Infos sur l'Amérique Latine, année 2011          
     
Sommaire de la page 1, 

1 - Les narco-paramiltaires débarquent en France?, par Sergio Camargo
2 - Protestation contre la nomination d'Alvaro Uribe, par Marie-Christine Vergiat
&  Lettre au directeur de l'ENIM à Metz, par TEJE-France
3 - France-Colombie : Alvaro Uribe enseigne en France, une hypocrisie sans nom ?
&   Non à la nomination d'Alvaro Uribe comme professeur en France, par TEJE-France
4 - La Libye met mal à l'aise la gauche latino-américaine, par Bernard Perrin
5 -
Chili : L'"état de droit", à l’épreuve du procès Mapuche de Cañete, par Michael Barbut
6 -  Haïti :  De l'urgence au relêvement, par OXFAM
7 -  Argentine, les habitants cultivent pour sortir de la crise, par Sophie Chapelle
8 -  Argentine : Le cauchemar des hommes violents, par Marta Dillon




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LES NARCOPARAMILITAIRES DEBARQUENT EN FRANCE
*
Entretien téléphonique
avec M. Pierre Padilla, directeur de l’INEN



Sergio Camargo (*), le 14 mars 2011

Le mois de novembre 2010 un ami français m'envoie un courrier en m'annonçant que l'ex- président colombien Álvaro Uribe, a été invité à l'Institut National d'Ingénieurs de Metz (INEM), sa visite dans cette ville de l’Est de la France a été rapide et peu ébruité. Seulement une petite note d'un journal local, a commenté la venue de l'imprésentable ex- président de la Colombie.

Personnellement, je n'ai jamais cru que la venue d'Uribe avait pour but d’être nommé comme un éminent professeur d'une institution éducative et moins encore qu’il fut embauché sur la base d'un curriculum tronqué ou dépourvu de vérité.

Je me suis demandé du coup, si c’était par manque d’information ou le fait d’une institution ignorante de la réalité Colombienne, qui pouvait inviter l’ex-président Álvaro Uribe Vélez, ce paramilitaire et narcotrafiquant sans mettre en péril son honorabilité personnelle ou institutionnelle.

Le 28 février, je reçu un communiqué dans lequel on m'annonçait que monsieur Uribe avait été nommé professeur de l'Institut National d'Ingénieurs de Metz, j’ai rapidement regardé le site internet du dit établissement et effectivement en première page l'imprésentable ex- président colombien apparaissait en compagnie de Monsieur Pierre Padilla, directeur de l'Institut.

Je me mis en communication par téléphone avec le dit établissement et je demanda de parler avec le directeur, on me passa monsieur Pierre Padilla. Je lui ai demandé de me recevoir pour faire une interview. Il me répondit que pour le moment ce n'était pas possible.

Je lui ai demandé confirmation si monsieur Uribe était vraiment professeur associé de l'établissement qu'il dirige, lequel me répondit par l’affirmative.

Je lui ai fait savoir la grande surprise et le déclenchement de rejet que cela pouvait susciter, mais monsieur Padilla se montra indifférent.

Je lui ai alors demandé, s'il savait vraiment qui était Uribe. Un ancien président respectable me répondit-il. Je l'ai interrogé de nouveau en lui demandant s'il connaissait les multiples dénonciations existantes contre Uribe, comme les violations des droits de l'homme et les crimes contre l'Humanité. Le directeur, Monsieur Padilla, s'est empressé de me répondre qu'aucune condamnation n'existait contre celui-ci.

Je lui ai précisé qu'Uribe apparaissait comme le numéro 82 dans une liste établie par le Département d'Etat des Etats-Unis et comme l'un des narcotrafiquants les plus dangereux d’Amérique. Et, à la suite de ces informations, il a été possible d’établir qu'Uribe et sa famille (son père Alberto et ses frère Jaime et Santiago) ont été associés au dangereux narcotrafiquant Pablo Escobar Gaviria et créateurs d’escadrons de la mort.

Monsieur Padilla m’a répété qu'aucune condamnation n'existait contre Uribe.

Je lui ai demandé s'il connaissait les violations continuelles des droits de l'Homme en Colombie sous le gouvernement de Sécurité Démocratique d'Uribe, il m'a répondu qu'il ne se mêlait pas des affaires internes du pays.

J'ai lui ai posé la question si cela ne lui provoquait pas de problèmes de savoir qu'Uribe était considéré en Colombie, et par de nombreuses organisations humanitaires dans le monde entier, comme un narco-paramilitaire.

Il a insisté sur le fait qu'il ne s'immiscerait pas dans la politique interne colombienne.

Je lui ai dit que moi-même j’avais fait des recherches et avais écrit un livre intitulé le "Narcotrafiquant N°82", dans lequel les preuves de la complicité d'Uribe avec le crime et la mafia sont indiscutables. Immédiatement Monsieur Padilla s'est empresser de demander si je vivais à Medellín ou à Bogotá et en un castillan presque sans accent, il m'a dit qu'il aimait la Colombie et que son principal travail était d'aider le pays.

Je lui ai demandé s’il connaissait la Colombie et il m'a répondu que depuis 1984, il la visitait régulièrement. Je lui ai demandé alors, s’il avait connaissance de la grave situation des droits de l'homme dans le pays et il m'a dit que sa préoccupation principale était d'aider des jeunes à ce qu’ils ne rejoignent pas la guérilla. Que son Institution travaillait en partenariat avec la SENA (Service National de l’Apprentissage) et qu'il collaborait à faire baisser le chômage en Colombie, me citant quelques chiffres extraordinaires selon lesquels son établissement l'INEM et le SENA donnaient du travail à 9 millions de jeunes colombiens. (?)

Je lui manifesta mon approbation sur les accords entre des institutions pour le progrès de nos sociétés, mais je signifia à Monsieur Padilla que mon objectif était de savoir pourquoi le narco-paramilitaire Uribe faisait partie de sa liste de professeurs ; et en quoi son passé et présent de criminel ne l’intéressait pas. Il m'a répondu que les accords avaient été réalisés quand Uribe était président. Je lui précisa que j’étais d’accord, mais maintenant que Uribe était un simple citoyen avec de fortes présomptions d'être complice de crimes commis par les narco-paramilitaires; cela changerait tout et menacerait l'honorabilité de son établissement.

Monsieur Padilla a insisté de nouveau sur le fait qu'il ne s'intéressait pas aux affaires internes du pays.

De plus, j'ai appuyé sur le fait que divers de ses collaborateurs les plus proches, amis et de la famille d'Uribe avaient été jugés et condamnés pour “narco-parapolitique” et de crimes contre l’Humanité. Il me demanda lesquels, et je lui donna seulement deux exemples.

Jorge Noguera Cotes, son ami, et collaborateur, qui était de la première campagne présidentielle, et qu’Uribe a nommé chef de la Police Politique colombienne, appelé le DAS (Département Administratif de Sécurité), cette personne a été condamnée pour ses liens avec le paramilitarisme et le meurtre de syndicalistes. L'autre exemple que j'ai donné à Monsieur Padilla, a été celui-là du cousin d'Uribe, l'ex-sénateur Mario Uribe, lui aussi condamné pour ses liens avec le narcotrafic des paramilitaires et à des crimes de lèse humanité.

Le directeur de l'INEM n’a pas réagit.

J'ai insisté de nouveau en lui disant, si tout cela n'était pas une situation inconfortable qui allait au détriment de son établissement. Il m'a répondu que l'ex-président Uribe a lutté contre la guérilla et a donné une sécurité au pays, en me demandant alors pourquoi Uribe était sorti de la présidence avec 60% de popularité, ce à quoi je lui ai expliqué concernant la Colombie l’énorme manipulation des sondages et je lui ai rappelé les cas de la Tunisie et de l'Égypte, où ses dictateurs sanguinaires se présentaient comme démocrates, soutenus par les États-Unis, l'Angleterre, la France et en général par la Communauté Européenne. Le narco-paramilitaire Uribe, lui ai- je dit est égal ou pire aux dictateurs arabes, puisque la Colombie n'a jamais été véritablement une démocratie.

Monsieur Padilla s'est montré contrarié, car, selon lui, on parle mal de la Colombie et on donne une image négative du pays. Il m'a déclaré que lui même travaillait pour donner une autre image du pays à l’étranger. Mais les faits sont les faits, et nous ne pouvons pas les cacher, lui ai-je dit.

Il continua à me manifester qu'il fallait changer cette image néfaste du pays et montrer autre chose. (Mais ce qui est certain, c’est qu'avec Álvaro Uribe Vélez comme professeur de son établissement, il n'améliorera pas l'image du pays).

Je demanda au directeur de l'INEM, si parmi ses élèves pouvait y avoir d'ex-amis paramilitaires d'Uribe, il n'a pas su me répondre. Je lui ai également demandé la signification “de professeur associé”, sans obtenir une réponse claire.

En argumentant Monsieur Padilla, m’a dit qu’il admirait l'ex-président Uribe, puisqu’il avait fait un excellent travail en Colombie contre la guérilla, et, qu’il avait imposé la paix dans le pays. Il m’a affirmé qu'Uribe était l'unique politique colombien qui avait fait en réalité quelque chose ; parce que les autres hommes politiques colombiens étaient un groupe de corrompus et d’inaptes. Uribe est un homme politique admirable et respectable qui a beaucoup fait pour la Colombie, a-t-il continué d'affirmer.

Je demanda à Monsieur Padilla ce qu’il pensait des accusations contre Uribe pendant ses huit années de présidence au sujet : des meurtres de civils perpétrés de la part des militaires et des narco-paramilitaires, de l'augmentation de la violence institutionnelle, de la croissance soutenue du trafic de stupéfiants, de l'augmentation de la pauvreté aux limites de l’inimaginable, de l’absence de sécurité des citoyens (syndicalistes, journalistes, enseignants, citadins anonymes, ...).

Et pour ne pas nommer tout, je lui fais spécialement part du déplacement interne de millions de paysans et des interceptions téléphoniques illégales (le scandale des “chuzadas”), de magistrats, de journalistes d’adversaires politiques et des organisations nationales et internationales des droits de l'Homme.

En me répondant le directeur de l'IMEN, me dit que les journalistes inventent beaucoup de choses et en me demandant de nouveau si Uribe avait été condamné. Parce que, selon Monsieur Padilla, la presse parle beaucoup, elle accuse sans preuves, et de toute façon Uribe est pour lui un grand homme qu’il admire et tient comme exemple.

Je lui ai posé une suggestion en lui demandant ; que ferait-il si demain, Moubarak venait le solliciter pour un poste de professeur dans son établissement, il répondu d’une façon catégorique:  « - je lui donne un coup de pied au ... et je le renvoie dans son pays.- »

La dernière question pour M. Padilla que je lui ai demandé était ; quelle message veut-il adresser, qu’a-t-il a dire aux centaines de milliers de victimes causés par le narco- paramilitarisme et le terrorisme d’état, où dans plusieurs de ces faits horribles Uribe apparaît comme un complice, un instigateur ou l’auteur intellectuel.

Monsieur Padilla a répondu seulement qu'il n'avait pas de connaissance de ce dossier, qu'il ne savait absolument rien à ce sujet.

Selon les mots du directeur de l'INEM, Uribe continuera comme professeur associé de son établissement d'éducation, puisque M. Padilla est honoré de l'avoir dans son personnel, sans prendre en compte les graves accusations de trafic de stupéfiants qui pèsent sur cet ex- président et les milliers de morts et victimes que lui-même et sa famille ont généré pendant son passage au gouvernement d'Antioquia (1995-1997), et, pendant les huit ans en sa qualité de chef d'état (2002-2010), années durant lesquelles ont augmenté les crimes des narco-paramilitaires.

De même que le chômage a crû, ainsi que l’insécurité, la pauvreté a triplé, la guerre interne dans le pays a provoqué des extrémités invraisemblables, avec le meurtre de milliers de civils présentés comme guérilleros morts au combat (le scandale des “faux-positifs”) ; et même jusqu’à son gouvernement qui s’est offert le luxe d’assassiner des citoyens équatoriens, mexicains et vénézuéliens dans sa "lutte contre le terrorisme", en ouvrant une brèche énorme dans les relations avec ses voisins et en général avec beaucoup de pays d’Amérique.

Note complémentaire : le 9 mars j’ai reçu un courrier d’un Conseiller Politique du parlement européen Monsieur Paul-Emil Drupet m'informant d’une lettre ouverte par des députés européens et refusant la nomination d'Alvaro Uribe dans sa qualité de professeur de l'INEM. Cette nomination a suscité une grande indignation dans la société civile française et des parlementaires européens demandent aux journalistes la divulgation de la dite lettre, et de la faire connaître le plus largement possible.

(*) Sergio Camargo, est journaliste et écrivain. Il est l’auteur entre autres des livres : la Démocratie Réelle Universelle et Le Narcotrafiquant N°82-Álvaro Uribe Vélez. Il a également écrit de multiples articles sur la réalité latino-américaine et en général sur l'actualité mondiale.

Source : Sergio Camargo
Traduction libre (castillan-français) de Lionel Mesnard

Le texte dans sa version originale en castillan et en PDF :
Los narcoparamilitares desembarcan en Francia, por Sergio Camargo




Lettre de protestation de parlementaires européens
suite à la nomination de M. Alvaro Uribe en France



par Marie Christine Vergiat, le 5 mars 2011

Je viens de signer cette lettre, comme nombre de parlementaires du groupe de la Gauche Unitaire européenne - Gauche Verte Nordique. Nous, parlementaires français et européens, tenons à faire part de notre indignation suite à la nomination de l'ex-président colombien M. Alvaro Uribe Velez comme enseignant à l'École Nationale d'Ingénieurs de Metz (ENIM), en contre-partie des contrats juteux passés entre cette institution éducative et l'Etat colombien. L'Union européenne et la France se revendiquent de la défense des droits de l'homme. Ce serait ajouter une nouvelle incohérence à l'accomplissement de ces objectifs politiques, et ce serait rendre un bien mauvais service à l'éducation de jeunes européens que d'accepter une telle nomination.

Nous tenons à rappeler le bilan des mandats de Monsieur Uribe en termes de droits de l'homme:

· M. Uribe a mis en place une politique controversée dite de "sécurité démocratique" visant officiellement à lutter contre l’insécurité et renforcer l’Etat de droit. Dans le contexte du conflit armé que connaît la Colombie depuis plus de 50 ans, celle-ci promet notamment aux soldats, primes et avantages pour chaque guérillero tué au combat. Cette « politique du chiffre » catastrophique a eu pour effet d’inciter les militaires à assassiner plus de 3000 civils innocents, issus de quartiers pauvres, afin de les déguiser et de les présenter comme « guérilleros morts au combat »

· De nombreuses affaires de corruption, d’assassinat et les révélations conséquentes à la mise en œuvre de la loi « Justice te paix » ont permis de mettre en évidence les liens forts existant entre les escadrons de la mort (paramilitaires) liés à la mafia et la famille politique de M.Uribe. Plus de 120 politiciens proches de son gouvernement ont été mis en examens et plusieurs dizaines ont déjà été condamnés  pour ces liens criminels. Le propre cousin de l’ex-président, M. Mario Uribe, qui est son associé politique, vient d'être condamné à sept années et demi de prison pour s’être allié et avoir utilisé ces organisations criminelles afin de faciliter son élection au parlement national et de s’approprier illégalement une grande quantité de terres fertiles.

· La Colombie est aujourd’hui le 2ème pays (derrière le Soudan) avec le plus de déplacés internes au monde. Bien que ce phénomène ait commencé avant l’arrivée au pouvoir de M. Alvaro Uribe, on estime qu’environ 2,4 millons de personnes ont été déplacées durant son mandat. On dénombre par ailleurs l’existence de plus de mille fosses communes en Colombie dont la plus importante d’Amérique Latine, mise à jour dans le département du Meta, «alimentée» depuis 2005 par les militaires et contenant plus de 2000 corps non identifiés. Plusieurs fous crématoires avaient été installés pour faire disparaître les corps des victimes.

· De nombreuses affaires de corruption impliquant le gouvernement et la famille politique de M. Uribe ont émaillé son mandat. A titre d'exemple aujourd'hui son ex-ministre de l’agriculture est mis en examen pour avoir détourné d’énormes sommes d’argent de leur objectif initial (aides à la petite paysannerie) afin de contribuer indirectement au financement de la réélection de M. Uribe.

· Sous la présidence de M. Uribe, les services secrets colombiens (DAS) ont été utilisés pour espionner, persécuter, menacer, stigmatiser et attaquer des défenseurs de droits humains, des syndicalistes, des opposants politiques, des journalistes, la Cour Suprême de Justice ; la récente découverte de documents internes du DAS a même permis de révéler la volonté de surveiller et de discréditer la Commission des droits humains du Parlement européen, le Bureau du Haut-commissaire aux droits humains de l’ONU, et les ONGs de défense de droits humains. Parmi ces organisations ou personnes, nombreuses sont celles qui ont été explicitement désignées par l’ex-président comme « vitrine intellectuelle » des FARC, les mettant de ce fait en danger de mort.

La nomination de M. Uribe au poste de « professeur des universités » à l'ENIM n'est pas fortuite. Elle survient après l'attribution par l'administration colombienne alors que M. Uribe en était encore le président, pour de la modernisation de centres de formation colombiens (SENA). Monsieur Uribe avait du reste déjà été nommé "Ingénieur Honoris Causa de l'ENIM" à cette occasion. M. Uribe, rattrapé dans ces graves affaires dans son pays, avait déjà tenté de se donner une respectabilité en se faisant nommer professeur à l'Université de Georgetown (USA). Mais cette tentative avait suscité un fort rejet de la part du milieu universitaire et de la société civile des Etats-Unis.

Nous appelons aujourd'hui toutes les citoyennes et tous les citoyens français-e-s et européen-ne-s à faire de même aujourd’hui en dénonçant avec nous la nomination de M. Alvaro Uribe à l’ENIM, et nous exigeons de cette institution éducative qu'elle rompe au plus tôt ce contrat qui lui fait honte.

Nous estimons que le système éducatif européen ne peut servir à blanchir des personnes ayant commis des violations des droits de l'homme, et que Monsieur Uribe doit répondre de celles-ci devant la justice colombienne, ou à son défaut, devant la Cour pénale internationale.

Source : Marie-Christine Vergiat
Groupe parlementaire européen GUE-NGL

 
Lettre d'indignation au directeur de l'ENIM
sur la nomination de l'ex-président Uribe comme enseignant



par Teje France, le 5 mars 2011,

Monsieur le Directeur,

Nous avons constaté avec effarement que vous affichiez avec fierté la présence d'Alvaro Uribe en tant qu'enseignant dans votre établissement; compte tenu de votre honorable fonction, nous ne pouvons qu'imaginer que vous ignorez les controverses dont fait l'objet actuellement l'ex Président de la Colombie;

Nous sommes choqués par la présence d'un tel professeur, car, contrairement à ce qui est affiché sur votre site, c'est la jeunesse colombienne qui a été la victime principale du Président Uribe.

Dans un contexte de conflit armé existant depuis les années 1950, il promettait aux soldats des primes et des avantages pour chaque guérillero tué au combat. Ceci a déchaîné un des phénomènes les plus macabres de la dernière décennie : les « faux positifs ». Ce sont près de 3.000 personnes, selon les estimations, dont beaucoup étaient des jeunes des quartiers défavorisés, qui ont été tués de sang froid et présentés ensuite comme des guérilleros morts au combat, augmentant les statistiques gouvernementales en faveur d’Uribe.

Cette même politique de récompenses a oeuvré à l'intérieur des universités et des lycées. Nos jeunes ont été encouragés à participer au conflit armé. Alvaro Uribe a profité de leur vulnérabilité financière pour leur proposer un salaire en échange de la dénonciation de leurs condisciples, qu'ils soupçonnaient d'avoir des liens avec des guérillas. Cette mise en pratique d'une politique éhontée de chasseurs de récompenses est, pour le moins sur le plan éthique, fortement condamnable.

Toujours en dépit de la liberté et de l'autonomie des universités, la police et l'armée colombiennes ont fait irruption dans les établissements scolaires employant des balles réelles et faisant des victimes mortelles parmi les étudiants, comme ce fut les cas de Jaime Acosta à Bucaramanga, de Nicolas Neira à Bogotá et de Jhonny Silva à Cali, entre autres.

M. Uribe, rattrapé par ces graves affaires dans son pays, a déjà tenté de se donner une respectabilité en se faisant nommer professeur à l'Université de Georgetown (USA), ce qui a engendré fin 2010 un scandale dans le milieu universitaire des Etats-Unis.

Ayant été enfin dignement averti de cet état de fait, nous ne pouvons que penser que vous n’entacherez pas plus longtemps la réputation de l’ENIM avec la présence d'un tel personnage qui n'honore malheureusement pas votre établissement;


Nos Salutations indignées,
Les membres de l'association TEJE

Source : TEJE (Travailler Ensemble Jeunes et Engagés)

Courriel : asso(at)teje.fr - http://www.teje.fr/




Non à la nomination d'Alvaro Uribe
comme professeur en France !



par Teje France, le 2 mars 2011


Nous, membres de l'Association TEJE, composée majoritairement d'étudiant(e)s colombien(ne)s et de diplômé(e)s d'institutions d'éducation supérieure en France, exprimons notre indignation face à la nomination récente d'Alvaro Uribe Vélez comme enseignant à l'École Nationale d'Ingénieurs de Metz (ENIM).

Personnage controversé de l'histoire récente de la Colombie, ancien Président de la République de Colombie de 2002 à 2010, Alvaro Uribe a été impliqué dans de nombreux cas de violations des Droits Humains ; il est notamment accusé d’ avoir percé dans le paysage politique grâce à des manœuvres exécutées en lien avec les narcotrafiquants et les leaders des armées paramilitaires, dont il a été, par ailleurs, promoteur dès les années 1980.

60 parlementaires de son parti et des partis associés, certains de ses collaborateurs les plus proches et des membres de sa famille – dont son cousin et allié politique Mario Uribe, condamné le 20 février dernier – ont été jugés et se trouvent aujourd'hui en prison pour avoir été instigateurs et complices de crimes commis en connivence avec les narco-paramilitaires.

Par ailleurs, il a espionné, à travers les services secrets de l'État (DAS), des opposants, journalistes, défenseurs des Droits Humains et même des membres du Parlement Européen, opérant une campagne pour les discréditer. Ses déclarations publiques ont mis en danger la vie de tout opposant à son gouvernement. Certains ont été poussés à l'exil.

Mais, plus grave pour nous, la jeunesse colombienne a été la victime principale de Monsieur Uribe. Ce dernier a instauré une politique de récompenses à double tranchant. Dans un contexte de conflit armé existant depuis les années 1950, d'un côté, il promettait aux soldats des primes et des avantages pour chaque guérillero tué au combat. Ceci a déchaîné un des phénomènes les plus macabres de la dernière décennie : les « faux positifs ». Ce sont près de 3.000 personnes, selon les estimations, dont beaucoup étaient des jeunes des quartiers défavorisés, qui ont été tuées de sang froid et présentées ensuite comme des guérilleros morts au combat, augmentant les statistiques gouvernementales en faveur d’Uribe

Cette même politique de récompenses a œuvré à l'intérieur des universités et des lycées. Nos jeunes ont été encouragés à participer au conflit armé. Alvaro Uribe a profité de leur vulnérabilité financière pour leur proposer un salaire en échange de dénoncer leurs condisciples, qu'ils soupçonnaient d'avoir des liens avec des guérillas. Cette mise en pratique d'une politique éhontée de chasseurs de récompenses est, pour le moins sur le plan éthique, fortement condamnable.

Toujours en dépit de la liberté et l'autonomie des universités, la police et l'armée colombiennes ont fait intrusion dans les établissements scolaires employant des balles réelles et faisant des victimes mortelles parmi les étudiants, comme furent les cas de Jaime Acosta à Bucaramanga, Nicolas Neira à Bogotá, Jhonny Silva à Cali, entre autres.

En circonstances similaires, en 2010, Alvaro Uribe a été l'objet de polémique à l'Université de Georgetown, où 80 professeurs des États-Unis ont signé une lettre de refus pour sa présence dans celle-ci mais également dans d'autres institutions d'éducation. L'université a compris l'ampleur et le poids des protestations et elle a arrêté cette mission.

D'après un communiqué de l'ENIM, « L'École Nationale d’Ingénieurs de Metz ne pouvait pas rêver meilleur ambassadeur. On n’a pas tous les jours l’ancien président d’un pays comme professeur ». Certes, cela ne se reproduit pas souvent et c'est pour cette même raison que l'École devrait se garder de bien choisir ses invités. Il résulte inexcusable, par les temps qui courent, de légitimer des personnages contestés, voire sanctionnés par le propre peuple victime des dérives de leur pouvoir. La chute des dictateurs dans le monde arabe, autrefois reçus en grande pompe par le gouvernement français, nous le prouve.

Au nom des millions des victimes des massacres, des déplacements de force (l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés parle de 3,4 millions de réfugiés internes à cause du conflit), des attaques contre la liberté d'expression, nous exerçons notre devoir des concitoyen(ne)s, en faisant entendre ici notre voix et celle de tous les Colombiennes et les Colombiens qui ont été, et qui continuent d'être les victimes de la guerre absurde qui se livre dans notre pays. Une guerre davantage exacerbée pendant les huit années d'Alvaro Uribe au pouvoir.


Source : Association TEJE (Travailler Ensemble Jeunes et Engagés)
Courriel : asso(at)teje.fr - http://www.teje.fr/




La Libye met mal à l'aise
la gauche latino-américaine



par Bernard Perrin, le 28 Février 2011



Le soulèvement contre Kadhafi, allié politique et économique du bloc de gauche, déboussole certains gouvernements «révolutionnaires».

Stupéfiant et inquiétant parallélisme. Alors que de nombreuses chancelleries européennes sont inquiètes à l'idée de voir le colonel Kadhafi, qui était il y a peu encore un «ami intime» (Silvio Berlusconi) ou tout du moins un partenaire économique vital (90% du pétrole libyen prenait le chemin de l'Europe), tomber sous la pression de son peuple, une autre peur s'empare des gouvernements de gauche «progressistes» d'Amérique du Sud: celle d'assister à la chute d'un... camarade révolutionnaire. Le premier cas de figure n'a au fond rien de très surprenant. L'Europe capitaliste préfère un partenaire fiable, même s'il fut longtemps en tête de liste des terroristes les plus infréquentables de la planète, même s'il fait aujourd'hui tirer sur son propre peuple. Le cynisme de la realpolitik.

Faiblesse idéologique

Le second cas de figure, lui, est plus intrigant. Que du Venezuela à la Bolivie en passant par Cuba, l'Equateur et le Nicaragua, certains pleurent la chute du «guide spirituel de la révolution» malgré le massacre du peuple libyen dont il se rend coupable, démontre une triste lecture de l'histoire en cours et un aveuglement dont la gauche a déjà été trop souvent coutumière au cours du siècle passé.

Derrière la façade discursive du «socialisme du XXIe siècle», se dessine malheureusement une autre réalité: l'absence d'une réelle boussole idéologique, de Caracas à La Paz. Comment le dictateur sanguinaire libyen peut-il être un «frère révolutionnaire»? Son opposition à l'impérialisme américain justifie-t-elle donc toutes ses exactions? Comment se tromper ainsi de révolution?

Pour l'Argentin Pablo Stefanoni, directeur de l'édition bolivienne du Monde diplomatique, et auteur avec le politologue français Hervé do Alto de Nous serons des millions, Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, la réponse est simple: «Le socialisme sud-américain a été pris par surprise par les événements, et s'est retrouvé sans ressources politiques ni idéologiques pour déchiffrer les clés de ce qui se passe dans le monde arabe.»

En Amérique latine, au Venezuela, à Cuba, en Equateur, en Bolivie ou au Nicaragua, Kadhafi est encore et toujours considéré comme un «combattant révolutionnaire», malgré sa volte-face historique et son idylle nouée avec l'Occident, de Washington à Rome en passant par Londres et Paris. Hugo Chavez ne l'a pas caché: pour comprendre la révolution en cours dans les pays arabes, il avait personnellement appelé il y a quelques semaines... Tripoli! Quant au ministre des Affaires étrangères bolivien, David Choquehuanca, il avoue sa fascination pour le «Livre vert» du leader libyen, comme de nombreux autres dirigeants latino-américains.


«Soutenir les peuples»

Plus concrètement, le président nicaraguayen Daniel Ortega a ouvertement apporté son soutien au régime sanguinaire, estimant qu'il était victime d'un «lynchage médiatique afin de faire main basse sur ses richesses pétrolières». Une information, parmi d'autres, largement diffusée par Télésur, la chaîne d'information continentale basée à Caracas. Le journal cubain Granma, lui, a titré «Kadhafi dénonce un complot étranger contre la Libye». Aucune allusion à la sanglante répression. En Bolivie, Evo Morales s'est montré un peu plus prudent, appelant le colonel Kadhafi et le peuple libyen «à une résolution pacifique de la crise».

Heureusement, les gouvernements n'ont pas le monopole du socialisme latino-américain. Au Venezuela, le groupe Marea socialista (Marée socialiste, mouvance du Parti socialiste d'Hugo Chávez) appelle à la victoire du peuple libyen. Et dénonce «l'horreur dont sont capables les dictateurs, soumis ou non à l'impérialisme». Les militants vénézuéliens estiment que les événements démontrent qu'il s'agit «d'un soulèvement populaire qui fait partie du tremblement de terre démocratique qui secoue le monde arabe, de la lutte pour la liberté et la démocratie». Une lutte «qui ouvre la porte à la révolution mondiale contre le capitalisme et ses régimes d'oppression et de misère».

«La gauche, estime Pablo Stefanoni, doit soutenir les peuples, les luttes démocratiques et les aspirations à la liberté, et ne pas s'acoquiner avec des dictateurs pathétiques et corrompus sur la base de considérations purement géostratégiques.» Hervé do Alto abonde dans le même sens: «Aujourd'hui, le danger pour la gauche latino-américaine est de plaquer sa propre réalité – la lutte quotidienne contre l'impérialisme – sur celle d'autres continents. Par exemple, on peut voir dans l'instabilité politique en Libye un risque de démembrement similaire à celui que font planer les oppositions de Santa Cruz en Bolivie. Or, confondre la lutte anti-impérialiste et la lutte à mort des élites liées aux dictatures serait un recul majeur.»

Plus fondamentalement, «tant que la gauche déprécie la question du respect des droits de l'homme, considère que la realpolitik justifie tout, et qu'elle confond l'anti-impérialisme avec les intérêts bureaucratiques, il n'y a rien à attendre d'elle», tranche-t-il.

Mais si l'Europe capitaliste peut se permettre de mener des relations avec des partenaires douteux, pourquoi les pays d'Amérique latine devraient renoncer, eux, à cette realpolitik? «Tout d'abord, répond Hervé do Alto, toutes les dictatures ne massacrent pas leur peuple comme le fait actuellement le régime de Kadhafi. C'est donc un critère déterminant, si l'on considère que ces gouvernements ont justement l'ambition de développer une 'diplomatie des peuples'.»

«Ensuite, ajoute le politologue, c'est une chose d'entretenir des relations commerciales avec des régimes autoritaires, mais c'en est une autre de développer une solidarité politique à leur égard en confondant leur anti-impérialisme (qui n'est d'ailleurs en réalité souvent qu'une opposition aux USA) avec leur caractère progressiste.»


Partenaire mais pas «camarade»

Dès lors, oui, la Bolivie garde absolument le droit de commercer avec la République islamique d'Iran. «Mais personne n'oblige Evo Morales à lever le bras d'Ahmadinejad en l'appelant 'camarade'. Il faut savoir que ce régime mène une répression à l'encontre des mouvements sociaux que même la Bolivie des gouvernements de droite a été très loin d'égaler», tempère Hervé do Alto.

S'aligner sur un Ahmadinejad ou un Kadhafi au prétexte qu'il est un partenaire stratégique reviendrait donc à renoncer au «nouvel ordre mondial» progressiste, socialiste proclamé. Et renoncer à toute action dirigée vers un changement social, notamment dans le champ des relations internationales.

Mais si les luttes en cours sont loin d'être pro-occidentales, elles ne sont pas non plus fondamentalement socialistes. Comment la gauche latino devrait-elle se situer dès lors? «Karl Marx, qui ne perdait pas une occasion de critiquer la démocratie bourgeoise, considérait que cette démocratie formelle était un premier pas absolument nécessaire», répond Hervé do Alto. En d'autres termes, dans l'immédiat, le vent démocratique ouvre à nouveau (et enfin) la porte aux mouvements socialistes arabes, quarante ans après leur déroute.

La conclusion, elle, tombe de la plume de l'écrivain et militant uruguayen Raúl Zibechi: «Il faut regarder l'horreur en face. Parfois la gauche n'a pas voulu voir, pas voulu entendre, ni comprendre les douleurs des gens d'en bas, sacrifiés sur l'autel de la révolution. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas cette fois-ci.» Dénoncer de manière totalement justifiée les menaces d'intervention en Libye par l'entremise de l'OTAN ou des Etats-Unis et les tentatives d'ingérence occidentales ne doit d'aucune manière éclipser ce vrai débat. 


Source : Le Courrier
http://www.lecourrier.ch




La criminalisation d’une lutte politique
L’«Etat de droit» chilien
à l’épreuve du procès Mapuche de Cañete



Extraits d'un rapport de Michael Barbut (°),  janvier-février 2011


La Mission d’observation internationale

Le 12 Juillet 2010, plus de trente prisonniers politiques Mapuches entament une grève de la faim dans plusieurs prisons du Centre-Sud du Chili. La grève de la faim est porteuse d’une série de revendications :

-La non-application de la loi anti-terroriste dans les procès liés à des faits qui prennent racines dans le cadre de la cause Mapuche

-La fin du double procès qui soumet les Mapuches à des tribunaux civils et militaires pour les mêmes délits

-La démilitarisation des communautés en conflit

-La liberté de tous les prisonniers politiques Mapuches

-Le droit à la libre-détermination du peuple Mapuche

Si la liste des revendications apparait ample, en réalité ce que visaient avant tout les prisonniers politiques Mapuches en grève de la faim, c’est la reconnaissance du caractère politique des procès auxquels ils sont soumis et le droit à un procès équitable. Des revendications sommes toutes modestes. Après plus de 80 jours de grève de la faim, pour des raisons de santé évidentes, les prisonniers politiques Mapuches se sont vus dans l’obligation de déposer leur grève. Les gains obtenus sont modestes : le gouvernement chilien s’engage à abolir le double procès (civil et militaire), pratique pour laquelle l’Etat chilien avait déjà été condamné par la cour interaméricaine des droits de l’homme, et s’engage à cesser de poursuivre les Mapuches pour conduites terroristes.

Ces avancées sont d’autant plus modestes que les carabiniers chiliens en cas de délits dans le cadre de l’exercice de leur fonction continuent à être jugés par des tribunaux militaires. En d’autres termes, les policiers qui seraient amenés à se rendre coupables de la mort de Mapuche, comme ce fut le cas par le passé , seront toujours jugés par des tribunaux militaires, c'est-à-dire par leurs pairs.

En outre, si l’Etat chilien cesse de demander l’application de la loi anti-terroriste, le ministère public, entité autonome du ministère de la justice chilienne, en charge de mener à bien l’accusation, n’est pas tenu de s’aligner sur la position du gouvernement. De fait le procureur en charge du procès de Cañete ne prend aucune mesure allant dans ce sens. Au contraire, il choisit de persister dans son accusation et demande au tribunal l’application de la loi anti-terroriste.

Au-delà de ces modestes avancées, la principale victoire des grévistes a donc surtout résidé dans la capacité à rappeler à la société chilienne l’existence du peuple Mapuche, ses souffrances, sa lutte pour la défense du territoire Mapuche (Wallmapu) et les injustices qui l’ont accablé depuis la mal nommée « Pacificacion de la Araucania », guerre à feu et à sang qui s’achève en 1883 par la colonisation totale du territoire Mapuche par l’Etat chilien.

La grève de la faim de la trentaine de prisonniers politiques Mapuches a été un moment de mobilisation sans précédent du peuple Mapuche et de la société chilienne, afin d’exiger la satisfaction des revendications des prisonniers politiques Mapuches.

C’est aussi dans ce contexte qu’en dehors du Chili, en France, en Allemagne, en Suède, en Italie, en Espagne, au Canada, aux Etats-Unis et dans d’autres pays, des défenseurs des droits de l’homme, des droits des peuples autochtones, des militants politiques et autres acteurs associatifs se sont mobilisés pour exercer une pression sur l’Etat chilien afin qu’il cesse de criminaliser la lutte Mapuche en l’associant à des actes terroristes. En se mobilisant ces différents acteurs ont aussi voulu rappeler à l’Etat chilien ses obligations en matière de respect d’un certain nombre de traités internationaux dont il est signataire et qu’il bafoue dans sa relation au peuple Mapuche .

C’est dans ce cadre qu’en France s’est crée un collectif de solidarité avec le peuple Mapuche regroupant plusieurs organisations luttant depuis plusieurs années pour le respect des droits de l’homme, des droits des peuples autochtones et particulièrement du peuple Mapuche.

La grève de la faim terminée s’ouvre un cycle de procès politique dans plusieurs villes du Centre-Sud du Chili (Cañete, Angol, Temuco, Lautaro principalement) où des Mapuches sont accusés de délits terroristes dans le cadre de la lutte qu’ils mènent pour la récupération de leurs terres et la reconstruction de la territorialité Mapuche. 

Le premier de ces procès a lieu à Cañete au début du mois de Novembre 2010. Il concerne dix huit personnes  accusées de divers délits :

-Vols de bois
-Vols avec intimidation,
-Incendies terroristes
-« Attaques » à des fonctionnaires de police
-« Embuscade » à un procureur de la République
-Association illicite terroriste.

Ces différentes accusations renvoient au conflit territorial agitant les rives du Lac Lleu-Lleu depuis son occupation par l’Etat chilien à la fin du XIXème siècle.

Face à la criminalisation de la lutte Mapuche et à l’usage de la loi anti-terroriste, les prisonniers politiques Mapuches accusés dans ce procès et leur famille décident de faire appel à la solidarité internationale qui s’était manifestée durant la grève de la faim. C’est ainsi que nait l’idée d’inviter des citoyens du monde entier, préoccupés par le respect des droits de l’Homme, à observer le procès de Cañete. L’usage de la loi 18. 314 sur les conduites terroristes laisse penser aux prisonniers politiques, à leur famille et proches qu’ils n’auront pas le droit à un procès équitable.

Les observations, remarques et analyses qui suivent sont le produit d’une mission de plus d’un mois au cours de laquelle j’ai pu assister à une vingtaine de journée d’audiences, discuter régulièrement avec les avocats de la défense, les familles et proches des prisonniers politiques, ainsi que les prisonniers eux-mêmes. J’ai aussi pu me rendre dans le territoire du Lleu-Lleu, connaitre et discuter avec un certain nombre de comuneros habitant les communautés qui bordent le lac. Enfin, j’ai pu avoir accès à un certain nombre de documents, notamment le précieux travail historique sur les demandes territoriales des Mapuches du Lleu-Lleu réalisé par Martin Correa.

(...)  Le procès du ministère public

A première vue, le procès de Cañete semble régulier. On y observe plusieurs procureurs qui mènent à bien l’accusation et des avocats chargés d’assurer la défense des accusés. L’entreprise Forestal Mininco ainsi que l’Etat représentent les plaignants (« querellantes »). La dispute opposant accusation et défense est arbitrée par trois juges, qui doivent s’assurer du respect de la procédure pénale et en dernière instance rendre leur verdict.

Toutefois, au fil des journées d’audience, des interrogations et des contre-interrogations de témoins et d’experts, des discussions avec les avocats et les prisonniers Mapuches la réalité du procès apparait tout autre. L’usage de la loi anti-terroriste a entrainé la limitation du droit à la défense et le ministère public a en partie élaborée son accusation en ayant recours à des méthodes illégales.

Le droit à la défense limité

La limitation du droit à la défense réside principalement dans l’usage de la loi anti-terroriste. Comme on l’a dit, celle-ci permet au ministère public de faire usage de témoins secrets dont l’identité est inconnue à la défense. Afin de ne pas révéler l’identité du témoin, des parties des déclarations prêtées par celui-ci auprès du ministère public ne sont pas fournies à la défense. Ainsi les avocats se retrouvent privés d’éléments indispensables à la réalisation de la contre-interrogation des témoins secrets.

Aussi, les déclarations prêtées par les témoins secrets sont fournies très tardivement aux avocats de la défense, ce qui leur laisse peu de temps pour construire leur défense. Par delà les témoins secrets, au cours de ce procès, les avocats de la défense ont pris connaissance du dossier de l’accusation tardivement, ce qui les a obligés à travailler dans la précipitation, ce qui constitue une des marques de la situation d’inégalité dans laquelle ils se trouvent par rapport au ministère public.  

La loi anti-terroriste permet aussi de maintenir sous silence pendant dix jours les personnes détenues ce qui signifie que celles-ci ne peuvent avoir accès à un avocat. Pendant ces dix jours, certaines personnes non informées de leur droit peuvent être amenées à déclarer certaines choses indépendamment de leur volonté en raison des pressions qui s’exercent alors sur elles.

Condamner à n’importe quel prix : la violation de la loi

Convaincu de l’existence d’une organisation terroriste autour du lac Lleu-Lleu, le ministère public a eu recours à plusieurs reprises à des moyens illégaux afin de fonder son accusation.
Comme on l’a vu, les témoins secrets ont été amenés à déclarer à plusieurs reprises. Ces déclarations ont évolué au cours du temps, des noms ont été ajoutés, d’autres ont été retirés. Ce qui fait dire à l’avocat de la défense Pablo Ortega que le ministère public a délibérément occulté certaines preuves au tribunal, toutes celles n’allant pas dans le sens de son accusation.
Aussi, il est possible que certains témoins aient été incités à prêter certaines déclarations en échange d’argent ou de terres.

Pour inciter certaines personnes à témoigner contre les accusés, tous les moyens sont bons selon le ministère public. L’un des accusés du procès de Cañete, Eduardo Cesar Painemil Peña, n’a jamais milité en faveur de la cause Mapuche. Le 15 Aout 2009, il est interpellé à son domicile. Il est accusé d’avoir participé à des incendies terroristes, alors même qu’à la date de leur réalisation il se trouvait à Rancagua où il travaillait comme saisonnier dans les industries de fruit de la région. Très rapidement, les fonctionnaires en charge de son interrogation lui proposent d’abandonner les poursuites en échange de déclarations où il accuserait un certain nombre de militants Mapuches. Il refuse et c’est aujourd’hui pour cela qu’il est jugé. Le ministère public a décidé de lui faire payer son indocilité. Pour avoir refusé d’être témoin secret, il est enfermé depuis près de 18 mois et est menacé de 39 années de prison.

Un des témoins secrets étaient imputés originellement de plusieurs délits pour lesquels sont jugés les accusés. Le ministère public a cessé de le poursuivre en échange de son témoignage. Dans ces conditions, difficile de lui attribuer une quelconque valeur juridique.

Il y a pire. En ce qui concerne les incendies terroristes desquels sont accusés plusieurs des prisonniers politiques Mapuches, certains des témoins sont des personnes qui au moment de prêter déclaration étaient mineurs. La loi chilienne affirme qu’en aucun cas un policier peut enregistrer la déclaration d’un mineur sans la présence d’un avocat. Or, il y a au moins trois personnes âgées de moins de 18 ans qui dans le cadre de ce procès ont prêté déclaration en dehors de toute présence de leur avocat. La police pour se défendre affirme qu’ils ont renoncé à la présence d’un avocat, or cette option n’est pas prévue par le droit chilien.

Le 13 Janvier 2011, alors que l’accusation du ministère public touche à sa fin, un de ces jeunes, Rodrigo Viluñir Calbul, s’arme de tout son courage et brave la peur et les menaces du ministère public. Appuyée par une partie de sa communauté, il décide de se rendre au tribunal oral de Cañete où il demande à l’un des avocats de la défense de signaler sa présence et de demander au tribunal d’avoir la possibilité de s’exprimer. Cette demande infondée juridiquement est refusée par le tribunal. Toutefois, l’important est ailleurs. Rodrigo Viluñir a décidé de sortir du silence. Il est l’un des 36 témoins secrets qui ont déclaré dans le cadre de ce procès. Toutefois, comme la majorité d’entre eux, il n’a pas été appelé à témoigner devant le tribunal, certainement parce que le ministère public était conscient de son indécision et des possibilités de volte-face du témoin.

Une fois l’audience terminée, dans le hall du tribunal s’improvise une conférence de presse. Devant plusieurs journalistes, des observateurs nationaux et les avocats, il raconte les conditions dans lesquelles son témoignage a été incorporé à l’accusation du ministère public.

Il raconte que par une journée d’Aout 2009, sans aucune raison, alors qu’il se trouvait avec son père, les carabiniers les ont interpellés. Ils ont été transférés dans des véhicules séparés. Arrivé au niveau du lac Lanalhue, les carabiniers ont demandé à Rodrigo de descendre du fourgon de police et lui ont demandé s’il connaissait les Mapuches imputés de six incendies dans la zone du Lleu-Lleu et qui sont des comuneros de communautés voisines à celle de Rodrigo

(...) Jusqu’à présent Rodrigo Viluñir n’a pas osé déposer plainte pour la violence dont il a été victime de la part de fonctionnaires de police dans le cadre de l’instruction de l’accusation du procès de Cañete. Toutefois, son précieux témoignage achève définitivement de disqualifier les moyens mis en œuvre par le ministère public afin de fonder son accusation.

Conclusion

Ce qui se joue et se négocie au tribunal de Cañete, au-delà du procès de militants de la cause Mapuche, c’est le droit à un procès équitable, une dispute entre accusation et défense dont l’enjeu est l’approfondissement de l’Etat de droit qui souffre de nombreuses entorses dans le Chili post-dictature. Dispute sur fond de luttes politiques : lutte contre le modèle économique ultralibéral qui sévit dans la région, offrant des milliers d’hectares de terres aux uns et condamnant les autres à la pauvreté, mais aussi lutte pour la reconnaissance des droits politiques du peuple Mapuche. Le « contrôle territorial » que n’a eu de cesse de stigmatiser le ministère public dans ce procès ne fait que renvoyer à l’article 7 de la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) qui prévoit que « les peuples originaires devront avoir le droit de décider de leurs priorités en matière de développement, dans la mesure où celui-ci affecte leurs vies, croyances, institutions et bien-être spirituel et les terres qu’ils occupent ou utilisent, et contrôler, dans la mesure du possible, leur propre développement économique, social et culturel. » Cette lutte, portée par des militants Mapuches et leurs avocats, dépasse en partie la cause Mapuche en venant remettre en question la qualité de la transition démocratique chilienne. Elle exige à la justice chilienne plus de cohérence vis-à-vis des traités internationaux (convention 169 de l’OIT, pacte international des droits civiles et politiques ou encore déclaration universelle des droits de l’homme) dont l’Etat chilien est signataire.

Alors que les rapports des diplomates nord-américains basés au Chili, rendus publiques par Wikileaks, affirment sans détour qu’il n’y a pas de terrorisme Mapuche au Chili, nous avons assisté pendant plus d’un mois à un procès où un groupe de Mapuches est accusé de terrorisme par le ministère public du tribunal de Cañete. Cette accusation de terrorisme infondée si l’on en croit les diplomates nord-américains, a pourtant permis au ministère public de limiter le droit à la défense en utilisant les dispositions légales prévues par la loi 18.314 sur les conduites terroristes. Elle lui aussi permis de maintenir 12 hommes enfermés (prison préventive) de 16 à 20 mois selon les cas, alors même qu’ils n’ont été condamnés par aucun tribunal.

Nous avons acquis la conviction que l’instruction qui a permis d’établir les déclarations de témoins brandies par le ministère public comme autant de preuves a été entachée d’irrégularités : pressions, menaces, tortures, subordinations et corruptions, autant de pratiques qui disqualifient entièrement le ministère public et son accusation. C’est pourquoi il est impératif d’exiger la non-condamnation et la libération des prisonniers politiques Mapuches jugés à Cañete et l’ouverture d’une enquête judiciaire sur les auteurs de délits dans le cadre de l’instruction de ce procès.

(') Michael Barbut, observateur international





Haïti : De l'urgence au relêvement
Soutenir la bonne gouvernance en Haïti après le séisme?



par OXFAM, le 6 janvier 2011

L'action humanitaire déployée en Haïti suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010 a atteint une complexité quasi inégalée à ce jour. Pourtant, à l'approche du premier anniversaire de la catastrophe, l'État haïtien et la communauté internationale ont peu progressé sur le plan de la reconstruction.

Les autorités haïtiennes doivent faire preuve d'une direction stratégique plus forte et prendre des décisions en accord avec les besoins les plus urgents de la population haïtienne. Elles doivent lancer des projets d'infrastructure publique synonymes d'embauches et de développement des compétences, inciter les familles à retourner dans leurs foyers ou allouer des terrains pour la construction de nouveaux logements, et investir dans l'agriculture. Quant à la communauté internationale, elle doit redoubler d'efforts pour soutenir ces actions, en renforçant la capacité et la responsabilité des institutions haïtiennes.

Résumé


Le séisme qui a frappé Haïti le 12 janvier 2010 a complètement dévasté une nation insulaire déjà très vulnérable, entraînant la mort de plus de 200 000 personnes et détruisant les maisons de plus d'un million de rescapés. En octobre 2010, un second malheur affecte l'île : la flambée de choléra qui, selon les chiffres annoncés à la mi-décembre, a déjà touché plus de 122 000 personnes et fait au moins 2 600 morts.

L'aide humanitaire déployée au cours des 12 derniers mois a permis de sauver un nombre incalculable de vies en fournissant eau, assainissement, abri, aide alimentaire et autre assistance vitale à des millions de personnes. Pourtant, à l'approche du premier anniversaire de la catastrophe, ni l'État haïtien, ni la communauté internationale n'a progressé notablement sur le plan de la reconstruction.

La déception des nombreux Haïtiens qui espéraient une reconstruction de leur pays sur de nouvelles bases, propices à de meilleures conditions de vie est immense, mais pas si surprenante. Bien avant le tremblement de terre, Haïti ajoutait à l'extrême pauvreté et aux fortes inégalités une instabilité politique chronique et des institutions nationales faibles et corrompues. La reconstruction suite à une catastrophe naturelle peut nécessiter beaucoup de temps, même dans les pays développés. Au Japon par exemple, il a fallu sept années pour reconstruire la ville de Kobe suite au séisme de 1995.

Toutefois, aucune montagne n'est infranchissable. Pour résoudre les problèmes créés par le séisme, le nouveau gouvernement haïtien devra travailler de toute urgence avec la communauté internationale afin de créer les conditions requises pour permettre aux personnes déplacées de quitter les camps et de retrouver un emploi.

À l'écoute de la population haïtienne


Les autorités haïtiennes doivent progresser sur les domaines prioritaires qui relèvent de leur seule responsabilité. Elles doivent résoudre les questions juridiques freinant la reconstruction des logements et le dégagement des débris. Elles doivent en outre prendre des mesures pour encourager les personnes à regagner leurs communautés et à construire des logements sur les sites existants ou sur d'autres sites désignés.

L'État haïtien doit développer en priorité des programmes d'investissement et un plan sur le long terme pour favoriser l'embauche et le développement des compétences. Il pourrait s'agir de projets d'infrastructures publiques nécessitant beaucoup de main-d'œuvre, tels que des travaux de voirie et d'approvisionnement en eau. L'État doit également mettre en place des programmes de protection sociale, tels que des programmes de transfert d'espèces ou de microcrédit, qui garantissent une aide à court terme et génèrent une activité économique. Les bailleurs doivent soutenir en priorité ces initiatives.

En Haïti, le pouvoir, les prises de décisions et les richesses sont concentrés dans la capitale Port-au-Prince, et ne concernent qu'une infime minorité. Il est essentiel d'étendre et d'accélérer le processus de décentralisation économique et politique afin de permettre aux autorités locales de gérer les problèmes régionaux. Suite aux élections contestées de novembre 2010, il convient également de tout mettre en œuvre pour lutter contre la corruption à tous les niveaux, instaurer un climat de confiance entre les citoyens haïtiens et les autorités et davantage tenir l'État responsable des communautés et de leurs besoins. Les bailleurs, agences des Nations Unies et ONG doivent travailler avec les collectivités locales et soutenir ce processus.

Certains organes de l'État haïtien ont obtenu des résultats plus probants. C'est le cas de la DINEPA (Direction Nationale de l'Eau Potable et de l'Assainissement) qui, avec d'autres services des ministères de la Santé et de l'Agriculture et de nombreux maires, ont démontré que les institutions gouvernementales pouvaient jouer un rôle phare dans la reconstruction.

La voix des citoyens pauvres d'Haïti trouve très peu de résonnance dans le processus d'élaboration des politiques qui affectent directement leurs vies. En collaboration avec la communauté internationale, les autorités haïtiennes doivent consulter, communiquer et impliquer les citoyens dans les programmes et les plans de reconstruction du pays. Les femmes doivent participer à ce processus. Il est en effet indispensable de les associer au processus décisionnel pour amorcer la transformation du pouvoir, de la citoyenneté et de la démocratie. Les autorités haïtiennes doivent s'investir davantage pour soutenir les efforts de millions d'hommes et de femmes ordinaires luttant chaque jour pour améliorer leurs conditions de vie et celles de leurs enfants.

Des pratiques portant atteinte à l'État haïtien


La communauté internationale n'a pas suffisamment soutenu les principes de bonne gouvernance et de leadership efficace en Haïti. De nombreux organismes humanitaires continuent de contourner les autorités locales et nationales dans la fourniture de l'aide, tandis que les bailleurs ne coordonnent pas leurs actions ou ne consultent pas comme il se doit la population ïtienne et les principaux ministères lors de la prise de décisions affectant l'avenir du pays.

La Commission Intérimaire pour la Reconstruction d'Haïti (CIRH) a été créée en avril 2010 par l'État haïtien sous la pression de la communauté internationale, avec pour mission d'améliorer la coordination, de renforcer la capacité de l'État et d'associer bailleurs et gouvernement afin d'optimiser le processus de reconstruction.

Malheureusement, la CIRH, sous l’influence considérable des États- Unis, n'est jusqu'à présent pas parvenue à remplir cette fonction. Elle doit s'investir bien davantage pour impliquer les ministères, les autorités locales et la population haïtienne dans le processus de planification et la mise en œuvre des projets. À ce jour, elle ne compte que deux représentants de la société civile haïtienne, sans droit de vote.

Les bailleurs doivent mettre fin au « bilatéralisme rampant »5 et bannir les priorités et politiques souvent contradictoires qui gangrènent la CIRH. Ils doivent en outre faire preuve d'une coordination plus étroite les uns avec les autres afin d'éviter toute incohérence ou doublon dans le financement. Par exemple, des fonds ont été débloqués pour construire des logements provisoires, mais presque rien n'a été alloué au déblaiement des débris.

Les États donateurs doivent également honorer leurs engagements et tenir leurs promesses pour reconstruire Haïti. En novembre 2010, le bureau du Envoyé spécial des Nations Unies en Haïti a indiqué qu'à peine plus de 40 % des fonds promis pour 2010 avaient été versés.

Quelles que soient les faiblesses de l'État haïtien, il demeure l'autorité souveraine dont la participation est vitale pour répondre aux besoins d'Haïti en termes d'urgence, de reconstruction et de développement. La tâche du nouveau gouvernement, suite aux élections générales contestées de novembre, sera des plus difficiles. Il aura cependant une opportunité historique de rompre avec le passé et de reconstruire un avenir meilleur pour Haïti.

Pour cela, les acteurs nationaux et internationaux devront redoubler d'efforts pour renforcer la capacité, les politiques et la responsabilité de l'État à l'échelle nationale et locale. Ni une « république d'ONG », ni un gouvernement fantöme d'administrateurs, composé de bailleurs et d'institutions financières internationales, ne pourront apporter des solutions durables à la population haÏtienne. (...)

                Lire la suite ou télécharger le rapport OXFAM  :

Source : OXFAM  http://www.oxfam.org




En Argentine, les habitants cultivent
pour sortir de la crise


 

par Sophie Chapelle, 2 janvier 2011


En Argentine, la crise économique de 2001 a généré un chômage et une désespérance sociale sans précédent. Pour y faire face, la municipalité de Rosario a jeté les fondements d’une véritable politique d’agriculture urbaine. Jardins communautaires installés en périphérie, pratiques agricoles en biodynamie ou encore livraisons de paniers de légumes : c’est une révolution alimentaire au cœur de la ville, qui fait vivre désormais des centaines de familles. Reportage.

Sur le bord de l’autoroute, ils sont plusieurs à bêcher, arroser ou récolter. Nous sommes à Rosario en Argentine, à 300 km au nord de Buenos Aires. Dans le bruit sourd des moteurs, plusieurs hectares très bien entretenus, où poussent légumes et fruits, jouxtent les quartiers les plus vulnérables de Rosario. Loin d’être un lieu isolé, ce jardin s’inscrit dans une stratégie de développement de l’agriculture urbaine menée par la municipalité depuis bientôt dix ans.

« Nous avons commencé en 2001 au moment de la grande crise argentine, mais depuis la fin des années 1980, nous travaillons sur le thème de l’agroécologie », explique Antonio Lattuca. Impliqué dans le processus depuis une vingtaine d’années, il est coordinateur du Programme d’agriculture urbaine (PAU), qui dépend du secrétariat à la promotion sociale du gouvernement municipal de Rosario. Dans les années 1990, face à la disparition de milliers de postes de travail, l’INTA, institut du ministère de l’Agriculture, lance le programme Pro-Huerta. L’idée ? Fournir à des groupes d’habitants en situation de grande pauvreté des outils de jardinage, du matériel et des semences. Des terres généralement non constructibles se transforment alors en jardins communautaires dans plusieurs endroits de la ville.

Organiser la cession gratuite des terrains


La fameuse crise argentine de 2001 oblige la ville de Rosario à mettre les bouchées doubles. Face à un peso dévalué au tiers de sa valeur et un taux de chômage exponentiel, l’INTA distribue de plus en plus de matériel. « Les conditions étaient réunies pour jeter les fondements d’un véritable programme d’agriculture urbaine, et la municipalité s’est décidée à suivre », relate Antonio.

De 2002 à 2003, un registre des terrains vacants dans la ville est établi. Un an et demi plus tard, en 2004, le maire de Rosario approuve un règlement qui officialise la cession temporaire de terrains aux fins d’agriculture urbaine. Afin de faciliter ce transfert, le gouvernement municipal exempte d’impôts les propriétaires durant deux ans. La municipalité supprime aussi l’impôt pour ceux qui vendent sur les marchés. « Les élus ont compris que la pauvreté relevait d’une responsabilité collective qu’ils devaient prendre en charge », raconte Maria Paulo Hoyos, la collègue d’Antonio.

Des agriculteurs sans terre, chassés par la culture du soja

Au niveau national, un plan d’aide est lancé, proposant aux chômeurs 150 pesos par mois en contrepartie de l’exécution de certains travaux. Nombre d’entre eux choisissent la voie de l’agriculture urbaine. Rapidement, Rosario compte plus de 800 groupes de jardiniers. L’activité de production s’est consolidée après la crise, essentiellement dans des espaces périphériques.

La particularité de Rosario ? « La population avec laquelle nous travaillons, analyse Maria. Beaucoup sont des agriculteurs qui ont été déplacés d’autres lieux du pays à cause de l’avancée du soja, par exemple. Très pauvres, souvent analphabètes, ils vivent ici sans pouvoir s’insérer dans le marché. La seule chose qu’ils savent faire, c’est travailler la terre. » Pour l’ensemble des jardiniers et consommateurs rencontrés, le développement de l’agriculture urbaine a bouleversé leur vie.

Près de 800 jardins cultivés

« Étrangement, explique Antonio, l’Argentine n’a pas la culture des marchés à la différence d’autres pays de l’Amérique latine. » Contre vents et marées, l’équipe du Programme d’agriculture urbaine (PAU) met en place en 2003 sept marchés hebdomadaires dans différents quartiers de Rosario. Transport, auvents, nappes, planches, tréteaux, tout est pris en charge par la municipalité afin que les jardiniers puissent exposer sur les marchés. Le résultat est inespéré. « Les producteurs pensaient qu’il y avait une dévalorisation des légumes dans notre société, cela a donc été une surprise qu’ils puissent écouler leurs productions. »

La commune fournit également des clôtures, creuse des puits et distribue des pompes à eau. La crise passée, certains abandonnent leurs jardins. Mais la municipalité maintient son objectif : faire de l’agriculture urbaine une source d’emploi et un moyen de réduire la pauvreté à Rosario. Le PAU compte aujourd’hui 640 jardins pour la consommation familiale et communautaire et 140 jardins qui commercialisent sur les marchés.

Révolution alimentaire


Ces dernières années, des systèmes de paniers, « les bolsones », se sont aussi développés. Paula Rovetto en est très fière. La jeune femme fait partie de Vida Verde (La vie verte), le réseau des consommateurs de Rosario, qui propose de grands paniers avec entre cinq et huit kilos de légumes de saison, provenant des jardins de Rosario. Chaque semaine ou tous les quinze jours, ils sont livrés à domicile ou retirés dans différents points de la ville.

Dans le cadre de Vida Verde, Paula organise régulièrement des ateliers dans les écoles ou des visites dans les jardins. L’objectif ? Développer « une consommation responsable sur les plans environnemental, sanitaire et social », explique-t-elle. « L’agriculture urbaine a bouleversé les consciences. Elle a permis d’insérer les gens sans travail dans le réseau économique et social de la ville ». Dans les bureaux, c’est également la révolution alimentaire avec la vente de plateaux-repas. La commune joue là aussi un rôle en fournissant les locaux où sont emballés les légumes. Profitant de l’engouement pour l’agriculture urbaine, une chaîne de supermarchés commercialise depuis février 2009 les légumes et plateaux-repas dans un de ses magasins.

Jardins naturels et produits bios


Du côté du PAU, les formations itinérantes se poursuivent. « Nous nous rendons dans les jardins pour enseigner, de façon pratique et assez peu théorique », explique Maria. Au menu : agroécologie, biodynamie et produits naturels. « Nous ne parlons pas "d’agriculture biologique" parce que cela supposerait le paiement d’une certification, justifie Maria. Mais les jardins sont naturels : ils sont préparés en grande partie manuellement, compostés, cultivés sans engrais ou pesticides chimiques. « Un changement culturel pour le jardinier lui-même habitué à travailler de façon conventionnelle. »

Le naturel fonctionne tellement bien qu’une marque, Rosario Natural, a été lancée par la ville. L’ortie, l’aloès, la bardane, cultivées dans les jardins, sont à la base de produits de beauté réalisés par différents groupes de femmes. Ces dernières ont reçu un coup de pouce de la municipalité avec la remise à neuf d’un entrepôt, sur les rives du fleuve Paraná. La municipalité inscrit cette action dans le cadre plus large de promotion d’entreprises sociales de production et de transformation des aliments directement issus des jardins de Rosario. À moyen terme, une certification participative à l’image du label Nature et Progrès en France est envisagée à Rosario. L’idée est de faire participer les acteurs, ceux qui produisent et qui consomment. Une façon de sortir de la logique du système, de vivre de manière saine et de consommer ce que nous produisons à proximité », explique Maria.

Une des dix meilleures pratiques du monde pour lutter contre la pauvreté


Rosario a aussi créé une nouvelle typologie de l’espace public avec les « parcs-jardins ». L’espace manquait dans la ville pour développer des jardins. Et il existait un grand nombre de terrains non constructibles en bordure des routes, des voies ferrées et des cours d’eau, dont la réserve naturelle de Bosque de los Constituyentes. La municipalité a accepté qu’un champ soit cultivé sur la réserve, à condition que les jardins soient attrayants. Aujourd’hui 160 agriculteurs urbains travaillent sur six parcs-jardins, d’une superficie totale de 20 hectares. Le dernier a été inauguré en juin dernier et rassemble trente familles produisant des légumes, des fleurs, des plantes médicinales, des arbustes destinés à la consommation familiale et à la commercialisation. Ce nouvel espace compte également des zones de culture aux objectifs didactiques.

Pour Antonio, l’enjeu désormais est « de renforcer la participation de la société civile dans la gestion des parcs-jardins ». « Après quinze ans de travail, poursuit Maria, comment allons-nous soutenir toute cette activité autour de l’agriculture urbaine ? » Rosario est à l’heure actuelle la seule ville en Argentine ayant une véritable politique publique dans ce domaine. Mais le soutien pourrait venir de l’extérieur. En 2004, le programme de l’ONU pour l’Habitat a reconnu le plan de Rosario comme l’une des dix meilleures pratiques du monde pour lutter contre la pauvreté, dans le respect de l’environnement. Rosario a réussi un développement communautaire à la fois sain, équitable et juste sur son territoire. Pour Marco Morani, du service de coopération italien en Argentine, « cette décision du gouvernement territorial d’appuyer l’agriculture urbaine est rare et nul doute que nous avons en Europe et en Italie beaucoup de retard ».

Source : Basta Magazine
http://www.bastamag.net/




Argentine : Le cauchemar des hommes violents


par Marta Dillon, 1er janvier 2011


Ce dossier « Féminismes autonomes » est constitué de deux textes. Le premier, publié ci-dessous, a paru dans Las 12, le supplément du vendredi au journal Pagína 12, le 28 juin 2002. Il présente une manière collective, autonome et efficace pour lutter contre la violence dans les relations hommes-femmes. Le second est un entretien avec María Galindo, du collectif bolivien Mujeres creando [1], qui est l’autrice d’un documentaire sur les femmes de la villa de Bajo Flores, évoquées dans le premier texte. Elle propose réflexions et témoignages sur les luttes menées par le collectif et la question du féminisme. Texte publié dans le numéro 28 de Mu, revue mensuelle de la coopérative de travail lavaca (septembre 2009).

Vicky, Alicia, Elsa, Cinthya : leurs noms sont connus de presque toutes les femmes de la villa [2] de Bajo Flores et des environs. Parce que beaucoup sont des femmes battues et maltraitées et qu’elles ne trouvent de réponse ni auprès de la police ni auprès de la justice alors qu’elles en trouvent auprès de ce groupe de femmes qui s’occupe du comedor (cantine) Niños Felices [3] et qui, quand elles reçoivent une plainte de violence conjugale, accompagnent la victime et surveillent le « cogneur » ; quelques fois même, dans des situations extrêmes elles vont jusqu’à l’affronter et s’il faut frapper, elles frappent.

Une ruelle étroite et sinueuse, boueuse en hiver, conduit à l’intérieur d’une cité sans murs mitoyens ni égouts, sans cadastre ni taxes immobilières. C’est la villa 1-11-14, ou la villade Bajo Flores, la plus grande de Buenos Aires. Rasée par les excavatrices du plan d’urbanisation de l’ancien maire Osvaldo Cacciatore [4] et reconstruite de nouveau, comme un arbre que l’on élague pour qu’il pousse avec plus de force. Là s’agglutinent des dizaines de milliers de personnes forcées de partager leur intimité dans tous ses détails. Dans la villa, tout se sait. Dans la villa, les secrets sont comme des ballons maintenus en l’air parce que beaucoup de mains les poussent. Ce n’est pas différent de ce qui se passe dans d’autres vecindades [5], sauf que la pauvreté est comme une loupe qui expose et dénonce, on ne peut pas perdre son temps à dissimuler telle ou telle chose ; l’urgence est quotidienne, le reste n’existe pas. Les femmes du comedor Niños Felices le savent bien, habituées à prendre ce passage tous les matins pour tenter de se procurer des denrées auprès des commerçants. Elles ont besoin de compléter ce qu’elles reçoivent de la municipalité parce que les rations qu’elles touchaient ne suffisent déjà plus. Si en décembre on recevait 200 enfants, maintenant ils sont 395. Mais aujourd’hui le groupe des femmes qui sortent ensemble du comedor ont un autre but et le quartier le sait bien.

« On voit que nous sommes comme transformées quand nous partons pour une opération commando » dira Alicia Almaza quand elle sera de retour et racontera de quoi il s’agit. Maintenant elle n’a pas le temps, elle était en train de faire la cuisine avec ses compagnes quand est arrivée une petite fille, haute de moins d’un mètre, les joues rouges de froid et de peur. Le papa avait battu encore une fois la maman qui avait envoyé la petite fille chercher « les amazones », comme les appelle le curé de la villa. Elles y sont allées et elles en sont revenues, comme un groupe de choc entraîné et unanime. « Nous sommes allées sur un des marchés qui s’installe entre les ruelles de la villa du côté de l’avenue Cobo – c’est là que ce couple a un petit étal. Nous voulions parler avec l’homme, mais le type se moquait de nous, il faisait le malin, il ne nous écoutait pas. Alors les femmes l’ont cerné, lui ont coupé le passage : « Nous voulons vous parler » lui ont-elles dit, là, devant tout le monde. Il est devenu agressif et alors – raconte Alicia –, Mabel n’a pas pu s’empêcher de lui flanquer une gifle.

Le type essayait toujours de s’enfuir et Vicky l’a arrêté avec un bâton entre les jambes. Nous voulions lui faire un escrache [6], car le pire pour l’homme qui frappe sa femme, c’est que tout le monde le sache. Mais c’est encore pire d’être vu frappé par une femme. Finalement, il s’est calmé et nous lui avons parlé. Que n’a pas fait cet homme ! Il s’est mis à pleurer, à s’excuser, en promettant qu’il ne le ferait plus. » Alicia et Mabel ne l’ont pas trop cru, car elles sont habituées à ce théâtre de la repentance. C’est pourquoi ensuite elles suivent l’affaire et passent par la maison de la famille pour voir comment vont les choses. « Car il faut aller jusqu’au bout, vider complètement l’abcès. Quand nous voyons la dame, nous la saluons, comme de vrais flics : “Comment ça va Madame, comment ça marche”. On voit qu’elle a peur parce qu’elle nous fait des signes, mais c’est la seule manière pour que le type sache que nous sommes là et qu’elle n’a rien à craindre ». C’est en cela que consiste l’opération commando. Il s’agit d’intervenir directement dans des cas de violence conjugale parce que, quand on vit tellement marginalisé, la justice a bien souvent un bandeau sur les yeux.

Alicia a un compagnon, mais ils ne vivent pas ensemble. Ses amies l’envient beaucoup parce qu’ainsi elle a plus de liberté et elle peut rentrer chez elle quand elle le veut. Par exemple, quand elle discute avec Salvador sur le travail que font les femmes du comedor au sujet de la violence conjugale. « Lui n’est pas d’accord parce qu’il dit qu’au lit tout s’arrange. Vous vous rendez compte ! C’est quelque chose qu’on dit beaucoup. On dit aussi que nous nous consacrons à séparer les couples. Mais ce n’est pas ça, ce qui se passe c’est que bien souvent il n’y a pas d’autre solution ». Cette femme de 33 ans avec trois enfants est une des fondatrices du comedor Niños Felices, qui a commencé vers 1989, comme soupe populaire. En pleine époque d’hyperinflation, trente femmes du quartier se sont retrouvées dans un Centre de l’Action sociale, attendant une distribution de nourriture. Après des heures de queue, quelques unes avaient obtenu des lentilles, d’autres du lait, d’autres de l’huile et de la farine. De retour dans la villa, elles virent que quelques unes n’avaient rien eu du tout. Avec neuf caisses PAN [7], elles commencèrent à cuisiner pour tout le monde dans une cour, dehors. Deux ans passèrent ainsi à écouter le harcèlement des critiques de beaucoup de gens « qui les traitaient de gauchistes ou qui les accusaient d’être contre le gouvernement, à ce moment-là déjà celui de Carlos Menem. « Cela nous a fait beaucoup de torts, les camions venaient apporter des marchandises et on ne reconnaissait pas que nous y avions droit, bien que nous donnions à manger à de très nombreuses familles. Ils nous lançaient trois ou quatre paquets et nous devions nous arranger, nous finissions toujours par pleurer ». Avec ou sans larmes, elles continuaient à faire la cuisine et dans la vapeur de la tambouille elles commencèrent à parler de ce dont on ne parle jamais.

« Nous étions ensemble, mais nous ne nous étions pas rendu compte que nous avions déjà ça : que c’est bon d’être ensemble. Nous avions beaucoup de problèmes semblables chez nous, avec les enfants, avec les maris ». La majorité n’avait pas encore trente ans, mais la vie avait commencé trop tôt. Trois ans après la mise en marche de la soupe populaire, elles ont obtenu les matériaux pour commencer à construire le comedor dans lequel Mabel, Ruiz et Alicia s’abritent aujourd’hui avec leurs écharpes de laine. Un tableau noir comme à l’école sur lequel on note les horaires de la journée orne la salle en L qui borde la cuisine. À une extrémité, trois vieilles femmes avec leurs jupes boliviennes attendent depuis plusieurs heures qu’arrive leur tour pour déjeuner, juste avant que les enfants ne sortent de l’école et commencent à s’entasser devant la porte. « Peut-être est-ce parce que nous étions des femmes, nous avons toujours voulu en savoir plus sur ces choses-là. Cela nous intéressait d’apprendre et nous en venions à parler de la violence et des insultes des maris. C’est pas juste qu’on te traite ainsi ». C’est pourquoi à la recherche d’un contact, elles téléphonèrent un matin au Secrétariat de la femme de la ville de Buenos Aires et on leur proposa d’organiser des groupes d’entraide mutuelle. « Même si, après, nous avons fini par leur apprendre des choses à eux », dit Mabel, 28 ans, parce qu’« ils prétendaient nous dire comment affronter ces problèmes et nous disaient de porter plainte, mais pour nous ce n’est pas comme ça. Jusqu’à ce qu’un jour, est arrivé un homme qui poursuivait une femme et nous, nous sommes sorties pour l’arrêter. Nous nous sommes mises devant lui et le type a fini par s’en aller. Nous, nous n’avions pas peur parce que nous étions toutes ensemble ; mais quand nous sommes rentrées nous avons vu la femme quasiment sous la table, à quatre pattes et morte de peur. De toute façon, les ouvrages qu’on leur a prêtés leur ont servi pour leur réunion et pour savoir que les insultes sont aussi de la violence, que le viol existe dans le mariage et que dépenser l’argent qui devrait servir aux enfants est aussi une violence. « Tout cela on le sent bien, mais on ne sait pas si les autres vont nous comprendre. Parce qu’on nous a toujours appris que le sexe était un droit des maris. Il est fréquent qu’on te prenne par la force. Mais non, c’est ton intimité ; ton corps, personne n’a le droit ». Et Alicia sait ce dont elle parle.

Elsa est la fille d’une des femmes qui au bout de la salle attend sa gamelle. Son cas a été l’un des plus compliqués pour les femmes de Niños Felices. D’abord, devant la nécessité de faire quelque chose de plus qu’écouter et consoler leurs compagnes, elles avaient décidé de ne pas laisser seule celle qui souffrait de violence. Elles s’étaient installées dans une maison pour supporter ensemble les insultes d’un mari qui, « arrivait saoûl et n’avait pas d’autre chose à dire que : tu es une putain, tu ne fais rien de bien, tu es une trainée, et que sais-je encore. Un jour nous nous sommes mises en travers quand le type allait lever la main sur elle et sans faire exprès, on l’a bousculé. Le type est tombé par terre et il a eu tellement peur que nous avons compris que, là, il se passait quelque chose ». Quelque chose qui fut mis en pratique dans le cas d’Elsa. « Elle venait nous chercher, elle avait sept enfants et lui, il cognait sur tout le monde, même sur la mère. Nous lui avions déjà parlé et nous lui avions dit de s’en aller. Il travaillait à Cliba et il ne donnait pas d’argent pour nourrir sa famille, mais il ne voulait pas s’en aller. Un jour, la grand-mère est arrivée avec un œil en compote et nous nous sommes rendues là-bas », se souvient Mabel. Comme c’était dimanche, nous n’étions pas très nombreuses, mais j’y suis allée avec Vicky qui est combative, parce qu’elle aussi était dans une situation personnelle merdique. Lui était là, un nain insupportable et méchant. Quand nous sommes arrivées, il a voulu s’échapper, mais sa femme a mis le cadenas. Nous avions déjà tout fait, il y avait même une plainte déposée devant les tribunaux ; mais la justice ne se rend pas compte que le temps passe et que la vie est en danger.

Le problème, c’est que, quand nous avons commencé à lui parler, il a grimpé sur le toit par une fenêtre. Je l’ai attrapé par les pieds et il m’a échappé ; de là-haut il nous jetait des gravats, des morceaux de fer et tout ce qu’il y a sur les toits de la villa pour tenir les tôles. Finalement, il est descendu et s’est enfui par une ruelle en courant. Et là, nous nous sommes mises en colère, nous avons couru après lui dans la boue avec un bâton. Et moi qui avais des sandales blanches et qui ne voulais pas les salir ! » Ce n’est pas que Mabel ou Vicky aient comme objectif de tabasser les hommes ; ce qui arrive c’est que très souvent elles ne trouvent pas d’autres solutions, comme cette fois-là. « Vicky le poursuivait dans l’avenue Cobo et moi dans les ruelles ; quand nous l’avons attrapé, nous lui avons donné une raclée pour qu’il sache ce que c’est », raconte Mabel. « Le pire, complète Vicky, c’est que j’étais en train de lui taper dessus quand une patrouille est passée. Le type a commencé à crier que j’étais folle et moi à dire que c’était mon mari et qu’il m’avait frappée. Mais c’est lui qu’ils ont cru et ils m’ont arrêtée ; le type me saluait pendant que la patrouille m’emmenait. C’est que les policiers sont aussi des mecs et il semble que cela leur fasse mal aux couilles de reconnaître qu’ils sont violents ». Le lendemain, cet homme devait se présenter devant le Tribunal de la famille et Mabel et Vicky y ont assisté sans avoir été convoquées. L’homme portait sur la figure les cicatrices de la veille ; elles parlèrent aux juges et s’expliquèrent avec lui. Et le juge, cette fois, s’est mis de leur coté. Ce fut une honte pour l’homme que de jurer et de jurer encore que les femmes l’avaient battu et de ne pas trouver d’autre écho que l’incrédulité. « Le fait est que le lendemain le type a déposé son salaire mensuel pour que sa femme la touche et il n’est pas revenu à la maison. Et il doit continuer à verser de l’argent parce que c’est lui qui a du travail et les sept enfants sont aussi les siens ».

Vicky s’est posée pendant des années la même question : « pourquoi suis-je capable de mettre un autre dehors en le tirant par les cheveux et que, lui, il me fait tellement peur ? » C’est qu’elle en est arrivée à pisser sur elle seulement en sachant qu’il franchissait la porte. C’est une femme de 32 ans, qui a trois enfants et qui a appris il y a peu le métier de cirujeo [8]. Elle a grandi dans des foyers et qui compte parmi les évènements de sa vie le fait d’avoir connu Pinky [9] et Enrique Olivera [10] – quand il était sous-chef du gouvernement de la ville – dans un refuge pour femmes battues. « Comme on a bien mangé ce jour-là ! J’y pense maintenant et ça me fait monter l’eau à la bouche ». Elle a passé six mois dans ce lieu dont elle n’imaginait même pas qu’il puisse exister. Son premier mari la battait ; le deuxième aussi « parce que si tu ne fais pas une thérapie, tu continues à mal choisir. C’est comme si ces types se rendaient compte de celles qui vont se laisser faire. Et avec moi c’était facile parce que moi, j’ai été violée, j’ai été battue dans les foyers… Après, je me sentais aveugle et amoureuse de lui. Et lui trouvait le mot juste pour que je me sente en faute ; il me semblait que c’était moi qui faisais tout mal ».

Les compagnes de Vicky n’arrivèrent pas à mettre son mari dehors et au tribunal on n’ordonna pas l’exclusion du foyer « parce que, disait-on, ce n’était pas une vraie maison et que par conséquent on ne pouvait pas donner l’ordre de justice. C’est dur de vivre dans la villa ! » On l’emmena alors au refuge où elle passa six mois. Quand elle sortit, son mari avait vendu la baraque. On la plaça dans un hôtel ; mais là, elle n’avait pas ce qu’elle estimait le plus : la solidarité du quartier. « Nous sommes presque morts, mes trois enfants et moi, parce que nous devions nous nourrir en fouillant les poubelles et nous nous sommes intoxiqués avec des sandwichs de pain de mie. Nous avons eu 40 de fièvre. Maintenant, je loue un lit dans la maison de ma belle-sœur et le type rôde par là, je le croise tout le temps ; il y a deux jours, il m’a mis une arme sur la tempe et il m’a dit que s’il me voyait avec un homme, il me tuait ». À cause de cela, elle sent qu’elle a perdu. Bien qu’il y ait eu un procès en justice, « c’est moi seulement qu’on emmerde ». C’est moi qui dois suivre un traitement psychiatrique et mes enfants sont sous tutelle judiciaire. J’ai dû faire un scandale devant les tribunaux pour qu’on lui défende de m’approcher. Et pourtant, il s’approche toujours autant ! Qui va le chasser, la police?

La justice est une cochonnerie : à Noël, je suis allée voir une amie du refuge qui vivait dans la rue Constitución parce que je lui avais promis d’être la marraine de mon fils. J’ai sonné à sa porte et j’ai demandé à parler à Norma. Aussitôt la mère est sortie en pleurant. Le mari l’avait tuée, elle et l’enfant. En avril, il lui avait mis une arme sur la tempe, en juin elle était sortie du refuge et en décembre il l’avait tuée. Il avait même le droit de visite, ce type, pour voir l’enfant ». Vicky a dans les bras un bébé qu’elle adore, le seul qui ne soit pas sous la tutelle d’un juge. Après cet enfant, elle en a perdu un autre qu’elle ne voulait pas avoir non plus, « mais deux jours après la naissance de mon bébé, le type m’obligea à coucher avec lui. Ils croient que c’est ça qui fait d’eux des hommes, moi je devais tomber enceinte, c’était ce qu’il voulait. Et bien sûr, avec vingt enfants, comment tu vas partir ? »

Cinthya s’est séparée de son mari alors qu’elle était amoureuse et qu’elle avait quatre enfants. Elle le fit parce que, après un long temps passé à faire la cuisine avec ses compagnes, après les avoir écoutées pendant des années à chaque réunion du mercredi, elle s’est décidée à parler. Elle pensait que c’étaient des discussions ordinaires, propres aux personnes qui partagent la vie et le travail. Le mari ne levait pas la main sur elle, alors elle n’identifiait aucun problème qui ne puisse se résoudre en privé. Cinthya répondait au téléphone dans la cantine, recevait les communications du Centre de santé n° 20 qui leur passait des cas d’autres femmes battues et même elle assistait à des réunions mensuelles dans lesquelles on analysait comment améliorer le travail en réseau entre l’hôpital, l’école, l’église, les jardins d’enfants et le comedor. Mais quelque chose de ce qu’elle écoutait faisait écho dans sa mémoire quand elle arrivait chez elle. Son mari ne travaillait plus et ne faisait rien. Elle trouvait de temps en temps quelques heures dans des familles, ce que font maintenant la majorité de ses compagnes du comedor et elle avait ses stratégies. Comme elle savait tricoter, elle se mit un jour à confectionner des petits bonnets de laine. Ils se vendirent et elle acheta davantage de laine. Quand elle était enceinte de sa troisième fille, elle se retrouva à porter de gros sacs chargés de bonnets pour les donner à broder et personne ne l’aidait. Elle revenait chez elle et les enfants n’avaient pas mangé ; tout était sens dessus dessous.

Et le mari ? Allongé sur le lit, il déprimait. « Il exerçait une violence psychique et verbale. Il m’insultait parce que je ne faisais pas bien les travaux de la maison. Si je lui faisais quelques reproches, il se mettait en colère, il criait ». Quand est né son quatrième enfant, elle s’est décidée à parler dans ce groupe où elle a appris des mots et des concepts pour définir ce qui lui faisait du mal. Elle est allée accoucher toute seule et quand elle est sortie de l’hôpital, elle n’avait pour l’accompagner que l’aîné de ses jeunes enfants. Alors, rien ne l’a plus gênée ; aux réunions suivantes, elle a parlé comme si elle crachait un corps étranger qu’elle portait comme un kyste. Et elle s’est séparée de son mari. Comme toutes, elle préfèrerait n’avoir pas à en arriver aux coups avec ces hommes habitués à frapper à l’endroit le plus faible. Elle préfèrerait qu’ils comprennent de quoi il s’agit, qu’ils puissent parler eux aussi et reconnaître combien eux aussi ils ont été frappés. « Parce que les hommes qui battent leurs femmes, le plus souvent, ont aussi été battus. Ou bien ils ont vu comment on frappait leurs mères ». Mais les choses sont ce qu’elles sont et elle se réjouit des quelques cas où les mots suffisent à mettre une limite.

« Les amazones » est une définition qui les fait rire. Sur les quelques trente femmes qui ont ouvert la soupe populaire en 1989, il en reste dix qui travaillent activement, mais maintenant elles font beaucoup plus que de mettre en commun la nourriture. Et ces stratégies qu’elles ont inventées pour se protéger elles-mêmes et leurs voisines sont une nouvelle qui s’échappe des lèvres et passe de bouche en bouche. Plus d’une fois, on les a appelées d’autres quartiers pour qu’elles interviennent, et même de la province de Buenos Aires parce que l’ami d’une amie en a parlé. Mais, comment y aller quand on n’a presque jamais assez pour payer le bus. Le plus loin où elles sont allées est Pompeya, où elles ont organisé un escrache à la porte d’un club pour dénoncer un coiffeur qui ne voulait pas donner à sa femme de quoi acheter à manger. C’était un homme dont on parlait même dans les revues, un homme de la clase moyenne, dit-on. Elles savent aussi comme tout le monde que ce dont elles parlent n’est pas le monopole de la villa. Dans la villa en tout cas, tout cela sort au grand jour. On est habitué à être toujours dans des situations extrêmes : ces femmes ont appris à frapper aux portes des tribunaux pour passer par dessus la police qui les maltraite. Si elles ont appris à donner des coups aux hommes alors que les tribunaux détournent le regard, c’est parce qu’elles savent ce que c’est que survivre. Et parce qu’un jour elles ont décidé de marcher ensemble et cela les a rendues fortes.


Notes :


[1] « Femmes créatrices »

[2] Quartier – note DIAL.

[3] « Enfants heureux » – NDT.

[4] Désigné par décret, Osvaldo Cacciatore a été maire de la ville (1976-1982) pendant la dernière dictature militaire – note DIAL.

[5] L’équivalent en français serait « voisinages », même si, comme le fait remarquer Gustavo Esteva dans la note 2 de son texte, cela n’évoque pas grand-chose pour les francophones – note DIAL.

[6] Faire un escrache, c’est se réunir devant la maison de quelqu’un qu’on veut dénoncer comme assassin, cogneur, corrompu, etc. pour le dénoncer publiquement. Cela s’est fait beaucoup en Argentine avec les militaires des années de la dictature (1976-1983), spécialement quand il y eut une loi qui les protégeait et qu’ils étaient en liberté. Un groupe de personnes se rendait devant le domicile et criait pour faire savoir aux passants de quoi ces gens étaient coupables. Au Chili, au lieu d’escrache, on parle de funa – NDT.

[7] PAN est mis pour Plan alimentaire national : il s’agit de colis distribués par le gouvernement – NDT.

[8] Travail qui consiste à trier les déchets récupérables dans les décharges d’ordures. En Argentine, cette activité est devenue très importante à partir de 2001, l’année de la faim : on sortait des poubelles tout ce qui était récupérable, nourriture, cartons, plastiques… Ce métier existe toujours, mais on ne récupère pas de la nourriture seulement des cartons et du matériel réutilisable. Quelques-uns de ces « cartoneros » se sont constitués en coopératives.

[9] Surnom donné à Lidia Satragno, journaliste, femme politique, actrice et animatrice de télévision née en 1935. Depuis 2007, elle siège comme députée au Parlement national – note DIAL.

[10] Enrique Olivera est un homme politique argentin. Actuellement député à l’Assemblée législative de la ville de Buenos Aires (depuis 2005), il a été sous-chef du gouvernement de la ville (1996-1999), et devint chef du gouvernement municipal après la démission de Fernando de la Rúa en 1999 (1999-2000) – note DIAL.

Sources :  Marta Dillon, « La pesadilla de los golpeadores »,
in Las 12, supplément du vendredi au journal Pagína 12, 28 juin 2002.
Traduction de Bernard & Jacqueline Blanchy
 Dial - Diffusion d’information sur l’Amérique latine


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