Les socialistes de la première
génération, ceux qu'on qualifie sommairement d'utopistes, faute de les bien
connaître, ont professé pour Robespierre une admiration sans bornes. Le chef
des Chartistes, Bronterre O'Brien se proclamait hautement son disciple et pour
défendre sa mémoire écrivait tout un livre, dont le titre dit le contenu :
« La vie et le caractère de Maximilien Robespierre où l'on prouve par des
faits et des arguments que ce personnage si calomnié fut l'un des plus grands
hommes et l’un des réformateurs les plus purs et les plus éclairés qui aient
jamais existé dans le monde » (2).
Bronterre O'Brien s'efforçait de
démontrer dans cet ouvrage que « la seule ambition de la vie de Robespierre fut
d'établir en France le règne de la vertu et le bonheur universel et de réformer
l'organisation sociale de tous ses membres » (3). Contre la classe bourgeoise
qui avait voulu confisquer la Révolution à son profit par la Constitution censitaire
de 1791, Robespierre s'était levé et avait engagé un combat sans merci. «
Robespierre et ses amis aspiraient à une vraie démocratie qui garantirait à
chaque homme le droit au produit intégral de son travail. S'ils travaillèrent à
assurer la Constitution de 1793, ce fut plus dans des visées socialistes que
dans des visées politiques » (4). L'Egalité politique n'était pour eux qu'un
moyen, l'Egalité sociale était le but.
Le mouvement chartiste se trouve
donc avoir été inspiré directement de la pensée robespierriste. Bronterre
O'Brien (1804-1864) était venu à
Robespierre par Buonarroti, dont il avait traduit en 1830 la « Conspiration
pour l'Egalité » (5).
C'est une chose remarquable, à
laquelle on n'a pas fait assez attention, que le socialisme anglais et le
socialisme français aient la même origine,
qu'ils soient sortis tous deux du babouvisme qui se donnait pour la
suite et la résurrection du robespierrisme.
Tous les historiens
s'accordent pour faire à Philippe Buonarroti la part la plus importante dans la
formation et l'éducation du parti socialiste français à l'époque de 1830. Le vénérable descendant de Michel-Ange, le glorieux
réchappé de la Haute Cour de Vendôme, fut vraiment un chef d'école qui
continuait à prêcher d'exemple, une sorte de patriarche dont les conseils
étaient très écoutés.
(Arthur) Ranc (proche de Gambetta
et avocat), qui a donné au début de sa carrière politique une édition populaire
de la « Conspiration pour l'Egalité », a fait remarquer avec raison que
Buonarroti fut le lien vivant entre les révolutionnaires du Directoire et ceux
de la Restauration et que grâce à lui la tradition socialiste ne fut pas un
seul instant interrompue. (sic)
On connaît assez mal les détails
de sa vie sous le Consulat et sous l'Empire et cela n'est pas étonnant. Un
conspirateur laisse le moins possible de traces de son action. On sait
cependant que, placé en surveillance à Genève, il y fonda avec l'aide du frère
de Marat une loge maçonnique les « Amis Sincères » qui étaient
affiliés aux Philadelphes. La loge fut dissoute par le préfet (6). On sait
aussi qu'après 1815 Buonarroti fonda le groupe des « Sublimes Maîtres
Parfaits » qui prolongeait les Philadelphes. Il s'efforçait alors de
délivrer l’Italie et la travaillait par un de ses élèves Andryane qui fut
arrêté à Milan en 1823. Expulsé de Genève après l'arrestation d'Andryane, il
s'établit à Bruxelles et y forma bientôt de nouveaux disciples comme les frères
Delhasse et Charles Teste. C'est là qu'il écrivit la « Conspiration pour
l'Egalité » dont la première édition parut en 1828. Rentré en France après
1830, il fut mêlé activement à l'agitation révolutionnaire des débuts du règne
de Louis-Philippe. Il inspirait la partie la plus ardente de la société des Droits de l'Homme et de la
société des Amis du peuple. Les insurgés
de Lyon le consultaient et ne suivaient d'ailleurs pas les conseils de calme
qu'il leur envoyait. Voyer d'Argenson lui donnait l'hospitalité dans sa maison.
Trélat, Hauréau, l'écoulaient
avec admiration raconter ses souvenirs, Raspail venait le voir. Louis Blanc,
qui lui dut peut-être quelques-unes de ses idées sociales, nous a laissé de lui
un portrait apologétique : « La gravité de son maintien, dit-il, l'autorité de
sa parole toujours onctueuse quoique sévère, son visage noblement altéré par
l'habitude des méditations et une longue pratique de la vie, son vaste front,
son regard plein de pensées, le lier dessin de ses lèvres accoutumées à la
prudence, tout le rendait semblable aux Sages de l'ancienne Grèce. Il en avait
la vertu, la pénétration, la bonté. Son austérité môme était d'une douceur
infinie » (7). Louis Blanc, qui se proclame son élève, explique que s'il était
peu connu de la foule, vivant relire cl inaperçu, « son action loin d'être sans
puissance ». « Pauvre et réduit pour vivre à donner quelques leçons de musique,
du fond de sa retraite, il gouvernait de généreux esprits, faisait mouvoir bien
des ressorts cachés, dans la sphère où s'exerçait son ascendant, secondé par
Voyer d'Argenson et par Teste, tenait les rênes de la propagande, soit qu'il
fallut accélérer le mouvement ou le ralentir » (8). Il est probable que Louis
Blanc lui dut son admiration pour Robespierre.
M. Fournière a supposé avec vraisemblance
que Blanqui reçut de Buonarroti « la triple empreinte qui caractérise toute
sa vie : la démocratie, le patriotisme et le communisme » (9). Il n'est donc pas exagéré de dire que le
socialisme français de l'époque de 1830 comme le socialisme chartiste émanent
tous deux de Buonarroti et par Buonarroti de Robespierre.
*
**
Jusqu'à son dernier jour,
Buonarroti n'a cessé de prendre la défense du chef de la Montagne et de
glorifier sa politique. Dans ses lettres intimes, Robespierre est pour lui « le
grand homme » (10). Il signe « Maximilien », la lettre qu'il adresse au Comité
lyonnais des Droits de l'Homme à la veille de l'insurrection de 1834. L'année
même de sa mort, en 1837, il envoie à son jeune ami, le Saint-Simonien
Genevoix, une notice où il réhabilite l'Incorruptible (11). L’année même de sa
mort en 1837, le journal Le Radical de Bruxelles publie par les soins des
frères Delhasse des « Observations sur Maximilien Robespierre » dont
l'auteur était Buonarroti (12). Avant de s'éteindre, le vieux conspirateur
donnait encore à Buchez, et à Roux pour leur « Histoire parlementaire de
la Révolution française » quelques détails sur le 9 Thermidor (13).
L'admiration de Buonarroti n'a
rien d'une admiration aveugle. Elle repose sur l'expérience. Elle donne ses
raisons. Buonarroti a connu personnellement Robespierre. Il séjourna à Paris à
deux reprises, pendant la Terreur, une première fois au début de 1793, quand il
était venu dénoncer Paoli et présenter à la Convention la demande d'annexion à
la France des habitants de l'île Saint-Pierre (située en méditerranée) ; une deuxième fois, après son retour
de sa mission à Lyon et dans le Midi, d'octobre 1793 à janvier 1794. Ces deux
séjours coïncidèrent avec deux crises importantes, le premier avec les journées
du 31 mai et du 2 juin qui donnèrent la victoire à la Montagne sur la Gironde,
le deuxième avec la déchristianisation et les débuts de la campagne des
hébertistes et des unionistes contre le Comité de Salut public. Louis Blanc,
qui était bien informé, nous dit que Buonarroti fréquenta la maison Duplay.
Lebas, passionné de musique italienne, « se faisait entendre dans ces réunions
intimes où Buonarroti tenait le piano » (14).
Buonarroti a donc eu la vision
directe de Robespierre. Son jugement a la valeur d'un témoignage. Bien placé
pour recevoir les confidences du grand jacobin ou de ses proches ou tout au
moins pour connaître ses intentions, il avait été à même aussi d'apprécier par
expérience les méthodes d'administration de la Terreur, ayant été un des
collaborateurs de ce gouvernement.
Au début de 1793, il fut nommé
commissaire du Conseil exécutif avec la mission d'éclairer le peuple Corse, de
le ramener aux principes de l'Egalité, de « surveiller et dénoncer les
malveillants et inspirer aux aristocrates la sainte terreur des lois ». Il ne
put plus d'ailleurs accomplir sa mission. Après un séjour à Lyon où il fut un
instant arrêté par les meurtriers de Chalier en Provence où Ricord et Saliceti
remployèrent à des tâches importantes à Toulon et à Marseille, il revint à Paris.
Une nouvelle mission lui fut confiée en 1794. II administra pendant dix mois,
avec le titre d'agent national général et les pouvoirs les plus étendus, le
cercle d'Oneille conquis sur le tyran de Sardaigne.
Englobé en l'an III dans la
persécution dont furent victimes tous les anciens jacobins restés fidèles à
l'idéal de l'an II et à la pensée de Robespierre, il fut destitué et enfermé
dans la prison du Plessis d'où il ne sortit qu'après la journée du 13
Vendémiaire. On sait qu'au Plessis il se lia avec les futurs organisateurs de
la Conspiration des Egaux. Il y retrouva l'hôte de Robespierre, Duplay, qui lui
raconta le 9 thermidor et ses causes.
On peut donc dire que par la voix
de Buonarroti, c'est Robespierre et son parti qui lancent un suprême appel à la
postérité. L'appel a été entendu par les socialistes de 1830. Pourquoi ne le
serait-il plus par ceux de 1910?
*
**
Je ne connais pas de résumé plus
impressionnant et plus vrai de l'histoire de la dévolution que les cinquante
premières pages qui servent d'introduction à la « Conspiration pour
l'Egalité ». Buonarroti y expose avec une simplicité lucide admirable les
raisons supérieures qui ont dirigé les événements. Avant que Karl Marx ait
formulé la théorie de la lutte des classes, il va chercher dans l'antagonisme
des groupes sociaux et dans le conflit des intérêts et aussi dans les
éternelles passions humaines, l'explication dernière des crises multiples qui
se sont succédées. Aucun historien, même Louis Blanc, n'a atteint à la
précision et à la profondeur de ses raccourcis lumineux.
Il y avait, d'après lui, deux
groupes parmi les révolutionnaires, ceux qui restaient attachés à l'opulence et
aux distinctions et ils ne voulaient que succéder aux nobles et aux prêtres,
autrement dit les partisans de « l'ordre d'égoïsme », presque tous
disciples de Voltaire et des encyclopédistes, et, d'autre part, ceux qui voulaient construire une société juste et
fraternelle d'après les idées de Rousseau et de Mably, ceux qui plaidèrent pour
tous les hommes sans distinction, ceux qui plaçaient la prospérité de la
société dans le bonheur de chacun de ses membres et sa force dans rattachement
aux lois » ; autrement dit les partisans de « l’ordre d'égalité »,
les amis des travailleurs. Ces derniers eurent pour chef Robespierre. Ils
combattirent sous la Constituante l'injuste distinction des citoyens actifs et
des citoyens passifs, le veto royal, la loi martiale, ils proposèrent l'impôt progressif, ils
s'opposèrent au rétablissement du roi après Varennes, dénoncèrent le complot
aristocratique machiné par Brissot et Condorcet qui voulaient établir
prématurément une république bourgeoise, ils combattirent la déclaration de
guerre à l'Autriche, démasquèrent les trahisons de la Cour, les crimes des
ministres, la marche tortueuse de la Gironde (15).
La chute de la royauté, qui fut
leur oeuvre, fit monter le. peuple malgré les intrigues des Girondins. Ceux-ci
se composaient en grande partie « d'avocats, de procureurs, de médecins, de
banquiers, de riches marchands, de bourgeois, opulents, d'hommes de lettres
faisant de la science un trafic et un moyen de parvenir (16) ». Ils
dédaignaient la masse du peuple et se croyaient faits pour le maîtriser. « Ils
se prétendaient la partie saine de la nation et ajoutaient la souplesse et la jalousie
aux vices des nobles qu'ils aspiraient à remplacer ». Ils haïssaient les
auteurs de l'insurrection du 10 août, dénonçaient les amis du peuple comme des
anarchistes, apeuraient contre eux les possédants, essayaient secrètement de
rétablir la royauté et de sauver le roi, « trompaient le peuple en empruntant
le langage du patriotisme (17) ».
Le 31 mai fit cesser leurs
intrigues mortelles et donna la victoire aux Amis du peuple, mais une victoire
précaire. Les difficultés intérieures et extérieures étaient trop formidables,
le poids des préjugés trop lourd pour que ceux-ci puissent immédiatement
réaliser tout leur idéal. Ils durent déguiser sous un voile leurs projets
ultérieurs et procéder par étapes.
Buonarroti admire la Constitution
de 1793, mais il ne l'admire pas sans réserves. Il regrette qu'elle consacre
les vieilles et désespérantes idées sur le droit de propriété. Mais il se
demande aussitôt : « Est-ce à une prudente circonspection commandée par
l'attitude hostile des riches ameutés par les Girondins? Est-ce à l’influence
des égoïstes dans les délibérations de la Convention nationale qu'on doit
attribuer les ménagements dont elle lit usage et « le voile sous lequel
les députes amis de l'Egalité furent obligés de cacher leurs vues ultérieures
? (18)».
Combien de fois au cours de la
Révolution les partis se sont menacés les uns et les autres de « déchirer le
voile »? Qu'à coté de la politique visible ils aient eu une politique occulte,
que « le voile » ait réellement existé, la chose n'est pas douteuse. Buonarroti
ne s'aventure pas quand il prête aux Montagnards une doctrine ésotérique. Quelle était cette doctrine? Elle
repose sur cette constatation fondamentale que pour fonder une république il ne
suffit pas de supprimer un roi et de substituer l'autorité de plusieurs à celle
d'un seul (19).
La république n'est supérieure
aux autres gouvernements que si l'intérêt général, le bien public y prédomine
sur les égoïsmes. Quand la vertu fait défaut, avait dit Montesquieu, « la
république est une dépouille et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques
citoyens et la licence de tous » (20).
Pour Buonarroti, le problème que
le Comité de Salut public avait à résoudre n'était pas seulement de repousser
l'invasion, de faire vivre le peuple des villes et des quatorze armées, mais
encore de préparer l'avènement de la véritable république, de celle qui est
fondée sur l'égalité de la vertu. Tâche sublime pour laquelle la Terreur était
nécessaire, la Terreur qui seule comprimerait, anéantirait les forces du passé
et créerait les institutions capables de faire naître parmi les Français
ignorants et égoïstes un esprit républicain, c'est-à-dire la capacité de se
gouverner et le goût du dévouement à la patrie et aux lois. « Prétendre ramener
à la justice et à l'égalité sans l'emploi de la rigueur, une nation dans
laquelle il y a beaucoup d'hommes qui se sont fait des habitudes et des
prétentions inconciliables avec le bien-être et les droits de tous, est un
projet aussi chimérique que séduisant. Ceux qui oppriment la terre sont-ils
avares du sang du peuple souffrant, quand il s'indigne des maux qu'ils lui font
endurer? Les révolutions sont les suites nécessaires des longues injustices ; elles
punissent en un instant les forfaits de plusieurs siècles (21)... »
Nécessaire, la Terreur était
légitime, mais à une condition, c'est qu'elle fut mise toute entière au service
de lu justice. Autrement, elle eut été une intolérable tyrannie : « Dès que le
gouvernement révolutionnaire fût passé entre les mains des égoïstes, il devint
un véritable fléau public. Son action prompte et terrible, que la vertu de ses
directeurs et leurs intentions toutes populaires pouvaient seuls rendre
légitimes, ne fut plus qu'une affreuse tyrannie pour son objet et pour sa forme
; elle démoralisa tout, elle rappela le luxe, les moeurs efféminées et le
brigandage ; elle dissipa le domaine public, dénatura les principes de la
révolution et livra aux poignards de ses ennemis tous ceux qui l'avaient
défendue avec sincérité et désintéressement (22) ».
Avant le 9 thermidor,
l'institution révolutionnaire n'avait pas encore dégénéré. Ses chefs se
proposaient d'établir le règne de l'égalité ; mais ils savaient que « la
réforme des moeurs devait précéder la jouissance de la liberté (23). « Ils
savaient enfin, et l'expérience n'a que trop justifié depuis leur manière de
voir qu'établir sans ces préliminaires l'ordre constitutionnel des élections,
c'est abandonner le pouvoir aux amis de tous les abus et perdre à jamais
l'occasion d'assurer la félicité publique (24) ». Avec une singulière
prescience de l'avenir des démocraties, Buonarroti dénonce l'hypocrisie
foncière du libéralisme des institutions et des servitudes économiques : « Tant
que les choses resteront comme elles sont, la forme politique la plus libre ne
sera avantageuse qu'à ceux qui peuvent se passer de travailler. La masse des
nations assujetties par le besoin à des travaux pénibles et continuels, ne
pouvant ni s'instruire dans les affaires publiques, ni assister aux assemblées
où elles se traitent, et dépendant des riches pour son existence, ceux-ci
disposent seuls des délibérations que des gouvernements trompeurs ont
adroitement l'air de demander au peuple. Est-il à présumer que ces honnêtes
gens s'oublient? Que serait-ce s'il s'agissait de leur demander leur propre,
abaissement? (25) »
Le Comité de Salut public avait
vu l'écueil où vont s'échouer fatalement les républiques fondées sur l'égoïsme.
Il voulait amener les Français au point où ils pourraient vraiment jouir de
leur constitution libre. A la réforme politique il donnait graduellement comme
soubassement une réforme économique et une réforme morale. Il fut sur le point
de réussir. L'humanité faillit lui devoir « une rédemption complète (26) ». Il
faut entendre Buonarroti célébrer son oeuvre : Il comprima les factions, il
releva « l'espoir de la classe nombreuse des malheureux » par des mesures
destinées à « encourager la vertu cl à rétablir l'égalité », telles que
rétablissement des greniers d'abondance, les taxes sur les riches, le maximum,
le pain de l'égalité, les lois sur les accapareurs, sur l'assistance, sur le
morcellement des biens nationaux, etc. Ainsi s'élaborait une constitution
économique fondée sur l'Egalité. En fait « la communauté (nous dirions
aujourd'hui le communisme) régnait alors parmi la généralité des Français (27)
». En effet, la république disposait alors par les réquisitions de la plus
grande partie des richesses nationales. Les subsistances et le commerce confiés
à deux commissions administratives « formaient déjà deux grandes branches
de l'administration publique (28) ».
Parallèlement, le Comité de Salut
public poursuivait une réforme morale destinée à faire accepter son oeuvre
politique et son oeuvre sociale. « Il sut inspirer à la grande majorité de la
nation l'abnégation la plus sublime, le mépris des richesses, des plaisirs et
de la mort et l’amener à proclamer que tous les hommes ont un droit égal
aux productions de la terre et de l'industrie
(29) ». Il débarrassa les cerveaux des antiques préjugés, détruisit les églises
de servitude et mit à leur place une église de liberté, « un culte sublime qui
confondant les lois de la patrie avec les préceptes de la divinité doublait les
forces du législateur et lui donnait les moyens d'éteindre en peu de teins
toutes les superstitions et de réaliser tous les prodiges de l'égalité (30). »
Nul plus que Robespierre ne s'est
plus dévoué à l'affranchissement, à la rédemption du peuple français. Presque
seul avec Marat, il attaqua sous la Constituante les faux patriotes, dirigea le
parti montagnard après le 10 août, s'éleva dans le procès du Roi « à la plus
haute philosophie », prit la plus grande part à la coalition du 31 mai.
« Avant la chute de la faction
girondine, Robespierre croyait que la Convention, dominée par elle, était dans
l'impossibilité d'enfanter de bonnes lois ; il pensait d'ailleurs que, dans les
circonstances critiques de ce temps-là, le premier soin des mandataires du
peuple devait être d'anéantir les nombreux ennemis qui, au dedans et au dehors,
menaçaient l'existence de la république ; mais, voyant que les Girondins
étaient pressés de consacrer par la législation leurs principes
aristocratiques, il opposa à leurs projets sa Déclaration des droits, dans
laquelle ses intentions populaires paraissent à découvert. En rapprochant les
doctrines politiques renfermées dans cet écrit et dans les discours que
Robespierre prononça dans les derniers temps de sa vie, de la pureté de ses
moeurs, de son dévouement, de son courage, de sa modestie et de son rare
désintéressement, on est forcé de rendre un éclatant hommage à une si haute
sagesse, et on ne peut que détester la perversité ou déplorer
l'incompréhensible aveuglement de ceux qui ourdirent et consommèrent son
assassinat. » (31)
Robespierre voulait l'avènement
de la République de l'Egalité, autrement dit du socialisme. Buonarroti en donne
plusieurs preuves. Sa déclaration des droits, dit-il, posait des limites au
droit de propriété, instituait l'impôt progressif, réclamait « le concours de
tous à la formation de la loi, l'extirpation de la misère, l'instruction
assurée à tous les citoyens et le droit de résistance à l'oppression déterminée
de manière à devenir un obstacle insurmontable à l'arbitraire des agents
publics et à la tyrannie même des lois. » (32)
Buonarroti invoque encore le
rapport de Robespierre du 18 pluviôse an II, d'où il détache des phrases comme
celles-ci : « Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et
cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois, où l'ambition soit le désir
de mériter la gloire et de servir la patrie ; où les distinctions ne naissent
que de l'égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistral, le magistrat au
peuple et le peuple à la justice ; où la patrie assure le bien-être
de chaque individu et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de
la gloire de la patrie, où toutes les âmes s'agrandissent par la communication
continuelle des sentiments républicains et par le besoin de mériter l'estime
d'un grand peuple, où les arts soient les décorations de la liberté qui les
ennoblit, le commerce, la source de la richesse publique et non seulement de
l'opulence monstrueuse de quelques maisons, etc. (33) ». Buonarroti cite encore
les discours de Saint-Just des 8, 13, 23 Ventôse an II, le discours de
Robespierre du 7 prairial. Il aurait pu en citer d'autres.
Les diverses lois
révolutionnaires n'étaient donc pas uniquement inspirées par les nécessités du
moment. Ce n'étaient pas de purs expédients, dans la pensée des
Robespierristes, mais des mesures préparatoires à l'avènement du système de
l'Egalité. « La confiscation des biens des contre-révolutionnaires n'était pas
une mesure finale mais le vaste plan d'un réformateur » (34). « Encore un jour,
s'écrie-t-il douloureusement, et le bonheur et la liberté étaient assurés par
les institutions qu'ils [Robespierre et ses amis] ne cessèrent de demander »
(35).
Mais les factions se jetèrent à
la traverse, celle des Hébertistes et celle des Dantonistes.
Les Hébertistes furent les
moins criminels. C'étaient « des hommes
laborieux, droits, fermes, courageux, peu studieux, étrangers aux théories
politiques, aimant la liberté par sentiment, enthousiastes de l'égalité et
impatiens d'en jouir ». Leurs intentions étaient pures. Mais ils manquaient de
maturité politique. « Plus disposés à trancher les difficultés par des coups de
mains qu'à peser mûrement l'utilité et les conséquences d'une crise politique,
ils avaient en vue le même résultat auquel tendaient les amis sages de
l'Egalité ; mais ils ne se formaient pas, comme ceux-ci, une idée bien nette ni
des institutions par lesquelles on pouvait l'obtenir ni de la route par
laquelle il fallait y arriver ». Des hommes influents les trompèrent, les
poussèrent à réclamer la fin du gouvernement révolutionnaire et l'établissement
prématuré de la Constitution : « Bons citoyens dans une république populaire
assise, mauvais pilotes dans les tempêtes qui en précèdent rétablissement, il
ne fut pas difficile de les indisposer contre la prolongation de l'institution
révolutionnaire, en la leur peignant comme une coupable atteinte portée à la
souveraineté du peuple. On n'eut pas non plus beaucoup de peine à leur
persuader que, pour tarir à jamais la source des superstitions et du pouvoir des
piètres, il fallait proscrire toutes les idées religieuses » (36). Bref, ils
furent des instruments entre les mains d'intrigants beaucoup moins bien
intentionnés.
« Les Dantonistes n'ont pas droit
à la même indulgence, parce que le caractère prédominant de cette faction était
un mélange de vanité, d'intrigue, d'audace, de fausseté, de vénalité et de
corruption. Ceux qu'elle reconnut pour ses chefs professaient publiquement les
maximes les plus opposées à la pureté des moeurs, sur laquelle le gouvernement
français de cette époque entendait asseoir la république. Serviles imitateurs
du débordement qui distinguait avant la révolution la cour et les classes
privilégiées, ils combattirent les grands d'autrefois pour se mettre à leur
place, et s'élevèrent contre la religion, non pour affranchir les hommes du
joug des préjugés et de la superstition, non pour enlever à la tyrannie son
auxiliaire le plus redoutable, mais pour se débarrasser de l'idée d'un juge
incommode, pour se livrer plus tranquillement à la fougue de leurs basses
passions et pour effacer de l'esprit humain les idées consolatrices de justice,
de probité et de vertu. Les Dantonistes considéraient la révolution comme un
jeu de hasard dans lequel la victoire demeure au plus rusé et au plus fripon ;
ils souriaient de pitié aux mots de désintéressement, de vertu, d'égalité et
prétendaient ouvertement qu'aux révolutionnaires devaient, au bout du compte,
appartenir tous les avantages de fortune et de puissance dont avaient joui les
nobles de l'ancien régime. Aussi beaucoup de ceux qui grossissaient leurs rangs
n'ont-ils pas craint depuis d'emprunter les couleurs les plus opposées, de
flatter toutes les tyrannies et de se livrer aux plus abjectes menées pour
acquérir la fortune et retenir une ombre de pouvoir. De dangereuses
machinations furent ourdies par les meneurs de ces factions, et ce ne fut pas
sans de graves raisons que le gouvernement révolutionnaire les accusa d'agir de
concert avec les cabinets étrangers ligués contre la république française » (37).
Le jugement de Buonarroti sur les
Dantonistes est très remarquable. Je crois qu'il renferme une grande part de
vérité. Les amis de Danton furent trop souvent des gens douteux, des gens
tarés. Lui-même n'est peut-être pas à l'abri de tout soupçon.
En tout cas, le jugement est à
retenir, car il explique pourquoi Robespierre consentit à abandonner Danton. Il
fut convaincu comme Buonarroti que la faction dantoniste non seulement se
confondait avec les pourris, avec les parlementaires agioteurs, mais encore
qu'elle n'était qu'une branche de la faction de l'étranger, qu'elle
renfermait dans son sein des agents stipendiés des puissances.
Le 9 thermidor fut la coalition
de la peur, de l'égoïsme et de la corruption Ses instigateurs furent des
proconsuls indélicats que Robespierre avait fait rappeler pour mettre un terme
à leurs malversations : « Effrayés par le supplice des conspirateurs
[hébertistes et dantonistes] et par les maximes austères du gouvernement, ils
alarmèrent aisément leurs pareils et ranimèrent par leurs clameurs la confiance
et l'audace des ennemis de l'égalité ». Ils accusèrent Robespierre de tyrannie!
Tyrannie! Il faut entendre avec quelle éloquence méprisante, quelle
argumentation victorieuse Buonarroti répond à la calomnie :
« Les vues secrètes
de ses proscripteurs étaient déguisées sous l'imputation vague de tyrannie.
Mais un tyran sans trésors, sans soldats, sans autres amis que les ennemis des
tyrans, un tyran qui, loin de flatter bassement la multitude en secondant ses
caprices, eut souvent le courage de la détourner, au risque de lui déplaire,
des plans séducteurs que d'autres lui présentaient, n'est-il pas un être de
raison? C'est, disait-on, le tyran de l'opinion... oh! pour le coup, le procès
est jugé... La tyrannie de Robespierre ne fut pas autre chose que le pouvoir de
ses sages conseils et l'influence de sa vertu... Il fut le tyran des médians. »
« Et comment prouvâtes-vous sa
tyrannie, vous qui, après sa mort, ne sûtes que vous entre-déchirer et nous
perdre? Tandis que les uns l'accusaient d'avoir immolé Danton, d'autres lui
reprochaient d'avoir voulu le sauver ; ceux qui, la veille encore, l'appelaient
le Caton de la France, ou le comparaient à Orphée civilisant les peuples
sauvages (38), dressent son acte d'accusation ; ici on lui impute les fautes de
quelques députés en mission, là on se plaint des poursuites qu'il veut diriger
contre eux. Vous le disiez riche à plusieurs millions, et la France l'appelle
encore l’Incorruptible, et il est bien
connu que la vente de tout ce qu'on lui trouva, ne produisit pas au-delà de 460
livres en numéraire. Vous le disiez dépourvu de connaissances et de jugements,
tout en prétendant qu'il vous avait soumis pendant quinze mois à sa domination.
Tandis que vous l'appeliez cruel, d'autres lui reprochaient d'avoir prolongé
les jours des soixante-treize girondins détenus. Vous parlez encore de sa
farouche ambition, mais vous ne dites pas à l'Univers abusé par vos récits
mensongers que, sans ses trop héroïques conseils, les magistrats de Paris, à la
tête de la majorité des sections et des canonniers, vous eussent infligé la
correction que vous méritiez. Semblables à des écoliers ameutés contre leur
maître, vous l'injuriez sur son lit de mort, et vous souffriez qu'on envenimât
à coups de canif ses blessures saignantes » (38).
La page est belle et mériterait
d'être mieux connue. Buonarroti ajoute que pour tromper le peuple de Paris, les
thermidoriens durent recourir aux mensonges les plus abjects. Ils racontèrent
aux ouvriers du faubourg Antoine que Robespierre voulait délivrer le dauphin et
qu'on avait trouvé sur le bureau de la Maison Commune où se tenaient ses
partisans un sceau neuf avec l'empreinte d'une fleur de lys !
Un juste, victime des complots
des méchants, un des plus grands réformateurs qu'ait connus l'humanité,
l'ancêtre légitime du communisme, tel apparaît Robespierre dans l'introduction
que Buonarroti a mise en tète de « La Conspiration pour l’Egalité » y
tel il apparaît aussi, avec des précisions nouvelles, dans les notes inédites qu'on
va lire plus loin (39).
Ces notes conservées dans ses
papiers à la Bibliothèque nationale forment une dizaine de feuillets écrits au
recto et au verso avec de nombreuses additions en marge, toutes de la même main
et de la même encre, sans beaucoup de ratures. Quand Buonarroti a-t-il noirci
ces feuillets? Dans quel but? Il est difficile de le dire. On peut seulement
hasarder une conjecture.
Il semble que ces notes aient été
comme une première ébauche plus développée d'une partie de l'introduction par
laquelle s'ouvre la « Conspiration pour l'Egalité ». Les idées
essentielles s'y retrouvent et les mêmes arguments. Mais les Notes entrent dans les détails circonstanciés, donnent
des noms, racontent des anecdotes, des conversations qui ont disparu de
l'introduction.
Il serait très intéressant de les
comparer avec les Observations que
publiaient les frères Delhasse en 1837. Malheureusement je n'ai pu retrouver
cette brochure. Ajoutons que les Notes débutent ex abrupto, sans préparation,
et qu'elles se terminent par des mots sans suite qui semblent être des amorces
d'idées à développer. Elles ont en somme l'aspect d'un brouillon. On y saisit
le premier jet de la pensée de l'auteur.
Ici commencent les notes inédites de Philippe Buonarroti prises par Albert Mathiez, y sont incluses les marges :
Robespierre vers 1791, peinture de Louis Boilly
Robespierre jugea que la Convention
nationale ferait droit à ses réclamations et qu'il y aurait dans son sein une
majorité capable de reconnaître la pureté de ses intentions.
En effet, on est forcé de
convenir que telle était son opinion lorsqu'on considère qu'étant soutenu par
les Jacobins, par la Commune, par l'Etat-major de la Garde nationale de Paris
et par le camp de la plaine des Sablons, il eût pu facilement parer le coup
sous lequel il succomba s'il avait voulu prendre des mesures par lesquelles il
lui eût été aisé de le prévenir. Non seulement il ne le fit pas, non seulement
il ne conspira pas, comme on l'en a faussement accusé, mais le matin même du 9
thermidor, il se reposait entièrement sur la justice de sa cause et sur la
droiture de la majorité de la Convention. En sortant de chez lui pour se rendre
à l'Assemblée, il répondit à son hôte qui l'engageait à se tenir sur ses gardes
qu'il n'avait rien à craindre puisqu'il y avait beaucoup de vertu dans la
représentation nationale (40).
Cependant, à la séance du 8, on
put remarquer une grande incertitude dans l'esprit des députés. Robespierre se
plaignit amèrement des comités de Salut public et de Sûreté générale et d'une
faction immorale et conspiratrice dont il ne désigna pas les membres. Ce
discours fut d'abord applaudi et l'impression en fut ordonnée. Mais bientôt la
Convention revint sur sa délibération et renvoya le discours de Robespierre à
l'examen des comités qu'il avait dénoncés.
Dans la nuit du 8 au 9 thermidor (26 et 27 juillet 1794),
tous les conspirateurs contre Robespierre se concertèrent et se distribuèrent
les rôles qu'ils avaient à jouer. Robespierre ne prit aucune mesure et se lia à
sa bonne foi. Ce qui prouve mieux que toute autre chose qu'il n'y eut de la
part de Robespierre et de ses amis aucun complot contre la Convention, c'est le
discours commencé le 9 par Saint-Just. Cet orateur soumettait toute la querelle
au jugement de l'Assemblée, il n'attendait que de ses résolutions le
redressement des griefs dont il se plaignait et le salut de la République.
Robespierre avait tenu la veille
à peu près le même langage. A la vérité, il avait dénoncé une coalition
criminelle qui conspirait au sein de la Convention nationale et il avait
demandé la punition des traîtres. Ce fut cette dénonciation qui effraya les
vrais conspirateurs. Ils prétendirent qu'invoquer contre eux la justice c'était
conspirer contre la Convention et contre la République.
Ces conspirateurs dénoncés par
Robespierre surent mettre en jeu les passions d'un grand nombre de leurs
collègues et faire de ceux-ci leurs auxiliaires dans la violence qu'ils
méditaient. Quels étaient ces conspirateurs et ces auxiliaires et comment les
uns et les autres parvinrent-ils à combiner leurs forces et à opérer de concert
la catastrophe de thermidor? (41)
(41) Buonarroti donne en marge la liste suivante :
Sieyès, Garnier de l'Aube, Reubell, Thirion, Merlin de Thionville,
Panis, Barras, Thuriot, Cambon, Fréron, Bentabolle, Léonard Bourdon,
Rovère, Lindet, Merlin de Douai, Brival, Poultier, Echassariaux,
Charlier, Bourdon de l'Oise, Dubarran, Tallien, Goupilleau, Féraud,
Legendre, Delmas, Lacoste, Guffroy, Lecointre de Versailles, Fouché,
André Dumont, Courtois, Clausel, Dubois-Crancé, Ruamps, Vadier, Amar,
Jagot, Carnot, Billaud, Collot, Barère, Vouland, Charles Duval, Bayle,
Granet, Montaut. (Note de Buonarroti, folio non précisé)
Il faut d'abord se souvenir que
les royalistes et les Girondins avaient été vivement combattus par Robespierre,
qu'ils considéraient comme le chef du parti de l'égalité par eux qualifié de
faction anarchique. Ces gens-là, formant au moins la moitié de la Convention
nationale, avaient été comprimés par l'insurrection du 31 mai, s'étaient
condamnés depuis cette époque à une inaction hostile et aspiraient secrètement
à se venger. Ils en saisirent avidement l'occasion quand ils virent presque
toute l'autre partie de l'Assemblée soulevée contre Robespierre. On ne peut
douter que l'animosité et la haine de la Démocratie ne fussent les véritables
causes de leur coopération aux événements de cette journée. Dès qu'ils n'eurent
plus peur de la Montagne, ils se prononcèrent avec une masse de voix capable à
elle seule de faire pencher la balance de leur côté. C'était le poids du
royalisme et de l'aristocratie nobiliaire et bourgeoise.
Cette section subit l'impulsion,
mais ne la donna pas. Pour bien comprendre comment se forma et éclata à la
Montagne l'orage du 9 thermidor, il faut connaître à fond les éléments dont
elle se composait et les motifs qui la firent agir. Remontons au temps qui
précéda la Révolution. La France asservie était comprimée par la noblesse
d'épée et de robe et par les opinions religieuses propagées et soutenues par un
clergé nombreux et puissant. Dans cette compression générale quelques penchants
vicieux et les sentiments élevés étaient également réprimés et étouffés.
Lorsque la pression se relâcha, les uns et les autres prirent l'essor et l'on
vit paraître dans la même arène les hommes sages qu'animait l'amour de
l'humanité et de la Patrie et les hommes vils qui couvraient leurs basses
passions du vernis de la philosophie.
Les premiers combattirent la
superstition et les prêtres pour détruire le prestige qui courbait le peuple
sous le joug de ses tyrans ; les seconds se déchaînèrent contre toute idée
religieuse pour assouvir leurs passions et pour justifier leur immoralité.
Ceux-là proscrivirent les distinctions et le pouvoir héréditaire pour ramener
le Peuple à l'égalité et à la vertu ; ceux-ci combattirent les grands pour se
mettre à leur place. Ceux-là s'efforcèrent d'abolir les grandes fortunes et les
grandes richesses pour faire disparaître la misère et les souffrances ; ceux-ci
s'élevèrent contre les riches pour les remplacer.
Ces deux espèces d'hommes
parurent au commencement de la Révolution au milieu du Peuple et furent par lui
portés à la Convention à cause de la chaleur avec laquelle les uns et les
autres s'élevèrent contre les abus et contre l'oppression. Parmi les membres de
la Convention qui y étaient arrivés avec des vues intéressées et non populaires
tous n'étaient pas vicieux de la même manière, les uns voulaient triompher par
les sophismes et par la politesse, ils se firent girondins ; les autres qui
prétendaient l'emporter par l'impétuosité et par la grossièreté devinrent
Montagnards.
Dix mois avant le 9 thermidor
ceux qui avaient observé attentivement cette assemblée n'y comptaient pas plus
de cinquante hommes vraiment justes et amis de l'égalité (42).
(42) On lit en marge :
« Membres de la Convention accusés de concussion : Perrein de l'Aude,
condamné aux travaux forcés ; Clausel, accusé du même crime, sauvé par
Barère ; Danton, La Croix, volèrent en Belgique, leurs malles pleines
d'argenterie furent saisies à la frontière ; Courtois, vola à l'armée ;
Reubell, Merlin de Thionville, enlevèrent à Mayence de l'argenterie et
du vermeil appartenant à la République ; leurs malles furent saisies
par le Comité de Sûreté générale ; Rovère, Poultier, furent accusés
d'avoir simulé un vol considérable d'assignats appartenant à la Nation
; Barras, Ricord, Fréron, enlevèrent de Toulon plusieurs fourgons
chargés d'objets précieux ; Julien de Toulouse, Fabre d'Eglantine,
Chabot, Bazire, reçurent chacun 100.000 francs pour avoir falsifié un
décret de la Convention nationale ; Sieyès reçut du Consul 300.000
francs pour avoir trahi la République ; Thibaudeau recevait d'Hambourg
et faisait passer à son beau-père la correspondance du fils de celui-ci
qui distribuait aux émigrés l'argent que son « père lui envoyait. » (Note de Buonarroti, folio non précisé)
Il importe de bien comprendre le
rôle que les idées irréligieuses ont joué dans les troubles de la Convention.
Au XVIIIe siècle, la divinité de la révélation fut publiquement combattue. Tous
les dogmes positifs furent rangés au nombre des fables. A la fin on en vint à
professer l'athéisme qui eut ses orateurs parmi les savants, à la cour et même
parmi les prêtres.
Cependant quelques philosophes
tirent tète à l'orage et se prononcèrent pour le déisme. Rousseau fut du
nombre. Il démontra que les idées de Dieu et de l’immortalité de l'âme sont les
fermes appuis de la morale, de la justice, de la liberté et de la Loi.
Ceux qui étaient capables de
porter, sur ces graves questions un jugement fondé étaient en petit nombre.
Néanmoins le nombre de ceux qui se prononcèrent pour l'athéisme fut fort grand,
peu par conviction, quelques-uns par vanité et pour afficher une science
supérieure à celle du clergé et des magistrats, la foule pour se débarrasser du
frein que la religion impose aux passions.
Il n'est donné qu'à un petit
nombre d'hommes éminemment vertueux de prescrire à leurs actions et de suivre
la règle la plus conforme à l'intérêt de la Société. Pour les autres, dès que
la sanction divine s'efface de leur esprit, il ne leur reste plus d'autre guide
que l'intérêt purement personnel.
Les lois auront beau être
sincères, l'éducation aura beau être soignée, il restera toujours un grand
nombre de cas où l'homme ne pourra être porté aux sacrifices et au dévouement
que par une rare vertu ou par la pensée d'un juge secret et omniscient et d'une
vie à venir.
J'ai dit une rare vertu, et ce
n'est pas sans raison. Celte vertu consiste à s'immoler tout entier pour le
bonheur des autres sans aucune perspective du bien personnel, sans autre
jouissance que celle qui résulte de la contemplation de la félicité immédiate
ou éloignée de nos assemblées. C'est le sacrifice complet de nos affections, de
nos sensations et de nos intérêts qui, dans la perfection, ne peut être le
partage que d'un petit nombre d'âmes d'une trempe extraordinaire.
Pour toutes les autres, si vous
leur enlevez la crainte ou l'espérance d'une autre vie, il ne leur restera
d'autre mobile de leurs actions que l'amour du plaisir et la crainte de la
douleur. Elles ne seront capables ni des élans du dévouement, ni des mouvements
qu'inspire la passion de la vraie gloire. Ce seront des âmes uniquement
occupées d'elles-mêmes, cherchant à tirer parti de tout et envisageant en tonte
circonstance le profit qui peut leur en revenir. Le mépris des idées
religieuses était le caractère distinctif des hommes qui favorisèrent avec
connaissance de cause les premiers étincellements de la révolution. Depuis ce
mépris s'est tellement confondu avec les principes politiques qu'il n'est pas
rare de rencontrer des hommes qui rangent parmi les ennemis de la liberté
quiconque croit en Dieu (43).
Telle fut aussi l'opinion
dominante parmi les membres de la Convention Nationale soit Girondins, soit
Montagnards. Chez un grand nombre de ceux-ci, cette opinion se trouvait réunie
à celle immoralité dont j'ai dit un mot et il s'en suivit que la plupart de
ceux qui la partageaient pour empêcher rétablissement de l'égalité qu'ils
haïssaient, ou pour écarter la vertu qui les contrariait, ou pour servir les
puissances qui les payaient, étaient incapables de vues généreuses et d'efforts
soutenus.
Cette immoralité fut le caractère
distinctif des hommes, Conventionnels ou non, dans lesquels on vit une
faction d'Orléans et c'est leur grande
dépravation qui a fait croire que celui-ci les soldait afin qu'ils lui
frayassent le chemin du trône. L'immoralité
dont je parle se compose de mauvaise foi, d'intempérance, de vanité, d'avarice,
d'aversion pour la vertu, de l'habitude de ne juger du mérite des actions que
par les succès et de ne connaître dans ses déterminations d'autre mobile que le
profil qui peut en résulter.
Si vous retranchez de la
Convention ce qui formait le parti de la Gironde et ce qui joignait
l'immoralité à la fougue révolutionnaire, il ne reste qu'un petit nombre de
sages, vrais amis de l'égalité, non moins ennemis de la morgue des aristocrates
que de la dépravation de ceux qui visaient à les remplacer.
De ce nombre fut Robespierre qui
combattit également les royalistes, l'aristocratie nobiliaire et bourgeoise,
les alliées et les hommes dissolus et avides d'argent et de pouvoir. Tous
virent en lui un ennemi, un tyran, et quoiqu'il y eut entre eux une haine qui
ne tarda pas à éclater, ils joignirent au 9 thermidor leurs efforts pour se
venger et pour se soustraire à la justice dont ils se sentaient menacés.
Afin de conserver à la
Convention, centre unique de tous les pouvoirs, la puissance d'opinion qui lui
était nécessaire pour accomplir sa haute mission, il fallait qu'elle prêchât de
doctrine et d'exemple, il fallait que sa morale fut pure et qu'avant d'en imposer
les devoirs au-dehors, elle forçât tous ses membres à s'y soumettre (44).
C'est là ce que voulut
Robespierre et que parut vouloir le Comité de Salut public. Et tel fut le but
de ce fameux décret qui consacra l'existence de l'Être Suprême et l'immortalité
de l'âme, confirma la liberté des cultes et institua les fêtes nationales.
Tel fut aussi le motif des
décrets lancés contre les prédicateurs de l'athéisme et contre les députés qui
s'étaient déshonorés par des actions infâmes. Ce retour aux idées religieuses
dictées par le simple bon sens et cette guerre déclarée à l'immoralité
effrayèrent les hommes plus enclins â la licence qu'à la liberté, ceux qui ne
demandaient pas franchement l'égalité, ceux dont le patriotisme n'avait d'autre
appui que l'irréligion et ceux qui avoient grossi leur patrimoine par l'abus
des pouvoirs qu'ils a voient exercés. Le décret qui mit la vertu et la probité
à l'ordre du jour fut pour eux un coup de foudre. La conscience de leurs fautes
et leur aversion pour la pureté des principes dans lesquels on voulait édifier
la République les rendit craintifs, ils se crurent perdus, ils en devinrent
furieux, ils appelèrent tyrannie ce qui allait assurer la liberté, ils
conspirèrent la perle de Robespierre et de ceux qui partageait sa manière de
voir.
Les deux Comités de Salut public
el de Sûreté générale n'étaient pas composés d'éléments homogènes. Je crois que
tous leurs membres avaient applaudi à la Révolution et qu'ils aspiraient à un
gouvernement républicain. On n'a reproché à aucun d'eux d'avoir trafiqué de
l'autorité. S'ils ont fait du mal, c'est par ignorance, par faiblesse, par
jalousie ou par défaut de bons principes. La peur et l'immoralité divisèrent
les membres de ces Comités. Au comité de salut public tous ne partageaient pas les
doctrines de Robespierre et plusieurs voyaient avec jalousie l'ascendant que sa
vertu lui donnait sur le peuple.
Plusieurs de ses membres tels que
Barère, Collot, Billaud et Carnot, mirent des entraves à l'action
révolutionnaire. Après avoir frappé Danton et quelques-uns de ses amis, ils
refusèrent de sévir contre une vingtaine de factieux et de prévaricateurs qui
s'opposaient dans la Convention nationale à la régénération publique et
voulaient venger la mort de leurs chefs dans le sang de ceux qui les avaient
dénoncés. Ceux contre qui étaient dirigées les plaintes de Robespierre secondé
par Saint-Just et par Couthon en furent prévenus. Sieyès (sic) en fut averti
par Barère. Ce furent ces coupables indiscrétions qui exaltèrent la fureur de
ceux qui se sentirent menacés et qui mirent tout en oeuvre pour renverser la
forme du gouvernement. Barère a à se faire ce reproche d'autant plus grave
qu'il connaissait les crimes de ceux qu'il voulut servir et qui depuis l'ont
payé de la plus noire ingratitude.
J'ai entendu plusieurs fois
Vadier reprocher au Comité de Salut public et surtout à Robespierre d'avoir
empiété sur l'autorité du Comité de Sûreté générale (45).
(45)
Cette accusation d'empiétement faite par le Comité de Sûreté générale à
celui de Salut public est une preuve de la petitesse d'esprit des
membres du premier. Le Comité de Salut public était chargé de la pensée
du gouvernement tandis que celui de Sûreté générale n'avait d'autre
fonction que celle de surveiller la conduite des personnes et de les
empêcher de nuire et d'entraver. N'est-il pas clair que par la nature
de leurs fonctions le second était subordonné au premier? N'est-il pas
évident qu'il devait y avoir des cas où le Comité de Salut public
pouvait seul juger des obstacles qu'il rencontrait dans l'exécution de
ses vues et des personnes dont il fallait s'assurer pour les écarter? (Note de Buonarroti, en marge du folio 57).
lng[rand] m'a dit que
Vadier était fort enclin à élever des conflits, des jaloux de l'autorité et
plus porté à aigrir les esprits qu'à les concilier (46).
(46)
Ingrand qui n'eut aucune part aux événements du 9 thermidor parce qu'il
était en mission m'a raconté que s'étant rendu au mois de messidor
auprès du Comité de Salut public, Billaud les prévint qu'il se passait
des choses graves et l'engagea à parler à Ruamps. Ingrand trouva
celui-ci entouré de plusieurs montagnards parmi lesquels il y avait
Maribon Montant. Là il entendit les reproches de tyrannique qu'on
faisait à Robespierre ; on se plaignait de l'influence qu'il exerçait
aux Jacobins et à la Convention. On l'accusait d'avoir fait périr des
Députés patriotes (Danton, Lacroix, etc.) et on prétendait que tous les
Montagnards étaient menacés du même sort. Ces hommes là étaient
effrayés et furieux. Ingrand chercha en vain à les calmer. Il leur dit
que Robespierre ne devait l'influence dont il jouissait qu'à la sagesse
de ses conseils, que Barère a dit que Robespierre ayant demandé au
Comité de Salut public l'accusation d'une vingtaine de députés qui par
leurs vices et par leurs intrigues entravaient la marche de la
Convention, le Comité consentit à l'égard de quelques-uns, mais se
refusa à l'égard de quelques autres parmi lesquels il y avait Vadier.
Vadier faisait alors tous ses efforts pour appeler le ridicule sur le
Décret qui reconnaissait l'existence de l'Etre suprême et prétendait
que Robespierre voulait s'élever au trône à l'aide du fanatisme
religieux. Celui qui prévint Sieyès n'a-t-il pas averti aussi Vadier?
Je n'ai pas de preuve positive de ce fait ; cependant l'étroite amitié
qui règne entre lui et Barère et la persuasion dans laquelle sont
Vadier et sa femme que si Robespierre eût triomphé, celui-ci eût perdu
la vie le rendent à mes yeux infiniment probable. (Note de Buonarroti en marge du folio 57, verso).
Dernièrement j'ai en une nouvelle
preuve do l'extrême irritabilité de Vadier à l'égard de Robespierre. On parlait
de d'Orléans-Egalité et il faisait l'éloge de son caractère et de son
patriotisme? — Pourquoi donc, lui dis-je, le mîtes-vous en accusation?
— Ce fut une intrigue et je sais de qui. — Il fut mis en accusation
sur le rapport du comité de sûreté générale. — Ce n'est pas vrai ; ce fut
Robespierre qui intrigua à Marseille ; il voulait enlever au comité de sûreté
générale son autorité. Ce comité ignorait les mesures prises contre d'Orléans
et quand on le conduisit au supplice, ignorait qu'il fut traduit au tribunal.
— J'ai le rapport d'Amar et le décret. — C'est indigne, tu défends
Robespierre à nos dépens ; il ne faut pas toucher cette corde, et de
s'échauffer et de me dire des injures. Par égard pour son grand âge, je me suis
retiré.
Le décret qui proclama
l'existence de la Divinité avait blessé l'amour-propre de ces hommes frivoles,
dont tout le patriotisme consistait à se moquer de toutes les idées religieuses
sans faire aucune distinction entre celles que la raison avoue et celles qui
doivent leur origine à l'erreur et à l'imposture. Au nombre de ceux-ci était Vadier
que la Convention avait placé dans le Comité de sûreté générale dont il était
le Président.
Ce Comité partageait avec celui
du Salut public les fondions du Gouvernement. Chargé de la haute police et
investi du droit d'arrêter et d'élargir, il exerçait une influence d'autant plus
grande qu'il était souvent appelé à délibérer avec l'autre Comité. Si on en
excepte David, les autres membres du Comité de Sûreté générale paraissent avoir
été peu propres à concevoir et seconder les grandes vues de Robespierre ; ils
étaient jaloux de sa popularité ; ils rivalisaient d'autorité avec le Comité de
Salut public et quand ils poursuivaient des députés prévaricateurs, ils ne
voyaient ou ne feignaient de voir dans leurs crimes que des actes de bassesse
et de cupidité et ne savaient pas apercevoir cette conspiration qui tendait à
empêcher l'établissement de l'égalité par la corruption et par l'immoralité.
Ceux qui redoutaient la sincérité
du gouvernement révolutionnaire profitèrent adroitement des dispositions du
Comité de Sûreté générale pour le pousser à contrarier les vues de l'autre
Comité et surtout celles de Robespierre et de ses amis. Le décret sur la
divinité leur en fournit l'occasion. Aux uns ce décret fut présenté comme
l'avant-coureur d'un nouveau fanatisme religieux, aux autres comme une preuve
de l’ambition de Robespierre qui, disaient-ils, s'en est déclaré le grand
Pontife (47).
Vadier se fit l'organe de ces
iniquités et pour prouver a la France que le décret ci-dessus avait rallumé
l'audace des fanatiques, il se chargea de rendre compte à la Convention
nationale de quelques ridicules simagrées d'une vieille folle qu'il peignit
sous les couleurs d'une dangereuse conspiration afin que la véritable
conspiration contre la vertu et contre la République fut perdue de vue et
regardée comme une chimère et afin que nulle confiance ne fut plus ajoutée aux
doctrines et aux conseils de Robespierre (48),
Barère et Vadier se mirent dès
lors en opposition avec le système politique que Robespierre avait conseillé et
auquel la République dut alors ses triomphes. C'est de celle opposition que se
sont principalement servis les ennemis de l'égalité et de la vertu pour opérer
le 9 thermidor. D'autres membres du Comité de salut public se joignirent à eux
ou par jalousie ou par immoralité ou par un esprit anti-républicain, mais ce
n'est pas de la totalité de leur conspiration que je m'occupe : j'ai voulu
seulement me rendre compte à moi-même de quelle manière Barère et Vadier y
jouèrent un rôle principal (49).
(49) Vadier
fut enfermé au Fort-National devant Cherbourg avec cinq condamnés à la
déportation par la Haute Cour de Vendôme : j'étais du nombre. Souvent
la conversation roulait sur ce malheureux 9 thermidor et amenait de
violents débats entre Vadier et Germain qui était sincèrement attaché à
la Démocratie. Un jour Germain reprochait à Vadier d'avoir annoncé
qu'un cachet à fleur de lys avait été trouvé chez Robespierre ou sur le
bureau de la Commune. Vadier s'écria : pour cela c'est une calomnie de
l'invention de Barère. Une autre fois, pour montrer à Vadier les
intentions toutes populaires de Robespierre et de Saint-Just, je lui
rappelai les décrets qui assuraient aux malheureux les biens des
ennemis de la Révolution. Vadier m'interrompit en s'écriant : C'est
précisément alors.... (Note de Buonarroti, en marge du folio 59).
Je tiens de Barère le fait
suivant :
Dans une séance du Comité de
Salut public, Saint-Just et Robespierre reprochèrent à Carnot d'être
aristocrate, [celui-ci fut effrayé et versa des larmes ; alors Barère dit]
(50) et le menacèrent de le dénoncer comme tel à la Convention. Alors Barère
dit : En ce cas je publierai que vous en voulez à l'homme qui organise la
victoire (51).
(51) Chacun
était libre de lui répondre qu'en détruisant Robespierre ils
détruisaient la République, qu'il ne pouvait partager ni leurs craintes
ni leurs desseins. Il les quitta sans pouvoir les détromper et ils le
congédièrent en lui prédisant qu'il ne tarderait pas à éprouver
lui-même la tyrannie de Robespierre (Note de Buonarroti au verso du folio 59).
Je tiens de Baudot que Léonard
Bourdon ayant été envoyé le 9 thermidor à la section des Gravilliers pour
l'engager à marcher contre la Commune, il y rencontra une forte opposition
qu'il ne put vaincre qu'en assurant que Robespierre avait signé un contrat de
mariage pour épouser la fille de Louis seize. Baudot m'a assuré que ce fait lui
a été raconté par Bourdon lui-même.
Quand Robespierre eût dit au nom
du Comité de Salut public : « Dans le système de la révolution française
ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est
contre-révolutionnaire. La faiblesse, les vices, les préjugés sont le chemin de
la royauté », les faux amis de l'égalité pâlirent.
Quand le même comité eut dit par
l'organe de Couthon : « Une révolution comme la nôtre n'est qu’une
succession rapide de conspirations parce qu'elle est la guerre de la tyrannie
contre la liberté, du crime contre la vertu », les intrigants furent
épouvantés.
Quand Saint-Just rapporteur du
même comité eut dit : « Vous n'avez rien fait en immolant le Tyran si vous
n’immolez la corruption par laquelle le parti de l’étranger vous ramène à la
royauté », les fripons se sentirent perdus.
Quand la Convention nationale mit
la vertu et la probité à l'ordre du jour, quand Robespierre osa attaquer
l'immoralité ; quand il conseilla de reconnaître l'existence de l'Être suprême
et l'immortalité de l'âme, les hommes corrompus effrayés conspirèrent contre la
vertu, c'est-à-dire contre la République.
Robespierre conseilla fortement
l'adoption de la Religion naturelle et s'opposa seul aux efforts de ceux qui
voulaient proscrire tonte idée religieuse. Il fit paraître à cette occasion une
grande fermeté de caractère et des vues politiques très profondes. Le nombre de
ceux qui, à cette époque, affichaient le matérialisme, ou par système, ou par
immoralité, était très considérable et on risquait en les combattant d'attirer
sur sa tête une dangereuse accusation.
Sous les mauvaises lois des
vérités morales se trouvent entourées d'une enveloppe de préjugés et d'erreurs.
Les révolutions politiques en déchirant sans précaution l'enveloppe entament
malgré elles le noyau qu'elle renferme. C'est ce qui arriva dans le cours de la
révolution française, l'un se dépouillant des préjugés religieux, beaucoup de
personnes crurent qu'elles pouvaient se dispenser de celle morale naturelle qui
est essentielle à toute société. Ainsi, par exemple, dès que l'on ne crut plus
à la divinité de l'ancien Testament, on se crut aussi affranchi de cette
probité rigoureuse commandée par les préceptes du décalogue et il y eut des
gens aux yeux de qui le vol et le libertinage perdirent toute leur difformité
dès qu'ils n'eurent plus peur de l'enfer.
Au frein très fragile des
préjugés religieux les vrais citoyens avaient substitué dans leur coeur le lien
de la bienveillance, les mouvements de la pitié, les attraits de l'égalité,
l'amour de la vertu et les charmes de la gloire. Mais d'autres, confondant la
dépravation avec la liberté, débarrassés de toute crainte et de toute espérance
pour l'avenir n'écoutèrent plus que la voix de l'avarice et de l'ambition. Des
hommes investis de l'autorité publique étalèrent un faste asiatique, abusèrent
de leur pouvoir pour s'enrichir, insultèrent à la pudeur et traitèrent le
peuple avec insolence. Ces désordres furent provoqués et justifiés par la
prédication de doctrines relâchées et furent encouragés par les efforts que
l'on fit pour ériger l'athéisme en dogme national. Cette malheureuse immoralité
alla si loin qu'elle produisit au sein même de la Convention nationale des
concussionnaires, des falsificateurs de décret, des protecteurs d'ennemis
publics, et des révélateurs de secrets de l'état (52).
Une telle dégradation était
effrayante. Que n'avait-on pas à craindre, que pouvait-on espérer d'hommes
dégoûtés de la vertu, énervés par la volupté et ne soupirant qu'après l'or et
le pouvoir? Tout autorisait à penser que cette faction immorale était
l'instrument dont se servait la ligue des rois pour empêcher l'établissement de
la République. Robespierre se chargea de la dénoncer et de la déjouer, dans la
vue de préserver le peuple de ses funestes conseils et plus particulièrement
dans celle de conserver intacte à la Convention nationale l'opinion de pureté
qui lui était nécessaire pour achever son entreprise. Ce fut Robespierre qui
conseilla à cette auguste assemblée de reconnaître à la face du monde
l'existence de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, de confirmer la
liberté des cultes et d'instituer des fêles nationales. Ce décret, dont la
légèreté seule a pu blâmer les dispositions, joint à la sévérité qui fut
déployée contre les factieux, déplut aux hommes immoraux et provoqua leurs
sarcasmes et ceux de quelques sophistes irréligieux contre celui qui l'avait
proposé. On n'épargna pour le rendre odieux ni les insinuations malicieuses, ni
les plaisanteries déplacées, ni les manoeuvres de la police ; aux uns il fut
peint comme un fanatique, aux autres comme un ambitieux qui employait le
prestige de la Religion pour usurper le pouvoir. La guerre fut déclarée au
Ciel pour perdre la vertu sur la Terre.
Aux intrigues succéda une conspiration criminelle : Robespierre s'en plaignit à
ses collègues du Comité de Salut public ; les coupables furent avertis, leur
effroi redoubla et leur audace devint extrême. L'immoralité, la vanité blessée consommèrent enfin la
contre-révolution du 9 thermidor (53).
(53)
L'immoralité était effrayante. Les hommes immoraux étaient : Les
intrigants qui mettaient à profit les inquiétudes qu'ils faisaient
naître, Les orgueilleux qui ne songeaient qu'à faire parler d'eux, Les
représentants et les fonctionnaires qui volaient, étalaient le faste,
duroyaient le peuple, insultaient à la pudeur, employaient la justice
publique pour venger leurs propres injures, se moquaient de la foi des
serments, cherchaient les richesses, se moquaient de la vertu et
applaudissaient au vice heureux. Ces gens-là étaient par leurs vices
les ennemis de l'Égalité. Ils devaient craindre le gouvernement
révolutionnaire. Ils prônaient l'athéisme pour énerver les âmes,
abattre les courages et dégoûter de la Vertu et de l'Égalité. Ils
rendaient le patriotisme odieux, ils indisposaient le peuple contre la
révolution. Robespierre vit le danger de l'immoralité ; il vit que si
elle devenait dominante, les immoraux livreraient le Peuple à
l'aristocratie et à la royauté. Il jugea que ce système tenait à une
conspiration. Il pensa que si on ne s'y opposait pas, la République et
la Révolution étaient perdues. Il lutta contre une partie du peuple
égaré. Il arrêta la prédication athée. La vertu et la probité, Fête de
la divinité. Sarcasmes. Plaisanteries. Calomnies. Intrigues. Théost. 9
thermidor. Aux immoraux se joignirent les demi-philosophes, les admirateurs de Voltaire, les matérialistes ». (Note de Buonarroti, folio non précisé)
Il faudrait tout un volume
pour commenter dignement ces notes si remarquables.
Ce qui frappe de prime abord en
les lisant, c'est cette affirmation répétée que Robespierre représentait le
parti de l'honnêteté, de la justice, de l'égalité. L'affirmation me paraît dans
une large mesure conforme à la vérité historique. Il est certain que parmi les
ennemis les plus acharnés de Robespierre il y eut des individus d'une moralité
très suspecte, des Rovère, des Fréron, des Marras, des Tallien, des Fouché, des
Courtois. Leur République n'avait que faire de la vertu.
Déjà Louis Blanc constatant les
déprédations, les vols dont furent l'objet les biens nationaux avait écrit : «
plus on pénètre dans l'histoire de la Révolution, plus on est forcé de
reconnaître que le parti qu'y représentèrent Robespierre et ses amis fut... le
parti des honnêtes gens... » (54) Les notes de Buonarroti apportent au jugement
de Louis Blanc une force nouvelle.
Mais Buonarroti considère aussi
Robespierre comme le précurseur du babouvisme, comme un socialiste d'action et
d'intention. Quand on lit les réflexions que Robespierre écrivait pour
lui-même au jour le jour sur son calepin, on doit avouer que Buonarroti a
raison. Au reste n'était-il pas mieux
placé que nous pour savoir à quoi s'en tenir?
« Quel est le but? écrivait
Robespierre sur son calepin, que Courtois qui le publie appelle son « espèce de
catéchisme », Quel est le but? L'exécution de la Constitution en faveur du
peuple.
« Quels seront nos ennemis? Les
hommes vicieux et les riches (55) » et plus loin : « Les dangers intérieurs
viennent des bourgeois ; POUR VAINCRE LES BOURGEOIS, IL FAUT RALLIER LE PEUPLE.
Tout était disposé pour mettre le peuple sous le joug des bourgeois et faire
périr les défenseurs de la République sur l'échafaud. Ils ont triomphé à
Marseille, à Bordeaux, à Lyon, ils auraient triomphé à Paris, sans
l'insurrection actuelle (56) ».
Qu'on cherche dans toute l'oeuvre
de Danton des phrases pareilles, on ne les trouvera pas et remarquez que ces
phrases ont été écrites pour Robespierre seul, qu'elles résument ses réflexions
intimes, par conséquent qu'elles nous dévoilent le fond de sa pensée.
Qu'importe après cela que
Robespierre n'ait pas laissé comme tant de nos contemporains de belles
théories, un système ingénieusement échafaudé où le communisme aurait été
démontré par A + B? En est-il moins socialiste? Il l'est infiniment plus à mon
sens que ces artistes si nombreux aujourd'hui qui mettent constamment leur
socialisme dans les mots et dans les affiches pour n'avoir pas à le mettre dans
les faits.
Robespierre a personnifié deux
choses également essentielles dans une république qui veut vivre : le culte des
principes et le dévouement au bien public. Qui pourrait dire que son exemple
n'a plus besoin d'être rappelé, qu'il n'y a pas de leçon à tirer ni de sa vie
ni de sa politique?
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