrière
sur le plan des acquis sociaux et scolaires. Le vocable de lutte
des classes dans cette partie du monde n'est pas un mot, c'est
la raison même des évolutions connues au sein des
Etats-nations, et il y a encore peu sous nos latitudes. Les Vénézuéliens
n'ont besoin de rien, sauf de l'essentiel, et à faire
valoir leurs droits, comme nous autres.
Oui. Il n'y a pas à
le nier. Il existe une situation d'insécurité prégnante.
À partir de certaines heures de la nuit, les habitants
de Caracas sont cloués chez eux et derrière le
poste de télé. Pour autant, il ne faut pas croire
que certains à l'Est ne s'amusent pas. La minorité
aisée du pays et les branchés locaux connaissent
une vie nocturne. Il existe une criminalité forte, et
sans entrer dans une explication du pourquoi, j'ai pu observer
plusieurs fois de près cette violence. La police locale
(dite métropolitaine) est certainement un des rouages
les plus corrompus du système vénézuélien.
Son comportement agressif à l'égard des jeunes
a de quoi vous glacer le dos. Des attitudes très violentes
constatées en plein coeur de l'action, compte tenu du
fait que je résidais à deux pas du commissariat
local. Je fus témoin de contrôles brusques, et même
de l'utilisation d'une arme à tir paralysant sans la moindre
sommation. Une police bien plus active qu'elle ne l'est dans
la lutte contre les têtes des réseaux mafieux. Comble
du malaise, si vous êtes pris en tort, tel un racket organisé,
votre faute peut se résumer à payer le silence
de votre interpellateur. Je vous laisse imaginer comment faire
régner un soupçon d'ordre public ? Si l'exemple
est contraire au respect de la légalité et vient
directement du poste de police ! On pourrait plaisanter sur la
question de l'ordre dans cette nation. Le souvenir entre autre
d'un Chavez (à la télé) hilare, quand il
pensait à la discipline de ses concitoyens (en comparaison
à celles des cubains). Il n'existe pas une indiscipline
généralisée, mais c'est un pays où
l'incivisme est fort. Sauf exception, la première des
violences est avant tout sociale. Pas besoin de connaître
l'oeuvre de Marx ou de Hugo, c'est criant.
Il existe en Amérique
Latine des écarts de richesses gigantesques, avec 5 à
10 pour cent de personnes qui vivent dans l'aisance. Mais l'immense
majorité est confrontée à un système
de subsistance. Celui de la survie et du « comment chacun
peut-il sauver sa peau ? » Terrain ouvert pour une petite
criminalité forte en maillage avec les mafias continentales,
notamment colombiennes. Vols, drogues, enlèvements, rackets
sont l'usuel. Certains en vivent bien et les trafics sont florissants.
On ne peut réduire l'immense majorité de la population
à cet état de fait, et la vie continue en d'autres
termes ou réalités. Rien ne vous oblige à
aller au devant des problèmes non plus, et les pires dangers
que j'eus à craindre furent les chaussées de Caracas
et la climatisation. Je reste encore un peu halluciné
d'avoir découvert l'absence d'une plaque ronde en plein
milieu du trottoir, un petit saut pour ma vue vers cinq mètres
dans le vide et juste la réaction d'en faire le tour.
Pas de protection, un trou béant sur une des plus grosses
artères de la capitale. Oui, les dangers existent, mais
ce ne sont pas toujours ceux que l'on croit.
Hormis ce trait d'humour,
les armes crépitent assez régulièrement,
et la ville ne donne pas un sentiment de tranquillité
pleine et entière aux heures tardives de la nuit. Il est
fait état d'une criminalité de sang entraînant
la mort de 70 personnes par semaine au Venezuela, dont une bonne
part dans la capitale. En comparaison, cette statistique équivaudrait
à multiplier par sept le nombre d'homicides, pour retrouver
la même situation à l'échelle de notre pays.
Le jour, la vie reprend le dessus et il est possible d'arpenter
la ville de long en large sans mettre sa vie en danger. Pas besoin
non plus, comme j'ai pu le lire, d'acheter des vêtements
sur place pour se fondre dans la masse, à vous de vous
déplacer sans habits ou objets onéreux. Comme toute
personne déambulant dans une grande ville, il faut rester
un minimum vigilant, sans pour cela tomber dans la paranoïa
la plus totale On peut pour d'autres raisons ressentir un malaise
: les maisons et leurs protections sécuritaires, le nombre
important de vigiles à l'entrée des grands immeubles,
donnent le la d'un monde reclus et l'on peut avoir parfois l'impression
de vivre un peu en prison. L'insécurité est depuis
longtemps au centre du débat politique. Ce fut le cas
lors de la dernière campagne, en octobre 2004. Une fois
de plus, on reconnaît un trait de la globalisation : seules
les thèses sécuritaires font recette et c'est probablement
ce qui choque le plus au sein du gouvernement chaviste.
Jesse Chacon, le ministre
et jeune loup à l'Intérieur a des traits communs
avec notre Sarkozy. Son discours de campagne et ses actes au
lendemain du scrutin sont assez proches des volontés du
populiste français de droite, lors de sa présence
à la sécurité publique. Pareillement, il
n'est jamais très loin d'un objectif de caméra
et d'un micro, ce qui est normal pour un ancien ministre de l'information.
Jesse Chacon mettant en place des statistiques hebdomadaires
sur la répression de la criminalité me dérouta
beaucoup. Cette approche mondiale de la sécurité
publique est inquiétante, et à gauche comme à
droite, les accents d'ordre triomphent. J'ai pu constater l'exploitation
des images de criminalité comme un des forts des télévisions
d'infos privées en Amérique du Sud. Toujours entre
deux pages de publicités, on aime le sensationnel, le
sang frais, recenser les crimes, voire faire mieux que les polices
nationales en matière statistique. Les images ne manquent
pas, ce qui attire les voyeurs en mal de souffrance, ce que l'on
dénomme un public captif. Les espaces de reportages sont
nombreux et l'on exploite la ficelle sans ménagement.
Une réalité sociale, qui à elle seule suffit
à comprendre pourquoi de telles différences poussent
une minorité à se jouer de la loi. La justice fut
longtemps et reste en partie une justice de classe.
J'aurais aimé lire
des ouvrages un peu plus judicieux et capables de s'ouvrir à
toute la société vénézuélienne.
Bien que très anarchique, c'est un peuple digne, fier
de son équipe nationale de football, même si elle
prend souvent des pâtés face aux brésiliens.
On arbore ses couleurs politiques ou nationales, le maillot de
l'équipe de base-ball local. Les caraqueños aiment
le kitsch, le voyant, l'insolite et épousent les diverses
origines nationales et coloniales. Nous sommes au pays de la
salsa, les cuivres brillent. La danse est un art de vivre et
les tubes romantiques musicaux du moment sont repris à
tue-tête comme la note très impressionniste et mystérieuse
de cette contrée.
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II - Précautions d'usages |
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Armée et pétrole
sont quasiment deux Etats au sein même de l'Etat vénézuélien
et ces deux institutions ont modelé le paysage économique,
social et éducatif du pays. Il y a de quoi en surprendre
plus d'un, en tout cas toute personne réfractaire aux
institutions militaires. L'armée a depuis longtemps une
place dans l'éducation des enfants, jusqu'au sein des
universités. C'est en allant à une rencontre entre
les responsables de L'Université Bolivarienne du Venezuela
de Caracas (UBV) et les étudiants, qu'à ma grande
stupéfaction, je découvris le Vice-Recteur en la
personne du général Goncalves. Présent à
Caracas depuis 6 semaines, son discours provoqua chez moi une
gêne et la venue de doutes sur les discours officiels.
Arborant ses décorations et parlant de discipline, de
morale. Je me demandais si une scène aussi burlesque était
possible en France ? Peu importe, j'en retenais un public peu
nombreux (200 étudiants sur 5000) et surtout dans l'ensemble
volatile. Malgré notre Général, proclamant
que l'UBV était la meilleure université du monde,
vantant l'importance des uniformes, etc. En face, chez les étudiants,
hormis quelques inconditionnels, l'adhésion à l'ordre
ne faisait pas recette. De plus, ils avaient été
coupés dans leurs questions à la Rectrice (une
civile) par l'arrivée tardive de cet officier s'emparant
de la parole de manière assez cavalière. Il y avait
là quelques contradictions de la société
vénézuélienne, qui sont nombreuses et parfois
trompeuses. Pour exemple, beaucoup d'enfants de classes sociales
défavorisées rejoignent les rangs de l'armée
ou de la police, mais ce n'est pas par engouement patriotique.
Ces deux administrations sont les grandes pourvoyeuses d'emplois
publics et de promotion sociale. Cette imbrication particulière
entre l'Etat et des forces répressives a un rôle
d'ascenseur social, et donne à cette nation une réalité
pour nous, pour beaucoup oubliée ou étrange. Bien
qu'à se référer à notre propre Histoire,
la France a connu et connaît encore socialement des faits
similaires.
Il y a au Venezuela comme
un rêve d'ordre et de discipline, dans une enveloppe portant
le nom du père de la nation, Simon Bolivar. Un jeune contemporain
de Napoléon Bonaparte, un passionné de conquêtes
tricolores et de grands territoires. Un sang mélangé
augurant du visage de l'actuelle population, jeune et créole.
Nonobstant le ciment mythique et mystique d'une nation en quête
de mémoire. Cette identification très guerrière
est un aspect de caractère relativement contradictoire
avec la société vénézuélienne
actuelle, et possiblement passée. Imaginez-vous le nom
de Bonaparte et sa bobine en tout lieu dans les institutions
publiques en France ? Ce serait cocasse et dérangeant
à la fois. Depuis juin 1968 et la promulgation d'une loi
propre à Simon Bolivar, il existe une obligation pour
un Vénézuélien lambda et les résidents
étrangers de vénérer le « glorieux
» personnage. À côté de ces anachronismes,
les Vénézuéliens sont au diapason de la
modernité actuelle. S'il peut exister des différences
culturelles, les habitants de la capitale sont à l'extrême
opposé de cette image de rigidité. Et il ne faut
surtout pas confondre les élites de ce pays avec la population,
car il y a un véritable fossé social.
La notion de révolution
est à prendre tels certains échos des républicains
de 1792 et de 1848, dans lesquels République était
synonyme de révolution. Tout ce qui est bolivarien est
par essence révolutionnaire et même le père
de la sociale démocratie vénézuélienne
Romulo Betancourt était « révolutionnaire
». Tout ce qui vient bousculer l'ordre capitaliste de Caracas
à Montevideo fait partie de cette espérance républicaine
et est rapidement classifié sous le terme de « communiste
», et son pire pendant local de « castriste ».
Pour invalider ainsi toute démarche constructive, on objecte
aux forces de gauche les plus réformistes une fin de non-recevoir
en les diabolisant. Le processus bolivarien est à suivre
en tant qu'expérience unique, sans véritable équivalent.
Pour interrogation, est-ce une voie possible pour mettre fin
au cynisme, à la corruption et aux violences sociales
? Qui sait ? La raison va-t-elle enfin poindre dans la tourmente
des idées ?
De nos jours, on retrouve
au Venezuela une combativité politique un peu perdue en
Europe. Il faudrait, pour retrouver un univers politique comparable
en France, revenir aux débuts de la troisième République,
et aux sources de la Commune de Paris. L'affrontement est à
vif. Il est difficile de ne pas prendre parti pour un camp ou
pour un autre. Sans vouloir faire oeuvre d'objectivité
à tout prix. Face à une presse française
dans laquelle les journalistes se transforment sans discernement
en porte-parole des rapports de force locaux, j'ai cru possible
de porter un autre regard, et de ne pas me laisser endormir par
les discours propagandistes ou dominants. Comme dans toute démocratie,
il y a une opposition et une majorité, et les débats
sont plus que tendus. Ils peuvent aller jusqu'à des affrontements.
De 1989 à 2003, ce pays a connu de fortes tensions. Les
institutions de la quatrième République vénézuélienne
furent gangrenées par la corruption au sein des deux principaux
partis ayant gouverné de 1959 à 1988 par alternance.
Selon les indicateurs de la Banque Mondiale, en 2000, le phénomène
classait le Venezuela au huitième rang international pour
la corruption de son système politique et économique.
Depuis la non-révocation
de Hugo Chavez en août 2004, nous sommes entrés
dans une période plus calme, mais le magma couve. Le dernier
trimestre 2004 a connu la mort accidentelle de quatre généraux
et l'assassinat du procureur de la république Danilo Anderson.
Il avait en charge des dossiers sensibles sur la corruption.
Un jeune avocat connu pour son engagement et sa probité,
aujourd'hui mis en cause dans des pratiques douteuses. Il aurait
abusé de son pouvoir de magistrat. Il a sauté,
piégé dans son propre véhicule. Sa mort
a affecté nombre de partisans de Chavez, qui voyaient
en lui un personnage emblématique du changement, et une
possibilité de transparence. La CIA et les paramilitaires
colombiens sont fortement soupçonnés d'y avoir
mis leurs pattes, jusqu'à y voir un pseudo-agent israélien.
Pour le moment, rien n'accrédite cette thèse gouvernementale.
Par ailleurs, qui pouvait penser que le renversement raté
de Chavez en avril 2002 ait été téléguidé
de l'extérieur ? Qui croire, quand au Venezuela se déroule
une guerre entre médias du pouvoir et de l'opposition
? À quelles sources se fier ?
L'ennui est que tout cela
ne nous dit rien sur la façon dont le pouvoir en place
comme son opposition participent à l'ambiance générale
de désinformation. Un phénomène en rien
particulier à l'échelle de la planète, plutôt
une réalité où le message propagandiste
et publicitaire domine. Le gouvernement chaviste est lui-même
en prise aux dérapages sécuritaires, à la
course médiatique aux révélations. Souvenir
de quelques images sur une descente de police dans l'école
israélite de Caracas et l'arrêt des cours pour un
millier d'enfants plusieurs heures durant. La bombe ayant tué
Danilo Anderson était soupçonnée être
de fabrication israélienne. Un des suspects principaux,
un individu de confession juive ayant traîné dans
les locaux de l'école, il était soupçonné
d'y avoir sa planque. Résultat, la police fit chou blanc.
C'est un peu le problème de traiter dans l'urgence via
des chaînes de télévisions d'un dossier déchaînant
les passions. On tient la piste, et patatras !, un petit dérapage.
Le tout s'achevant sur l'image du grand rabbin de Caracas, nous
expliquant sur Globovision (chaîne privée d'info)
son amour des plats locaux et des « arepas » (pain
de maïs et plat national) ; et sur une chaîne nationale
d'Etat (Canal Ocho), je découvrais une bande-annonce contre
l'antisémitisme.
On peut se demander où
s'arrête la réalité et où commence
la fiction ? Comment trouver des informations qui ne sont pas
trop manipulées ? Comment pouvoir dans ce fatras énoncer
ou faire surgir quelques vérités ? Les questions
qui traitent d'une histoire prise à chaud sont un peu
condamnées aux hypothèses. Il y a toutefois des
présomptions, de trop forts doutes pour que tout soit
blanc et limpide, et à terme, rien ne permet de penser
que la guerre civile ne refasse surface en des termes plus violents.
Reflet assez terrible du pouvoir et de ses pratiques faussement
propres, il y a là à s'interroger sur un fait très
universel. Le Venezuela est un bon catalyseur des difficultés
de notre monde et du nouveau siècle. S'il existe un côté
opérette sur fond de manipulation des masses, comment
agir pour soutenir ceux qui veulent le changement sans tomber
dans le matraquage de la communication politique ? Attention
! Dès qu'un pouvoir s'empare de la morale, il faut s'attendre
à un dévoiement de cette morale.
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Le Venezuela est-il en
mesure de soigner ses plaies ? Arrivera-t-il à s'apaiser
? Le « De Gaulle vénézuélien »
(titre d'un article canadien en 2000) peut-il agir sur une misère
chronique touchant un quart de sa population ? Élèvera-t-il
le niveau de vie général de tous les travailleurs
de son pays ? Vaste entreprise, où Hugo Chavez prône
le « poco a poco », tant les enjeux sont vastes et
sa marge de manoeuvre réduite. Avec un discours très
radical, le gouvernement reste pourtant économiquement
dans les clous du Fond Monétaire International. Il gère
une économie capitaliste comme bon nombre de dirigeants
politiques de cette planète. On peut noter depuis deux
années consécutives une embellie, un très
léger recul du chômage et une inflation mieux contrôlée,
un début de reconnaissance du commerce informel et de
très beaux chiffres de croissance. Le « rebelle
» (prose du Figaro) ou le « populiste de gauche »
(prose du Monde et de Libération) s'en sort haut la main,
et son pouvoir est difficilement contestable. Comment ces journaux
qui en font tant sur les droits de l'Homme peuvent-ils s'arroger
le droit de condamner avec tant de hargne un homme incarnant
le pays réel ? Où peuvent-ils aller chercher leurs
sources d'informations, se demande-t-on avec un brin d'ironie
? La cause provient probablement de leur guide de voyage. Voilà
la raison de ces prises de positions, plus que leurs capacités
à écrire des analyses de fond sur cette société
originale et riche d'enseignements sur l'état du monde.
C'est une société
difficilement assimilable à la notre, et ce pour de nombreuses
raisons : son Histoire, sa latitude, ses influences culturelles
et religieuses. C'est une nation depuis presque deux cents ans,
et certaines empreintes remontent jusqu'à 17.000 ans en
arrière. Il en résulte un mélange culturel
vif, explosif si l'on tient compte de la place de l'Occident
dans ce brassage de cultures. Il en va principalement d'une histoire
où de nombreuses souffrances se sont accumulées.
Elles commencent à peine à se dire, ou à
s'écrire. La société vénézuélienne
a été maintes fois victime de ses élites
politiques et militaires. Les repères de ce monde sont
assez uniformisés, et parfois, on se demande si l'on n'a
pas atterri dans une caserne. Il s'agit là d'un fantasme
national, un rêve d'ordre dans une nation où individualisme
rime souvent avec égoïsme. Un fait imputable à
la consommation de masse et à ses excès. Mais heureusement,
chaque individualité répond à un vieux fond
anarchiste pouvant prêter à sourire au vu des nombreux
désordres de la nation.
La question spirituelle
est très présente, et c'est même assez déroutant
pour un non- croyant, le mélange de spiritisme hérité
du Vaudou et de fois chrétiennes ne fait pas des habitants
des fanatiques religieux. Les Vénézuéliens
peuvent néanmoins être perméables à
certaines caricatures de Jésus de Nazareth saignant sur
la croix. Les statuaires religieuses du pays sont très
explicites sur sa souffrance, et l'on devine les caricatures
et excès fondamentalistes sur le « peuple déicide
». Le film de Mel Gibson « la Passion du Christ »
a enregistré en 2003 le record d'entrées lors de
sa diffusion en salles. L'antisémitisme trouve un écho
supplémentaire avec le conflit entre israéliens
et palestiniens. Là-bas pas plus qu'ailleurs, nous n'échappons
à la transposition de certaines questions internationales
et religieuses. Le négationnisme trouvait même chez
un proche conseiller de Chavez un écho particulier. Argentin
d'origine, Norberto Ceresole était connu pour des thèses
négationnistes. C'était le « Roger Garaudy
» latino, ancien stalinien converti aux thèses révisionnistes,
et en France, lors de sa disparition, ce sont les réseaux
de la Vieille Taupe qui feront écho à son décès
sur Internet.
Cette atmosphère
plus que malsaine n'est pas récente en Amérique
Latine. Il existe une communauté immigrante issue d'Allemagne
après 1945. Elle y dispose d'authentiques villages, des
ressources économiques non négligeables, et même
de moyens de communications. Le Venezuela subit lui aussi cette
influence culturelle, que l'on ne peut de prime abord soupçonner
dans une société caribéenne au sang mélangé.
Que dire, vu d'Europe, sur un phénomène très
américain ? Pourquoi tant de permissivité se demande-t-on
? Terre d'asile au Nord comme au Sud, le continent a ouvert la
porte à de nombreux dignitaires nazis et à leurs
familles (au Brésil, en Argentine, au Chili, aux Etats-Unis,
). Conseillers et initiateurs des régimes dictatoriaux,
les fascismes latins ont trouvé là des méthodes
et un terrain d'exercice pour des pratiques venues d'outre-atlantique.
Cette réalité a été constatée
à plusieurs reprises, et sans qu'on lui donne trop de
publicité. Dans une société reconnue pour
sa mixité « génétique » et son
ouverture aux différences, le culte de la blondeur et
de la peau blanche n'est pas une problématique insignifiante
au Venezuela. Mais de là à en faire un complot
mondial Rouges-Bruns, c'est établir un peu rapidement
un lien avec des réseaux nauséabonds.
Hugo Chavez et son parti
est « un attrape tout », son gouvernement de même.
Il a su s'entourer de gens très à droite, mais
également de gauche. À la Chambre l'alliance des
députés à gauche est, elle, très
hétéroclite. Elle va des anciens mouvements guérilleros
aux opportunistes, c'est aussi un autre versant ou visage de
ce pays. Son histoire politique n'est pas linéaire et
a donné lieu à de nombreuses scissions, notamment
au sein d'Action Démocratique et du Parti Communiste (de
1958 à nos jours). Difficile de faire l'état des
lieux d'une société atomisée, et le phénomène
Chavez ne participe pas à en faire une lecture simplifiée.
Son mysticisme et son discours politique peuvent passer pour
du populisme. De quel mal souffre cette société
pour s'incarner de la sorte en un nouveau libérateur ?
Pourquoi la grande majorité s'engouffre-t-elle si rapidement
dans la brèche ?
Ce qui marque comme une
des premières évidences, c'est à quel point
les Etats-Unis ont participé à la paupérisation
intellectuelle de ce pays, pas uniquement en lui volant les richesses
de ses sous-sols, mais en exportant un modèle impropre
de consommation, niant sa diversité culturelle. La population
a dans sa majorité des capacités de consommer plutôt
restreintes. Elle n'échappe pas aux publicités
souvent calamiteuses. La mode comme partout est stéréotypée,
et ressemble à l'uniformisation de la planète au
goût de l'Empire. Je n'ai pas pu constater que cette société
souffrait de ne pas pouvoir s'exprimer, étouffée
par un régime sous influence castriste. C'est même
un pays où il importe de se méfier des excès
du langage. L'affect n'est jamais très loin, en comprendre
les profondeurs permet de saisir une part des maux, ainsi que
la distance à parcourir entre fantasme et réalité.
En avril 2002, le pays
a échappé de peu à une guerre civile. Il
s'y déroula pendant 48 heures un coup d'Etat dictatorial,
appuyé et agencé par l'ancien franquiste Juan-Maria
Aznar. C'est de la bouche même du Ministre espagnol socialiste
des Affaires Etrangères que sortit cette information de
première importance (pendant le déplacement de
Hugo Chavez en Espagne en novembre 2004). La nouvelle trouva
un fort écho dans les médias, et fit un peu l'effet
d'une bombe. Plus exactement, le début de la fin d'un
mensonge, d'une omission supplémentaire de la part de
l'ancien Premier Ministre. Indéfectible soutien en Europe
de George Bush, Aznar a consciemment oeuvré au Venezuela
pour un renversement autoritaire. Il a tenu informé Washington
de ses plans avec les franges les plus extrémistes de
la droite vénézuélienne. L'opposition n'a
jamais admis la possibilité de transformer ce pays et
d'abandonner les pratiques souterraines. Elle ne voulait pas
d'un pouvoir annonçant la fin des fraudes et les détournements
d'argent publics et privés. Elle était encore moins
favorable à la condamnation de ceux qui pendant des années
ont utilisé à leur profit la manne pétrolière.
L'opposition, lorsqu'elle était au pouvoir, ne s'est pas
préoccupée du sort des services publics. Elle a
même participé à leur délitement dans
les quartiers populaires. Elle a favorisé un monde à
deux vitesses avec beaucoup de pauvres et très peu de
riches, sans à aucun moment résorber les disparités
sociales.
Il y a environ 30 ans,
l'assommoir néo-libéral a fermé la parenthèse
d'un début avorté d'Etat-providence. Les Vénézuéliens
ont vu la fin de tout progrès en matière d'éducation
et de soins médicaux, la chute vertigineuse de leur monnaie
et du pouvoir d'achat, ainsi qu'un chômage massif. Il fallait
3 bolivars pour un dollar à la fin des années 70,
il faut aujourd'hui au change 2000 bolivars pour le même
billet vert. Des bouleversements dus à une incapacité
à construire un système de redistribution des richesses.
En 1975, la nationalisation des pétroles n'a pas vraiment
conduit à une totale indépendance, et jusqu'à
l'accession de Hugo Chavez au pouvoir, c'est sous les lambris
de la Maison Blanche qu'était désigné le
patron de PDVSA, l'entreprise nationale des pétroles vénézuéliens.
Quand cela a pour effet de conditionner 80 pour cent des exportations,
vous touchez du doigt la fragilité d'une économie
sous tutelle coloniale, et ce depuis plus d'un siècle.
Comme vous l'expliquent
inlassablement les manuels de géographie, c'est un pays
contrasté. À l'image d'un homme, d'une société
à deux faces, les situations politiques sont-elles pour
autant toujours manichéennes ? Les canaux médiatiques
sont surtout les premiers responsables de certains leurres. Comment
établir un autre équilibre, penser le peuple comme
souverain et acteur du changement ? Rien n'est vraiment dit sur
cette population en mouvement. Se limiter à certains écrits
restreint les possibilités d'analyses, si le pour et le
contre est de chaque côté sous influence. Chacun
à sa part de vrai, de faux, aucune critique ne doit éliminer
l'autre. Mais doit-on pour autant taire les déséquilibres
? Faire une description d'un monde si étranger au pays
de Descartes, pousse justement à prendre en compte tous
les aspects, bons ou mauvais. Il n'y a pas de jugement à
porter. Dresser un état des lieux est un peu présomptueux,
faire acte de raison sur l'un des derniers El Dorado du monde
tourne parfois à la farce. Dans ce déluge médiatique,
chaque prosateur est bien sûr persuadé d'avoir la
réponse, quand tout cela relève plutôt du
questionnement sur un monde trouble.
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IV - Quelques réflexions géopolitiques |
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Au Venezuela, entre le
mythe et la perception de la société moderne, il
y a un regard historique un peu trop complaisant avec les grandes
figures de la nation, trop souvent des hommes en armes. Cependant,
c'est aussi comprendre l'héritage d'une violence qui remonte
à l'arrivée des espagnols au XVIème siècle,
des luttes de pouvoir pour la domination des sols et ceux qui
vivaient dessus. Les populations d'origine furent spoliées,
décimées par les maladies, et ensuite anéanties
par l'envahisseur hispanique. De nos jours, l'indigénat
au Venezuela représente à peine deux pour cent
de la population. Parmi ce petit demi-million de survivants,
on recense environ 15 ethnies dont les plus connues sont les
Yanomanis et les Caraïbes. On dénombrait une quarantaine
de langues indigènes, et cette variété linguistique
est en voie d'extinction. Il reste cependant une grande diversité
culturelle représentative des peuples locaux d'avant 1492.
Des pans de mémoire perdus sur fond de massacre colonial,
d'asservissement par l'importation d'esclaves noirs. Les grandes
souffrances de ce qui en ce temps fut un choc de civilisation,
un Holocauste sans comptabilité. 50, 60 millions de morts
ou plus, on ne sait pas trop. La conquête du nouveau monde
s'est soldée par un génocide silencieux. Les puritains
castillans pillant les richesses et posant les bases de 500 ans
et plus de colonialisme.
Si le mythe bolivarien
tient une telle place dans les évocations patriotiques,
c'est qu'il fut une courte parenthèse d'émancipation.
Et puis, Simon Bolivar (contemporain de Toussaint Louverture
en Haïti) doit certainement beaucoup à son aîné
et compatriote, Francisco de Miranda. Présent en 1776
aux Etats-Unis au moment de la guerre d'indépendance,
on le retrouve plus tard aux côtés des républicains
français à Valmy en 1792 et en Belgique en 1793. Si l'on
apprend en cours d'Histoire le soulèvement des peuples
et des nations en Europe occidentale au dix-neuvième siècle,
il se passe à la même époque en Amérique
latine un mouvement d'émancipation comparable. Lui, se
libérant de 3 siècles de soumission à la
couronne d'Espagne. Mais les chemins de la liberté et
les rêves d'expansion ne serviront pas à l'établissement
d'une république conduite par les civils, au service d'un
idéal démocratique. Simon Bolivar verra son rêve
de Grande Colombie s'effondrer, pour connaître la proclamation
d'un Venezuela indépendant de Bogotá. De chefs
militaires en dictatures, tout ce que lourdeur militariste peut
vouloir dire pour un peuple soumis aux uniformes fut de mise
pendant de longues décennies. Un condensé de l'histoire
de trop nombreux dictateurs en charge des destinées du
pays jusqu'au milieu du vingtième siècle.
Le travail des historiens
sur le Venezuela n'est pas chose aisée. Une grande partie
de sa mémoire a été éliminée
purement et simplement, et d'autres archives ont pris depuis
longtemps la route de l'exil. Particularité de son Histoire
du vingtième siècle, qui commence en 1935 Faute
de fonds historiques conservés, nous avons là une
réalité propre : l'autodafé. Au pouvoir
de 1908 à 1935, le dictateur Juan Vicente Gomez avait
une haine viscérale de la culture, et tout ce qui pouvait
concerner l'éducation devait être réduit
à néant. Sur les traces de leurs aînés,
de nombreux intellectuels et militants de gauche s'exilèrent
pour ne pas être éliminés. Cette nation sera
marquée jusqu'en 1958 par des régimes dictatoriaux.
Il faudra attendre la présidence de Romulo Betancourt
pour voir se créer des archives au sein du palais présidentiel
de Caracas (Miraflores). L'oppression, et notamment les émeutes
étudiantes de 1928, pousseront certains intellectuels
phares du moment, comme Salvador de la Plaza ou Gustavo Machado
à fuir au Mexique. Ils contribuèrent à la
naissance d'une nouvelle génération engagée
contre le régime de Gomez et très à l'écoute
du mouvement communiste international. Un marxisme latin qualifié
de tempéré sera fondé dans l'expatriation
des élites démocratiques du pays. Certains, comme
Betancourt ou Raul Leoni (futurs présidents) prendront
progressivement leurs distances avec le dogmatisme stalinien
du moment, en se rapprochant des thèses sociales démocrates.
À partir de 1935
s'engage une nouvelle période, dite « de transition
démocratique ». Il faudra attendre encore 23 ans
pour voir émerger une démocratie pleine et entière,
à l'exception d'une courte parenthèse de 1945 à
1948. L'idée de transition est dans la reconnaissance
et l'autorisation des premiers syndicats et partis politiques.
L'étau se desserre un peu économiquement et socialement,
mais fondamentalement, c'est toujours l'armée et la répression
qui dominent. Le 23 janvier 1958, le régime militaire
de Marcos Perez Jiménez est destitué et fait place
aux premières élections libres. Après le
retour des dirigeants exilés est signé le 31 octobre
1958 le pacte de « Punto Fijo ». En 1961 sera adoptée
la Constitution de la quatrième République. Romulo
Betancourt, du parti de l'Action Démocratique, sort vainqueur
des élections présidentielles. Il sera la cible
de plusieurs attentats durant son mandat. Face à Cuba,
il prend ses distances, engage des relations avec Washington
et se met à dos l'opposition révolutionnaire pro-castriste
de l'époque.
S'ouvre ensuite l'ère
des alternances entre les sociaux-démocrates (notamment
A.D) et le parti Social Chrétien (Le COPEI) jusqu'en 1993.
Sous le mandat de Raul Leoni, on constatera quelques avancées
sociales. Pour exemple, entre 1950 et 1966, l'analphabétisme
est réduit de plus de moitié et l'espérance
de vie augmente de cinq années. Sous les différents
mandats, le pays connaîtra des réformes de structures
visant à dynamiser l'économie interne et allant
peu à peu vers le contrôle total des ressources
minières et énergétiques, favorisant l'existence
de services publics scolaires et sanitaires de qualité.
C'est aussi jusqu'au milieu des années 1970 un essor économique
sans précédent. La guerre du Kippour en 1973 fait
s'envoler les cours du pétrole. Carlos Andres Perez annonce
à sa nomination qu'il ne sait pas quoi faire de tout cet
argent ! C'est la naissance d'un salaire minimum, ainsi que la
création de PDVSA, l'entreprise nationale des pétroles
vénézuéliens. Le président C.A. Perez
voit pour son pays un destin comparable à celui de l'Arabie
Saoudite, et endette fortement le pays dans des projets mégalomaniaques.
Son successeur du COPEI
déclarera le pays sous hypothèques. Commence alors
le début de la lente décomposition des institutions
de la quatrième République. C'est aussi majoritairement
dans les pays d'Amérique Latine qu'à cette même
époque s'organise la chasse aux marxistes de tous horizons.
Nous entrons dans l'ère Carter aux Etats-Unis, les démocrates
américains tournent le dos aux réformes sociales
et défendent les nouvelles thèses économiques
libérales. Avec l'augmentation du prix du pétrole
s'est installée internationalement une crise économique
sans précédent. Au Venezuela, seule une petite
minorité va profiter du tournant économique. Il
en résulte surtout un détournement massif des richesses
du pays et le retour des répressions politiques. Les crises
financières se succèdent, les alternances se ressemblent,
et en 1992, deux coups d'Etat tenteront de mettre un terme à
la gabegie financière et étatique. La levée
des taux de changes, la libéralisation de l'économie
tournent le dos aux idées de plein emploi. C.A. Perez
s'engluera dans les scandales financiers et les trafics d'influence.
Au terme de son mandat en 1993, il sera reconnu coupable par
la justice vénézuélienne de détournement
de fonds.
Répressions militaires
et policières, corruption d'Etat, voilà le résumé
de ce que les Vénézuéliens ont pu endurer
comme épreuves. Aujourd'hui, il ne faudrait pas omettre
les guerres colombiennes de quarante ans d'âge, et la misère
chronique d'un peuple oppressé par un système construit
sur l'iniquité. Voilà les traits forts des régimes
depuis la fin des années 1970, et d'un bipartisme englué
dans les scandales du pétrole. Les Vénézuéliens
n'ont profité que d'une brève période de
progrès social dans les années 60-70. Depuis 1973,
comme partout en Amérique Latine, le joug néo-colonial,
enfant du néolibéralisme et de l'interventionnisme,
agresse les forces de progrès quand elles font preuve
d'indépendance et de liberté. Des milliers de militants
de gauche auront été persécutés,
éliminés, tués à domicile lors de
répressions sanglantes opérées par la police
ou l'armée. Notamment quand survient en 1989 au Venezuela
le pic de la crise financière, avec les émeutes
populaires contre la famine. 1989 et 1990, deux années
de manifestations réprimées par une violence marquant
toutes les consciences dans les faubourgs populaires de Maracay
ou de Caracas. On saisit ainsi un peu mieux pourquoi un certain
lieutenant-colonel et parachutiste tente en 1992 de renverser
le président en place Carlos Andres Perez, sous la gouverne
du Général Ochoa.
Entre le détournement
des richesses du pétrole et l'absence d'une alternative
politique crédible avec les partis sociaux-démocrates
ou chrétiens-démocrates, qui pouvait faire entendre
une voix différente, en profitant du chaos, si ce n'est
un homme un peu hors norme et incarnant le visage du Venezuela
moderne et classique ? Mais attention !, ce sont les milieux
populaires qui ont choisi de s'organiser, de riposter, de dire
non à l'ancien régime, et de résister physiquement
au coup d'Etat en avril 2002. Si la droite locale a passé
son temps à déstabiliser le nouveau régime
démocratique depuis 1998, à chaque fois, elle a
subi comme réponse cinglante des urnes de lourds échecs.
Il ne faudrait pas prendre les Vénézuéliens
pour des idiots. Si l'expression « lutte des classes »
n'a plus vraiment de résonance dans l'hémisphère
nord, en revanche au sud, c'est une réalité incontournable.
Cependant, si le président à des accents très
à gauche, c'est en épousant des tonalités
patriotiques d'un autre temps. Il a une perception très
centralisée du pouvoir qui ressemble à s'y méprendre
au fondateur de la cinquième République française.
Les Vénézuéliens en connaissent les limites.
Ce n'est pas le peuple qui est au pouvoir mais un autocrate républicain,
un peu isolé dans ses bulles idéologiques et son
obligation à faire de grands écarts et de périlleuses
citations d'hommes célèbres.
Les Vénézuéliens
ont fait un choix démocratique en donnant au pouvoir nouveau
de larges majorités et depuis 1998, une légitimité
non contestable au Mouvement National pour une cinquième
république, et à ses alliés de gauche C'est
ainsi, et que ça plaise ou non à la bourgeoisie
nationale et aux médias bien-pensants, le peuple vénézuélien
est majeur. Il aurait déserté les urnes, si le
pouvoir ne respectait pas un tant soit peu certains droits essentiels
(nourriture, logements, soins, éducation, culture). Une
marge de survie dans un Etat où les besoins sont bafoués.
Si tout ne va pas au mieux, le soutien populaire reste massif
et les réformes agissent peu à peu dans un quotidien
bien enraciné dans la précarité, comme une
soupape sociale.
Il importe de resituer
le Venezuela et sortir d'un débat vide de sens sur son
actuel président de la République. N'incombons
pas à un seul individu tous les maux. C'est faire peu
cas de la citoyenneté et de la responsabilité partagée
avec d'autres. Tout n'est pas universel, comme le politique l'était
en d'autres temps, mais c'est le seul moyen dont nous disposons
pour saisir les faits. Il est possible de comprendre autrement,
d'agir autrement, d'analyser des enjeux en leur donnant un contenu
prospectif. Un Etat avec de telles réserves pétrolifères
et gazières n'est pas neutre à l'échelle
planétaire. Surtout, il ne faut pas sous-estimer les conséquences
d'une nouvelle déstabilisation de cette partie du monde.
De plus, nous savons que d'ici à quelques décennies,
les réserves vont se tarir, les énergies fossiles
déclinant à grand pas. Les crispations vont aller
crescendo, et si nous ne limitons pas nos besoins ou ne favorisons
pas d'autres types d'énergies non polluantes, le scénario
catastrophe se profile. En attendant, il faut rester attentif,
ne pas alimenter qu'un seul point de vue critique.
Hugo Chavez Frias ne convient
pas au département d'Etat américain, les pressions
sont fortes et un tiers de l'apport en pétrole aux consommateurs
étasuniens provient de cette région du monde. Malgré
ses succès électoraux, il reste dans la ligne de
mire, même s'il dispose d'un capital de sympathie à
faire pâlir de nombreux dirigeants européens. Si
le danger est moins patent depuis le scrutin d'octobre 2004 donnant
une large majorité aux proches du président (gouverneurs
et maires), les maux de la société vénézuélienne
sont loin d'être légers. Les USA n'agissent pas
comme en Irak, de manière frontale. Ils interviennent
au sein de leur domaine privé, si besoin est, par voisin
interposé. Poussant même le président de
la République de Colombie, Alvaro Uribe, à condamner
des atteintes sur le territoire du Venezuela par des paramilitaires
colombiens, découverts pour certains dans une luxueuse
demeure en compagnie d'un opposant local notoire.
À tout moment, le
Venezuela peut couper le robinet, et ce qui vient de se produire
récemment avec la Colombie, à savoir l'arrêt
du transport transfrontalier du pétrole en janvier-février
2005, montre les désordres qu'engendreraient aux Etats-Unis
l'arrêt de l'approvisionnement par cet Etat d'un tiers
de ses besoins annuels. Moyen de pression d'une part, et de l'autre
une haine viscérale des rebelles chavistes. Les stratégies
politiques de chaque camp ont des tonalités guerrières.
Mais ici, qui peut analyser sous un autre jour cette complexité,
à la fois historique et géopolitique ? Qui nous
donne à lire des éléments d'informations
sur ce volcan en activité ? Il se déroule et se
profile à l'échelle du continent américain
des risques importants d'embrasements. Il ne faut pas sous-estimer
d'autres risques en rien naturels, tels que les accents nationalistes
de chaque bord. Ils devraient nous alerter sur certaines incidences
et dangers présumés.
Au sud-ouest du Venezuela,
ce qui se passe tout le long de la frontière colombienne
depuis de longues années gangrène les relations
entre les deux Etats. C'est un quasi-conflit qui s'y déroule,
les révolutionnaires et paramilitaires colombiens faisant
du Venezuela une base arrière du combat qui se déroule
depuis 40 ans en Colombie. Les régimes, tous deux démocratiques,
sont fondamentalement opposés sur la conduite globale
à adopter en Amérique Latine. Ils représentent
à l'échelle du sous-continent latin le fond de
l'opposition entre la gauche et la droite, au travers de ses
contradictions les plus radicales. En Colombie, la manne financière
chapeautant la guerre aux narcotrafiquants se traduit par un
alignement complet sur les décisions prises à Washington.
Certaines forces révolutionnaires, depuis l'écroulement
des Etats communistes européens de l'Est, s'appuient sur
le vide du temps et l'enlèvement d'êtres humains
sert de monnaie d'échange. La praxie révolutionnaire
se combinant à du brigandage, il y a dévoiement
de finalités prétendument au service du peuple.
Vénézuéliens et Colombiens supportent un
mal commun, et les voies de leur émancipation restent
pour le moment un enjeu à très hauts risques.
Nous sommes en chasse gardée.
Tout ce qui tout touche politiquement à l'Amérique
latine est une affaire concernant directement la Maison Blanche,
ses services secrets pour la basse besogne, et l'armée
pour le nettoyage de ce qui fait ombre. Néolibéralisme
et néo-républicanisme s'opposant de la sorte sur
la place publique sur le rôle du grand frère américain,
voilà qui fait désordre dans la région.
Les limites frontalières du Venezuela avec la Colombie
recensent année après année des dizaines
de morts civils et militaires. C'est un état de guerre
quasi-permanent, et l'achat récent de matériel
militaire russe par le gouvernement Chavez, notamment des armes
et avions, n'augure rien de bon quant à un réchauffement
des relations diplomatiques sur le long terme. Longtemps, il
a existé une haine entre le peuple allemand et français.
Il y a des similitudes entre les deux voisins sud-américains.
La xénophobie est
le triste reflet de ces deux nations, à l'origine commune
(La grande Colombie avait des les frontières qui s'étendaient
jusqu'au Pérou), qui ont cherché en leurs frontières
un fond patriotique pour se distinguer l'une de l'autre. Pour
exemple, l'apprentissage du militaire Vénézuélien
pourrait se résumer à « un bon colombien
est un combien mort ». Il existe des couplets militaires
en rien innocents sur l'ennemi à tuer, parfaitement identifié,
qui sont chantés au sein des casernes de la Garde Nationale
vénézuélienne. Les Colombiens : l'ennemi
de toujours. Pour mémoire, nous-mêmes avons eu «
nos boches ». Face à des antagonismes nationaux
bien réels, l'important est de conserver une certaine
lucidité sur ces ardeurs patriotiques. Tant que les nations
s'occupent de l'émancipation de leurs peuples, tout va
bien. Quand elles s'arment, la tentation est d'en faire usage,
il n'y a pas à chercher une statistique. L'Histoire est
jonchée de guerres sur les aveuglements nationalistes.
De plus, les Colombiens immigrent en assez grand nombre au Venezuela,
et la majorité d'entre eux n'a aucun papier. Même
au sein d'une ville cosmopolite comme Caracas, les Colombiens
ont leur barrio (quartier). La Colombie est la principale source
d'immigration du pays, un à deux millions de ces voisins
sont venus gonfler les villes vénézuéliennes
ces dernières années.
Il n'y a pas à s'alarmer
outre-mesure de l'éventualité d'un conflit global
entre ces deux pays, ou davantage, si l'on prend en considération
certaines exagérations du journal Libération. Cependant,
le conflit est sous-jacent, et il n'est pas sûr que les
accords récents, visant à ce que les paramilitaires
de Colombie se retirent, soient suffisants à apaiser les
consciences. Le Venezuela subit cet état de fait, mais
il appuie indirectement les différentes guérillas
avec un soutien relativement clair entre « révolutionnaires
». Les guérillas colombiennes ne pas sont qu'aux
limites de cette frontière commune et concernent aussi
indirectement le Pérou et l'Equateur, plus au sud. C'est
l'un des plus vieux conflits du monde avec plusieurs guerres
et différents groupes (FARC et ELN, pour les plus connus).
Impasse dans les médias, car faute d'être un événement
nouveau, on enterre la question chez nous le plus souvent. Excepté
pour remettre sur le devant de l'actualité une fois par
an la résistance héroïque d'Ingrid Betancourt
et son discours de paix. Ingrid et Carla (sa collaboratrice,
elle aussi enlevée le 23 février 2002) montrent
du fond de la jungle un exemple d'abnégation. Elles souhaitent
une solution politique pour trouver enfin une paix civile. Là
aussi, en Colombie, le bipartisme a produit le pire. Les résistances
civiles finissent trop souvent dans le sang ou la privation de
liberté. Le racket humain est ici quasiment pratique courante,
quand votre vie n'est pas mise à prix (200 syndicalistes
assassinés en 2004).
En fait, il n'y a rien
pour saisir les causes profondes de ces phénomènes,
et encore moins faire intervenir des médiations. C'est
le rapport de force violent qui l'emporte. Il n'y a pas vraiment
lieu de restituer les suaves douceurs de la chaleur tropicale
et le caractère explosif des latins ou de faire du sociétal.
Il n'est pas question de crier au loup, sur le fond, il faut
être vigilant, attentif à des réalités
lourdes de conséquences. Elles n'ont pas commencé
sous Hugo Chavez Frias. Il en est simplement un révélateur.
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V - La situation économique et sociale |
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En 1998, quand Hugo Chavez
a été élu, la situation économique
était mauvaise. Il devait là prioritairement faire
ses preuves et remettre la mécanique en route. Il ne devait
pas non plus trop sortir du cadre fixé par le FMI et la
Banque mondiale. La reprise en main de l'entreprise nationale
des pétroles PDVSA lui a permis en contrepartie de financer
des programmes sanitaires, sociaux et éducatifs. Le Venezuela
est un pays « en voie de développement ».
Son économie est capitaliste, et a connu une croissance
annuelle forte de l'ordre de 10 pour cent en 2003 et 2004. Le
chômage est important et diffère selon les régions,
officiellement aux alentours de 14 pour cent, mais il est probablement
deux fois plus élevé. Il n'y a pas d'assurances
chômage, et de fait, le recensement est approximatif. L'inflation
est de l'ordre de 20 pour cent par an et la dette globale du
pays est de 30 milliards de dollars U.S. Le PIB du pays est de
116 milliards. Le budget représenterait 10 pour cent du
PIB, soit un peu moins que le cumul des déficits des différentes
caisses sociales en France. Et le PNB par habitant est de 4600
dollars par an. En comparaison, il est de 33.000 dollars aux
USA et 25.000 dollars en France.
Cette nation n'est donc
pas la plus mal lotie sur le continent sud-américain Ce
n'est pas un pays pauvre et sans ressources, il n'y a pas l'ombre
d'un doute. L'économie tourne principalement depuis un
siècle autour des gisements pétrolifères
et gaziers, soit 80 pour cent des rentrées financières
dans son passé, à hauteur de 50 pour cent aujourd'hui.
Mais le Venezuela souffre de certains déséquilibres,
notamment agroalimentaires. Il s'agit du résultat d'un
système colonialiste, qui a imposé un fonctionnement
productif, empêchant les productions locales de se développer
en dehors des besoins propres du marché nord-américain.
Et quand on décide de délocaliser dans les années
90 le textile en Colombie, c'est 120.000 personnes qui se retrouvent
tout d'un coup sur le pavé et sans ressources ou alternatives
d'embauche. Ce n'est pas en tout cas une question d'espace, car
avec 912.000 kilomètres carrés, les ressources
sont abondantes, et les possibilités de développement
sont au demeurant importantes. La tâche n'est pas aisée
pour sortir ce pays du système colonial et en faire une
nation moderne. Mettre sur pied une économie de caractère
mixte est l'objectif affiché par son président.
Celui-ci favorise aussi un plus d'Etat dans l'économie,
ainsi que certaines formes d'économies alternatives ou
solidaires. De cette façon, il y a dynamisation du marché
intérieur. Sur le plan international, comme beaucoup chefs
d'Etats, le président et les ministres se transforment
en VRP pour la conclusion d'accords bilatéraux (et s'appuyant
sur la place du pays au sein de L'OPEP).
Si en 1998, l'époque
était sombre, en 2005 le pays se porte mieux, c'est indéniable.
Le principe du « poco a poco » fonctionne, semble-t-il.
Les investisseurs n'ont pas fui, nous sommes loin d'un désastre,
et la croissance ne peut que favoriser le développement.
Seulement, il faut souhaiter que ce pays s'ouvre plus. Il ne
manque pas de bras, mais il y a une carence de techniciens dans
de nombreux domaines. On assiste simplement à l'ouverture
d'une petite brèche dans l'économie néo-libérale.
Il n'y a pas à ce sujet la moindre imposition d'une économie
socialiste (d'antan ou cubaine). Il existe une capacité
à se mobiliser plus forte au sein des couches populaires,
et la création de coopératives ouvrières
est favorisée. Reste toutefois à fortifier une
économie solidaire sur le long terme.
Le commerce informel dans
une ville comme Caracas a pris beaucoup de place et participe
modestement à ce boum de croissance. Si ce pays dispose
d'une administration moderne, il y a encore beaucoup à
faire en matière de service public. C'est un handicap
sérieux pour son développement et contraire aux
ambitions affichées. Il ne suffit pas de dénoncer
la bureaucratie, encore faut-il disposer d'un outil fiable et
efficace, reprenant au mieux les décisions politiques
dans leurs applications au quotidien. Le Venezuela est embourbé
dans des systèmes de passe-droits, parfois englué
dans les habitudes politiques de l'ancienne république
- la quatrième - et les administrations sont toujours
composées de ceux qui oeuvraient avant 1999.
Il ne peut pas naître
en quelques années des quartiers pauvres, une génération
spontanée ou diplômée, et le technocrate
est une denrée rare. En l'état, l'accès
aux universités est encore fermé à la majorité
des jeunes vénézuéliens pour des raisons
économiques évidentes. Même si les universités
bolivariennes tentent de combler le fossé, elles ne le
font que pour un embryon de personnes, une toute petite classe
moyenne issue des quartiers pauvres et enfants rebelles de la
bourgeoisie. Il faudra beaucoup de temps, une génération
au moins, pour sortir de certains problèmes sociaux et
sanitaires, relever un défi économique et écologique.
L'instruction publique
est la clef de voûte d'un grand nombre de difficultés
du pays. Il faut casser les barrières sociales. Autre
constat implacable, 80 pour cent de la population est pauvre,
au-dessous des seuils assurant un minimum économique décent
de subsistance. Une personne sur quatre est touchée par
une grande misère sociale (18 enfants sur mille décèdent
au cours de la grossesse, soit 2 à 3 fois plus qu'en France).
Éradiquer la misère est un juste dessein, y arriver
est ce que l'on peut souhaiter à Hugo Chavez Frias et
à son gouvernement. L'entreprise est audacieuse. Le chemin
sera long avant de voir cette société changer en
profondeur. Pour ce qui est du futur économique, il dépend
de nouvelles productions, d'une bonne réforme agraire
redistribuant les terres et sortant du système latifundiste.
Ce système d'agriculture empêche tout dynamisme
et nouvelles orientations. Le Venezuela ouvre ainsi de nouvelles
portes et met un arrêt à l'exploitation abusive
de ses biens agricoles. C'est une première dans ce pays.
Ne pas le reconnaître relèverait de la mauvaise
foi. Il y a là un frein à la mécanique néo-libérale
qui depuis les années 1970 réduit l'Amérique
latine à la misère. Ce système a échoué
et les Vénézuéliens n'en veulent plus. Il
favorise la corruption, où les richesses se partagent
dans très peu de mains.
Une famille vénézuélienne
détient à elle seule 15 à 20 pour cent de
la richesse nationale, et devinez comment elle a pu s'enrichir
? L'industrie gazière et pétrolière représente
seulement deux pour cent de la masse des emplois du pays. Son
contrôle a toujours profité à une infime
minorité et à la corruption des élites politiques.
Autre forme de disparité, nous sommes face à des
exploitations agricoles de 50 à 100.000 hectares et plus,
dont un bon quart de la surface en friche - quand en France un
très gros agriculteur de la Beauce gère 1500 hectares.
Existe-t-il un moyen de redistribuer autrement les richesses
? Assurément, la démonstration est en cours sans
pour autant faire sombrer l'économie, bien au contraire.
Avec un brin d'ironie, on pourrait envisager l'exposition du
portrait de l'économiste Keynes au sein du Palais présidentiel
de Miraflores. Voilà ce qu'il convient de remarquer, si
l'on cherche quelques bribes de fondements sociaux dans l'économie
capitaliste. Il est possible d'avoir une autre approche et ne
pas se soumettre au laisser faire des marchés. Ils sont
puissants, et face à eux, le gouvernement Chavez a déréglementé
l'usage des télécommunications et privatisé
son industrie de l'aluminium. Et il a pu ainsi prendre le contrôle
de l'industrie pétrolière sans trop heurter les
marchés, sauf la « nomenklatura » du pétrole.
Pour un territoire sous
une menace communiste permanente, plus exactement présumée
par certains médias, rien de très nouveau ou d'incroyable.
Si les mots peuvent paraître forts, les actes n'ont rien
de très révolutionnaires. Cette option d'un Etat
fort, d'une nation solidaire c'est tentant en pleine crise des
idées à gauche. Il ne suffit pas de donner des
leçons, mais il faut savoir à quoi servent les
appareils d'Etat. Et l'Etat, si je ne me trompe, il paraît
que c'est nous ! Il semble étonnant de faire si facilement
silence sur la place de la citoyenneté. Beaucoup de Vénézuéliens
ont ressenti le besoin de s'organiser, et je ne suis pas sûr
qu'ils sont vraiment dupes du pouvoir. Ils en connaissent les
lourdeurs, les difficultés à surmonter pour transformer
un tant soit peu leurs conditions de vie trop souvent précaires.
Il existe en Amérique latine des barrières sociales
sans comparaisons avec l'Europe de l'Ouest. Il faudrait revenir
à la zone rouge de Paris, à la façon dont
les Parisiens luttèrent jadis pour des droits fondamentaux,
simplement au titre de la dignité humaine. « Du
pain et des écoles pour nos enfants » réclamaient
les pétroleuses de la Commune de Paris. Sur le fond, la
tonalité est la même : combattre la misère
ne se limite pas à remplir un ventre vide, les âmes
aussi ont faim.
La morale religieuse et
la structure familiale ont conservé une place centrale
au Venezuela, et le sexisme est prégnant. Héritage
et ancrage culturel des latins et de l'église catholique.
L'épiscopat local est moins puissant que chez son voisin
colombien, il fut néanmoins jusqu'à Chavez un des
pouvoirs d'Etat. L'Archevêque de Caracas était le
quatrième dignitaire dans l'ordre du pouvoir. La famille
a encore une structure nucléaire et l'on trouve facilement
toutes les générations sous un même toit,
hors des grands centres urbains. On retrouve dans les villes
une réalité comparable à la notre, mais
qui est toutefois plus proche de la composition d'une famille
antillaise (ou caribéenne) dans les quartiers populaires,
dans laquelle ce sont les femmes qui gèrent le plus souvent
le foyer. Le comportement des hommes est d'afficher une certaine
puissance, mais ils sont les grands absents de la cellule familiale.
L'éducation des petits garçons est à ce
titre le reflet d'une société d'hommes forts, mais
surtout absents et violents. L'ampleur des maltraitances dans
une société précaire n'a rien d'étonnant.
Malgré cela, faut-il taire des traits qui nous sont communs
et nous interrogent tous sur le chemin à faire ?
Les femmes vénézuéliennes
sont souvent seules à s'occuper d'enfants de différentes
unions, et prennent en charge toute l'organisation de la famille,
ainsi que la question essentielle des ressources. Elles ont à
supporter en plus une violence masculine très forte, une
image caricaturale présente dans les fictions télés,
quand elles ne sont pas placardées comme objets de plaisir
pour vendre de la bière. On peut remarquer que les groupes
féministes sont ultra minoritaires et sont évidemment
mal perçus par la gente masculine. Pourtant, les femmes
sont majoritaires au sein du processus de transformation bolivarien.
Au sein des missions sociales et éducatives, elles sont
les premières à travailler au changement. Dans
la majorité des cas, ce sont, cela va de soi, les hommes
qui ont les rênes du pouvoir. Il y a là des mécanismes
bien connus en France sur la place accordée aux femmes
dans l'espace public, et pas seulement politique. Cela ne veut
pas dire que certaines femmes au Venezuela n'ont pas de fonctions-clés,
ministères ou postes à responsabilités dans
la fonction publique. Elles sont partout, mais en nombre très
minoritaire. Les femmes sont pourtant le poumon du changement,
les chevilles ouvrières de l'électorat de la gauche
locale, et les plus volontaristes.
La pyramide des âges
fait que la majorité du pays est composé de jeunes,
et même de très jeunes générations
(75 pour cent de la population a moins de trente ans). Les familles
sont nombreuses : cinq ou six enfants est une moyenne normale
dans les milieux populaires. Les jeunes femmes sont particulièrement
concernées par des couches et les biberons, à des
âges où la maman est encore une adolescente. Mieux
informées sur certaines conséquences, les jeunes
générations infléchissent la courbe de la
natalité. Comme partout, le sida fait beaucoup de victimes
et les campagnes de prévention sont relativement récentes.
Comme je le mentionnais, la sexualité est en proie à
un tabou fort. À l'instar d'autres pays, la pandémie
progresse et touche principalement une population jeune. Pas
étonnant de voir qu'au sein des missions sanitaires, ce
sont 80 pour cent de femmes qui ont en charge les questions de
santé.
Si vous n'avez pas les
moyens de vous payer un clinique privée, il existe l'hôpital
public où vous êtes dans l'obligation de chercher
vos médicaments soit par vous-même, soit avec l'aide
d'un tiers, et rien n'est pris en charge en dehors des soins.
Selon la maladie et son importance, vous devinez le sort qui
vous est réservé ? Sans parler des conditions calamiteuses
dans lequel le patient est accueilli aux urgences. L'hygiène
générale a de quoi faire pâlir un compatriote
de Louis Pasteur. Il en va de l'hôpital comme d'autres
services publics, tout ce qui touche au domaine vital demande
à ne pas être trop regardant. Et ce manque qualitatif
n'est pas à prendre à la légère,
il touche la majeure partie des habitants. Le gouffre social
demanderait bien plus qu'un système en marge, mais le
pour le moment, c'est par des alternatives à l'outil public
que se sont construites les « missions bolivariennes ».
Elles interviennent dans un certain nombre de domaines alimentaires,
sociaux, éducatifs, culturels, de santé, de logement,
etc.. Elles portent chacune un nom, Sucre, Robinson..., et disposent
d'un budget propre. Elles sont un acquis du nouveau pouvoir,
un outil pour la population, de quoi améliorer au quotidien
la qualité de vie. Est-ce pour autant suffisant ? La notion
d'économie mixte est à développer, mais
que met-on dans cette mixité ? Un mélange équilibré
entre services publics et entreprises privées, ou bien
une mixité favorisant les deux et une bonne dose d'économie
solidaire ?
Il ne faudrait pas oublier
certains aspects, à la fois économiques et culturels.
À ce propos, de quelle façon la présence
de la France se manifeste-t-elle au Venezuela ? On peut remarquer
une architecture, notamment des barres HLM à Caracas d'inspiration
hexagonale. Un condisciple de Le Corbusier est venu construire
ce que l'on a pu produire de pire à l'étranger,
et dans notre pays. L'architecture d'une partie de cette ville
a quelque chose des rêves de George Pompidou et en a pris
la teinte grisâtre du béton. Un délire urbanistique
effaçant le Caracas ancien et un patrimoine baroque. La
capitale dispose d'un métro de marque Alstom, pur produit
de la technologie française. Notre pays est le deuxième
investisseur local, et l'on trouve des produits assez spécifiques.
Le cosmétique est un secteur dynamique de notre négoce.
Pour le pétrole, la France cherche sa part de gâteau.
Lors de la visite rapide de Chavez à Paris et sa rencontre
avec Jacques Chirac en mars 2005, il s'est conclu en parallèle
un accord sur ce dossier particulier et sensible.
Notre présence est
marquée par les produits de luxe. En dehors du dentifrice
ou du shampoing, tout devient rapidement un apparat au sein des
milieux populaires, en particulier s'il faut porter telle ou
telle marque, française ou autre. Dans l'habillement,
on peut trouver des contrefaçons « made in France
». En cause, le fait qu'il soit chic d'avoir un maillot,
avec la griffe d'un parfumeur ou de couturiers parisiens. Si
vous êtes pauvre, à vous l'objet contrefait localement
ou venant de Colombie. Il est à noter que sur les étalages,
c'est le règne d'une assez grande uniformité en
matière de mode. Comme chez nous, tout est très
américanisé sur le plan de l'habillement (jeans,
baskets, ). Il faut préciser que les marques sont au minimum
3 fois plus chères que les produits de base. Une paire
de chaussures en vogue peut à elle seule engloutir l'équivalent
de 80 pour cent d'un salaire moyen.
La langue française
est prisée, mais n'est accessible qu'à une minorité,
de préférence aisée. Une émission
de télévision régulière permet d'apprendre
notre langue sur une chaîne privée. Ces cours m'apparurent
plutôt grotesques, surtout révélateurs une
fois de plus, des écarts sociaux. Ce programme était
à l'image d'une jeunesse dorée, à cent lieues
des réalités, et le contenu des dialogues insipide
: l'exact reflet de ceux qui peuvent accéder à
la pratique de notre langue. Pour un Vénézuélien,
dire quelques mots en français est une sorte de snobisme.
Mais l'Alliance française ne brille par sa présence.
Ses cours sont payants, et il est économiquement impossible
à la majorité de payer les sommes demandées.
Dommage, car il y a un intérêt pour notre culture
et notre langue au sein des classes populaires.
Vu de Caracas,
les grands discours sur la francophonie semblent lointains. Cette
absence linguistique a pour conséquence une présence
culturelle faible. Notre cinéma est quasiment inconnu
(excepté sur Vive Télévision), ou bien repose
sur des clichés libidineux. De toute façon, le
cinéma d'auteur n'a pas vraiment de place à côté
du cinéma américain et des fictions stupides de
la télévision. Nos auteurs sont absents, ce qui
paraît normal dans un pays où le livre est d'un
accès économique difficile pour la majeure partie
de la population. Pour acheter un livre, il faut consacrer 5
à 15 pour cent d'un budget moyen de 200 euros. L'accès
à la culture, lorsque que la télévision
domine les esprits, est une entreprise compliquée.
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VI - Penser le monde, sans Chavez ? |
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Mais qui est donc ce Chavez
et sa révolution ? C'est une grande énigme. Où
va-t-il, que fera-t-il, jusqu'où peut-il pousser l'audace,
et surtout, doit-on le soutenir ? Son nom suffit à lui
seul à mettre la pagaille dans une rame entière
d'un métro de Caracas. Il se retrouve aussi au centre
d'une polémique très franco-française. Son
patronyme alimente des débats vifs au sein de l'intelligentsia
parisienne. La bataille des mots fait rage d'un journal à
l'autre, trop souvent sans distance avec les faits. La presse
hexagonale dominante reprenant trop facilement la propagande
de la bourgeoisie vénézuélienne, la presse
qualifiée d'alternative clamant son contraire. On s'y
perd un peu. Mieux vaut éviter de s'en remettre à
des contre-vérités. Chavez n'est ni un libérateur,
ni un oppresseur. Il a un rôle singulier, étrange
sur cette planète. Aussi attirant que répulsif,
entre éloges et haines, cet homme singulier est un personnage
d'Etat et doit être compris en tant que tel.
Hugo Chavez Frias est rusé,
c'est un trait très classique du pouvoir. Faut-il voir
dans son ascension sociale un choix, ou bien un parcours d'obstacles
? Faute d'être un excellent joueur de base-ball, il renoncera
à son premier rêve. Il fera le choix d'un parcours
plus classique. Enfant d'instituteurs des plaines des Llanos,
il va faire une carrière militaire, et suivre des études
universitaires. Ce sera une évolution relativement exemplaire
pour une personne issue des petites classes moyennes de couleur.
Mais elle n'est en rien exceptionnelle. C'est une tradition,
un héritage historique local. Le populisme est quasiment
le seul fonds de commerce des pouvoirs politiques, droites et
gauches confondues. La question est de savoir si se couper des
masses laborieuses dans un pays démocratique comme le
Venezuela est crédible ?
Il est tout à fait
compréhensible que le terme « populisme »
soit mal perçu, il renvoie souvent à une idéologie
démagogique et à un pouvoir autoritaire. Il y a
nécessité outre-atlantique d'analyser différemment
la question. Le spectre de Perón et le déclin de
l'Argentine ne sont pas des arguments valides. Jusqu'à
présent, en dehors des sociaux-démocrates, quasiment
toute la gauche fait front derrière Chavez. De plus, les
Argentins des années 50-60 ne sont pas les Vénézuéliens
du vingt-et-unième siècle. Il est facile de renvoyer
à certains faits historiques sans vrais fondements. Ce
type d'analyse journalistique fonctionne de façon récurrente
contre Chavez. Mais il n'explique rien, ne donne aucune dimension
historique. Il n'y a rien à comprendre d'une telle mélasse,
pas de plus que de prendre parti.
Hugo Chavez aime lire,
et ne cache pas sa passion pour l'Histoire. Il cultive le goût
des grandes figures du monde politique et philosophique. Il est
probablement investi par un destin, et ses lectures ont nourri
ses prises de conscience. Il constatera le délitement
des institutions de l'intérieur, tout en gravissant les
échelons. Hasard ou pas de sa carrière d'officier
supérieur, il va rencontrer au sein du système
militaire les différents protagonistes putschistes de
1992. S'impulsera ainsi le Mouvement Révolutionnaire Bolivarien,
composé de deux cents officiers. Il est rare de trouver
un homme politique capable de revenir sur ses erreurs. Ce que
fut notamment le coup d'Etat avorté de 1992, et sa furtive
apparition à l'écran pour annoncer sa reddition.
Hugo Chavez ne s'en cache
pas, il en a tiré certaines leçons. Mais c'est
dans l'isolement de la prison de Yare qu'il va devenir un héros
national. Sa résistance au système est arrivée
à point nommé dans l'opinion publique. Dans d'autres
geôles, ses compères officiers du MBR-200 continuaient
à dénoncer la corruption et la misère du
peuple. Peu à peu a pris forme un mythe, qui se mélangea
à la réalité. Face à un appel d'espoir,
une possibilité de changer l'ordre des choses. En 1998,
le Venezuela allait entrer dans une nouvelle ère politique.
Une brèche s'ouvrait dans le système néo-libéral
et faisait s'effondrer tout le débat fumeux sur la fin
de l'histoire. N'en déplaise à d'autres, ce n'est
pas de là que viendra la réponse à tous
nos problèmes. Les « réveils » sociaux
et historiques du monde risquent d'être difficiles, voire
éminemment douloureux.
Le mythe bolivarien renaissant
de ses cendres par les citations du président vénézuélien,
un militaire proposant une émancipation sociale, économique
et aussi culturelle, est-ce crédible ? Bizarre, mais pas
étonnant. Pourtant, il est facile dans ce cas d'en faire
un nouveau « caudillo » ou un ami serviable de Castro.
C'est un peu court. Idem pour son goût des citations, c'est
son côté pourfendeur de moulins à vents.
Il manie parfois un double langage, abuse de la parole à
défaut d'agir sur tout. Normal, ce n'est pas le Saint-Esprit,
même si certains vénézuéliens voient
en lui une quasi-divinité. Tout a été fait
pour faire passer Chavez pour une réincarnation de Bolivar,
mais ses conquêtes sont d'un autre ordre. Les parts de
marché qu'il va chercher en Chine, en Libye, en Iran ou
en Russie exploitent les pires ficelles de l'économie
globale.
À l'échelle
internationale, il passe plutôt pour un réactionnaire.
Il se discrédite à choisir les pires Etats totalitaires.
Seulement, en Europe, hormis l'Espagne et le premier ministre
Zapatero, qui a pensé jusqu'à présent à
l'inviter, en tant que porte-parole de son pays et cherché
à l'entendre, ou à en savoir un peu plus que quelques
rares images et commentaires ? L'image de cet homme et ses motivations
sont les grands absents. Le silence répond à la
part invisible de l'affrontement se menant au sein des médias
: il n'est pas fréquentable ou politiquement correct.
Tout est conditionné pour laisser la place au doute sur
son despotisme. Oui, il a un certain goût pour les ors
de la république, et c'est un homme à poigne, mais
Chavez est un républicain de gauche, sans plus.
Entre Jésus-Christ,
Ernesto Guevara, de Gaulle, Gramsci, Socrate, Trostky et Bolivar,
on peut y perdre un peu la boussole. Et quand il énonce
que la meilleure des ripostes est l'attaque, c'est le militaire
qui déborde. Dans les actes, c'est un gentil radical-socialiste
et dans les paroles, la grandiloquence vénézuélienne
prend un peu le dessus. Il a en quelque sorte inventé
une communication avec son label révolutionnaire. «
La révolution » est un voeux très pieux,
mais au final, le résultat d'une communication politique
comme une autre. Les slogans étant par essence limités,
que dire de son discours ? Quand le président parle de
« nouveau socialisme » personne ne sait vraiment
ce qu'il entend par-là. Depuis « la révolution
au sein de la révolution », on est entré
en pleine confusion sur la ligne à tenir. Car les pouvoirs
du président sont larges et très inspirés
de nos institutions. Comment faire concorder jacobinisme et décentralisation
des pouvoirs ? Voilà qui représente le casse-tête
institutionnel entre un Etat se voulant fédéral,
et des institutions centralisées, si ce n'est aux mains
d'un seul homme porté sur les décrets. Il importe
de rester lucide.
À l'échelle
du monde, tout présume l'effondrement des thèses
économiques de Hayek et de Friedman. Des résistances
se font jour. Le capitalisme est un système. Qu'en faire,
s'il ne favorise qu'une minorité ? Quelles sont les interventions
publiques encore possibles sur cette mécanique peu humaine
? Comment faire des peuples des entités libres de choisir
encore leur destin ? Comment renforcer l'Etat de droit ? Comme
hier il y eut la lutte des classes, le moteur des transformations
est à la fois social, économique, culturel et écologique.
Si cela est révolutionnaire, il y a urgence à penser
et organiser une autre redistribution des pouvoirs et des richesses.
En quoi y-aurait-il une fatalité économique, dans
une dynamique de changements évidents, et ne se limitant
pas à la surface des choses. Tout en prenant position,
il faut rester modeste devant tant de bouleversements à
engager. On peut aussi douter que Keynes ou Tobin soient les
seules roues de secours à l'économie de marché.
Il y a probablement dans l'économie solidaire un potentiel
sous-exploité. L'économie de cette planète
a encore les moyens de changer de bases.
La télévision,
la radio et la presse sont au centre d'un dispositif d'affrontement
qui reflète les antagonismes. Chavez s'est appuyé
sur un peuple sans voix, dans un pays où la télévision
est très présente dans les milieux populaires et
au centre des conversations. Il faut vendre une part de rêve.
Les médias sont plutôt et très majoritairement
mauvais. La télévision est une vraie calamité,
se voulant populaire ou vaguement élitiste, elle sombre
le plus souvent dans la caricature. On découvre ainsi
le Jean-Pierre Foucault local, visage très global d'un
paysage audiovisuel d'une grande pauvreté intellectuelle.
Il existe deux télévisions d'Etat, très
ou trop partisanes, assez soporifiques, en un mot propagandistes,
et bien loin d'une télévision de service public
libre et représentative des tous les courants de pensée.
Dans l'ensemble, peu de
contenus sur les chaînes majoritairement aux mains du privé,
où dominent surtout des sous-produits nord-américains,
des jeux de loterie et de la pub à profusion, à
une exception près. On trouve même des programmes
allemands, et sur les questions internationales, des infos parfois
insolites. À vrai dire, excepté un commentateur
de l'actualité internationale et son magazine, tout est
centré sur les problèmes nationaux. Ici, comme
ailleurs, c'est un peu le noeud du problème, mais au Venezuela,
c'est souvent pathétique. La télévision
est soit un produit de racolage, soit un objet de propagande.
Après plusieurs mois d'examen de la nouvelle loi de «
responsabilité sociale en matière de communication
» (adoptée en décembre 2004), sera-t-il possible
de mettre fin à certaines outrances ? Pourra-t-on protéger
tout un chacun des excès du langage, d'une certaine violence
et de la pornographie ? En France, des lois semblables ont été
votées dans une acceptation assez large de l'opinion publique
et sans dénonciation d'une loi liberticide pour l'expression
des journalistes. Il y a dans toute loi visant à organiser
les médias les dangers d'une expression sous contrôle.
Rien n'atteste par ailleurs,
que les tentatives de réforme médiatique du nouveau
régime soient si limpides. On peut le comprendre, quand
il n'existe pas vraiment de moyen autre de se faire la guerre,
sinon par écran interposé. Les télés
d'Etat sont des canaux au service d'un Etat républicain,
avec les travers d'un certain monarchisme où domine la
parole du chef, et pas vraiment la contradiction. On ne peut
pas dire qu'il y ait une mise au pas des médias, mais
plutôt un élargissement, dirons-nous, de la demande.
À l'exemple des télévisions et radios communautaires
diffusant dans le pays, bien que financées pour partie
par l'actuel pouvoir. Elles répondent à des besoins
plus spécifiques d'expression citoyenne. Les médias
ont un impact, et Catia TV diffusant dans les quartiers ouest
de Caracas est devenue une fenêtre nouvelle, ainsi qu'un
objet de médiation avec les politiques. Elle fut même
au centre de la résistance populaire lors du coup d'Etat
du 11 avril 2002.
Comme chez nous, quatre-vingt
pour cent des Vénézuéliens consomment en
moyenne 4 heures d'images au quotidien, quand la télévision
n'est pas allumée en permanence la journée et le
soir tardivement. Avec un trait d'ironie, celui qui n'a pas de
télévision chez lui est une personne cultivée,
comme me le fit comprendre un vénézuélien
le sourire aux lèvres. Ici, la culture livresque a peu
d'équivalent en dehors de rares rats de bibliothèque
ou de fétichistes du bouquin. Tout le monde est englouti
par la télé, révolutionnaires inclus, et
tout le monde préfère l'insipidité des fictions
télévisées ou du cinéma hollywoodien.
De toute façon, il n'y a pas de choix. En effet, il n'y
a pas vraiment une production locale, et sur ce point, la loi
de responsabilité sociale en matière de communication
encadre un nouveau système, avec au moins de 40 pour cent
de programmes issus des productions nationales. Une loi se mesure
à son application. Je ne pense pas que depuis mon retour
en France, elle ait été menacée par la censure.
Il y a de quoi être pantois quand certaines plumes de la
presse progressiste utilisent les mêmes accents de désinformation.
Peu d'objectivité ou de prise de distance, au mieux une
copie à bâcler entre deux petits fours, du sous
Alexandre Adler dans son aspect sinistre quand il dénonce
le régime en place.
Il n'y a pas à soutenir
Chavez, il se soutient à lui seul et a su montrer une
résistance relativement pacifique. Les traquenards auxquels
il a pu échapper avec le soutien des forces populaires
font sa force, à lui de ne pas trop déraper. Les
institutions sont d'inspiration française, avec un régime
présidentiel fort. « El commandante » s'habille
dans son style, mais avec le costume du général
de Gaulle. Et il répond à certains rêves
gaulliens de participation. De l'illustre généralissime,
nous connaissons les dérives monarchiques et les pratiques
d'une république bananière. Chavez n'a pas tout
balayé sur son passage, et si les attentes sont fortes,
les difficultés sont chroniques. Quand le président
vénézuélien préconise l'ouverture
de son pays au monde, des relations sont à construire,
mais quand il se met à penser comme un stratège,
il y a de quoi être sur la réserve.
Oui, il y a
une stratégie à adopter, mais l'ouverture en dehors
de l'Amérique Latine est jusqu'à présent
plutôt négative. De plus, il ne faut pas taire que
la pollution au Venezuela est forte et pose déjà
des problèmes. C'est le plus fort pollueur à l'échelle
du sous-continent. Il en va des questions de réchauffement
et de la protection des couches atmosphériques, en particulier
dans le sud Chili. Il en va d'une partie de la forêt tropicale
amazonienne qui chaque année se réduit comme peau
de chagrin. Il y a une timide prise de conscience de la biodiversité,
et on peut tout de même noter l'existence de réserves
importantes naturelles protégées et un intérêt
certain des vénézuéliens à la diversité
de ces régions et à leurs différentes niches
environnementales.
L'administration est le
talon d'Achille de Chavez, et sa modernisation est plus qu'à
l'ordre du jour. Quand une lettre arrive un mois après
sa mise en boîte, il y a quoi en rire si l'on se rend en
voyage. Mais c'est un vrai problème pour l'usager, qui
doit faire parvenir un courrier de l'autre côté
du pays en urgence. Il ne s'agit que d'un petit exemple dans
un système à réformer sur le fond, mais
primordial quand c'est l'eau qui est coupée plusieurs
jours par semaine dans le seul ouest de la ville de Caracas.
Tout dépend de la façon dont ces réformes
peu à peu changeront la vie des Vénézuéliens.
Nous ne pouvons d'une Histoire récente tirer une vérité
ou une nouvelle foi.
Hugo Chavez n'est pas potentiellement
un dictateur, et c'est pour le moment le contraire des ambitions
affichées et des faits. Qui sait si à un moment
ou un autre les vieilles lunes léninistes ne l'emporteront
pas à nouveau ? Ses amitiés castristes sont en
partie compréhensibles, mais aussi trop complaisantes.
Cuba symbolise une forme de résistance à l'oppression
des Etats-Unis pour le sud du continent. Une personnalité
comme Gabriel Garcia Marquez, écrivain et intellectuel
engagé, expliquait il y a plus de vingt ans la situation
spécifique de Cuba dans un entretien avec un autre auteur
colombien, Mario Vargas Llosa. Une précision : nos deux
écrivains ne sont pas vraiment révolutionnaires,
ils reflètent une autre perception, celle des progressistes
sud américains.
À 150 kilomètres
des plages de Floride et en tant que pays socialiste, le régime
de Castro n'a fait que subir des attaques et un blocus naval
permanent, poussant en quelque sorte le pouvoir à durcir
ses positions. Il est important de condamner les atteintes aux
droits de l'Homme par le gouvernement de la Havane, mais il faut
souligner la place des questions de santé, d'éducation
et de culture dans une Amérique Latine en proie à
des problèmes sanitaires lourds et à un déficit
éducatif considérable. À tout prendre choisit-on
parfois le moins pire, c'est qui en soi est inconvenant, mais
il ne faut pas voir que les résurgences du passé.
Plus de 15 ans après la chute du mur de Berlin, les idéologies
ont volé en éclat. Comme seule ligne à peu
près claire, il nous reste la question des droits de l'Homme
et un combat équilibré à mener en tout point
de la planète.
La récente prise
de position pour la libération de prisonniers politiques
du Premier ministre espagnol Zapatero a permis la libération
d'une vingtaine de personnes des prisons cubaines, en décembre
2004. Une petite ouverture à prendre en considération,
prouvant qu'une diplomatie venant de l'Union Européenne
est possible et peut favoriser un assouplissement « idéologique
» de ses dirigeants. Nous sommes évidemment très
loin d'une démocratie pleine et entière, mais cela
dépend aussi des changements qu'on peut attendre pour
Cuba. En tout cas, on ne lui souhaite pas de renouer avec ce
qu'elle fut avant 1958. De plus, je ne pense pas que Chavez soit
à la remorque de Castro, car il y a d'un côté
un renouveau et de l'autre une fin de régime et une transition
politique à ne pas prendre à la légère.
La décomposition du régime mènerait à
un retour en arrière et il importe que les quelques acquis
de la « révolution cubaine » ne partent pas
en poussière. L'idée d'une internationale démocratique
et révolutionnaire lancée par Hugo Chavez est a
prendre en considération. C'est par une forme de pacification
des luttes et l'action citoyenne que la notion de révolution
peut avoir un sens.
Nous sommes loin des révolutions
de palais. Il ne s'agit pas de remplacer une élite ou
une oligarchie par une autre. La redistribution des pouvoirs
est essentielle, et la démocratie n'est pas contradictoire
avec une démarche révolutionnaire. À analyser
comme la fin des avant-gardes, car passant par la responsabilisation
des citoyens indépendamment de la force publique. L'autogestion
est une pensée encore récente, où l'on envisage
au mieux des pouvoirs transversaux. Il s'agit d'expérimenter
et de chercher de nouvelles solidarités internationales.
Après de longues interrogations sur l'énigme Chavez,
il faut le prendre à la dimension d'un pays ou la mystique
est un peu trop prégnante. Il y a une démarche
socratique à prendre en considération, une approche
philosophique à ne pas minimiser. Il est aussi fou que
tous ceux qui ont en charge les destinées d'un pays, mais
il est rare de la part d'un dirigeant de traduire les attentes
de 60 pour cent de la population. Du moins les Vénézuéliens
sont-ils libres aussi de se faire leur propre idée, chacun
campant sur des positions parfois un peu trop binaires. Entre
chavistes, de « verdad » et chaviste de façade,
le peuple fait comme il peut le tri dans ses élites nouvelles.
Tout cela vient un peu
bousculer certains repères, et c'est assez vivifiant pour
avoir envie d'en transmettre un peu le virus. Le président
vénézuélien et le contexte de son élection
depuis 1998 relancent un vieux débat théorique
sur « réforme ou révolution ». Les
deux sont indispensables, et il plus que temps de transcender
cette ambiguïté des temps, la révolution n'étant
plus un spasme ou un cycle mais une approche éthique de
la liberté, la réforme, le mouvement des sociétés
vers l'émancipation de chacun. La libre entreprise n'est
pas contradictoire avec la pensée socialiste, du moins
si l'on relit attentivement le travail de Marx. Chaque contexte
historique décrit à chaud est particulièrement
incertain, l'absence de distance pouvant se révéler
dangereuse. C'est pourquoi il est temps de lever de nouveaux
tabous, de ne tromper personne sur les enjeux du monde. Fini
le temps des révolutions chaotiques. Pour autant, l'espérance
révolutionnaire n'est pas morte. Je puis tout à
fait me tromper sur Chavez, je n'ai juste pas envie de participer
à sa marginalisation. Il dégage un esprit révolutionnaire
et ce n'est pas un problème d'adhésion ou de vénération.
Le Venezuela est une nation
jeune, sociologiquement, et aussi en raison d'une Histoire tourmentée.
Deux tableaux d'une société, à l'image de
nombreux pays du Sud. Mais avec de tels écarts de richesses
entre les pays développés et le reste de la planète,
il y a là matière à transformer les échanges
commerciaux et favoriser les économies internes. Il est
plus que temps de freiner les ardeurs du FMI et de la Banque
mondiale. L'idée d'une banque du Sud, que propose Chavez,
est une voie pour trouver un autre équilibre des échanges.
Il existe bien un sillon pour échapper à l'invisibilité
des marchés, car l'économie n'est une science fiable,
et toute responsabilité en ce domaine est politique. S'il
advenait qu'il n'y ait plus d'espoir dans une société
autre, nous finirions par n'être que des consommateurs
et des « parts de cerveaux disponibles ». Restons
présomptueux, critiques et attentifs à la révolution
bolivarienne. La révolution est un mouvement du temps
à caractère permanent. Sauf à en oublier
certaines particularités culturelles, le savoir est au
centre des relations à construire. Depuis Marx, les sciences
ont pris une place importante dans l'analyse des faits. Elles
sont venues bousculer ou confirmer la nature des progrès
à accomplir, et la transmission des connaissances est
un espace de prise de conscience. Le politique permet de transcender
l'ensemble du débat scientifique. Il n'est pas figé
si le citoyen lambda en est aussi l'initiateur.
Combattre la misère
en France comme au Venezuela, n'est pas en soi une lutte illégitime,
c'est répondre aux failles du système. La démocratie
est une vieille idée de 2500 ans et un héritage
grec renvoyant à nos racines, mais aussi une approche
universelle dynamique. La cité et son mode d'organisation
font appel à l'expression et à la participation
du plus grand nombre. Nous sommes surtout interdépendants,
et si le politique n'est plus en mesure d'agir sur l'économique,
il risque de nous enfermer dans des huis-clos nationaux, (un
non-sens pour un développement plus harmonieux, sans respect
de certaines règles éthiques). Il y a la nécessité
d'un retour du politique, sinon, l'immobilisme nous guette. Entre
ceux qui consomment et les autres qui regardent, dans l'attente
d'un billet de loterie gagnant. Il faut présenter l'autre
face, celle de l'agresseur, un siècle de domination et
de déstabilisation politique et militaire. Depuis 1989,
notre monde est mouvant. À analyser des ensembles complexes,
il y a à poser d'urgence les bases d'un progrès
partagé à l'échelle de l'Humanité.
Il est urgent de sortir
du constat ou de la prise de position. Il ne s'agit pas de manifester
un anti-américanisme primaire. Il est question d'équité
et de l'avenir de toute l'humanité. Un américain
sur deux ne vote pas aux élections présidentielles
et cinquante millions de personnes aux Etats-Unis vivent dans
la misère la plus totale. Le conservatisme a gagné
l'Occident, et chacun se réfugie dans une perception anachronique
des temps. L'égoïsme triomphe. Nous ne serions plus
maîtres de notre avenir, pour s'en remettre à un
sauveur suprême ou à un tout économique.
Il y a sens à dénoncer les manques du système
et à proposer des alternatives. C'est de l'énergie
du peuple vénézuélien à vouloir changer
le quotidien dont il faut s'inspirer. Pas à un objet médiatique
non identifié comme Chavez. Aux problèmes collectifs,
seules des réponses collectives sont à l'ordre
du jour. La destinée d'un homme est parfois le reflet
d'une attente propre. Il n'y a pas à juger ou déjuger
les choix d'un peuple conscient. Et l'écho va bien plus
loin que le Palais de Miraflores à Caracas. Il y a une
rupture et un retour des valeurs de progrès d'éducation
et de solidarité. Des principes républicains de
justice, où chaque citoyen est responsable de ses actes.
La révolution bolivarienne a une fonction principalement
émancipatrice et relativement constructive. Le combat
objectif est d'éradiquer la misère, de lutter contre
toutes les formes d'injustices. Pour le reste, en ce qui concerne
le pouvoir d'Etat, il n'y a rien de neuf, le dérisoire
l'emporte.
La globalisation, ou plus
exactement l'américanisation de la planète passe
par une nouvelle prise de conscience. Il a existé en Amérique
Latine un marxisme tempéré. Salvador Allende reste
et demeure le dernier chef d'Etat ayant tenté de remédier
aux déséquilibres sociaux et économiques
sans ambiguïté. Recourir à l'homme fort, au
chef, s'en remettre à une autorité suprême,
c'est vouloir perpétuer des erreurs maintes fois répétées.
Le discours de Chavez n'est pas exempt d'un désir de paix,
de réconciliation nationale. Il mène certaines
réformes de gauche, d'autres de droite. Il n'est pas plus
marxiste que Castro. La baudruche ne tiendrait pas si longtemps,
sans qu'existe une réelle espérance sociale nouvelle.
Socialisme ou pas, un élan de solidarité international
peut permettre à une société de ne pas plonger
à nouveau dans le chaos.
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Il reste encore beaucoup
à faire pour comprendre ce pays. Chaque nation sud-américaine
a une Histoire. Pendant 3 mois, j'ai pris le pouls de la capitale,
je me suis promené dans un univers urbanistique un peu
fou, délirant à bien des égards. Les différences
sociales et les quartiers sont le reflet d'un monde urbain en
crise profonde. Les problèmes sanitaires sont ceux qui
en premier attirent votre attention. Si l'espérance de
vie est en moyenne de 73 ans pour un vénézuélien,
les courbes ne sont pas vraiment comparables selon l'endroit
où vous vivez. Surtout dans un pays dans lequel on peut
avoir des difficultés à recueillir des données
fiables, tant les recueils civils ont du mal à recenser
la population, et notamment la plus pauvre.
La rencontre reste au final
le meilleur chemin, et si un petit peuple vient narguer la Maison
Blanche avec ses désirs d'émancipation, il faut
le prendre en considération et chercher à en comprendre
le pourquoi. Il est temps de placer les Hommes et le vivant au
centre du débat politique. Penser la demande et non l'offre.
Traduire les vrais liens économiques du vivant et la demande
d'équilibre. Un objectif est tout désigné
: construire un monde en paix. Le mot peuple est un mot à
utiliser avec précaution, il a des résonances parfois
hypocrites. Malgré ce que peuvent maugréer certains,
l'individu est libre, à une condition toutefois : ne pas
attenter à la vie, ou pire, au destin des deux tiers des
humains pour son propre confort. C'est un peu tout le problème
de la nature des échanges Nord-Sud. Les conditions d'un
progrès partagé à l'échelle du globe
sont en rupture avec un marché qui amplifie les déséquilibres.
Il n'y a pas de sciences économiques pour y répondre,
et c'est au politique de résoudre ce paradoxe. Ce système
actuel nous mène tout droit à la disparition de
l'Humanité.
Les politiques n'aiment
pas le vide, et au Venezuela comme partout ailleurs, j'ai pu
constater l'ampleur des dégâts causés par
la domination d'un système de consommation impropre. Individus
et collectivités sont face à un dilemme grave.
Une inquiétude légitime sur le poids du conformisme.
Sommes-nous condamnés à jamais à rêver
à de nouvelles expériences collectives de production
ou au développement d'expérimentations sociales
autogérées ? Nous ne pouvons pas mettre six milliards
d'êtres dans une même boîte et dire ce qui
est bon ou pas pour un Papou ou un Scandinave. La réalité,
on s'en accommode, et tout finit par se confondre. Le commerce
de la charité fleurit, et nous allégeons nos consciences
avec quelques deniers.
En attendant une prise
de conscience du réel, la misère est un fléau
qui concerne 2 habitants sur 3 sur terre. Les problèmes
sanitaires sont légions. D'un monde social à l'autre,
les écarts de vie sont manifestes. L'accès aux
soins, à l'éducation, et à d'autres nécessités
n'ont rien de superflu. Le Venezuela et le continent latin ont
en quelque sorte hérité du pire de l'Occident,
comme sa parente africaine. Si nous pouvions enfin leur transmettre
ce que nous faisons en matière de technologies de pointe
et de services publics. Tout n'est pas que financier et dépend
de la nature des échanges que nous voulons entretenir.
Les défis sont aussi techniques, et pour beaucoup scientifiques,
l'enjeu est de fait éducatif. Dans l'espace public, il
est nécessaire d'assainir les structures du pouvoir. Je
conserve d'un militant vénézuélien une idée
simple. Il souhaitait inverser la pyramide des pouvoirs Pourquoi
ne pas penser alors à une organisation dans laquelle les
citoyens seraient acteurs du changement, et pas seulement une
petite élite ?
Les droits participatifs
inscrits dans la constitution vénézuélienne
de 1999 permettent à des groupements, à des collectifs,
de s'auto-organiser. Il y a là une liberté nouvelle
à noter, et je crois unique au plan international, propre
à nous interroger sur la question la plus fondamentale
qui soit : de quels pouvoirs les citoyens disposent-ils ? Quand
la violence vient brouiller les cartes, il reste dans ce cas
un rapport de force à établir. Il ne faudrait pas
imputer aux vénézuéliens la responsabilité
d'avoir des élites plutôt médiocres et corrompues.
Pour le moment, Chavez a traversé six années de
crise. Le pays sort d'une quasi guerre civile. Cette nation qui
a vécu en plein chaos résiste à sa manière.
La menace étasunienne
est présente dans tous les esprits et a pour conséquence
une peur collective. Entre la rumeur d'une menace atomique, ou
d'une guerre comme en Irak, tout y passe. Les Etats-Unis ont
à leur actif trop d'agissements meurtriers pour prendre
cela pour une anecdote. L'ensemble du sous-continent latin en
sait beaucoup sur les velléités nord-américaines
d'imposer la démocratie, mais pas sous toutes les latitudes.
Le constat est implacable. L'Espagne d'Aznar et l'Amérique
de Bush sont à l'origine d'une tentative de renversement
en avril 2002 d'un président élu démocratiquement.
On défendait par ailleurs les vertus de la démocratie
en Irak, jusqu'où le mensonge d'Etat peut-il aller ? Hugo
Chavez le sait, il est sur des braises. La moindre entorse aux
règles l'Empire, sont relayés par les médias
puissants d'informations de l'opposition vénézuélienne.
Entre la perception d'un
monde en mouvement et la société politique, mieux
vaut porter son attention vers ceux qui m'ont permis de comprendre
un peu mieux leur pays. C'est grâce à des hommes
et des femmes engagés dans un combat quotidien que j'ai
pu saisir à la fois les manques, mais aussi les perspectives
d'un avenir moins incertain pour leurs enfants. L'enlisement
ou la tentation de l'isolement peut être fort. Les gesticulations
de l'administration Chavez n'ont rien de très révolutionnaire,
mais il n'est pas besoin de participer à la meute plus
que de mesure. Le Venezuela est hanté par la guerre civile.
Voilà à peine quelques mois que le pays s'assoupit
et que la gauche revient au pouvoir un peu partout en Amérique
Latine. Chavez est le plus symptomatique, considéré
comme le Sauveur suprême. Face à la misère
et parfois l'ignorance, il faut pouvoir mobiliser les élans,
mêmes surnaturels.
Tout commence par l'échange.
Quelle est la nature des échanges que nous souhaitons
? Mon pays plus qu'un autre peut-il faire entendre un autre son
de cloche ? Dans ce nouveau désordre mondial, il reste
une place à l'expérimentation plus grande. Aucun
combat juste n'est vain et il se mène au Venezuela une
politique réconciliant le peuple et la Nation. Nous avons
nous aussi connu des étapes comparables. L'école
et la culture pour tous est la route commune à tous les
peuples vers le développement. N'oublions pas le conflit,
et demandons-nous comment nous ferions en France si nos frontières
jouxtaient des guerres. Le Venezuela et la Colombie souffrent,
davantage peut être la seconde, d'un système inégalitaire
et d'une violence qui dépassent pour de loin la fiction.
La paix est un chemin difficile, et il serait important de voir
tous les protagonistes trouver une solution politique. Certains
hommes et certaines femmes peuvent incarner un espoir de changement,
et l'accompagner par de grands sacrifices. Tout le monde à
intérêt à ce que sur la planète, la
corruption, les trafics, les guerres et les enlèvements
prennent fin. Ainsi, comment trouver les voies d'un dialogue,
agir là où la diplomatie est absente ?
Les sphères de domination
étasunienne sont aujourd'hui le théâtre de
multiples affrontements larvés ou en cours. Le Titan fait
peur et n'hésite plus à faire à leçon
à certains, ou faussement se réconcilier avec les
trublions européens. George Bush, avec ses accents pathétiques,
est reparti pour un dernier mandat. En 2003, 15 à 20 millions
de personnes dans le monde ont manifesté leur réprobation
d'une guerre en Irak. Le chaos est presque total, et l'on se
demande quand cette culture pourra connaître un jour la
paix, et une démocratie civile ou laïque. Partout
où l'Empire sème son lot de tragédies, il
vampirise le monde, asphyxie la planète. L'économie
est sans échelles de valeurs entre les pays développés
et les autres. À ce titre, le Venezuela est encore un
pays où il fait bon vivre. Il nous en dit beaucoup sur
le chemin à parcourir ensemble. Comment concevoir des
rapports nouveaux ? Et nous ne pouvons limiter nos revendications
à l'ultime solution de la taxe Tobin. Oui, les besoins
financiers sont considérables, mais une taxe ou quelques
oboles ne changeront pas la face du monde.
Suite à la réception
d'un mail d'un correspondant vénézuélien,
je répondis à sa missive. Il me questionnait sur
la manière dont le socialisme nouveau de Chavez pouvait
les aider dans leurs militantismes éducatifs au sein du
quartier. Je n'étais pas un expert de la chose, il me
renvoya surtout à de vieilles lectures ou réflexions,
quand socialisme et éducation avançaient de pair.
Il faudrait dans ce cas trouver beaucoup de comparaisons. Avec
leurs modestes moyens et difficultés à faire entendre
une voix un peu dissonante, des vénézuéliens
nous montrent qu'il est possible de construire un autre monde.
Comment une école qui fut sous la coupe du politique,
du médiatique peut-elle continuer son chemin et trouver
les moyens de son développement ? Comment des étrangers
se sont trouvé associés à un processus de
scolarisation pour toute classe d'âge ? Des actions pour
agir sur les racines de l'illettrisme et d'une certaine misère
intellectuelle, et trouver ainsi une dignité, d'autres
modes pour vivre ensemble.
Si quelqu'un sait ce qui
peut incarner le socialisme, qu'il réinvente un peu ses
repères. Son espace géographique est une lecture
du monde, ses repères historiques une indication. Sur
le fond, tout correspond à un changement profond des mentalités
et des structures. Des enfants retrouvant leur école dans
un quartier de Caracas démontre le sens d'un combat qui
va bien au-delà du seul pouvoir de Chavez et de ses amis.
Sur la façon de stigmatiser une population, Manicomio
fut le quartier des mes observations. Cette école surplombant
la ville me laissa du temps pour la méditation. Histoire
d'un regard sur le monde et des rencontres de nos voyages. Ouvrir
un peu nos yeux, nos âmes, respecter nos différences
humaines, le sens évident de toute démarche sociale.
Le socialisme, c'est mettre en commun, construire des enjeux
de productions alternatifs, hors des repères de la société
marchande. Il nous faut partout préserver nos savoirs,
plus que nos coutumes. Pour sortir d'un système construit
sur la domination des forces de production et la compétition
animale des instincts.
Il n'y a pas un universalisme
qui ait réponse à tout, mais il y a une réflexion
sur notre monde en stagnation, une planète où l'on
tente d'observer les évolutions possibles. Jamais les
temps n'ont été si difficiles, et ce sont les femmes,
les jeunes qui payent pour beaucoup la note d'une société
sans dynamique autre que les rapports de force très primaires
d'argent et de pouvoir. La notion de progrès est devenue
pour bon nombre en Occident une question d'offre, ou un produit
nouveau. Il y a pour plus de 800 millions d'êtres le souci
d'assurer au minimum un repas par jour et d'avoir un toit pour
la famille. Et tout ce qui est indispensable en matière
de scolarisation, de santé, d'équilibres alimentaires
peut paraître un luxe. Comment se fait-il qu'un pays si
riche en ressources et diversifié comme le Venezuela soit
dépendant de produits extérieurs ? Cette donne
économique est au centre du problème, à
savoir : comment sortir de 500 ans d'économie coloniale
? À un moment ou à un autre, il faudra régler
la facture, mettre fin à des systèmes corrompus.
C'est une longue étape vers un Etat de droit appliquant
des règles égales pour tous.
Peut-on parler de sagesse,
de philosophie, quand tout par l'universalité des choses
devient menaçant ? Pas plus qu'hier nous ne savons où
nous allons. Il reste la mémoire, les modèles impropres
du capitalisme d'Etat ou libéral, le premier s'est décomposé
en 1989, le second est en train de s'écrouler sous nos
yeux. Les repères ont changé, et tout finit par
se confondre. Il reste à savoir pour qui se battre et
pour quoi ? L'Humanité est mal en point, et je n'ai pas
trouvé au Venezuela toute la satisfaction de vivre une
révolution pleine et entière. Il y a des processus
sociaux, des configurations culturelles et intellectuelles encore
méconnues. Que dire de ce pauvre Christophe Colomb et
de son idée de s'aventurer outre-Atlantique ? Il me restera
en mémoire l'image sa statue déboulonnée,
la chute d'un symbole de l'oppression coloniale. J'aurais plutôt
aimé voir celle de la reine Isabelle la catholique et
autres princes espagnols. Il y a une empreinte propre au monde
dans lequel les individus sont libres de leur destinée,
et elle est rarement neutre ou objective.
Texte
de Lionel Mesnard, le 29 mai 2005
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«C'est
par des informations étendues et exactes que nous voudrions
donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre
et de juger elles-mêmes les événements du
monde.»
Jean
Jaurès
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