Pour vouloir la République,
l'inspirer, la faire, ce n'était pas assez d'un noble cœur et d'un
grand
esprit. Il fallait encore une chose... Et quelle? Être jeune, avoir
cette
jeunesse d'âme, cette chaleur de sang, cet aveuglement fécond qui voit
déjà
dans le monde ce qui n'est encore qu'en l'âme, et qui, le voyant, le
crée... Il
fallait avoir la foi.
Il fallait une certaine harmonie,
non-seulement de volonté et d'idées, mais d'habitudes et de mœurs
républicaines
; avoir en soi la république intérieure, la république morale, la seule
qui
légitime et fonde la république politique ; je veux dire posséder le
gouvernement de soi-même, sa propre démocratie, trouver sa liberté dans
l'obéissance au devoir... Et il fallait encore, chose qui semble
contradictoire, qu'une telle âme, vertueuse et forte, eût un moment
passionné
qui la fît sortir d'elle-même, la lançât dans l'action.
Dans les mauvais jours
d'affaissement, de fatigue, quand la foi révolutionnaire défaillait en
eux,
plusieurs des députés et journalistes principaux de l'époque allaient
prendre
force et courage dans une maison où ces deux choses ne manquaient
jamais :
maison modeste, le petit hôtel Britannique de la rue Guénégaud, près le
pont
Neuf. Cette rue, assez sombre, qui mène à la rue Mazarine, plus sombre
encore,
n'a, comme on sait, d'autre vue que les longues murailles de la
Monnaie. Ils
montaient au troisième étage, et là, invariablement, trouvaient deux
personnes
travaillant ensemble, M. et Madame Roland, venus récemment de Lyon. Le
petit
salon n'offrait qu'une table où les deux époux écrivaient; la chambre à
coucher, entrouverte, laissait voir deux lits. Roland avait près de
soixante
ans, elle trente-six, et paraissait beaucoup moins ; il semblait le
père de sa
femme.
C'était un homme assez grand et
maigre, l'air austère et passionné. Cet homme, qu'on a trop sacrifié à
la
gloire de sa femme (1), était un ardent citoyen qui avait la France
dans le
cœur, un de ces vieux Français de la race des Vauban et des
Boisguilbert, qui, sous
la royauté, n'en poursuivaient pas moins, dans les seules voies
ouvertes alors,
la sainte idée du bien public. Inspecteur des manufactures, il avait
passé
toute sa vie dans les travaux, les voyages, à rechercher les
améliorations dont
notre industrie était susceptible. Il avait publié plusieurs de ces
voyages, et
divers traités ou mémoires relatifs à certains métiers. Sa belle et
courageuse
femme, sans se rebuter de l'aridité des sujets, copiait, traduisait,
compilait
pour lui. L'Art du tourbier, l'Art
du fabricant de laine rase et sèche,
le Dictionnaire
des manufactures, avaient occupé
la belle
main de Madame Roland, absorbé ses meilleures années, sans autre
distraction
que la naissance et l'allaitement du seul enfant qu'elle ait eu (Une
fille :
Eudora). Étroitement associée aux travaux, aux idées de son mari, elle
avait
pour lui une sorte de culte filial, jusqu'à lui préparer souvent ses
aliments
elle-même ; une préparation toute spéciale était nécessaire, l'estomac
du
vieillard était délicat, fatigué par le travail.
Roland rédigeait lui-même, et
n'employait nullement la plume de sa femme à cette époque ; ce fut plus
tard,
devenu ministre, au milieu d'embarras, de soins infinis, qu'il y eut
recours.
Elle n'avait aucune impatience d'écrire, et, si la Révolution ne fût
venue la
tirer de sa retraite, elle eût enterré ces dons inutiles, le talent,
l'éloquence, aussi bien que la beauté.
Quand les politiques venaient,
Madame Roland ne se mêlait pas d'elle-même aux discussions, elle
continuait son
ouvrage ou écrivait des lettres ; mais si, comme il arrivait, on en
appelait à
elle, elle parlait alors avec une vivacité, une propriété
d'expressions, une
force gracieuse et pénétrante, dont on était tout saisi. «
L'amour-propre
aurait bien voulu trouver de l'apprêt dans ce qu'elle disait ; mais il
n'y
avait pas moyen ; c'était tout simplement une nature trop parfaite. »
Au premier coup d'œil, on était
tenté de croire qu'on voyait la Julie de Rousseau (2) ; à tort, ce
n'était ni
la Julie ni la Sophie, c'était Madame Roland, une fille de Rousseau
certainement, plus légitime encore peut-être que celles qui sortirent
immédiatement de sa plume. Celle-ci n'était pas comme les deux autres
une noble
demoiselle ; Manon Phlipon, c'est son nom de fille (j'en suis fâché
pour ceux
qui n'aiment pas les noms plébéiens), eut un graveur pour père, et elle
gravait
elle-même dans la maison paternelle. Elle procédait du peuple ; on le
voyait
aisément à un certain éclat de sang et de carnation qu'on a beaucoup
moins dans
les classes élevées ; elle avait la main belle, mais non pas petite, la
bouche
un peu grande, le menton assez retroussé, la taille élégante, d'une
cambrure
marquée fortement ; une richesse de hanches et de seins que les dames
ont
rarement.
Elle différait encore en un point
des héroïnes de Rousseau, c'est qu'elle n'eut pas leur faiblesse Madame
Roland
fut vertueuse, nullement amollie par l'inaction, la rêverie où
languissent les
femmes (sic) ; elle fut au plus haut degré laborieuse, active, le
travail fut
pour elle le gardien de la vertu. Une idée sacrée, le devoir, plane sur
cette
belle vie, de la naissance à la mort ; elle se rend ce témoignage au
dernier
moment, à l'heure où l'on ne ment plus : « Personne, dit-elle, moins
que moi
n'a connu la volupté. » - et ailleurs : « J'ai commandé à mes sens. »
Pure dans la maison paternelle,
au quai de l'Horloge, comme le bleu profond du ciel, qu'elle regardait,
dit-elle, de là jusqu'aux Champs-Élysées ; - pure à la table de son
sérieux
époux, travaillant infatigablement pour lui ; pure au berceau de son
enfant,
qu'elle s'obstine à allaiter, malgré de vives douleurs ; - elle ne
l'est pas
moins dans les lettres qu'elle écrit à ses amis, aux jeunes hommes qui
l'entouraient d'une ami lié passionnée (3) ; elle les calme et les
console, les
élèvent au dessus de leur faiblesse. Ils lui restèrent fidèles jusqu’à
la mort,
comme à la vertu elle-même.
L'un d'eux, sans songer au péril,
allait en pleine Terreur recevoir
d'elle, à sa prison, les feuilles immortelles où elle a raconté sa vie.
Proscrit lui-même et poursuivi, fuyant sur la neige, sans abri que
l'arbre
chargé de givre, il sauvait ces feuilles sacrées ; elles le sauvèrent
peut-être, lui gardant sur la poitrine la chaleur et la force du grand
cœur qui
les écrivit (4)
Les hommes qui souffrent à voir
une vertu trop parfaite ont cherché inquiètement s'ils ne trouveraient
pas
quelque faiblesse en la vie de cette femme ; et, sans preuve, sans le
moindre
indice (5), ils ont imaginé qu'au fort du drame où elle devenait
acteur, à son
moment le plus viril, parmi les dangers, les horreurs (après Septembre
apparemment? ou la veille du naufrage qui emporta la Gironde?), madame
Roland
avait le temps, le cœur d'écouter les galanteries et de faire
l'amour... La
seule chose qui les embarrasse, c'est de trouver le nom de l'amant
favorisé.
Encore une fois, il n'y a nul
fait qui motive ces suppositions. Madame Roland, tout l'annonce, fut
toujours
reine d'elle-même, maîtresse absolue de ses volontés, de ses actes. N'eut-elle aucune émotion? cette âme
forte, mais passionnée, n'eut
elle pas son orage?... Cette question est tout autre, et sans hésiter
je
répondrai : Oui.
Qu'on me permette d'insister. -
Ce fait, peu remarqué encore, n'est point un détail indifférent,
purement
anecdotique de la vie privée. Il eut sur Madame Roland une grave
influence en
91, et la puissante action qu'elle exerça dès cette époque serait
beaucoup
moins explicable, si l'on ne voyait à nu les causes particulières qui
passionnaient alors cette âme, jusque-là calme et forte, mais d'une
force tout assise
en soi et sans action au-dehors.
Madame Roland menait sa vie
obscure, laborieuse, en 89, au triste clos de la Platière, près de
Villefranche, et non loin de Lyon. Elle entend, avec toute la France,
le canon
de la Bastille : son sein s'émeut et se gonfle ; le prodigieux
événement semble
réaliser tous ses rêves, tout ce qu'elle a lu des anciens, imaginé,
espéré ;
voilà qu'elle a une patrie. La Révolution s'épand sur la France; Lyon
s'éveille, et Villefranche, la campagne, tous les villages. La
fédération de 90
appelle à Lyon une moitié du royaume, toutes les députations de la
garde
nationale, de la Corse à la Lorraine. Dès le matin, Madame Roland était
en
extase sur l'admirable quai du Rhône, et s'enivrait de tout ce peuple,
de cette
fraternité nouvelle, de cette splendide aurore. Elle en écrivit le soir
la
relation pour son ami Champagneux, jeune homme de Lyon, qui, sans
profit et par
pur patriotisme, faisait un journal. Le numéro, non signé, fut vendu à
soixante
mille. Tous ces gardes nationaux, retournant chez eux, emportèrent,
sans le
savoir, l'âme de Madame Roland.
Elle aussi, elle retourna, elle
revint pensive dans son désert au clos de la Platière, qui lui parut,
plus qu'à
l'ordinaire encore, stérile et aride. Peu propre alors aux travaux
techniques
dont l'occupait son mari, elle lisait le Procès verbal, si intéressant, des électeurs
de 89, la révolution du 14
juillet, la prise de la
Bastille. Le hasard voulut justement qu'un de ces électeurs, M. Bancal
des
Issarts, fût adressé aux Roland par leurs amis de Lyon, et passât
quelques
jours chez eux. M. Bancal, d'une famille de fabricants de Montpellier,
mais
transplantée à Clermont, y avait été notaire ; il venait de quitter
cette position
lucrative pour se livrer tout entier aux études de son choix, aux
recherches
politiques et philanthropiques, aux devoirs du citoyen. Il avait
environ
quarante ans, rien de brillant, mais beaucoup de douceur et de
sensibilité, un
cœur bon et charitable. Il avait eu une éducation fort religieuse, et,
après
avoir traversé une période philosophique et politique, la Convention,
une
longue captivité en Autriche, il est mort dans de grands sentiments de
piété,
dans la lecture de la Bible, qu'il s'essayait à lire en hébreu.
Il fut amené à la Platière par un
jeune médecin, Lanthenas, ami des Roland, qui vivait beaucoup chez eux,
y
passant des semaines, des mois, travaillant avec eux, pour eux, faisant
leurs
commissions. La douceur de Lanthenas, la sensibilité de Bancal des
Issarts, la
bonté austère mais chaleureuse de Roland, leur amour commun du beau et
du bon,
leur attachement à cette femme parfaite qui leur en présentait l'image,
cela
formait tout naturellement un groupe, une harmonie complète. Ils se
convinrent
si bien, qu'ils se demandèrent s'ils ne pourraient continuer de vivre
ensemble.
Auquel des trois vint cette idée, on ne le sait ; mais elle fut saisie
par
Roland avec vivacité, soutenue avec chaleur. Les Roland, en réunissant
tout ce
qu'ils avaient, pouvaient apportera l'association soixante mille livres
;
Lanthenas en avait vingt ou un peu plus, à quoi Bancal en aurait joint
une
centaine de mille. Cela faisait une somme assez ronde, qui leur
permettait
d'acheter des biens nationaux, alors à vil prix.
Rien de plus touchant, de plus
digne, de plus honnête, que les lettres où Roland parle de ce projet à
Bancal.
Cette noble confiance, cette foi à l'amitié, à la vertu, donne et de
Roland et
d'eux tous la plus haute idée : « Venez, mon ami, lui dit-il. Eh! que
tardez-vous?... Vous avez vu notre manière franche et ronde : ce n'est
point à
mon âge qu'on change, quand on n'a jamais varié... Nous prêchons le
patriotisme, nous élevons l'âme ; le docteur fait son métier ; ma femme
est
l'apothicaire des malades du canton. Vous et moi, nous ferons les
affaires, »
etc.
La grande affaire de Roland
c'était de catéchiser les paysans de la contrée, de leur prêcher le
nouvel
Évangile. Marcheur admirable malgré son âge, parfois, le bâton à la
main, il
s'en allait jusqu'à Lyon avec son ami Lanthenas, jetant la bonne
semence de la
liberté sur tout le chemin. Le digne homme croyait trouver dans Bancal
un
auxiliaire utile, un nouveau missionnaire, dont la parole douce et
onctueuse
ferait des miracles. Habitué à voir l'assiduité désintéressée du jeune
Lanthenas près de Madame Roland, il ne lui venait pas même à l'esprit
que
Bancal, plus âgé, plus sérieux, pût apporter dans sa maison autre chose
que la
paix. Sa femme, qu'il aimait pourtant si profondément, il avait un peu
oublié
qu'elle fût une femme, n'y voyant que l'immuable compagnon de ses
travaux.
Laborieuse, sobre, fraîche et pure, le teint transparent, l'œil ferme
et limpide,
Madame Roland était la plus rassurante image de la force et de la
vertu. Sa
grâce était bien d'une femme, mais son mâle esprit (sic), son cœur
stoïque,
étaient d'un homme. On dirait plutôt, à regarder ses amis, que, près
d'elle, ce
sont eux qui sont femmes; Bancal, Lanthenas, Bosc, Champagneux, ont
tous des
traits assez doux. Et le plus femme de tous par le cœur peut-être, le
plus
faible, c'est celui qu'on croit le plus ferme, c'est l'austère Roland,
faible
d'une profonde passion de vieillard, suspendu à la vie de l'autre ; il
n'y
paraîtra que trop à la mort.
La situation eût été, sinon
périlleuse, du moins pleine de combats,d'orages. C'était Volmar
appelant Saint-Preux
auprès de Julie, c'était la barque en péril aux rochers de la
Meillerie. Il n'y
eût pas eu naufrage, croyons-le, mais il valait mieux ne pas
s'embarquer.
C'est ce que Madame Roland écrit
à Bancal dans une lettre vertueuse, mais en même temps trop naïve et
trop émue.
Cette lettre, adorablement imprudente, est restée par cela même un
monument
inappréciable de la pureté de Madame Roland, de son inexpérience, de la
virginité de cœur qu'elle conserva toujours... On ne peut lire qu'à
genoux.
Rien ne m'a jamais plus surpris,
touché... Quoi! ce héros fut donc vraiment une femme? Voilà donc un
moment
(l'unique) où ce grand courage a fléchi. La cuirasse du guerrier
s'entrouvre,
et c'est une femme qu'on voit, le sein blessé de Clorinde.
Bancal avait écrit aux Roland une
lettre affectueuse, tendre, où il disait de cette union projetée : «
Elle fera
le charme de notre vie, et nous ne serons pas inutiles à nos
semblables. »
Roland, alors à Lyon, envoya la lettre à sa femme. Elle était seule à
la
campagne ; l'été avait été très-sec, la chaleur était très-forte,
quoiqu'on fût
déjà en octobre. Le tonnerre grondait, et pendant plusieurs jours il ne
cessa
point. Orage au ciel et sur la terre, orage de la passion, orage de la
Révolution... De grands troubles, sans doute, allaient arriver, un flot
inconnu
d'événements qui devaient bientôt bouleverser les cœurs et les
destinées ; dans
ces grands moments d'attente, l'homme croit volontiers que c'est pour
lui que
Dieu tonne.
Madame Roland lut à peine, et
elle fut inondée de larmes. Elle se mit à table sans savoir ce qu'elle
écrirait
; elle écrivit son trouble même, ne cacha point qu'elle pleurait.
C'était bien
plus qu'un aveu tendre. Mais, en même temps, cette excellente et
courageuse
femme, brisant son espoir, se faisait l'effort d'écrire : « Non, je ne
suis
point assurée de votre bonheur, je né me pardonnerais point de l'avoir
troublé.
Je crois vous voir l'attacher à des moyens que je crois faux, à une
espérance
que je dois interdire. » Tout le reste est un mélange bien touchant de
vertu,
de passion, d'inconséquence ; de temps à autre, un accent mélancolique,
et je
ne sais quelle sombre prévision du destin : « Quand est-ce que nous
nous
reverrons?... Question que je me fuis souvent et que je n'ose
résoudre... Mais
pourquoi chercher à pénétrer l'avenir que la nature a voulu nous
cacher?
Laissons-le donc sous le voile imposant dont elle le couvre, puisqu'il
ne nous
est pas donné de le pénétrer ; nous n'avons sur lui qu'une sorte
d'influence,
elle est grande sans doute : c'est de préparer son bonheur par le sage
emploi
du présent... » Et plus loin : « Il ne s'est point écoulé vingt-quatre
heures
dans la semaine que le tonnerre ne se soit fait entendre. Il vient
encore de
gronder. J'aime assez la teinte qu'il prête à nos campagnes, elle est
auguste
et sombre, mais elle serait terrible qu'elle n'inspirerait pas plus
d'effroi...
»
Bancal était sage et honnête.
Bien triste, malgré l'hiver, il passa en Angleterre, et il y resta
longtemps.
Oserai-je le dire? plus longtemps peut-être que Madame Roland ne l'eût
voulu
elle-même. Telle est l'inconséquence du cœur, même le plus vertueux.
Ses
lettres, lues attentivement, offrent une fluctuation étrange : elle
s'éloigne, elle
se rapproche; par moments elle se défie d'elle-même, et par moments se
rassure.
Qui dira qu'en février, partant
pour Paris, où les affaires de la ville de Lyon amenaient Roland, elle
n'ait
pas quelque joie secrète de se retrouver au grand centre où Bancal va
nécessairement revenir? Mais c'est justement Paris qui bientôt donne à
ses
idées un tout autre cours. La passion se transforme, elle se tourne
entièrement
du côté des affaires publiques. Chose bien intéressante et touchante à
observer. Après la grande émotion de la fédération lyonnaise, ce
spectacle
attendrissant de l'union de tout un peuple, elle s'était trouvée faible
et
tendre au sentiment individuel. Et maintenant ce sentiment, au
spectacle de
Paris, redevient tout général, civique et patriotique ; Madame Roland
se
retrouve elle-même et n'aime plus que la France.
S'il s'agissait d'une autre
femme, je dirais qu'elle fut sauvée d'elle-même parla Révolution, par
la
République, par le combat et la mort. Son austère union avec Roland fut
confirmée par leur participation commune aux événements de l'époque. Ce
mariage
de travail devint un mariage de luttes communes, de sacrifices,
d'efforts
héroïques. Préservée ainsi, elle arriva, pure et victorieuse, à
l'échafaud, à
la gloire.
Elle vint à Paris en février 91,
à la veille du moment si grave où devait s'agiter la question de la
République
; elle y apportait deux forces, la vertu à la fois et la passion.
Réservée
jusque-là dans son désert pour les grands événements, elle arrivait
avec une
jeunesse d'esprit, une fraîcheur d'idées, de sentiments, d'impressions,
à
rajeunir les politiques les plus fatigués. Eux, ils étaient déjà las ;
elle,
elle naissait de ce jour.
Autre force mystérieuse. Cette
personne très-pure, admirablement gardée par le sort, arrivait pourtant
le jour
où la femme est bien redoutable, le jour où le devoir ne suffira plus,
le jour
où le cœur, longtemps contenu, s'épandra. Elle arrivait invincible,
avec une
force d'impulsion inconnue. Nul scrupule ne la retardait ; le bonheur
voulait
que, le sentiment personnel s'étant vaincu ou éludé, l'âme se tournât
tout
entière vers un noble but, grand, vertueux, glorieux, et, n'y sentant
que
l'honneur, se lançât à pleines voiles sur ce nouvel océan de la
révolution et
de la patrie.
Voilà pourquoi, en ce moment,
elle était irrésistible. Tel fut à peu près Rousseau, lorsque après sa
passion
malheureuse pour Madame d'Houdetot, retombé sur lui-même et rentré en
lui, il y
retrouva un foyer immense de cette inextinguible flamme où s'embrasa
tout le
siècle ; le nôtre, à cent ans de distance, en sent encore la chaleur.
Rien de plus sévère que le
premier coup d'œil de madame Roland sur Paris. L'Assemblée lui fait
horreur,
ses amis lui font pitié. Assise dans les tribunes de l'Assemblée ou des
Jacobins, elle perce d'un œil pénétrant tous les caractères, elle voit
à nu les
faussetés, les lâchetés, les bassesses, la comédie des
constitutionnels, les
tergiversations, l'indécision des amis de la liberté. Elle ne ménage
nullement
ni Brissot, qu'elle aime, mais qu'elle trouve timide et léger, ni
Condorcet,
qu'elle croit double, ni Fauchet, dans lequel « elle voit bien qu'il y
a un
prêtre.» A peine fait-elle grâce à Pétion
et Robespierre ; encore on voit bien que leurs lenteurs, leurs
ménagements vont
peu à son impatience. Jeune, ardente, forte, sévère, elle leur demande
compte à
tous, ne veut pas entendre parler de délais, d'obstacles; elle les
somme d'être
hommes et d'agir.
Au triste spectacle de la liberté
entrevue,espérée, déjà perdue, selon elle, elle voudrait retourner à
Lyon, «
elle verse des larmes de sang... Il nous faudra, dit-elle (le 5 mai),
une
nouvelle insurrection, ou nous sommes perdus pour le bonheur ou la
liberté ;
mais je doute qu'il y ait assez de vigueur dans le peuple. La guerre
civile
même, tout horrible qu'elle soit, avancerait la régénération de notre
caractère
et de nos mœurs... - Il faut être prêt à tout, même à mourir sans
regret. »
La génération dont Madame Roland
désespère si aisément avait des dons admirables, la foi au progrès, le
désir
sincère du bonheur des hommes, l'amour ardent du bien public ; elle a
étonné le
monde par la grandeur des sacrifices. Cependant, il faut le dire, à
cette
époque où la situation ne commandait pas encore avec une force
impérieuse, ces
caractères, formés sous l'ancien régime, ne s'annonçaient pas sous un
aspect
mâle et sévère. Le courage d'esprit manquait. L'initiative du génie ne
fut
alors chez personne ; je n'excepte pas Mirabeau, malgré son gigantesque
talent.
Les hommes d'alors, il faut le
dire aussi, avaient déjà immensément écrit, parlé, combattu. Que de
travaux, de
discussions, d'événements entassés! Que de réformes rapides! Quel
renouvellement du monde!... La vie des hommes importants de
l'Assemblée, de la
presse, avait été si laborieuse, qu'elle nous semble un problème ; deux
séances
de l'Assemblée, sans repos que les séances des Jacobins et autres
clubs,
jusqu'à onze heures ou minuit ; puis les discours à préparer pour le
lendemain,
les articles, les affaires et les intrigues, les séances des comités,
les
conciliabules politiques... L'élan immense du premier moment, l'espoir
infini,
les avaient d'abord mis à même de supporter tout cela. Mais enfin
l'effort
durait, le travail sans fin ni bornes ; ils étaient un peu retombés.
Cette
génération n'était plus entière d'esprit ni de force ; quelque sincères
que
fussent ses convictions, elle n'avait pas la jeunesse, la fraîcheur
d'esprit,
le premier élan de la foi.
Le 22 juin, au milieu de
l'hésitation universelle des politiques, Madame Roland n'hésita point.
Elle
écrivit, et fit écrire en province, pour qu'à l'encontre de la faible
et pâle
adresse des Jacobins les assemblées primaires demandassent une
convocation
générale : « pour délibérer par oui et
par non s'il convient
de
conserver au gouvernement la forme monarchique. » - Elle prouve
très-bien, le
24, que toute régence est impossible, qu'il faut suspendre Louis XVI, »
etc.
Tous ou presque tous reculaient,
hésitaient, flottaient encore. Ils balançaient les considérations
d'intérêts,
d'opportunité, s'attendaient les uns les autres, se comptaient. « Nous
n'étions pas douze républicains en 89, »
dit Camille Desmoulins. Ils avaient bien multiplié en 91, grâce au
voyage de
Varennes, et le nombre était immense des républicains qui l'étaient
sans le
savoir ; il fallait le leur apprendre à eux-mêmes. Ceux-là seuls
calculaient
bien l'affaire, qui ne voulaient pas calculer. En tête de cette
avant-garde
marchait Madame Roland ; elle jetait le glaive d'or dans la balance
indécise,
son courage et l'idée du droit.
*
(Suite…) Madame Roland, à cette
époque, à en juger par ses lettres, était beaucoup plus violente
qu'elle ne le
parut plus tard. Elle dit en propres termes : « La chute du trône est
arrêtée
dans la destinée des empires... Il faut qu'on juge le Roi... Chose
cruelle à
penser, nous ne saurions être régénérés que par le sang. »
Le massacre du Champ de Mars
(juillet 91), où ceux qui demandaient la république furent fusillés sur
l'autel, lui parut la mort de la liberté. Elle montra le plus touchant
intérêt
pour Robespierre, que l'on croyait en péril. Elle alla, à onze heures.
du soir,
rue de Saintonge, au Marais, où il demeurait, pour lui offrir un asile.
Mais il
était resté chez le menuisier Duplay, rue Saint-Honoré. De là, M. et
Madame
Roland allèrent chez Buzot le prier de défendre Robespierre à
l'Assemblée.
Buzot refusa ; mais Grégoire qui était présent s'engagea à le faire.
Ils étaient venus à Paris pour
les affaires de la ville de Lyon. Ayant obtenu ce qu'ils voulaient, ils
retournèrent dans leur solitude. Immédiatement (27 septembre 91),
Madame Roland
écrivit à Robespierre une fort belle lettre, à la fois spartiate et
sentimentale, lettre digne, mais flatteuse. Cette lettre, un peu
tendue, sent
peut-être le calcul et l'intention politique. Elle était visiblement
frappée de
l'élasticité prodigieuse avec laquelle la machine jacobine, loin d'être
brisée,
se relevait alors dans toute la France, et du grand rôle politique de
l'homme
qui se trouvait le centre de la société. J'y remarque les passages
suivants :
« Lors même que j'aurais suivi la
marche du Corps législatif dans les papiers publics, j'aurais distingué
le
petit nombre d'hommes courageux, fidèles aux principes, et parmi ces
hommes,
celui dont l'énergie n'a cessé de... etc. J'aurais voué à ces élus
l'attachement et la reconnaissance. - (Suivent des choses très-hautes :
Faire
le bien comme Dieu, sans vouloir de reconnaissance.) Le peu d'âmes
élevées qui
seraient capables de grandes choses, dispersées sur la surface de la
terre, et
commandées par les circonstances, ne peuvent jamais se réunir pour agir
de
concert... - (Elle s'encadre gracieusement de son enfant, de la nature,
nature
triste toutefois. Elle esquisse le paysage pierreux, la sécheresse
extraordinaire. - Lyon aristocrate. – A la campagne, on croit
Roland
aristocrate ; on a crié : A la lanterne ! etc.) - Vous avez beaucoup
fait,
monsieur, pour démontrer et répandre ces principes ; il est beau, il
est
consolant de pouvoir se rendre ce témoignage, à un âge où tant d'autres
ne
savent point quelle carrière leur est réservée... Si je n'avais
considéré que
ce que je pouvais vous mander, je me serais abstenue de vous écrire ;
mais sans
avoir rien à vous apprendre, j'ai eu foi à l'intérêt avec lequel vous
recevriez
des nouvelles de deux êtres dont l'âme est faite pour vous sentir, et
qui
aiment à vous exprimer une estime qu'ils accordent à peu de personnes,
un
attachement qu'ils n'ont voué qu'à ceux qui placent au-dessus de tout
la gloire
d'être justes et le bonheur d'être sensibles. M. Roland vient de me
rejoindre,
fatigué, attristé... » etc.
Nous ne voyons pas qu'il ait
répondu à ces avances. Du Girondin au Jacobin il y avait différence,
non
fortuite, mais naturelle, innée, différence d'espèce, haine
instinctive, comme
du loup au chien. Madame Roland, en particulier, par ses qualités
brillantes et
viriles, effarouchait Robespierre. Tous deux avaient ce qui semblerait
pouvoir
rapprocher les hommes, et qui, au contraire, crée entre eux les plus
vives
antipathies : avoir un même défaut. Sous l'héroïsme de l'une, sous la
persévérance admirable de l'autre, il y avait un défaut commun,
disons-le, un
ridicule. Tous deux, ils écrivaient toujours, ils étaient nés scribes.
Préoccupés, on le verra, du style autant que des affaires, ils ont
écrit la
nuit, le jour, vivant, mourant ; dans les plus terribles crises, et
presque
sous le couteau, la plume et le style furent pour eux une pensée
obstinée.
Vrais fils du dix-huitième siècle, du siècle éminemment littéraire et
bellétriste, pour dire comme les Allemands, ils gardèrent ce caractère
dans les
tragédies d'un autre âge. Madame Roland, d'un cœur tranquille, écrit,
soigne,
caresse ses admirables portraits, pendant que les crieurs publics lui
chantent
sous ses fenêtres : « La mort de la femme Roland ! » Robespierre, la
veille du
9 thermidor, entre la pensée de l'assassinat et celle de l'échafaud,
arrondit
sa période, moins soucieux de vivre, ce semble, que de rester bon
écrivain.
Comme politiques et gens de
lettres, dès celte époque, ils s'aimaient peu. Robespierre, d'ailleurs,
avait
un sens trop juste, une trop parfaite entente de l'unité de file
nécessaire aux
grands travailleurs, pour se rapprocher aisément de cette femme, de
cette
reine. Près de Madame Roland, qu'eût été la vie d'un ami? ou
l'obéissance, eu
l'orage.
M. et Madame Roland ne revinrent
à Paris qu'en 92, lorsque la force des choses, la chute imminente du
trône,
porta la Gironde aux affaires. Madame Roland fut, dans les salons dorés
du
ministère de l'intérieur, ce qu'elle avait été dans sa solitude
rustique.
Seulement ce qu'il y avait naturellement en elle de sérieux, de fort,
de viril,
de tendu, y parut souvent hauteur et lui fit beaucoup d'ennemis. Il est
faux
qu'elle donnât les places, plus vrai qu'au contraire elle notait les
pétitions
de mots sévères qui écartaient les solliciteurs.
Les deux ministères de Roland appartiennent
à l'histoire plus qu'à la biographie. Un mot seulement sur la fameuse
lettre du
roi, à propos de laquelle on a inculpé, certes à tort, la loyauté du
ministre
et de sa femme.
Roland, ministre républicain d'un
roi, se sentant chaque jour plus déplacé aux Tuileries, n'avait mis le
pied
dans ce lieu fatal qu'à la condition positive qu'un secrétaire, nommé
ad hoc
expressément, écrirait chaque jour tout au long les délibérations, les
avis,
pour qu'il en restât témoignage, et qu'en cas de perfidie on pût, dans
chaque
mesure, diviser et distinguer, faire la part précise de responsabilité
qui
revenait à chacun.
La promesse ne fut pas tenue ; le
roi ne le voulut point. Roland alors adopta deux moyens qui le
couvraient.
Convaincu que la publicité est l'âme d'un État libre, il publia chaque
jour
dans un journal, le Thermomètre,
tout ce
qui pouvait se donner utilement des décisions du conseil ; d'autre
part, il
minuta, par la plume de sa femme, une lettre franche, vive et forte,
pour
donner au roi, et plus tard peut-être au public, si le roi se moquait
de lui.
Cette lettre n'était point
confidentielle ; elle ne promettait nullement le secret, quoi qu'on ait
dit.
Elle s'adressait visiblement à la France autant qu'au roi, et disait en
propres
termes que Roland n'avait recouru à ce moyen qu'au défaut du secrétaire
et du
registre qui eussent pu témoigner pour lui. Elle fut remise par Roland
le 10
juin, le même jour où la cour faisait jouer contre l'Assemblée une
nouvelle
machine, une pétition menaçante, où l'on disait perfidement, au nom de
huit
mille prétendus gardes nationaux, que l'appel des vingt mille fédérés
des
départements était un outrage à la garde nationale de Paris.
Le 11 - ou 12, le roi ne parlant
pas de la lettre, Roland prit le parti de la lire tout haut en conseil.
Cette
pièce, vraiment éloquente, est la suprême protestation d'une loyauté
républicaine, qui pourtant montre encore au roi une dernière porte de
salut. Il
y a des paroles dures, de nobles et tendres aussi, celle-ci qui est
sublime : «
Non, la patrie n'est pas un mot ; c'est un être auquel on a fait des
sacrifices, à qui l'on s'attache chaque jour par les sollicitudes qu'il
cause,
qu'on a créé par de grands efforts, qui s'élève au milieu des
inquiétudes et
qu'on aime autant parce qu'il coûte que parce qu'on espère... » Suivent
de
graves avertissements, de trop véridiques prophéties sur les chances
terribles
de la résistance, qui forcera la République de s'achever dans le sang.
Cette lettre eut le meilleur
succès que pût espérer l'auteur. Elle le fit renvoyer.
Nous avons noté ailleurs les
fautes du second ministère de Roland, l'hésitation pour rester à Paris
ou le
quitter à l'approche de l'invasion, la maladresse avec laquelle on fit
attaquer
Robespierre par un homme aussi léger que Louvet, la sévérité impolitique avec laquelle
on repoussa les avances de
Danton. Quant au reproche de n'avoir point accéléré la vente des biens
nationaux, d'avoir laissé la France sans argent dans un tel péril,
Roland fit
de grands efforts pour ne pas le mériter ; mais les administrations
girondines
de départements restèrent sourdes aux injonctions, aux sommations les
plus
pressantes.
Dès septembre 92, M. et Madame
Roland coururent les plus grands périls pour la vie et pour l'honneur.
On n'osa
user du poignard ; on employa les armes plus cruelles de la calomnie.
En
décembre 92, un intrigant, nommé Viard, alla trouver Chabot et Marat,
se fit
fort de leur faire saisir les fils d'un grand complot girondin ; Roland
en
était, et sa femme. Marat tomba sur l'hameçon avec l'âpreté du requin ;
quand
on jette au poisson vorace du bois, des pierres ou du fer, il avale
indifféremment. Chabot était fort léger, gobe-mouche, s'il en fut, avec
de
l'esprit, peu de sens, encore moins de délicatesse ; il se dépêcha de
croire,
se garda bien d'examiner. La Convention perdit tout un jour à examiner
elle-même,
à se disputer, s'injurier. On fit au Viard l'honneur de le faire venir,
et l'on
entrevit fort bien que le respectable témoin produit par Chabot et
Marat était
un espion qui probablement travaillait pour tous les partis. On appela,
on
écouta Madame Roland, qui toucha toute l'Assemblée par sa grâce et sa
raison,
ses paroles pleines de sens, de modestie et de tact. Chabot était
accablé.
Marat, furieux, écrivit le soir dans sa feuille que le tout avait été
arrangé
par les rolandistes pour mystifier les patriotes et les rendre
ridicules.
Au 2 juin, quand la plupart des Girondins s'éloignèrent ou se cachèrent, les plus
braves, sans
comparaison, ce furent les Roland, qui jamais ne daignèrent découcher
ni
changer d'asile. Madame Roland ne craignait ni la prison ni la mort ;
elle ne
redoutait rien qu'un outrage personnel, et, pour rester toujours
maîtresse de
son sort, elle ne s'endormait pas sans mettre un pistolet sous son
chevet. Sur
l'avis que la Commune avait lancé contre Roland un décret
d'arrestation, elle
courut aux Tuileries, dans l'idée héroïque (plus que raisonnable)
d'écraser les
accusateurs, de foudroyer la Montagne de son éloquence et de son
courage,
d'arracher à l'Assemblée la liberté de son époux. Elle fut elle-même
arrêtée
dans la nuit. Il faut lire toute la scène dans ses Mémoires admirables, qu'on croirait souvent moins
écrits
d'une plume de femme que du poignard de Caton. Mais tel mot, arraché
des
entrailles maternelles, telle allusion touchante à l'irréprochable
amitié, font
trop sentir, par moments, que ce grand homme est une femme,
que
cette âme, pour être si forte, hélas! n'en était pas moins tendre.
Elle ne fit rien pour se
soustraire à l'arrestation, et vint à son tour loger à la Conciergerie
près du
cachot de la reine, sous ces voûtes veuves à peine de Vergniaud, de
Brissot, et
pleines de leurs ombres. Elle y vint royalement, héroïquement, ayant,
comme
Vergniaud, jeté le poison qu'elle avait, et voulut mourir au grand
jour. Elle
croyait honorer la République par son courage au tribunal et la fermeté
de sa
mort. Ceux qui la virent à la Conciergerie disent qu'elle était
toujours belle,
pleine de charme, jeune à trente-neuf ans ; une jeunesse entière et
puissante,
un trésor de vie réservé jaillissait de ses beaux yeux. Sa force
paraissait
surtout dans sa douceur raisonneuse, dans l'irréprochable harmonie de
sa
personne et de sa parole. Elle s'était amusée en prison à écrire à
Robespierre,
non pour lui demander rien, mais pour lui faire la leçon. Elle la
faisait au
tribunal, lorsqu'on lui ferma la bouche. Le 8, où elle mourut, était un
jour
froid de novembre. La nature dépouillée et morne exprimait l'état des
coeurs ;
la Révolution aussi s'enfonçait dans son hiver, dans la mort des
illusions.
Entre les deux jardins sans feuilles, la nuit tombant (cinq heures et
demie du
soir), elle arriva au pied de la Liberté colossale, assise près de
l'échafaud,
à la place où est l'obélisque, monta légèrement les degrés, et, se
tournant vers
la statue, lui dit, avec une grave douceur, sans reproche : « Ô
Liberté ! que
de crimes commis en ton nom ! »
Elle avait fait la gloire de son
parti, de son époux, et n'avait pas peu contribué à les perdre. Elle a
involontairement obscurci Roland dans l'avenir. Mais elle lui rendait
justice,
elle avait pour cette âme antique, enthousiaste et austère, une sorte
de
religion. Lorsqu'elle eut un moment l'idée de s'empoisonner, elle lui
écrivit
pour s'excuser près de lui de disposer de sa vie sans son aveu. Elle
savait que
Roland n'avait qu'une unique faiblesse, son violent amour pour elle,
d'autant
plus profond qu'il le contenait.
Quand on la jugea, elle dit : «
Roland se tuera.» On ne put lui cacher sa mort. Retiré près de Rouen,
chez des
dames, amies très-sûres, il se déroba, et, pour faire perdre sa trace,
voulut
s'éloigner. Le vieillard, par cette saison, n'aurait pas été bien loin.
Il
trouva une mauvaise diligence qui allait au pas ; les routes de 93
n'étaient
que fondrières. Il n'arriva que le soir aux confins de l'Eure. Dans
l'anéantissement de toute police, les voleurs couraient les routes,
attaquaient
les fermes ; des gendarmes les poursuivaient. Cela inquiéta Roland, il
ne remit
pas plus loin ce qu'il avait résolu. Il descendit, quitta la route,
suivit une
allée qui tourne pour conduire à un château ; il s'arrêta au pied d'un
chêne,
tira sa canne à dard et se perça d'outre en outre. On trouva sur lui
son nom,
et ce mot : « Respectez les restes d'un homme vertueux. » L'avenir ne
l'a pas
démenti. Il a emporté avec lui l'estime de ses adversaires,
spécialement de
Robert Lindet.
Nous ne résisterons pas au
plaisir de copier le portrait que Lémontey fait à Madame Roland :
« J'ai vu quelquefois, dit-il, Madame
Roland avant 1789 : ses yeux, sa taille et sa chevelure étaient d'une
beauté
remarquable, et son teint délicat avait une fraîcheur et un coloris
qui, joints
à son air de réserve et de candeur, la rajeunissaient singulièrement.
Je ne lui
trouvai point l'élégance aisée d'une Parisienne, qu'elle s'attribue
dans ses
Mémoires ; je ne veux point dire qu'elle eût de la gaucherie, parce que
ce qui
est simple et naturel ne saurait jamais manquer de grâce. le me
souviens que,
la première fois que je la vis, elle réalisa l'idée que je m'étais
faite de la
petite-fille de Vevay, qui a tourné tant de têtes, de la Julie de J. J.
Rousseau; et, quand je l'entendis, l'illusion fut encore plus complète.
Madame
Roland parlait bien, trop bien. L'amour-propre aurait bien voulu
trouver de
l'apprêt dans ce qu'elle disait; mais il n'y avait pas-moyen : c'était
simplement une nature trop parfaite. Esprit, bon sens, propriété
d'expressions,
raison piquante, grâce naïve, tout cela coulait sans étude entre des
dents
d'ivoire et des lèvres roses ; force était de s'y résigner. Dans le
cours de la
Révolution, je n'ai revu qu'une seule fois Madame Roland ; c'était au
commencement du premier ministère de son mari. Elle n'avait rien perdu
de son
air de fraîcheur, d'adolescence et de simplicité ; son mari ressemblait
à un
quaker dont elle eut été la fille, et son enfant voltigeait autour
d'elle avec
de beaux cheveux flottant jusqu'à la ceinture ; on croyait voir des
habitants
de la Pennsylvanie transplantés dans le salon de M. de Calonne. Madame
Roland
ne parlait plus que des affaires publiques, et je pus reconnaître que
ma
modération lui inspirait quelque pitié. Son âme était exaltée, mais son
cœur
restait doux et inoffensif. Quoique les grands déchirements de la
monarchie
n'eussent point encore eu lieu, elle ne se dissimulait pas que des
symptômes
d'anarchie commençait à poindre, et elle promettait de la combattre
jusqu'à la
mort. Je me rappelle le ton calme et résolu dont elle m'annonça qu'elle
porterait quand il le faudrait sa tête sur l'échafaud ; et j'avoue que
l'image
de cette femme charmante abandonnée au glaive du bourreau me fit une
impression
qui ne s'est point effacée, car la fureur des partis ne nous avait pas
encore
accoutumés à ces effroyables idées. Aussi dans la suite, les prodiges
de la
fermeté de Madame Roland et l'héroïsme de sa mort ne me surprirent
point. Tout
était d'accord et rien n'était joué dans cette femme célèbre ; ce ne
fut pas
seulement le caractère le plus fort, mais encore le plus vrai de notre
Révolution ; l'histoire ne la dédaignera pas, et d'autres nations nous
l'envieront. »
une illustration de Manon Roland
jeune
Notes de l’auteur :
(1) Avant son mariage avec
Roland, Mademoiselle Phlipon avait été obligée, par l'inconduite de son
père,
de se réfugier dans un couvent de la rue Neuve-Saint-Étienne, qui mène
au
Jardin des Plantes, petite rue si illustre par le souvenir de Pascal,
de
Rollin, de Bernardin de Saint-Pierre. Elle y vivait, non en religieuse,
mais
dans sa chambre, entre Plutarque et Rousseau, gaie et courageuse, comme
toujours, mais dans une extrême pauvreté, avec une sobriété plus que
Spartiate,
et semblant déjà s'exercer aux vertus de la République.
(2) Voyez les portraits de
Lémontey, Riouffe, et tant d’autres ; comme gravure, le bon et
naïf
portrait mis par Champagneux en tête de la première édition des
Mémoires (an
VII). Elle est prise peu avant le temps de sa mort, à trente-neuf ans.
Elle est
forte, et déjà un peu maman,
et, si on
ose le dire, très-sereine, ferme et résolue, avec une tendance
visiblement
critique. Ce dernier caractère ne tient pas seulement à sa polémique
révolutionnaire ; mais tels sont en général ceux qui ont lutté, qui ont
peu
donné au plaisir, qui ont contenu, ajourné la passion, qui n'ont pas eu
enfin
leur satisfaction en ce monde.
(3) Voyez la belle lettre à Bosc,
alors fort troublé d'elle et triste de la voir transplantée près de
Lyon, si
loin de Paris : « Assise au coin du feu, après une nuit paisible et les
soins
divers de la matinée, mon ami à son bureau, ma petite à tricoter, et
élève
au-dessus de leur faiblesse. Ils lui restèrent fidèles jusqu'à la mort,
comme à
la vertu elle-même, et moi causant avec l'un, veillant l'ouvrage de
l'autre,
savourant le bonheur d'être bien chaudement au sein de ma petite et
chère
famille, écrivant à un ami, tandis que la neige tombe sur tant de
malheureux,
je m'attendris sur leur sort, » etc - Doux tableau d'intérieur, sérieux
bonheur
de la vertu, montré au jeune homme pour calmer son cœur, l'épurer,
l'élever...
Demain pourtant le vent de la tempête aura emporté ce nid !...
(4) Ce fut lui aussi, l'honnête
et digne Bosc, qui, au dernier moment, s'élevant au-dessus de lui-même,
pour
accomplir en elle l'idéal suprême qu'il y avait toujours admiré, lui
donna le
noble conseil de ne point dérober sa mort aux regards, de ne point
s'empoisonner, mais d'accepter l'échafaud, de mourir publiquement,
d'honorer
par son courage la République et l'humanité. Il la suit à
l'immortalité, pour
ce conseil héroïque. Madame Roland y marche souriante, la main dans la
main de
son austère époux, et elle y mène avec elle ce jeune groupe d'aimables,
d'irréprochables amis (sans parler de la Gironde), Bosc, Champagneux,
Bancal
des Issarts. Rien ne les séparera.
(5) Si vous cherchez ces indices,
on vous renvoie à deux passages des Mémoires de Madame Roland, lesquels
ne
prouvent rien du tout. Elle parle des passions, « dont à peine, avec la
passion
d'un athlète, elle sauve l'âge mûr. » Que conclurez-vous de là? - Elle
parle
des « bonnes raisons » qui, vers le 31 mai, la poussaient au départ. Il
est
bien extraordinaire! absolument hardi d'induire que ces bonnes raisons
ne
peuvent être qu'un amour pour Barbaroux ou Buzot.