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Sommaire de la page,

1 - Filippo Buonarroti, conseiller de l’ombre et premier théoricien du mouvement social ?

2- La politique de Robespierre et le 9 Thermidor expliqués par Buonarroti, Albert Mathiez (rajouté le 2/09/2020)

3 - Décret de naturalisation du citoyen Buonarroti

4 - Extraits du « Discours prononcé devant la Haute Cour de justice » en 1795

5 -  Les disciples de Buonarroti




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Filippo Buonarroti,

conseiller de l’ombre
et
premier théoricien

du mouvement social ?


Lionel Mesnard, le 3 janvier 2016

Peinture de Jeandrond

« Et les cœurs purs, dirigés par des esprits droits, durent nécessairement s'intéresser au triomphe complet de l'ordre d'égalité. » Filippo Buonarroti

Buonarroti après avoir été « Exilé par le grand-duc Léopold (de Toscane), dans les premières années de la révolution, il se réfugia en Corse, où il publia un journal, l’ami de la liberté italienne (L’amico della libertà italiana et le journal patriotique Corse) (…) peu de temps après son arrivée (dans la capitale), la Convention, par un décret solennel, lui décerna la qualité de Français. En 1793, il fut envoyé en Corse avec des pouvoirs extraordinaires. La réaction du 9 thermidor (27 juillet 1794 : chute des partisans de Robespierre) lui devait être fatale : en effet, il fut arrêté et détenu à la prison du Plessis jusqu'au 17 vendémiaire an IV. (9 octobre 1795) ». Ses références sur la Corse sont en lien avec ce qu’il a lu du combat fédérateur des « 12 peuples Corse » de Hyacinthe Paoli (père) en 1729, sur l’organisation d’une résistance nationaliste forte aux oppresseurs génois. Puis un demi-siècle plus tard se traduisit par des milliers de morts et une guerre de plusieurs années avec les troupes de Louis XVI, à l’époque où naquit un certain Napoléon Buonaparte et devint à quelques mois près un petit Français.

Notre homme est né à Pise en 1761 et il y fit ses études, héritier d’une grande famille, page à la cour de Toscane, son destin a été quelque peu contradictoire avec des origines aisées et mondialement connue. Il arriva, un peu tardivement à Paris fin 1792 avec son ami Saliceti (député), après avoir été nommé la même année « commissaire de l’arrondissement » Corse, il venait pour dénoncer le fédéralisme, après s’être opposé au régionaliste Corse Pascal Paoli (fils). Un général qui combattit les "républicains" Génois et les troupes d’occupation françaises royalistes, lors de la vente de l’île à la France, et il fut aussi l’introducteur local de la pomme de terre. Personnage à qui l’on prête d’avoir inspiré certains pans de la constitution des Etats-Unis d’Amérique a été le rédacteur d’une constitution Corse en 1755, terreau des droits universaux démocratiques, dont le droit de vote pour les femmes et d’inspiration « bourgeoise » (ou en rapport à la question de la propriété privée). Cette constitution fut saluée par Voltaire et Rousseau de leur vivant. (Projet de constitution pour la Corse, 1769, par J.J Rousseau - Uqac)

Un certain nombre de ressortissants étrangers vont au sein de la Révolution Française tenir une place non négligeable. Buonarroti est un personnage qui pourrait passer inaperçu, d’origine italienne, descendant de Michel-Ange, et membre, de la Société maçonnique des Philadelphes en 1805, afin de rassembler les sociétés patriotiques secrètes. Nous avons là, déjà quelques ingrédients en sensation forte, pour lecteur en quête de conspirateur ou d’espionnage et complots en tout genre… Toutefois cet homme peu connu allait avoir une influence très importante dans le camp Montagnard (ou jacobin centralisateur), il connaîtra bien Bonaparte pour avoir été « son camarade de chambre et de lit ». (Gracchus Babeuf et la Conjuration des égaux de Buonarroti, préface et notes d’Arthur Ranc, 1869) Faut-il préciser, il se trouva dans l’entourage et comme proche de Robespierre en 1793, ainsi qu’au procès des Babouvistes en 1796, qui furent aussi de ses amis. Lors de son séjour parisien, il a vécu à Belleville, qui n’était encore qu’un village ceinturant Paris et en dehors ses enceintes, le mur des Fermiers généraux. A
vant la fin du siècle il a  fini par être déporté, puis expulsé en Suisse, puis se réfugia en Belgique pour ne revenir en France qu’après l’année1830. Il décéda à Paris en 1837.

« Aujourd'hui, pressé par l'âge, je me décide à le faire paraître, avec d'autant plus d'assurance, que d'un côté, les hommes de l'époque ont presque disparu, et que de l'autre, les doctrines politiques actuelles étant à une distance infinie de celles que professaient les démocrates de l'an IV de la république française (1796), nul rapprochement dangereux n'est plus à redouter. D'ailleurs il est juste que le parti démocratique soit enfin connu sous ses véritables couleurs. » (Avant-propos de Buonarroti dans Conspiration dite de Babeuf publié, en 1828)

En 1789, porté par le mouvement insurrectionnel, Buonarroti venait vivre en France, puis s’installa en Corse comme propagandiste révolutionnaire. Il devint sous la révolution citoyen français, qui en ce domaine s’avèra, un temps, une terre d’asile et d’accueil libérale dans ses lois (vous trouverez ci après sur cette même page son acte de naturalisation). Philippe Buonarroti a été un homme clef et un des premiers « communistes » du monde contemporain, et analysant le mouvement social et révolutionnaire avec des critères sociaux et économiques comme grille de lecture politique, de ce qu’il nomme « les sectes » (les partis ou groupements au sein de la Convention). Qui plus est, encore un rousseauiste, dont l’éditeur posthume de sa prose remarque l’incohérence religieuse et déiste - dans une note de bas de page du texte de Buonarroti - source selon lui, des divisions et de la victoire des royalistes sur le camp républicain.

« Voilà où se marque bien la détestable influence de Rousseau, promoteur de la réaction religieuse contre la philosophie du dix-huitième siècle. Imbu des principes religiositaires de Rousseau, Buonarroti ne se rend pas compte qu'en instituant la fête de l'Etre suprême et en frappant l'athéisme dans la personne des hébertistes, Robespierre a frappé la libre pensée elle-même et donné le signal de la contre-révolution ». Ce qui est en soit une perception athéiste et voltairienne, ne cadrant en tout point pas avec les aspirations populaires et n’étant pas la raison centrale de la chute de Robespierre, comme le pense l’auteur se réclamant de la libre-pensée, surtout s’il objecte à l’autre sa propre foi de croire ou pas. Des auteurs libéraux et pas le moins incisif comme Edgar Quinet,  dont la chute est terrifiante, nous dit
« Malgré tout ce génie évasif, on en vint aux décrets sur la déportation des prêtres perturbateurs mais ces décrets lancés contre des individus furent aussi odieux aux croyants qu'une mesure générale, ils n'avaient ni la force ni la grandeur d'un système même en frappant, on avait l'air de craindre. Ce fut assez pour hâter la guerre religieuse, et trop peu pour s'assurer de vaincre ». (La Révolution, précédée de la critique de la Révolution, page 271). Quinet voyait lui aussi une lutte non achevée contre l’édifice religieux, alors que ce fut le fait d’objecter une foi qui sembla intolérable à beaucoup et la raison du basculement dans le camp opposé (ou supposé) de nombreux chrétiens.

La mise en place d’un clergé d’Etat, engagea une coupure et une irréparable et absurde division, faisant de tous les Catholiques des suppôts royalistes. Gommant toute la complexité d’un pays, où beaucoup était encore source de superstition, de prêche ou de confessions, mais pas pour autant sourd aux idées de progrès ou d’égalité. Ce mouvement urbain et centraliste nous renvoyant toujours à Rome… ou à Sparte ; le militaire, avec un petit doigt sur la couture d’un monde pure, sans croyance, ne ressemblait pas au culte qui a pu être porté à Marat par de nombreuses et nombreux citoyens Parisiens après sa mort. Des cultes ou lieux de recueillement parfois communs ont pu exister entre partisans royalistes et républicains, le monde des dévotions est en ce domaine insondable, sauf à remarquer des syncrétismes ; ou la reprise par de rite avec son cérémonial quasi religieux avec la République, comme le baptême républicain ! Une tradition peu connue et que tout citoyen français peut obtenir de sa municipalité, une communion civile avec le maire et non plus le curé, au même titre que le mariage devenu un acte civil grâce à la révolution et aussi une des premières mesures de la République, le droit au divorce.

Du symbolisme maçonnique en veux-tu, en voilà, ne manque pas et permet aux nostalgiques et aux étranges complotistes de nos temps présents de construire du complot à tous les coins de rue et à toutes les sauces. Réalités fantasmées et déformées, dont il faut prendre en compte la volonté de brouiller les cartes et d’instruire à la maçonnerie des faux procès. Oui, les loges maçonniques ont eu un rôle dans la venue de cette révolution et ses influences notamment pour les symboles emloyés, de nombreux personnages de ce mouvement s’illustrèrent et à commencer par Robespierre, qui n'était pas maçon, mais intime avec Buonarroti, qui l'était ! (pour précisions). De là à croire que la maçonnerie a été le centre nerveux du nouveau « système » laissons aux incrédules, le choix de leurs ignorances. Cependant, plutôt que d’évacuer la question, il suffit de comprendre que tous  les francs-maçons ne partageaient pas les mêmes idées sociales, à minima sur l’état politique en 1789. Et si l’on cherche un lien avec d’autres maçons comme Buonaparte, ce qui en découla fut le triomphe de la bourgeoisie possédante, très éloignée des aspirations de Robespierre et Buonarroti.

Les sociétés secrètes sont un domaine difficilement résumable, mais penser à une intervention directe des loges, ce serait se méprendre sur ce qu'ont pu être les différents rôles de la symbolique maçonne et sa place dans le symbolisme révolutionnaire, comme pour exemple : le triangle. Les illuminés de Bavière avaient pour objectif non affiché, pour les profanes, de faire tomber les royalismes européens et de combattre la religion. Entre le vœux et la réalisation d’un idéal, ce sont d’autres mécanismes qui interfèrent et donnant à la révolution son caractère pas vraiment organisé. C’est la leçon que semble tirer Buonarroti plus de trente ans après la mort de ses amis Babeuf et Robespierre. Dont il a permis la continuité et s’en sortir miraculeusement d’un procès, suivi d’un exil forcé. (lire un extrait de son plaidoyer sur cette même page)

Ce n’est pas le contenu des consciences qui pesaient, mais d’apporter de nouvelles réponses à la fois sociétales et sociales comme l’éducation, le travail pour tous et des justes salaires, quand le prix du kilo de pain pouvait absorber les 9/10ème des besoins journaliers d’un foyer modeste ou pauvre. Oui, cette foi en un meilleur monde a servi de moteur. Et il n’y avait pas lieu à trier entre les bons et les mauvais pauvres, comme au temps de l’ancien régime. Qu’ils soient croyants et incroyants n’en faisaient pas de meilleurs ou moins mauvais citoyens, incapables ou pas d’être libres de penser par eux-mêmes. Les clichés, les raccourcis de la pensée sont toujours des pièges. La réalité est infiniment plus belle et par ailleurs elle finie par se retourner toujours au profit d’une minorité de puissants.



Buonarroti et La charbonnerie insurrectionnelle

Ce mystérieux personnage est-il un chaînon absent dans l’histoire du mouvement ouvrier? 

Et si le terme communiste est à prendre avec précaution, il en a néanmoins toutes les préfigurations, et une prise en compte des étapes à franchir avant de parvenir à l’idéal d’une société sans classe, notamment concernant l’abolition sur une perspective lointaine de la propriété privée. Conscient que l’on ne change pas une société d’un trait de plume, il porte les caractéristiques d’une grande modernité, et sa lecture bien qu’un peu allégée par son éditeur  de 1869 pour des raisons de longueur ou de répétition, cet ouvrage ouvre à une lecture politique très claire des événements et vécus par ce dernier aux premières loges. « Parmi les partis qui firent prendre à la révolution française tant de couleurs diverses, il en est un qui doit fixer les regards du sage, par le dévouement constant avec lequel il consacra ses efforts à la délivrance réelle de l'humanité. Tandis que l'ambition, la jalousie, l'avidité et l'amour irréfléchi des innovations entretenaient une lutte déplorable entre des hommes dont les uns combattaient pour rétablir l'ancienne monarchie, d'autres pour placer sur le trône de France une dynastie nouvelle, d'autres enfin pour transporter le pouvoir d'une caste à une autre caste, les uns et les autres pour s'attribuer exclusivement l'autorité et les jouissances dont elle est la source, il se forma lentement une classe de citoyens qui, mus par des principes bien différents, désiraient aussi un grand changement politique ».

Son entrée en matière ne laisse pas de doute son analyse est en bien contradictoire avec ce qui va être produit pendant tout le XIXe siècle, il sera un des rares textes datant des années 1820 et de sa première publication « épuisée » selon Ranc, il contredit la grande messe pourtant anti-cléricale et la vision très bourgeoise des faits, qu’en feront la plupart des historiens jusqu’à Mathiez et ses héritiers. Sa production intellectuelle, le positionna comme le théoricien du mouvement naissant ou son légataire. A un bémol près, faut-il partager des vocables et les tournures de l’époque sur le patriotisme et surtout nier le "fédéralisme" ou l'esprit fédératif, comme autre voie de la République. Même si, c'était tout à fait compréhensible que le centralisme face aux assauts répétés des « factions » internes et la guerre aux frontières représenta la seule voix possible du changement. Il n’en demeure pas moins, ce qui ne représenta qu’une année d’exercice politique, les vieux rêves et articles de la constitution républicaine de 1793 se brisèrent sur le réel et « l’avidité » que Buonarroti dénonça avec justesse.

« Ce qui se passa en France immédiatement après la création de la république, est à mes yeux l'explosion de la discorde toujours subsistante entre les partisans de l'opulence et des distinctions, d'un côté, et les amis de l'égalité ou de la nombreuse classe des travailleurs, de l'autre. » Nous ne sommes pas encore à la « lutte des classes », mais bel et bien à celle des places ! Même encore timorée sur le droit de propriété, la constitution offrait des droits jusqu’alors inconnus de tous, notamment la lutte contre la pauvreté (Projet de Constitution de Robespierre, du 21 avril 1793, Gallica-Bnf). Trop de puissances adverses, politiques et financières ne pouvaient que s’opposer à ce dessein égalitaire. A commencer par la juste répartition des terres des émigrés en fuite aux plus démunis. Néanmoins cet accès modeste à la propriété allait se retourner contre la classe des travailleurs sans propriété et habitants des villes. Une des explications de pourquoi les campagnes, une fois libérées des vieux privilèges nobliaux et mieux assurées de produire pour leur compte allaient être en opposition avec les classes laborieuses citadines et parfois abusivement classées dans le camp conservateur, voire réactionnaire. Ce qui est réducteur et s’avérer faux selon le régions.

Reconnaissons à l’auteur de n'avoir pu faire ce type de réserve et de défendre ses propres opinions, plus de trente années après les faits, en rajoutant seulement, car avant d’arriver à une compréhension sociale, combien de traités moraux et mémoires d’excuses publiés à la même époque ? Quelle limpidité et cohérence, autre surprise des recherches, ce conseiller de l’ombre est un théoricien, du moins un analyste critique qu’il fait bon de lire : 
« Il est impossible aux âmes honnêtes de ne pas reconnaître profonde sagesse avec laquelle la nation française fut alors dirigée vers un état où, rendue à l'égalité, elle eût pu jouir paisiblement d'une constitution libre. On ne saurait assez admirer la prudence avec laquelle d'illustres législateurs, mettant habilement à profit les revers et les victoires, surent inspirer à la grande majorité de la nation l'abnégation la plus sublime, le mépris des richesses, des plaisirs et de la mort, et l'amener à proclamer que tous les hommes ont un droit égal aux productions de la terre et de l'industrie. »
Quelques pages avant Buanarotti précise :
« Dès qu'on eut placé le bonheur et la force de la société dans les richesses, on fut nécessairement conduit à refuser l'exercice des droits politiques à tous ceux qui n'offrent pas, par leur fortune, une garantie de leur attachement à un pareil ordre, réputé le bien par excellence. Dans tout système social de ce genre, la grande majorité des citoyens, constamment assujettie à des travaux pénibles, est condamnée de fait à languir dans la misère, dans l'ignorance et dans l'esclavage. Rousseau proclama les droits inséparables de la nature humaine; il plaida pour tous les hommes sans distinction ; il plaça la prospérité de la société dans le bonheur de chacun de ses membres, et sa force dans l'attachement de tous aux lois. La richesse publique est pour lui dans le travail et dans la modération des citoyens, et la liberté réside dans la puissance du souverain, qui est le peuple entier, et dont chaque élément conserve l'influence nécessaire à la vie du corps social par l'effet de l'impartiale répartition des jouissances et des lumières.Cet ordre social qui soumet à la volonté du peuple les actions et les propriétés particulières, encourage les arts utiles à tous, proscrit ceux qui ne flattent que le petit nombre, développe sans prédilection la raison d chacun, substitue à la cupidité l'amour de la patrie et de la gloire, fait de tous les citoyens une seule et paisible famille, assujettit chacun à la volonté de tous, personne à celle d'un autre, fut de tout temps l'objet des vœux secrets des vrais sages, et eut, dans tous les siècles, d'illustres défenseurs : tels furent, dans l'antiquité, Minos, Platon, Lycurgue et le législateur des chrétiens ; et dans les temps les plus rapprochés de nous, Thomas Morus (More), Montesquieu et Mably. On a nommé ordre d'égoïsme ou d’aristocratie celui des économistes, et celui de Rousseau ordre d'égalité. (les caractères en gras étaient en italique dans le texte original)»
Il y a de quoi être stupéfait par une telle analyse, et être étonné d’une telle concision, quand manifestement il a fallu couper dans la matière et ne pouvant savoir où les ciseaux ont pu opérer, il aurait fallu à l’éditeur le préciser. Chacun cherchant à accommoder les faits à son entendement, ce petit jeu des coupures est un exemple de ce qui peut altérer nombres d’ouvrages touchant à faire plus de la propagande, que de transmettre, ce qu’il y a à lire pour organiser une critique. Le plus ennuyeux est de découvrir - ce qui sera nommé par l’éditeur comme des répétitions, -  que celui-ci a tout simplement éliminé la moitié des écrits. Le texte d’origine faisant plus de 650 pages, il se voit réduit dans au moins, deux éditions postérieures, de moitié. Pour Arthur Ranc, l’éditeur dit scientifique, il n’existe pas d’avant-propos de l’auteur, ni même signalé et toute la démonstration rousseauiste est en partie tamisée ou ce qui constitue les débuts du document datant de 1828 et publié à Bruxelles.

Arthur Ranc (ami de Gambettta) précisait à la fin de sa première note : « J'ai seulement abrégé quelques passages où ce grand citoyen, qui était plus homme d'action qu'écrivain, se répète. J'ai aussi ajouté quelques notes qui m'ont paru indispensables, en ayant soin de les distinguer de celles de Buonarroti lui-même. » En clair ce qui est le livre d’un homme conscient qu’il lui reste peu de temps d’écrire ou de transmettre l’héritage des « cœurs purs », il se voit passer à la moulinette des idées. Encore, il ne s’agit pas d’un opposant, M. Ranc dans sa présentation est plutôt du bon côté du balancier, un républicain de gauche, sa tare l’athéisme brut ou le sectarisme, écartant ce qui ne convient pas à la doctrine et tue l’essence d’un texte. Si l’historiographie est un domaine passionnant, il comporte quelques fatigues et maladresses peu admissibles avec une vérité historique, que rien n’empêche de contester. La question n’étant pas de coller à ce qu’il a pu penser ou le faire rentrer dans une case improbable. Il est un des derniers, de cette histoire humaine et aventure inédite de la Révolution française, comment le réduire à ce point en n’y voyant qu’un homme d’action?

Restons néanmoins sur la piste de ce personnage énigmatique, que je ne connaissais absolument pas. Néanmoins, il n’a pas été un anonyme, et si je n’ai pas un mince intérêt pour la construction du mouvement socialiste au XIXe siècle, il marqua les premières générations progressistes et être le porteur de témoin, le précurseur du socialisme organisé. « La Révolution française a fait germer des idées qui mènent au-delà des idées de tout l'ancien état du monde. Le mouvement révolutionnaire, qui commença en 1789 au Cercle social, qui, au milieu de sa carrière, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber provisoirement avec la conspiration de Babeuf, avait fait germer l'idée communiste que l'ami de Babeuf, Buonarroti, réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c'est l'idée du nouvel état du monde. » (Karl Marx, la Sainte Famille).

La transmission du témoin n’étant plus à préciser en vient à s’interroger sur son oeuvre posthume. Rien d’étonnant qu’Albert Mathiez soit un des plus prolixes à son sujet et l’ayant identifié comme un acteur significatif du mouvement révolutionnaire. A ses écrits il adjoint des pièces complémentaire qui lui sembla utile d’apporter, comme un intervention de Saint-Just ; de même que pour lui l’après 9 thermidor fut acte « contre-révolutionnaire », un coup d’état pour Mathiez et si l’on peut résumer sa pensée : « C'était au maintien de l'inégalité et a l'établissement de l'aristocratie que tendaient évidemment, à cette époque, les efforts du parti dominant. Après avoir enlevé au peuple l'espoir d'une législation équitable, et l'avoir plongé dans l'incertitude et dans le découragement, ils songeaient à lui arracher jusqu'aux faibles restes de sa souveraineté. » (…) « Les réquisitions, disaient-ils, les taxes, les contributions révolutionnaires et pour déjouer la malveillance des riches; mais elles ne sauraient faire partie de l’ordre habituel de la société, sans en attaquer l’existence : car, outre qu’il serait impossible de les asseoir sans risquer d'enlever le nécessaire, elles entraîneraient le grave et irréparable inconvénient de tarir les sources de là reproduction, en enlevant aux propriétaires, a qui elles laisseraient la charge de la culture , l'encouragement de la jouissance, et seraient insuffisantes contre l'entassement sourd du numéraire, résultat inévitable du commerce vers lequel se tourneraient naturellement les spéculations de l’avidité. »

Références bibliographiques :
Les Grands Procès politiques. Gracchus Babeuf et la conjuration des égaux, Philippe Buonarroti. Préface et notes d'Arthur Ranc (1869)

Conspiration pour l'Egaité - dite de Babeuf, Philippe Buonarroti, première édition à Bruxelles à la librairie Romantique (1828).

Discours Prononcé par Buonarroti devant la Haute Cour de justice et adresse aux soldats (1795)

Observations sur Maximilien Robespierre, Philippe Buonarroti, avec une introduction par Charles Vellay (Chalons-sur-Saône-1912)

Annales historiques de la Révolution française, Numéro 321, Jean-Marc Schiappa : La Conjuration de Corse (juillet-septembre 2000)

La politique de Robespierre et le 9 Thermidor expliqués par Buonarroti
, (ci-après en lgne) 
Extrait des Annales Révolutionnaires (octobre-décembre 1910)

Sources : Gallica-Bnf


LA POLITIQUE
DE ROBESPIERRE

ET LE 9 THERMIDOR
EXPLIQUÉS
PAR BUONARROTI
(1)


Albert Mathiez

Annales Révolutionnaires
, année 1910

Les socialistes de la première génération, ceux qu'on qualifie sommairement d'utopistes, faute de les bien connaître, ont professé pour Robespierre une admiration sans bornes. Le chef des Chartistes, Bronterre O'Brien se proclamait hautement son disciple et pour défendre sa mémoire écrivait tout un livre, dont le titre dit le contenu : « La vie et le caractère de Maximilien Robespierre où l'on prouve par des faits et des arguments que ce personnage si calomnié fut l'un des plus grands hommes et l’un des réformateurs les plus purs et les plus éclairés qui aient jamais existé dans le monde » (2).

 

Bronterre O'Brien s'efforçait de démontrer dans cet ouvrage que « la seule ambition de la vie de Robespierre fut d'établir en France le règne de la vertu et le bonheur universel et de réformer l'organisation sociale de tous ses membres » (3). Contre la classe bourgeoise qui avait voulu confisquer la Révolution à son profit par la Constitution censitaire de 1791, Robespierre s'était levé et avait engagé un combat sans merci. « Robespierre et ses amis aspiraient à une vraie démocratie qui garantirait à chaque homme le droit au produit intégral de son travail. S'ils travaillèrent à assurer la Constitution de 1793, ce fut plus dans des visées socialistes que dans des visées politiques » (4). L'Egalité politique n'était pour eux qu'un moyen, l'Egalité sociale était le but.

 

Le mouvement chartiste se trouve donc avoir été inspiré directement de la pensée robespierriste. Bronterre O'Brien (1804-1864)  était venu à Robespierre par Buonarroti, dont il avait traduit en 1830 la « Conspiration pour l'Egalité » (5).

 

C'est une chose remarquable, à laquelle on n'a pas fait assez attention, que le socialisme anglais et le socialisme français aient la même origine, qu'ils soient sortis tous deux du babouvisme qui se donnait pour la suite et la résurrection du robespierrisme.

 

Tous les historiens s'accordent pour faire à Philippe Buonarroti la part la plus importante dans la formation et l'éducation du parti socialiste français à l'époque de 1830. Le vénérable descendant de Michel-Ange, le glorieux réchappé de la Haute Cour de Vendôme, fut vraiment un chef d'école qui continuait à prêcher d'exemple, une sorte de patriarche dont les conseils étaient très écoutés.

 

(Arthur) Ranc (proche de Gambetta et avocat), qui a donné au début de sa carrière politique une édition populaire de la « Conspiration pour l'Egalité », a fait remarquer avec raison que Buonarroti fut le lien vivant entre les révolutionnaires du Directoire et ceux de la Restauration et que grâce à lui la tradition socialiste ne fut pas un seul instant interrompue. (sic)

 

On connaît assez mal les détails de sa vie sous le Consulat et sous l'Empire et cela n'est pas étonnant. Un conspirateur laisse le moins possible de traces de son action. On sait cependant que, placé en surveillance à Genève, il y fonda avec l'aide du frère de Marat une loge maçonnique les « Amis Sincères » qui étaient affiliés aux Philadelphes. La loge fut dissoute par le préfet (6). On sait aussi qu'après 1815 Buonarroti fonda le groupe des « Sublimes Maîtres Parfaits » qui prolongeait les Philadelphes. Il s'efforçait alors de délivrer l’Italie et la travaillait par un de ses élèves Andryane qui fut arrêté à Milan en 1823. Expulsé de Genève après l'arrestation d'Andryane, il s'établit à Bruxelles et y forma bientôt de nouveaux disciples comme les frères Delhasse et Charles Teste. C'est là qu'il écrivit la « Conspiration pour l'Egalité » dont la première édition parut en 1828. Rentré en France après 1830, il fut mêlé activement à l'agitation révolutionnaire des débuts du règne de Louis-Philippe. Il inspirait la partie la plus ardente de la société des Droits de l'Homme et de la société des Amis du peuple. Les insurgés de Lyon le consultaient et ne suivaient d'ailleurs pas les conseils de calme qu'il leur envoyait. Voyer d'Argenson lui donnait l'hospitalité dans sa maison. Trélat, Hauréau, l'écoulaient avec admiration raconter ses souvenirs, Raspail venait le voir. Louis Blanc, qui lui dut peut-être quelques-unes de ses idées sociales, nous a laissé de lui un portrait apologétique : « La gravité de son maintien, dit-il, l'autorité de sa parole toujours onctueuse quoique sévère, son visage noblement altéré par l'habitude des méditations et une longue pratique de la vie, son vaste front, son regard plein de pensées, le lier dessin de ses lèvres accoutumées à la prudence, tout le rendait semblable aux Sages de l'ancienne Grèce. Il en avait la vertu, la pénétration, la bonté. Son austérité môme était d'une douceur infinie » (7). Louis Blanc, qui se proclame son élève, explique que s'il était peu connu de la foule, vivant relire cl inaperçu, « son action loin d'être sans puissance ». « Pauvre et réduit pour vivre à donner quelques leçons de musique, du fond de sa retraite, il gouvernait de généreux esprits, faisait mouvoir bien des ressorts cachés, dans la sphère où s'exerçait son ascendant, secondé par Voyer d'Argenson et par Teste, tenait les rênes de la propagande, soit qu'il fallut accélérer le mouvement ou le ralentir » (8). Il est probable que Louis Blanc lui dut son admiration pour Robespierre.

 

M. Fournière a supposé avec vraisemblance que Blanqui reçut de Buonarroti « la triple empreinte qui caractérise toute sa vie : la démocratie, le patriotisme et le communisme » (9). Il n'est donc pas exagéré de dire que le socialisme français de l'époque de 1830 comme le socialisme chartiste émanent tous deux de Buonarroti et par Buonarroti de Robespierre.


*

**


Jusqu'à son dernier jour, Buonarroti n'a cessé de prendre la défense du chef de la Montagne et de glorifier sa politique. Dans ses lettres intimes, Robespierre est pour lui « le grand homme » (10). Il signe « Maximilien », la lettre qu'il adresse au Comité lyonnais des Droits de l'Homme à la veille de l'insurrection de 1834. L'année même de sa mort, en 1837, il envoie à son jeune ami, le Saint-Simonien Genevoix, une notice où il réhabilite l'Incorruptible (11). L’année même de sa mort en 1837, le journal Le Radical de Bruxelles publie par les soins des frères Delhasse des « Observations sur Maximilien Robespierre » dont l'auteur était Buonarroti (12). Avant de s'éteindre, le vieux conspirateur donnait encore à Buchez, et à Roux pour leur « Histoire parlementaire de la Révolution française » quelques détails sur le 9 Thermidor (13).

 

L'admiration de Buonarroti n'a rien d'une admiration aveugle. Elle repose sur l'expérience. Elle donne ses raisons. Buonarroti a connu personnellement Robespierre. Il séjourna à Paris à deux reprises, pendant la Terreur, une première fois au début de 1793, quand il était venu dénoncer Paoli et présenter à la Convention la demande d'annexion à la France des habitants de l'île Saint-Pierre (située en méditerranée)  ; une deuxième fois, après son retour de sa mission à Lyon et dans le Midi, d'octobre 1793 à janvier 1794. Ces deux séjours coïncidèrent avec deux crises importantes, le premier avec les journées du 31 mai et du 2 juin qui donnèrent la victoire à la Montagne sur la Gironde, le deuxième avec la déchristianisation et les débuts de la campagne des hébertistes et des unionistes contre le Comité de Salut public. Louis Blanc, qui était bien informé, nous dit que Buonarroti fréquenta la maison Duplay. Lebas, passionné de musique italienne, « se faisait entendre dans ces réunions intimes où Buonarroti tenait le piano » (14).

 

Buonarroti a donc eu la vision directe de Robespierre. Son jugement a la valeur d'un témoignage. Bien placé pour recevoir les confidences du grand jacobin ou de ses proches ou tout au moins pour connaître ses intentions, il avait été à même aussi d'apprécier par expérience les méthodes d'administration de la Terreur, ayant été un des collaborateurs de ce gouvernement.

 

Au début de 1793, il fut nommé commissaire du Conseil exécutif avec la mission d'éclairer le peuple Corse, de le ramener aux principes de l'Egalité, de « surveiller et dénoncer les malveillants et inspirer aux aristocrates la sainte terreur des lois ». Il ne put plus d'ailleurs accomplir sa mission. Après un séjour à Lyon où il fut un instant arrêté par les meurtriers de Chalier en Provence où Ricord et Saliceti remployèrent à des tâches importantes à Toulon et à Marseille, il revint à Paris. Une nouvelle mission lui fut confiée en 1794. II administra pendant dix mois, avec le titre d'agent national général et les pouvoirs les plus étendus, le cercle d'Oneille conquis sur le tyran de Sardaigne.

 

Englobé en l'an III dans la persécution dont furent victimes tous les anciens jacobins restés fidèles à l'idéal de l'an II et à la pensée de Robespierre, il fut destitué et enfermé dans la prison du Plessis d'où il ne sortit qu'après la journée du 13 Vendémiaire. On sait qu'au Plessis il se lia avec les futurs organisateurs de la Conspiration des Egaux. Il y retrouva l'hôte de Robespierre, Duplay, qui lui raconta le 9 thermidor et ses causes.

 

On peut donc dire que par la voix de Buonarroti, c'est Robespierre et son parti qui lancent un suprême appel à la postérité. L'appel a été entendu par les socialistes de 1830. Pourquoi ne le serait-il plus par ceux de 1910?


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Je ne connais pas de résumé plus impressionnant et plus vrai de l'histoire de la dévolution que les cinquante premières pages qui servent d'introduction à la « Conspiration pour l'Egalité ». Buonarroti y expose avec une simplicité lucide admirable les raisons supérieures qui ont dirigé les événements. Avant que Karl Marx ait formulé la théorie de la lutte des classes, il va chercher dans l'antagonisme des groupes sociaux et dans le conflit des intérêts et aussi dans les éternelles passions humaines, l'explication dernière des crises multiples qui se sont succédées. Aucun historien, même Louis Blanc, n'a atteint à la précision et à la profondeur de ses raccourcis lumineux.

 

Il y avait, d'après lui, deux groupes parmi les révolutionnaires, ceux qui restaient attachés à l'opulence et aux distinctions et ils ne voulaient que succéder aux nobles et aux prêtres, autrement dit les partisans de « l'ordre d'égoïsme », presque tous disciples de Voltaire et des encyclopédistes, et, d'autre part, ceux qui voulaient construire une société juste et fraternelle d'après les idées de Rousseau et de Mably, ceux qui plaidèrent pour tous les hommes sans distinction, ceux qui plaçaient la prospérité de la société dans le bonheur de chacun de ses membres et sa force dans rattachement aux lois » ; autrement dit les partisans de « l’ordre d'égalité », les amis des travailleurs. Ces derniers eurent pour chef Robespierre. Ils combattirent sous la Constituante l'injuste distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, le veto royal, la loi martiale, ils proposèrent l'impôt progressif, ils s'opposèrent au rétablissement du roi après Varennes, dénoncèrent le complot aristocratique machiné par Brissot et Condorcet qui voulaient établir prématurément une république bourgeoise, ils combattirent la déclaration de guerre à l'Autriche, démasquèrent les trahisons de la Cour, les crimes des ministres, la marche tortueuse de la Gironde (15).

 

La chute de la royauté, qui fut leur oeuvre, fit monter le. peuple malgré les intrigues des Girondins. Ceux-ci se composaient en grande partie « d'avocats, de procureurs, de médecins, de banquiers, de riches marchands, de bourgeois, opulents, d'hommes de lettres faisant de la science un trafic et un moyen de parvenir (16) ». Ils dédaignaient la masse du peuple et se croyaient faits pour le maîtriser. « Ils se prétendaient la partie saine de la nation et ajoutaient la souplesse et la jalousie aux vices des nobles qu'ils aspiraient à remplacer ». Ils haïssaient les auteurs de l'insurrection du 10 août, dénonçaient les amis du peuple comme des anarchistes, apeuraient contre eux les possédants, essayaient secrètement de rétablir la royauté et de sauver le roi, « trompaient le peuple en empruntant le langage du patriotisme (17) ».

 

Le 31 mai fit cesser leurs intrigues mortelles et donna la victoire aux Amis du peuple, mais une victoire précaire. Les difficultés intérieures et extérieures étaient trop formidables, le poids des préjugés trop lourd pour que ceux-ci puissent immédiatement réaliser tout leur idéal. Ils durent déguiser sous un voile leurs projets ultérieurs et procéder par étapes.

 

Buonarroti admire la Constitution de 1793, mais il ne l'admire pas sans réserves. Il regrette qu'elle consacre les vieilles et désespérantes idées sur le droit de propriété. Mais il se demande aussitôt : « Est-ce à une prudente circonspection commandée par l'attitude hostile des riches ameutés par les Girondins? Est-ce à l’influence des égoïstes dans les délibérations de la Convention nationale qu'on doit attribuer les ménagements dont elle lit usage et « le voile sous lequel les députes amis de l'Egalité furent obligés de cacher leurs vues ultérieures ? (18)».

 

Combien de fois au cours de la Révolution les partis se sont menacés les uns et les autres de « déchirer le voile »? Qu'à coté de la politique visible ils aient eu une politique occulte, que « le voile » ait réellement existé, la chose n'est pas douteuse. Buonarroti ne s'aventure pas quand il prête aux Montagnards une doctrine ésotérique. Quelle était cette doctrine? Elle repose sur cette constatation fondamentale que pour fonder une république il ne suffit pas de supprimer un roi et de substituer l'autorité de plusieurs à celle d'un seul (19).

 

La république n'est supérieure aux autres gouvernements que si l'intérêt général, le bien public y prédomine sur les égoïsmes. Quand la vertu fait défaut, avait dit Montesquieu, « la république est une dépouille et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous » (20).

 

Pour Buonarroti, le problème que le Comité de Salut public avait à résoudre n'était pas seulement de repousser l'invasion, de faire vivre le peuple des villes et des quatorze armées, mais encore de préparer l'avènement de la véritable république, de celle qui est fondée sur l'égalité de la vertu. Tâche sublime pour laquelle la Terreur était nécessaire, la Terreur qui seule comprimerait, anéantirait les forces du passé et créerait les institutions capables de faire naître parmi les Français ignorants et égoïstes un esprit républicain, c'est-à-dire la capacité de se gouverner et le goût du dévouement à la patrie et aux lois. « Prétendre ramener à la justice et à l'égalité sans l'emploi de la rigueur, une nation dans laquelle il y a beaucoup d'hommes qui se sont fait des habitudes et des prétentions inconciliables avec le bien-être et les droits de tous, est un projet aussi chimérique que séduisant. Ceux qui oppriment la terre sont-ils avares du sang du peuple souffrant, quand il s'indigne des maux qu'ils lui font endurer? Les révolutions sont les suites nécessaires des longues injustices ; elles punissent en un instant les forfaits de plusieurs siècles (21)... »

 

Nécessaire, la Terreur était légitime, mais à une condition, c'est qu'elle fut mise toute entière au service de lu justice. Autrement, elle eut été une intolérable tyrannie : « Dès que le gouvernement révolutionnaire fût passé entre les mains des égoïstes, il devint un véritable fléau public. Son action prompte et terrible, que la vertu de ses directeurs et leurs intentions toutes populaires pouvaient seuls rendre légitimes, ne fut plus qu'une affreuse tyrannie pour son objet et pour sa forme ; elle démoralisa tout, elle rappela le luxe, les moeurs efféminées et le brigandage ; elle dissipa le domaine public, dénatura les principes de la révolution et livra aux poignards de ses ennemis tous ceux qui l'avaient défendue avec sincérité et désintéressement (22) ».

 

Avant le 9 thermidor, l'institution révolutionnaire n'avait pas encore dégénéré. Ses chefs se proposaient d'établir le règne de l'égalité ; mais ils savaient que « la réforme des moeurs devait précéder la jouissance de la liberté (23). « Ils savaient enfin, et l'expérience n'a que trop justifié depuis leur manière de voir qu'établir sans ces préliminaires l'ordre constitutionnel des élections, c'est abandonner le pouvoir aux amis de tous les abus et perdre à jamais l'occasion d'assurer la félicité publique (24) ». Avec une singulière prescience de l'avenir des démocraties, Buonarroti dénonce l'hypocrisie foncière du libéralisme des institutions et des servitudes économiques : « Tant que les choses resteront comme elles sont, la forme politique la plus libre ne sera avantageuse qu'à ceux qui peuvent se passer de travailler. La masse des nations assujetties par le besoin à des travaux pénibles et continuels, ne pouvant ni s'instruire dans les affaires publiques, ni assister aux assemblées où elles se traitent, et dépendant des riches pour son existence, ceux-ci disposent seuls des délibérations que des gouvernements trompeurs ont adroitement l'air de demander au peuple. Est-il à présumer que ces honnêtes gens s'oublient? Que serait-ce s'il s'agissait de leur demander leur propre, abaissement? (25) »

 

Le Comité de Salut public avait vu l'écueil où vont s'échouer fatalement les républiques fondées sur l'égoïsme. Il voulait amener les Français au point où ils pourraient vraiment jouir de leur constitution libre. A la réforme politique il donnait graduellement comme soubassement une réforme économique et une réforme morale. Il fut sur le point de réussir. L'humanité faillit lui devoir « une rédemption complète (26) ». Il faut entendre Buonarroti célébrer son oeuvre : Il comprima les factions, il releva « l'espoir de la classe nombreuse des malheureux » par des mesures destinées à « encourager la vertu cl à rétablir l'égalité », telles que rétablissement des greniers d'abondance, les taxes sur les riches, le maximum, le pain de l'égalité, les lois sur les accapareurs, sur l'assistance, sur le morcellement des biens nationaux, etc. Ainsi s'élaborait une constitution économique fondée sur l'Egalité. En fait « la communauté (nous dirions aujourd'hui le communisme) régnait alors parmi la généralité des Français (27) ». En effet, la république disposait alors par les réquisitions de la plus grande partie des richesses nationales. Les subsistances et le commerce confiés à deux commissions administratives « formaient déjà deux grandes branches de l'administration publique (28) ».

 

Parallèlement, le Comité de Salut public poursuivait une réforme morale destinée à faire accepter son oeuvre politique et son oeuvre sociale. « Il sut inspirer à la grande majorité de la nation l'abnégation la plus sublime, le mépris des richesses, des plaisirs et de la mort et l’amener à proclamer que tous les hommes ont un droit égal aux productions de la terre et de l'industrie (29) ». Il débarrassa les cerveaux des antiques préjugés, détruisit les églises de servitude et mit à leur place une église de liberté, « un culte sublime qui confondant les lois de la patrie avec les préceptes de la divinité doublait les forces du législateur et lui donnait les moyens d'éteindre en peu de teins toutes les superstitions et de réaliser tous les prodiges de l'égalité (30). »

 

Nul plus que Robespierre ne s'est plus dévoué à l'affranchissement, à la rédemption du peuple français. Presque seul avec Marat, il attaqua sous la Constituante les faux patriotes, dirigea le parti montagnard après le 10 août, s'éleva dans le procès du Roi « à la plus haute philosophie », prit la plus grande part à la coalition du 31 mai.

« Avant la chute de la faction girondine, Robespierre croyait que la Convention, dominée par elle, était dans l'impossibilité d'enfanter de bonnes lois ; il pensait d'ailleurs que, dans les circonstances critiques de ce temps-là, le premier soin des mandataires du peuple devait être d'anéantir les nombreux ennemis qui, au dedans et au dehors, menaçaient l'existence de la république ; mais, voyant que les Girondins étaient pressés de consacrer par la législation leurs principes aristocratiques, il opposa à leurs projets sa Déclaration des droits, dans laquelle ses intentions populaires paraissent à découvert. En rapprochant les doctrines politiques renfermées dans cet écrit et dans les discours que Robespierre prononça dans les derniers temps de sa vie, de la pureté de ses moeurs, de son dévouement, de son courage, de sa modestie et de son rare désintéressement, on est forcé de rendre un éclatant hommage à une si haute sagesse, et on ne peut que détester la perversité ou déplorer l'incompréhensible aveuglement de ceux qui ourdirent et consommèrent son assassinat.  » (31)

Robespierre voulait l'avènement de la République de l'Egalité, autrement dit du socialisme. Buonarroti en donne plusieurs preuves. Sa déclaration des droits, dit-il, posait des limites au droit de propriété, instituait l'impôt progressif, réclamait « le concours de tous à la formation de la loi, l'extirpation de la misère, l'instruction assurée à tous les citoyens et le droit de résistance à l'oppression déterminée de manière à devenir un obstacle insurmontable à l'arbitraire des agents publics et à la tyrannie même des lois. » (32)

 

Buonarroti invoque encore le rapport de Robespierre du 18 pluviôse an II, d'où il détache des phrases comme celles-ci : « Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois, où l'ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie ; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistral, le magistrat au peuple et le peuple à la justice ; où la patrie assure le bien-être de chaque individu et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie, où toutes les âmes s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains et par le besoin de mériter l'estime d'un grand peuple, où les arts soient les décorations de la liberté qui les ennoblit, le commerce, la source de la richesse publique et non seulement de l'opulence monstrueuse de quelques maisons, etc. (33) ». Buonarroti cite encore les discours de Saint-Just des 8, 13, 23 Ventôse an II, le discours de Robespierre du 7 prairial. Il aurait pu en citer d'autres.

 

Les diverses lois révolutionnaires n'étaient donc pas uniquement inspirées par les nécessités du moment. Ce n'étaient pas de purs expédients, dans la pensée des Robespierristes, mais des mesures préparatoires à l'avènement du système de l'Egalité. « La confiscation des biens des contre-révolutionnaires n'était pas une mesure finale mais le vaste plan d'un réformateur » (34). « Encore un jour, s'écrie-t-il douloureusement, et le bonheur et la liberté étaient assurés par les institutions qu'ils [Robespierre et ses amis] ne cessèrent de demander » (35).

 

Mais les factions se jetèrent à la traverse, celle des Hébertistes et celle des Dantonistes.

 

Les Hébertistes furent les moins criminels. C'étaient « des hommes laborieux, droits, fermes, courageux, peu studieux, étrangers aux théories politiques, aimant la liberté par sentiment, enthousiastes de l'égalité et impatiens d'en jouir ». Leurs intentions étaient pures. Mais ils manquaient de maturité politique. « Plus disposés à trancher les difficultés par des coups de mains qu'à peser mûrement l'utilité et les conséquences d'une crise politique, ils avaient en vue le même résultat auquel tendaient les amis sages de l'Egalité ; mais ils ne se formaient pas, comme ceux-ci, une idée bien nette ni des institutions par lesquelles on pouvait l'obtenir ni de la route par laquelle il fallait y arriver ». Des hommes influents les trompèrent, les poussèrent à réclamer la fin du gouvernement révolutionnaire et l'établissement prématuré de la Constitution : « Bons citoyens dans une république populaire assise, mauvais pilotes dans les tempêtes qui en précèdent rétablissement, il ne fut pas difficile de les indisposer contre la prolongation de l'institution révolutionnaire, en la leur peignant comme une coupable atteinte portée à la souveraineté du peuple. On n'eut pas non plus beaucoup de peine à leur persuader que, pour tarir à jamais la source des superstitions et du pouvoir des piètres, il fallait proscrire toutes les idées religieuses » (36). Bref, ils furent des instruments entre les mains d'intrigants beaucoup moins bien intentionnés.

« Les Dantonistes n'ont pas droit à la même indulgence, parce que le caractère prédominant de cette faction était un mélange de vanité, d'intrigue, d'audace, de fausseté, de vénalité et de corruption. Ceux qu'elle reconnut pour ses chefs professaient publiquement les maximes les plus opposées à la pureté des moeurs, sur laquelle le gouvernement français de cette époque entendait asseoir la république. Serviles imitateurs du débordement qui distinguait avant la révolution la cour et les classes privilégiées, ils combattirent les grands d'autrefois pour se mettre à leur place, et s'élevèrent contre la religion, non pour affranchir les hommes du joug des préjugés et de la superstition, non pour enlever à la tyrannie son auxiliaire le plus redoutable, mais pour se débarrasser de l'idée d'un juge incommode, pour se livrer plus tranquillement à la fougue de leurs basses passions et pour effacer de l'esprit humain les idées consolatrices de justice, de probité et de vertu. Les Dantonistes considéraient la révolution comme un jeu de hasard dans lequel la victoire demeure au plus rusé et au plus fripon ; ils souriaient de pitié aux mots de désintéressement, de vertu, d'égalité et prétendaient ouvertement qu'aux révolutionnaires devaient, au bout du compte, appartenir tous les avantages de fortune et de puissance dont avaient joui les nobles de l'ancien régime. Aussi beaucoup de ceux qui grossissaient leurs rangs n'ont-ils pas craint depuis d'emprunter les couleurs les plus opposées, de flatter toutes les tyrannies et de se livrer aux plus abjectes menées pour acquérir la fortune et retenir une ombre de pouvoir. De dangereuses machinations furent ourdies par les meneurs de ces factions, et ce ne fut pas sans de graves raisons que le gouvernement révolutionnaire les accusa d'agir de concert avec les cabinets étrangers ligués contre la république française » (37).

Le jugement de Buonarroti sur les Dantonistes est très remarquable. Je crois qu'il renferme une grande part de vérité. Les amis de Danton furent trop souvent des gens douteux, des gens tarés. Lui-même n'est peut-être pas à l'abri de tout soupçon.

 

En tout cas, le jugement est à retenir, car il explique pourquoi Robespierre consentit à abandonner Danton. Il fut convaincu comme Buonarroti que la faction dantoniste non seulement se confondait avec les pourris, avec les parlementaires agioteurs, mais encore qu'elle n'était qu'une branche de la faction de l'étranger, qu'elle renfermait dans son sein des agents stipendiés des puissances.

 

Le 9 thermidor fut la coalition de la peur, de l'égoïsme et de la corruption Ses instigateurs furent des proconsuls indélicats que Robespierre avait fait rappeler pour mettre un terme à leurs malversations : « Effrayés par le supplice des conspirateurs [hébertistes et dantonistes] et par les maximes austères du gouvernement, ils alarmèrent aisément leurs pareils et ranimèrent par leurs clameurs la confiance et l'audace des ennemis de l'égalité ». Ils accusèrent Robespierre de tyrannie! Tyrannie! Il faut entendre avec quelle éloquence méprisante, quelle argumentation victorieuse Buonarroti répond à la calomnie :

« Les vues secrètes de ses proscripteurs étaient déguisées sous l'imputation vague de tyrannie. Mais un tyran sans trésors, sans soldats, sans autres amis que les ennemis des tyrans, un tyran qui, loin de flatter bassement la multitude en secondant ses caprices, eut souvent le courage de la détourner, au risque de lui déplaire, des plans séducteurs que d'autres lui présentaient, n'est-il pas un être de raison? C'est, disait-on, le tyran de l'opinion... oh! pour le coup, le procès est jugé... La tyrannie de Robespierre ne fut pas autre chose que le pouvoir de ses sages conseils et l'influence de sa vertu... Il fut le tyran des médians. »

 

« Et comment prouvâtes-vous sa tyrannie, vous qui, après sa mort, ne sûtes que vous entre-déchirer et nous perdre? Tandis que les uns l'accusaient d'avoir immolé Danton, d'autres lui reprochaient d'avoir voulu le sauver ; ceux qui, la veille encore, l'appelaient le Caton de la France, ou le comparaient à Orphée civilisant les peuples sauvages (38), dressent son acte d'accusation ; ici on lui impute les fautes de quelques députés en mission, là on se plaint des poursuites qu'il veut diriger contre eux. Vous le disiez riche à plusieurs millions, et la France l'appelle encore l’Incorruptible, et il est bien connu que la vente de tout ce qu'on lui trouva, ne produisit pas au-delà de 460 livres en numéraire. Vous le disiez dépourvu de connaissances et de jugements, tout en prétendant qu'il vous avait soumis pendant quinze mois à sa domination. Tandis que vous l'appeliez cruel, d'autres lui reprochaient d'avoir prolongé les jours des soixante-treize girondins détenus. Vous parlez encore de sa farouche ambition, mais vous ne dites pas à l'Univers abusé par vos récits mensongers que, sans ses trop héroïques conseils, les magistrats de Paris, à la tête de la majorité des sections et des canonniers, vous eussent infligé la correction que vous méritiez. Semblables à des écoliers ameutés contre leur maître, vous l'injuriez sur son lit de mort, et vous souffriez qu'on envenimât à coups de canif ses blessures saignantes » (38).

La page est belle et mériterait d'être mieux connue. Buonarroti ajoute que pour tromper le peuple de Paris, les thermidoriens durent recourir aux mensonges les plus abjects. Ils racontèrent aux ouvriers du faubourg Antoine que Robespierre voulait délivrer le dauphin et qu'on avait trouvé sur le bureau de la Maison Commune où se tenaient ses partisans un sceau neuf avec l'empreinte d'une fleur de lys !

 

Un juste, victime des complots des méchants, un des plus grands réformateurs qu'ait connus l'humanité, l'ancêtre légitime du communisme, tel apparaît Robespierre dans l'introduction que Buonarroti a mise en tète de « La Conspiration pour l’Egalité » y tel il apparaît aussi, avec des précisions nouvelles, dans les notes inédites qu'on va lire plus loin (39).

 

Ces notes conservées dans ses papiers à la Bibliothèque nationale forment une dizaine de feuillets écrits au recto et au verso avec de nombreuses additions en marge, toutes de la même main et de la même encre, sans beaucoup de ratures. Quand Buonarroti a-t-il noirci ces feuillets? Dans quel but? Il est difficile de le dire. On peut seulement hasarder une conjecture.

 

Il semble que ces notes aient été comme une première ébauche plus développée d'une partie de l'introduction par laquelle s'ouvre la « Conspiration pour l'Egalité ». Les idées essentielles s'y retrouvent et les mêmes arguments. Mais les Notes entrent dans les détails circonstanciés, donnent des noms, racontent des anecdotes, des conversations qui ont disparu de l'introduction.

 


Il serait très intéressant de les comparer avec les Observations que publiaient les frères Delhasse en 1837. Malheureusement je n'ai pu retrouver cette brochure. Ajoutons que les Notes débutent ex abrupto, sans préparation, et qu'elles se terminent par des mots sans suite qui semblent être des amorces d'idées à développer. Elles ont en somme l'aspect d'un brouillon. On y saisit le premier jet de la pensée de l'auteur. 

Ici commencent les notes inédites de Philippe  Buonarroti prises par Albert Mathiez, y sont incluses les marges :


Robespierre vers 1791, peinture de Louis Boilly

Robespierre jugea que la Convention nationale ferait droit à ses réclamations et qu'il y aurait dans son sein une majorité capable de reconnaître la pureté de ses intentions.

 

En effet, on est forcé de convenir que telle était son opinion lorsqu'on considère qu'étant soutenu par les Jacobins, par la Commune, par l'Etat-major de la Garde nationale de Paris et par le camp de la plaine des Sablons, il eût pu facilement parer le coup sous lequel il succomba s'il avait voulu prendre des mesures par lesquelles il lui eût été aisé de le prévenir. Non seulement il ne le fit pas, non seulement il ne conspira pas, comme on l'en a faussement accusé, mais le matin même du 9 thermidor, il se reposait entièrement sur la justice de sa cause et sur la droiture de la majorité de la Convention. En sortant de chez lui pour se rendre à l'Assemblée, il répondit à son hôte qui l'engageait à se tenir sur ses gardes qu'il n'avait rien à craindre puisqu'il y avait beaucoup de vertu dans la représentation nationale (40).

 

Cependant, à la séance du 8, on put remarquer une grande incertitude dans l'esprit des députés. Robespierre se plaignit amèrement des comités de Salut public et de Sûreté générale et d'une faction immorale et conspiratrice dont il ne désigna pas les membres. Ce discours fut d'abord applaudi et l'impression en fut ordonnée. Mais bientôt la Convention revint sur sa délibération et renvoya le discours de Robespierre à l'examen des comités qu'il avait dénoncés.

 

Dans la nuit du 8 au 9 thermidor (26 et 27 juillet 1794), tous les conspirateurs contre Robespierre se concertèrent et se distribuèrent les rôles qu'ils avaient à jouer. Robespierre ne prit aucune mesure et se lia à sa bonne foi. Ce qui prouve mieux que toute autre chose qu'il n'y eut de la part de Robespierre et de ses amis aucun complot contre la Convention, c'est le discours commencé le 9 par Saint-Just. Cet orateur soumettait toute la querelle au jugement de l'Assemblée, il n'attendait que de ses résolutions le redressement des griefs dont il se plaignait et le salut de la République.

 

Robespierre avait tenu la veille à peu près le même langage. A la vérité, il avait dénoncé une coalition criminelle qui conspirait au sein de la Convention nationale et il avait demandé la punition des traîtres. Ce fut cette dénonciation qui effraya les vrais conspirateurs. Ils prétendirent qu'invoquer contre eux la justice c'était conspirer contre la Convention et contre la République.

 

Ces conspirateurs dénoncés par Robespierre surent mettre en jeu les passions d'un grand nombre de leurs collègues et faire de ceux-ci leurs auxiliaires dans la violence qu'ils méditaient. Quels étaient ces conspirateurs et ces auxiliaires et comment les uns et les autres parvinrent-ils à combiner leurs forces et à opérer de concert la catastrophe de thermidor? (41)

(41) Buonarroti donne en marge la liste suivante : Sieyès, Garnier de l'Aube, Reubell, Thirion, Merlin de Thionville, Panis, Barras, Thuriot, Cambon, Fréron, Bentabolle, Léonard Bourdon, Rovère, Lindet, Merlin de Douai, Brival, Poultier, Echassariaux, Charlier, Bourdon de l'Oise, Dubarran, Tallien, Goupilleau, Féraud, Legendre, Delmas, Lacoste, Guffroy, Lecointre de Versailles, Fouché, André Dumont, Courtois, Clausel, Dubois-Crancé, Ruamps, Vadier, Amar, Jagot, Carnot, Billaud, Collot, Barère, Vouland, Charles Duval, Bayle, Granet, Montaut. (Note de Buonarroti, folio non précisé)

Il faut d'abord se souvenir que les royalistes et les Girondins avaient été vivement combattus par Robespierre, qu'ils considéraient comme le chef du parti de l'égalité par eux qualifié de faction anarchique. Ces gens-là, formant au moins la moitié de la Convention nationale, avaient été comprimés par l'insurrection du 31 mai, s'étaient condamnés depuis cette époque à une inaction hostile et aspiraient secrètement à se venger. Ils en saisirent avidement l'occasion quand ils virent presque toute l'autre partie de l'Assemblée soulevée contre Robespierre. On ne peut douter que l'animosité et la haine de la Démocratie ne fussent les véritables causes de leur coopération aux événements de cette journée. Dès qu'ils n'eurent plus peur de la Montagne, ils se prononcèrent avec une masse de voix capable à elle seule de faire pencher la balance de leur côté. C'était le poids du royalisme et de l'aristocratie nobiliaire et bourgeoise.

 

Cette section subit l'impulsion, mais ne la donna pas. Pour bien comprendre comment se forma et éclata à la Montagne l'orage du 9 thermidor, il faut connaître à fond les éléments dont elle se composait et les motifs qui la firent agir. Remontons au temps qui précéda la Révolution. La France asservie était comprimée par la noblesse d'épée et de robe et par les opinions religieuses propagées et soutenues par un clergé nombreux et puissant. Dans cette compression générale quelques penchants vicieux et les sentiments élevés étaient également réprimés et étouffés. Lorsque la pression se relâcha, les uns et les autres prirent l'essor et l'on vit paraître dans la même arène les hommes sages qu'animait l'amour de l'humanité et de la Patrie et les hommes vils qui couvraient leurs basses passions du vernis de la philosophie.

 

Les premiers combattirent la superstition et les prêtres pour détruire le prestige qui courbait le peuple sous le joug de ses tyrans ; les seconds se déchaînèrent contre toute idée religieuse pour assouvir leurs passions et pour justifier leur immoralité. Ceux-là proscrivirent les distinctions et le pouvoir héréditaire pour ramener le Peuple à l'égalité et à la vertu ; ceux-ci combattirent les grands pour se mettre à leur place. Ceux-là s'efforcèrent d'abolir les grandes fortunes et les grandes richesses pour faire disparaître la misère et les souffrances ; ceux-ci s'élevèrent contre les riches pour les remplacer.

 

Ces deux espèces d'hommes parurent au commencement de la Révolution au milieu du Peuple et furent par lui portés à la Convention à cause de la chaleur avec laquelle les uns et les autres s'élevèrent contre les abus et contre l'oppression. Parmi les membres de la Convention qui y étaient arrivés avec des vues intéressées et non populaires tous n'étaient pas vicieux de la même manière, les uns voulaient triompher par les sophismes et par la politesse, ils se firent girondins ; les autres qui prétendaient l'emporter par l'impétuosité et par la grossièreté devinrent Montagnards.

 

Dix mois avant le 9 thermidor ceux qui avaient observé attentivement cette assemblée n'y comptaient pas plus de cinquante hommes vraiment justes et amis de l'égalité (42).

(42) On lit en marge : « Membres de la Convention accusés de concussion : Perrein de l'Aude, condamné aux travaux forcés ; Clausel, accusé du même crime, sauvé par Barère ; Danton, La Croix, volèrent en Belgique, leurs malles pleines d'argenterie furent saisies à la frontière ; Courtois, vola à l'armée ; Reubell, Merlin de Thionville, enlevèrent à Mayence de l'argenterie et du vermeil appartenant à la République ; leurs malles furent saisies par le Comité de Sûreté générale ; Rovère, Poultier, furent accusés d'avoir simulé un vol considérable d'assignats appartenant à la Nation ; Barras, Ricord, Fréron, enlevèrent de Toulon plusieurs fourgons chargés d'objets précieux ; Julien de Toulouse, Fabre d'Eglantine, Chabot, Bazire, reçurent chacun 100.000 francs pour avoir falsifié un décret de la Convention nationale ; Sieyès reçut du Consul 300.000 francs pour avoir trahi la République ; Thibaudeau recevait d'Hambourg et faisait passer à son beau-père la correspondance du fils de celui-ci qui distribuait aux émigrés l'argent que son « père lui envoyait. » (Note de Buonarroti, folio non précisé)

Il importe de bien comprendre le rôle que les idées irréligieuses ont joué dans les troubles de la Convention. Au XVIIIe siècle, la divinité de la révélation fut publiquement combattue. Tous les dogmes positifs furent rangés au nombre des fables. A la fin on en vint à professer l'athéisme qui eut ses orateurs parmi les savants, à la cour et même parmi les prêtres.

 

Cependant quelques philosophes tirent tète à l'orage et se prononcèrent pour le déisme. Rousseau fut du nombre. Il démontra que les idées de Dieu et de l’immortalité de l'âme sont les fermes appuis de la morale, de la justice, de la liberté et de la Loi.

 

Ceux qui étaient capables de porter, sur ces graves questions un jugement fondé étaient en petit nombre. Néanmoins le nombre de ceux qui se prononcèrent pour l'athéisme fut fort grand, peu par conviction, quelques-uns par vanité et pour afficher une science supérieure à celle du clergé et des magistrats, la foule pour se débarrasser du frein que la religion impose aux passions.

 

Il n'est donné qu'à un petit nombre d'hommes éminemment vertueux de prescrire à leurs actions et de suivre la règle la plus conforme à l'intérêt de la Société. Pour les autres, dès que la sanction divine s'efface de leur esprit, il ne leur reste plus d'autre guide que l'intérêt purement personnel.

 

Les lois auront beau être sincères, l'éducation aura beau être soignée, il restera toujours un grand nombre de cas où l'homme ne pourra être porté aux sacrifices et au dévouement que par une rare vertu ou par la pensée d'un juge secret et omniscient et d'une vie à venir.

 

J'ai dit une rare vertu, et ce n'est pas sans raison. Celte vertu consiste à s'immoler tout entier pour le bonheur des autres sans aucune perspective du bien personnel, sans autre jouissance que celle qui résulte de la contemplation de la félicité immédiate ou éloignée de nos assemblées. C'est le sacrifice complet de nos affections, de nos sensations et de nos intérêts qui, dans la perfection, ne peut être le partage que d'un petit nombre d'âmes d'une trempe extraordinaire.

 

Pour toutes les autres, si vous leur enlevez la crainte ou l'espérance d'une autre vie, il ne leur restera d'autre mobile de leurs actions que l'amour du plaisir et la crainte de la douleur. Elles ne seront capables ni des élans du dévouement, ni des mouvements qu'inspire la passion de la vraie gloire. Ce seront des âmes uniquement occupées d'elles-mêmes, cherchant à tirer parti de tout et envisageant en tonte circonstance le profit qui peut leur en revenir. Le mépris des idées religieuses était le caractère distinctif des hommes qui favorisèrent avec connaissance de cause les premiers étincellements de la révolution. Depuis ce mépris s'est tellement confondu avec les principes politiques qu'il n'est pas rare de rencontrer des hommes qui rangent parmi les ennemis de la liberté quiconque croit en Dieu (43).

 

Telle fut aussi l'opinion dominante parmi les membres de la Convention Nationale soit Girondins, soit Montagnards. Chez un grand nombre de ceux-ci, cette opinion se trouvait réunie à celle immoralité dont j'ai dit un mot et il s'en suivit que la plupart de ceux qui la partageaient pour empêcher rétablissement de l'égalité qu'ils haïssaient, ou pour écarter la vertu qui les contrariait, ou pour servir les puissances qui les payaient, étaient incapables de vues généreuses et d'efforts soutenus.

 

Cette immoralité fut le caractère distinctif des hommes, Conventionnels ou non, dans lesquels on vit une faction d'Orléans et c'est leur grande dépravation qui a fait croire que celui-ci les soldait afin qu'ils lui frayassent le chemin du trône. L'immoralité dont je parle se compose de mauvaise foi, d'intempérance, de vanité, d'avarice, d'aversion pour la vertu, de l'habitude de ne juger du mérite des actions que par les succès et de ne connaître dans ses déterminations d'autre mobile que le profil qui peut en résulter.

 

Si vous retranchez de la Convention ce qui formait le parti de la Gironde et ce qui joignait l'immoralité à la fougue révolutionnaire, il ne reste qu'un petit nombre de sages, vrais amis de l'égalité, non moins ennemis de la morgue des aristocrates que de la dépravation de ceux qui visaient à les remplacer.

 

De ce nombre fut Robespierre qui combattit également les royalistes, l'aristocratie nobiliaire et bourgeoise, les alliées et les hommes dissolus et avides d'argent et de pouvoir. Tous virent en lui un ennemi, un tyran, et quoiqu'il y eut entre eux une haine qui ne tarda pas à éclater, ils joignirent au 9 thermidor leurs efforts pour se venger et pour se soustraire à la justice dont ils se sentaient menacés.

 

Afin de conserver à la Convention, centre unique de tous les pouvoirs, la puissance d'opinion qui lui était nécessaire pour accomplir sa haute mission, il fallait qu'elle prêchât de doctrine et d'exemple, il fallait que sa morale fut pure et qu'avant d'en imposer les devoirs au-dehors, elle forçât tous ses membres à s'y soumettre (44).

 

C'est là ce que voulut Robespierre et que parut vouloir le Comité de Salut public. Et tel fut le but de ce fameux décret qui consacra l'existence de l'Être Suprême et l'immortalité de l'âme, confirma la liberté des cultes et institua les fêtes nationales.

 

Tel fut aussi le motif des décrets lancés contre les prédicateurs de l'athéisme et contre les députés qui s'étaient déshonorés par des actions infâmes. Ce retour aux idées religieuses dictées par le simple bon sens et cette guerre déclarée à l'immoralité effrayèrent les hommes plus enclins â la licence qu'à la liberté, ceux qui ne demandaient pas franchement l'égalité, ceux dont le patriotisme n'avait d'autre appui que l'irréligion et ceux qui avoient grossi leur patrimoine par l'abus des pouvoirs qu'ils a voient exercés. Le décret qui mit la vertu et la probité à l'ordre du jour fut pour eux un coup de foudre. La conscience de leurs fautes et leur aversion pour la pureté des principes dans lesquels on voulait édifier la République les rendit craintifs, ils se crurent perdus, ils en devinrent furieux, ils appelèrent tyrannie ce qui allait assurer la liberté, ils conspirèrent la perle de Robespierre et de ceux qui partageait sa manière de voir.

 

Les deux Comités de Salut public el de Sûreté générale n'étaient pas composés d'éléments homogènes. Je crois que tous leurs membres avaient applaudi à la Révolution et qu'ils aspiraient à un gouvernement républicain. On n'a reproché à aucun d'eux d'avoir trafiqué de l'autorité. S'ils ont fait du mal, c'est par ignorance, par faiblesse, par jalousie ou par défaut de bons principes. La peur et l'immoralité divisèrent les membres de ces Comités. Au comité de salut public tous ne partageaient pas les doctrines de Robespierre et plusieurs voyaient avec jalousie l'ascendant que sa vertu lui donnait sur le peuple.

 

Plusieurs de ses membres tels que Barère, Collot, Billaud et Carnot, mirent des entraves à l'action révolutionnaire. Après avoir frappé Danton et quelques-uns de ses amis, ils refusèrent de sévir contre une vingtaine de factieux et de prévaricateurs qui s'opposaient dans la Convention nationale à la régénération publique et voulaient venger la mort de leurs chefs dans le sang de ceux qui les avaient dénoncés. Ceux contre qui étaient dirigées les plaintes de Robespierre secondé par Saint-Just et par Couthon en furent prévenus. Sieyès (sic) en fut averti par Barère. Ce furent ces coupables indiscrétions qui exaltèrent la fureur de ceux qui se sentirent menacés et qui mirent tout en oeuvre pour renverser la forme du gouvernement. Barère a à se faire ce reproche d'autant plus grave qu'il connaissait les crimes de ceux qu'il voulut servir et qui depuis l'ont payé de la plus noire ingratitude.

 

J'ai entendu plusieurs fois Vadier reprocher au Comité de Salut public et surtout à Robespierre d'avoir empiété sur l'autorité du Comité de Sûreté générale (45).

(45) Cette accusation d'empiétement faite par le Comité de Sûreté générale à celui de Salut public est une preuve de la petitesse d'esprit des membres du premier. Le Comité de Salut public était chargé de la pensée du gouvernement tandis que celui de Sûreté générale n'avait d'autre fonction que celle de surveiller la conduite des personnes et de les empêcher de nuire et d'entraver. N'est-il pas clair que par la nature de leurs fonctions le second était subordonné au premier? N'est-il pas évident qu'il devait y avoir des cas où le Comité de Salut public pouvait seul juger des obstacles qu'il rencontrait dans l'exécution de ses vues et des personnes dont il fallait s'assurer pour les écarter? (Note de Buonarroti, en marge du folio 57).

lng[rand] m'a dit que Vadier était fort enclin à élever des conflits, des jaloux de l'autorité et plus porté à aigrir les esprits qu'à les concilier (46).

(46) Ingrand qui n'eut aucune part aux événements du 9 thermidor parce qu'il était en mission m'a raconté que s'étant rendu au mois de messidor auprès du Comité de Salut public, Billaud les prévint qu'il se passait des choses graves et l'engagea à parler à Ruamps. Ingrand trouva celui-ci entouré de plusieurs montagnards parmi lesquels il y avait Maribon Montant. Là il entendit les reproches de tyrannique qu'on faisait à Robespierre ; on se plaignait de l'influence qu'il exerçait aux Jacobins et à la Convention. On l'accusait d'avoir fait périr des Députés patriotes (Danton, Lacroix, etc.) et on prétendait que tous les Montagnards étaient menacés du même sort. Ces hommes là étaient effrayés et furieux. Ingrand chercha en vain à les calmer. Il leur dit que Robespierre ne devait l'influence dont il jouissait qu'à la sagesse de ses conseils, que Barère a dit que Robespierre ayant demandé au Comité de Salut public l'accusation d'une vingtaine de députés qui par leurs vices et par leurs intrigues entravaient la marche de la Convention, le Comité consentit à l'égard de quelques-uns, mais se refusa à l'égard de quelques autres parmi lesquels il y avait Vadier. Vadier faisait alors tous ses efforts pour appeler le ridicule sur le Décret qui reconnaissait l'existence de l'Etre suprême et prétendait que Robespierre voulait s'élever au trône à l'aide du fanatisme religieux. Celui qui prévint Sieyès n'a-t-il pas averti aussi Vadier? Je n'ai pas de preuve positive de ce fait ; cependant l'étroite amitié qui règne entre lui et Barère et la persuasion dans laquelle sont Vadier et sa femme que si Robespierre eût triomphé, celui-ci eût perdu la vie le rendent à mes yeux infiniment probable. (Note de Buonarroti en marge du folio 57, verso).

Dernièrement j'ai en une nouvelle preuve do l'extrême irritabilité de Vadier à l'égard de Robespierre. On parlait de d'Orléans-Egalité et il faisait l'éloge de son caractère et de son patriotisme? — Pourquoi donc, lui dis-je, le mîtes-vous en accusation? — Ce fut une intrigue et je sais de qui. — Il fut mis en accusation sur le rapport du comité de sûreté générale. — Ce n'est pas vrai ; ce fut Robespierre qui intrigua à Marseille ; il voulait enlever au comité de sûreté générale son autorité. Ce comité ignorait les mesures prises contre d'Orléans et quand on le conduisit au supplice, ignorait qu'il fut traduit au tribunal. — J'ai le rapport d'Amar et le décret. — C'est indigne, tu défends Robespierre à nos dépens ; il ne faut pas toucher cette corde, et de s'échauffer et de me dire des injures. Par égard pour son grand âge, je me suis retiré.

 

Le décret qui proclama l'existence de la Divinité avait blessé l'amour-propre de ces hommes frivoles, dont tout le patriotisme consistait à se moquer de toutes les idées religieuses sans faire aucune distinction entre celles que la raison avoue et celles qui doivent leur origine à l'erreur et à l'imposture. Au nombre de ceux-ci était Vadier que la Convention avait placé dans le Comité de sûreté générale dont il était le Président.

 

Ce Comité partageait avec celui du Salut public les fondions du Gouvernement. Chargé de la haute police et investi du droit d'arrêter et d'élargir, il exerçait une influence d'autant plus grande qu'il était souvent appelé à délibérer avec l'autre Comité. Si on en excepte David, les autres membres du Comité de Sûreté générale paraissent avoir été peu propres à concevoir et seconder les grandes vues de Robespierre ; ils étaient jaloux de sa popularité ; ils rivalisaient d'autorité avec le Comité de Salut public et quand ils poursuivaient des députés prévaricateurs, ils ne voyaient ou ne feignaient de voir dans leurs crimes que des actes de bassesse et de cupidité et ne savaient pas apercevoir cette conspiration qui tendait à empêcher l'établissement de l'égalité par la corruption et par l'immoralité.

 

Ceux qui redoutaient la sincérité du gouvernement révolutionnaire profitèrent adroitement des dispositions du Comité de Sûreté générale pour le pousser à contrarier les vues de l'autre Comité et surtout celles de Robespierre et de ses amis. Le décret sur la divinité leur en fournit l'occasion. Aux uns ce décret fut présenté comme l'avant-coureur d'un nouveau fanatisme religieux, aux autres comme une preuve de l’ambition de Robespierre qui, disaient-ils, s'en est déclaré le grand Pontife (47).

 

Vadier se fit l'organe de ces iniquités et pour prouver a la France que le décret ci-dessus avait rallumé l'audace des fanatiques, il se chargea de rendre compte à la Convention nationale de quelques ridicules simagrées d'une vieille folle qu'il peignit sous les couleurs d'une dangereuse conspiration afin que la véritable conspiration contre la vertu et contre la République fut perdue de vue et regardée comme une chimère et afin que nulle confiance ne fut plus ajoutée aux doctrines et aux conseils de Robespierre (48),

 

Barère et Vadier se mirent dès lors en opposition avec le système politique que Robespierre avait conseillé et auquel la République dut alors ses triomphes. C'est de celle opposition que se sont principalement servis les ennemis de l'égalité et de la vertu pour opérer le 9 thermidor. D'autres membres du Comité de salut public se joignirent à eux ou par jalousie ou par immoralité ou par un esprit anti-républicain, mais ce n'est pas de la totalité de leur conspiration que je m'occupe : j'ai voulu seulement me rendre compte à moi-même de quelle manière Barère et Vadier y jouèrent un rôle principal (49).

(49) Vadier fut enfermé au Fort-National devant Cherbourg avec cinq condamnés à la déportation par la Haute Cour de Vendôme : j'étais du nombre. Souvent la conversation roulait sur ce malheureux 9 thermidor et amenait de violents débats entre Vadier et Germain qui était sincèrement attaché à la Démocratie. Un jour Germain reprochait à Vadier d'avoir annoncé qu'un cachet à fleur de lys avait été trouvé chez Robespierre ou sur le bureau de la Commune. Vadier s'écria : pour cela c'est une calomnie de l'invention de Barère. Une autre fois, pour montrer à Vadier les intentions toutes populaires de Robespierre et de Saint-Just, je lui rappelai les décrets qui assuraient aux malheureux les biens des ennemis de la Révolution. Vadier m'interrompit en s'écriant : C'est précisément alors.... (Note de Buonarroti, en marge du folio 59).

Je tiens de Barère le fait suivant :

 

Dans une séance du Comité de Salut public, Saint-Just et Robespierre reprochèrent à Carnot d'être aristocrate, [celui-ci fut effrayé et versa des larmes ; alors Barère dit] (50) et le menacèrent de le dénoncer comme tel à la Convention. Alors Barère dit : En ce cas je publierai que vous en voulez à l'homme qui organise la victoire (51).

(51) Chacun était libre de lui répondre qu'en détruisant Robespierre ils détruisaient la République, qu'il ne pouvait partager ni leurs craintes ni leurs desseins. Il les quitta sans pouvoir les détromper et ils le congédièrent en lui prédisant qu'il ne tarderait pas à éprouver lui-même la tyrannie de Robespierre (Note de Buonarroti au verso du folio 59).

Je tiens de Baudot que Léonard Bourdon ayant été envoyé le 9 thermidor à la section des Gravilliers pour l'engager à marcher contre la Commune, il y rencontra une forte opposition qu'il ne put vaincre qu'en assurant que Robespierre avait signé un contrat de mariage pour épouser la fille de Louis seize. Baudot m'a assuré que ce fait lui a été raconté par Bourdon lui-même.


Quand Robespierre eût dit au nom du Comité de Salut public : « Dans le système de la révolution française ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre-révolutionnaire. La faiblesse, les vices, les préjugés sont le chemin de la royauté », les faux amis de l'égalité pâlirent.

 

Quand le même comité eut dit par l'organe de Couthon : « Une révolution comme la nôtre n'est qu’une succession rapide de conspirations parce qu'elle est la guerre de la tyrannie contre la liberté, du crime contre la vertu », les intrigants furent épouvantés.

 

Quand Saint-Just rapporteur du même comité eut dit : « Vous n'avez rien fait en immolant le Tyran si vous n’immolez la corruption par laquelle le parti de l’étranger vous ramène à la royauté », les fripons se sentirent perdus.

 

Quand la Convention nationale mit la vertu et la probité à l'ordre du jour, quand Robespierre osa attaquer l'immoralité ; quand il conseilla de reconnaître l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme, les hommes corrompus effrayés conspirèrent contre la vertu, c'est-à-dire contre la République.

Robespierre conseilla fortement l'adoption de la Religion naturelle et s'opposa seul aux efforts de ceux qui voulaient proscrire tonte idée religieuse. Il fit paraître à cette occasion une grande fermeté de caractère et des vues politiques très profondes. Le nombre de ceux qui, à cette époque, affichaient le matérialisme, ou par système, ou par immoralité, était très considérable et on risquait en les combattant d'attirer sur sa tête une dangereuse accusation.

 

Sous les mauvaises lois des vérités morales se trouvent entourées d'une enveloppe de préjugés et d'erreurs. Les révolutions politiques en déchirant sans précaution l'enveloppe entament malgré elles le noyau qu'elle renferme. C'est ce qui arriva dans le cours de la révolution française, l'un se dépouillant des préjugés religieux, beaucoup de personnes crurent qu'elles pouvaient se dispenser de celle morale naturelle qui est essentielle à toute société. Ainsi, par exemple, dès que l'on ne crut plus à la divinité de l'ancien Testament, on se crut aussi affranchi de cette probité rigoureuse commandée par les préceptes du décalogue et il y eut des gens aux yeux de qui le vol et le libertinage perdirent toute leur difformité dès qu'ils n'eurent plus peur de l'enfer.

 

Au frein très fragile des préjugés religieux les vrais citoyens avaient substitué dans leur coeur le lien de la bienveillance, les mouvements de la pitié, les attraits de l'égalité, l'amour de la vertu et les charmes de la gloire. Mais d'autres, confondant la dépravation avec la liberté, débarrassés de toute crainte et de toute espérance pour l'avenir n'écoutèrent plus que la voix de l'avarice et de l'ambition. Des hommes investis de l'autorité publique étalèrent un faste asiatique, abusèrent de leur pouvoir pour s'enrichir, insultèrent à la pudeur et traitèrent le peuple avec insolence. Ces désordres furent provoqués et justifiés par la prédication de doctrines relâchées et furent encouragés par les efforts que l'on fit pour ériger l'athéisme en dogme national. Cette malheureuse immoralité alla si loin qu'elle produisit au sein même de la Convention nationale des concussionnaires, des falsificateurs de décret, des protecteurs d'ennemis publics, et des révélateurs de secrets de l'état (52).

Une telle dégradation était effrayante. Que n'avait-on pas à craindre, que pouvait-on espérer d'hommes dégoûtés de la vertu, énervés par la volupté et ne soupirant qu'après l'or et le pouvoir? Tout autorisait à penser que cette faction immorale était l'instrument dont se servait la ligue des rois pour empêcher l'établissement de la République. Robespierre se chargea de la dénoncer et de la déjouer, dans la vue de préserver le peuple de ses funestes conseils et plus particulièrement dans celle de conserver intacte à la Convention nationale l'opinion de pureté qui lui était nécessaire pour achever son entreprise. Ce fut Robespierre qui conseilla à cette auguste assemblée de reconnaître à la face du monde l'existence de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, de confirmer la liberté des cultes et d'instituer des fêles nationales. Ce décret, dont la légèreté seule a pu blâmer les dispositions, joint à la sévérité qui fut déployée contre les factieux, déplut aux hommes immoraux et provoqua leurs sarcasmes et ceux de quelques sophistes irréligieux contre celui qui l'avait proposé. On n'épargna pour le rendre odieux ni les insinuations malicieuses, ni les plaisanteries déplacées, ni les manoeuvres de la police ; aux uns il fut peint comme un fanatique, aux autres comme un ambitieux qui employait le prestige de la Religion pour usurper le pouvoir. La guerre fut déclarée au Ciel pour perdre la vertu sur la Terre. Aux intrigues succéda une conspiration criminelle : Robespierre s'en plaignit à ses collègues du Comité de Salut public ; les coupables furent avertis, leur effroi redoubla et leur audace devint extrême. L'immoralité, la vanité blessée consommèrent enfin la contre-révolution du 9 thermidor (53).

(53) L'immoralité était effrayante. Les hommes immoraux étaient : Les intrigants qui mettaient à profit les inquiétudes qu'ils faisaient naître, Les orgueilleux qui ne songeaient qu'à faire parler d'eux, Les représentants et les fonctionnaires qui volaient, étalaient le faste, duroyaient le peuple, insultaient à la pudeur, employaient la justice publique pour venger leurs propres injures, se moquaient de la foi des serments, cherchaient les richesses, se moquaient de la vertu et applaudissaient au vice heureux. Ces gens-là étaient par leurs vices les ennemis de l'Égalité. Ils devaient craindre le gouvernement révolutionnaire. Ils prônaient l'athéisme pour énerver les âmes, abattre les courages et dégoûter de la Vertu et de l'Égalité. Ils rendaient le patriotisme odieux, ils indisposaient le peuple contre la révolution. Robespierre vit le danger de l'immoralité ; il vit que si elle devenait dominante, les immoraux livreraient le Peuple à l'aristocratie et à la royauté. Il jugea que ce système tenait à une conspiration. Il pensa que si on ne s'y opposait pas, la République et la Révolution étaient perdues. Il lutta contre une partie du peuple égaré. Il arrêta la prédication athée. La vertu et la probité, Fête de la divinité. Sarcasmes. Plaisanteries. Calomnies. Intrigues. Théost. 9 thermidor. Aux immoraux se joignirent les demi-philosophes, les admirateurs de Voltaire, les matérialistes ». (Note de Buonarroti, folio non précisé)

Il faudrait tout un volume pour commenter dignement ces notes si remarquables.

 

Ce qui frappe de prime abord en les lisant, c'est cette affirmation répétée que Robespierre représentait le parti de l'honnêteté, de la justice, de l'égalité. L'affirmation me paraît dans une large mesure conforme à la vérité historique. Il est certain que parmi les ennemis les plus acharnés de Robespierre il y eut des individus d'une moralité très suspecte, des Rovère, des Fréron, des Marras, des Tallien, des Fouché, des Courtois. Leur République n'avait que faire de la vertu.

 

Déjà Louis Blanc constatant les déprédations, les vols dont furent l'objet les biens nationaux avait écrit : « plus on pénètre dans l'histoire de la Révolution, plus on est forcé de reconnaître que le parti qu'y représentèrent Robespierre et ses amis fut... le parti des honnêtes gens... » (54) Les notes de Buonarroti apportent au jugement de Louis Blanc une force nouvelle.

 

Mais Buonarroti considère aussi Robespierre comme le précurseur du babouvisme, comme un socialiste d'action et d'intention. Quand on lit les réflexions que Robespierre écrivait pour lui-même au jour le jour sur son calepin, on doit avouer que Buonarroti a raison. Au reste n'était-il pas mieux placé que nous pour savoir à quoi s'en tenir?

 

« Quel est le but? écrivait Robespierre sur son calepin, que Courtois qui le publie appelle son « espèce de catéchisme », Quel est le but? L'exécution de la Constitution en faveur du peuple.

 

« Quels seront nos ennemis? Les hommes vicieux et les riches (55) » et plus loin : « Les dangers intérieurs viennent des bourgeois ; POUR VAINCRE LES BOURGEOIS, IL FAUT RALLIER LE PEUPLE. Tout était disposé pour mettre le peuple sous le joug des bourgeois et faire périr les défenseurs de la République sur l'échafaud. Ils ont triomphé à Marseille, à Bordeaux, à Lyon, ils auraient triomphé à Paris, sans l'insurrection actuelle (56) ».

 

Qu'on cherche dans toute l'oeuvre de Danton des phrases pareilles, on ne les trouvera pas et remarquez que ces phrases ont été écrites pour Robespierre seul, qu'elles résument ses réflexions intimes, par conséquent qu'elles nous dévoilent le fond de sa pensée.

 

Qu'importe après cela que Robespierre n'ait pas laissé comme tant de nos contemporains de belles théories, un système ingénieusement échafaudé où le communisme aurait été démontré par A + B? En est-il moins socialiste? Il l'est infiniment plus à mon sens que ces artistes si nombreux aujourd'hui qui mettent constamment leur socialisme dans les mots et dans les affiches pour n'avoir pas à le mettre dans les faits.

 

Robespierre a personnifié deux choses également essentielles dans une république qui veut vivre : le culte des principes et le dévouement au bien public. Qui pourrait dire que son exemple n'a plus besoin d'être rappelé, qu'il n'y a pas de leçon à tirer ni de sa vie ni de sa politique?


Le texte a été remis en forme dans sa présentation typographique originale et sa mise en page initiale, les noms cités sont sans les fautes très courantes à leur orthographie, qu'aimaient conserver Albert Mathiez et les notes de Buonarroti sont dans un français plus actuel.


Notes d'Albert Mathiez :


(1) Sources : Papiers de Buonarroti à la Bibliothèque Nationale, Mss. f. fr. nouv. acq. 20804; Conspiration pour l'Egalité dite de Babeuf par Ph. Buonarroti. Paris, Baudouin, 1830, 2 vol.; Georges Weill, Philippe Buonarroti, dans la Revue Historique, 1901, t. 2 et 1905, t. 2 : Paul Robiquet, Buonarroti, Hachette, 1910 ; etc.
(2) Londres, Watson, sans date [1831], le premier volume seul a paru.
(3) Cité par Ed. Dolléans, Revue d'histoire des doctrines économiques et sociales, 1909, n° 4, p. 45.
(4) Ed. Dolléans, ibid, p.46.
(5) Cette traduction parut chez Hetherington.
(6) Georges Weill, article cité,
(7) G. Weill, article cité, Revue historique, 1901-2, p. 273-274.
(8) Louis Blanc, Histoire de 10 ans, tome IV, p. 191.
(9) Histoire socialiste, I. VIII, p. 172.
(10) Par exemple dans la lettre à Lemaire du 7 août 1830 publiée dans Paul Robiquet, p. 118.
(11) Voir la lettre de remerciements de Genevoix dans Paul Robiquet, p. 208.
(12) Ces Observations ne font sans doute qu'un seul et même écrit avec la notice envoyée à Genevoix. Elles ont été tirées à part (in-4° de 4 pages à 2 colonnes). Ernest Hamel les a utilisées dans son Histoire de Robespierre. (Tome III, p. 295,740,745) Elles manquent à la Bibliothèque nationale et je n'ai pu me les procurer.
(13) Cf. le tome 34 de l'Histoire parlementaire, p. 3 et 4. Ce tome 34 a paru en 1837.
(14) Louis Blanc, Histoire de la Révolution, édition en 2 volumes, t. Il p. 313. 2e colonne. E. Hamel confirme le dire de Louis Blanc, t. III, p. 295. Buonarroti vécut à Genève de leçons de musique.
(15) Conspiration pour l'Égalité dite de Babeuf, Baudouin, 1830, t. 1. p. 8-13.
(16) P. 19, note.
(17) P. 19, note.
(18) P. 32. C'est moi qui souligne.
(19) Buonarroti, p. 2.
(20) Montesquieu, Esprit des Lois, III, 3.
(21) Conspiration pour l'Égalité, I, p. 50, note.
(22) Conspiration pour l'Égalité, I, p. 48,
(24) Ibid., I. p. 33.
(24) Ibid.
(25) P. 34 note.
(26) P. 34.
(27) P. 37.
(28) P. 41.
(29) P. 35.
(30) P. 40. Sur l'objet politique poursuivi par Robespierre par sou rapport du 18 floréal, voir mon étude sur Robespierre et le culte de l'Être suprême, Annales révolutionnaires, t. III, p. 209-238.
(31) P. 25.
(32) P. 25, note.
(33) P. 37, note.
(34) P. 40.
(35) P. 41.
(36) P. 42, note.
(37) P. 42, note.
(38) Boissy d'Anglas dans son Essai sur les fêtes nationales, paru au lendemain de la fête de l’Être suprême.
(38) Page 15, note.
(39) M. P. Robiquet s'est borné à donner quelques extraits de ces notes en y joignant quelques commentaires tendancieux ou insignifiants. Voir son livre, p. 312 à 318.
(40) Buchez et Roux connaissaient déjà cette tradition. Ils la tenaient, disent-ils, de Buonarroti qui l'avait recueillie de la bouche de Duplay dans les prisons. Mais ils ne l'acceptent pas : « Il nous semble que ce langage n'est guère d'accord avec le sentiment de détresse dont sont empreintes les phrases que Robespierre aurait prononcées, selon quelques historiens, après la lecture de son discours à la tribune des Jacobins. » (Hist. parlem. de la Rev. Fr, tome XXXIV, p. 4.)
(41) La même liste, avec de simples différences dans l'ordre des noms et dans leur orthographe, se retrouve dans B. Hauréau, « La Montagne », p. 256, note 9. « La Montagne » parut en 1834. Il est donc probable qu'à cette date la liste de Buonarroti circulait déjà parmi ses amis.
(42) (Note de Buonarroti, folio non précisé) La même liste, dont on a retranché Thibaudeau, alors encore en vie, figure dans « La Montagne » d'Hauréau, p. 255. Hauréau précise, le vol attribué à Courtois par Buonarroti : « Courtois, de concert avec Danton, son parent, fit un marché de boeufs avec le Comité de salut public, et toucha, dit-on, de l'argent, sans remplir toutes les conventions. »
(43) Ce jugement de Buonarroti reste toujours vrai. Robespierre n'est si mal jugé par certains historiens anticléricaux contemporains que parce qu'il admettait la nécessité sociale de la croyance en Dieu. Ces historiens lui pardonneraient la Terreur, ils ne lui pardonnent pas l'Être Suprême.
(44) Autrement dit, le décret du 18 floréal, qui instituait les fêtes nationales, avait la valeur d'un désaveu des excès des proconsuls et d'un avertissement pour ceux qui seraient tentés de les imiter. Cette interprétation est intéressante si on se souvient que Robespierre avait vu dans la déchristianisation violente, une manoeuvre des pourris et des agents de l'étranger. Voir mon étude sur Robespierre et la déchristianisation (Annales Révolutionnaires, t. II, p. 321-355, p. 513-540).
(45) (Note de Buonarroti, en marge du folio 57).
(46) (Note de Buonarroti en marge du folio 57, verso). L'anecdote était connue de Louis Blanc qui la raconte ainsi plus sommairement : « Un député en mission Ingrand, étant venu un instant à Paris, Billaud-Varenne lui dit : « Il se passe ici des choses très importantes ; va trouver Ruamps, qui l'informera de tout », Ingrand court chez Ruamps, qui lui fait part du complot. Lui, recula, saisi de stupeur, et s'écria : « Si on l'attaque, la République est perdue. » (Louis Blanc, Histoire de la Révolution, Paris, s. d. docks de la librairie, t. Il, p. 531, col. 1). L. Blanc avait dû emprunter ce récit à l’Histoire parlementaire de Ruchez et Roux, car E. Hamel, qui le reproduit, le fait suivre de cette note : « Ces détails ont été fournis aux auteurs de l’Histoire parlementaire par Buonarroti qui les tenait d'Ingrand lui-même. Membre du conseil des Anciens jusqu'en 1797, Ingrand entra vers cette époque dans l'administration forestière et cessa de s'occuper de politique. Proscrit en 1816, comme régicide, il se retira à Bruxelles, y vécut pauvre, souffrant stoïquement comme un vieux républicain, et revint mourir en France, après la Révolution de 1830, fidèle aux convictions de sa jeunesse », E. Hamel, 111, p. 688, note.
(47) On sait que cette invention des ennemis de Robespierre a fait fortune de nos jours. Les livres scolaires répètent tous aujourd'hui, sur la foi de M. Aulard, que Robespierre fut le Pontife de l'Être Suprême.
(48) Buonarroti fait ici allusion à l'affaire de Catherine Théot que Vadier et le Comité de Sûreté générale montèrent contre Robespierre pour le discréditer dans l'opinion. J'ai étudié cette manoeuvre dénuée de bonne foi dans mes Contributions à l'histoire religieuse de la Révolution, Alean, 1906.
(49) (Note de Buonarroti, en marge du folio 59).
(50) Phrase barrée dans le manuscrit.
(51) Peut-être cette note serait-elle mieux placée après la conversation rapportée par Ingrand, plus haut, p. 506.
(52) Buonarroti fait ici allusion à Perrin de l'Aube condamné pour concussion à douze ans de fers, à Chabot, Basire, Delaunay d'Angers, Julien de Toulouse qui falsifièrent ou laissèrent falsifier moyennant finance le décret de liquidation de la compagnie des Indes, à Hérault de Séchelles, à Osselin, etc. qui donnaient asile à des émigrés. Les collègues d'Hérault au Comité de Salut public ne voulaient plus tenir séance en sa présence dans la persuasion où ils étaient qu'il trahissait le secret des délibérations.
(53) (Note de Buonarroti, folio non précisé)
(54) Louis Blanc, t. II, p. 482, 2e col.
(55) Rapport de Courtois du 16 nivôse, p. 180. C'est Courtois qui souligne.
(56) Même rapport, p. 181, même remarque.
 

Source : Gallica-Bnf, Extrait des Annales Révolutionnaires
d'Octobre et décembre 1910, pages 481-513

Décret de naturalisation
 du citoyen Buonarroti

Archives Parlementaires de la Révolution française, Stanford-Bnf

Le citoyen Buonarroti, député extraordinaire de Vile de la Liberté, ci-devant Saint-Pierre, dans la Méditerranée, est admis à la barre (*). Il présente le procès-verbal de la séance, dans laquelle les habitants, de cette île ont voté leur réunion à la République française et demande pour elle de prompts secours.

Le pétitionnaire dit ensuite :
« Hommes libres, je suis né en Toscane. Dès mon adolescence, un instituteur, ami de Jean-Jacques et d'Helvétius, m'inspira l'amour des hommes et de la liberté. J'agis, je parlai, j'écrivis conformément à ces préceptes, et j'en reçus la récompense. Les grands me décrièrent comme un scélérat ; les imbéciles me traitèrent de fou. Les Français se souvinrent qu'ils étaient hommes : aussitôt je volai en Corse avec toute ma famille. Les bons sans-culottes de Corse vous diront si j'y ai rempli les devoirs de citoyen ; ils m'ont regardé comme Français, mais pour mon malheur, je ne le suis pas. Votre constitution de 1790 prescrit à un étranger cinq ans de domicile, et une épouse française, ou une propriété en France. J'ai à peine quatre ans de domicile ; mon épouse est née d'un père italien et d'une mère anglaise. Mes biens sont en Toscane ; je ne suis pas Toscan, puisque ces gens-là ne veulent pas de patrie. Je viens demander aux représentants de 25 millions d'hommes un décret de naturalisation, qui me permette d'exercer parmi eux les droits inhérents à tous les êtres de notre espèce. »
Le Président répond au pétitionnaire et lui accorde les honneurs de la séance.

La Convention renvoie la demande à la défense de l'île de la Liberté aux comités de marine et des colonies, et celle particulière au citoyen Buonarroti, au comité de législation, pour en faire un prompt rapport.

Sources archives Parlementaires :

- site de l'Université de Stanford, tome 63, page 548 (du 28 avril 1793)

Complément : Archives parlementaires, tome 65, page 368 (du 28 avril 1793)


« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport  de son comité de législation décrète ce qui suit (**) :
« Philippe Buonarroti natif de Toscanne, après avoir rendu service à la République ainsi qu'il est constaté par les autorités constituées dans le département de la Corse, est déclaré citoyen français, et les droits attachés à cette qualité lui sont assurés du jour de la déclaration de son domicile sur le territoire français. »
La Convention adopte ce projet de décret.
Notes :

(*) P.V., tome 10, page 192
(**) Collection Baudouin, tome 29, page 228 et P.V., tome 12, page 192


Extraits
du Discours prononcé
devant
la Haute Cour de justice



 
Philippe Buonarroti (1795)
« Vous savez déjà, citoyens jurés, que je ne suis pas né français, mes parents vivent encore, je le présume, à Florence en Toscane. Je dus à leurs soins les développements de mon esprit et de mon cœur : je dois surtout aux études qu'ils m'ont fait faire cet attachement inviolable à la vérité, cet amour ardent des droits des hommes, cette haine irréconciliable de l'oppression qui m'exposa à tant de dangers, qui m'entraîna sur ces bancs, qui me coûtera peut-être la vie, qui cependant m'est encore si chère parce qu'elle agrandit mon âme, parce qu'elle m'assure que le crime ni habita jamais, parce qu'elle me fait trouver dans l'amour de la vertu un charme puissant contre les fers, et les supplices qui m'entourent. Pusse-je sécher de même les larmes de la tendre amitié qui sème des fleurs sur mes cicatrices saignantes.... De cette amitié dont les alarmes sont le seul tourment de ma captivité.

C’était sous le despotisme le plus dur que mon Être se nourrissait dans le silence des pensées
de la liberté. Rousseau fut mon maître. Les dogmes de l'égalité et de la souveraineté populaire enflammèrent mon esprit : Dès lors j'eus la profonde persuasion qu'il était du devoir d'un homme de bien de concourir au renversement du système social qui opprime l'Europe civilisée (texte illisible). Je crois nécessaire de vous mettre sous les yeux les éléments de ma doctrine morale et politique. Au moment où je courus en Franc embrasser la cause de la révolution : Vous y verrez la source de ce que j'ai fait ensuite pour me rendre digne du nom français : Car dans un procès où il s'agit de prononcer sur des maximes qui furent solennellement prêchées, et depuis solennellement proscrites, il faut que l'âme du juge soit éclairée sur les mobiles secrets de ceux qui paraissent en être pénétrés et les avoir défendues.

Je réduis cette doctrine aux maximes suivantes :
1°. Le silence certain de l'Etre éternel, dont les attributs sont un problème, nous fait un devoir de chercher dans les lois de notre organisation les règles de notre conduire.

2°. Le bonheur est le besoin de tous : Le bonheur, est donc la condition essentiel de toute société.

3°. Le bonheur se compose nécessairement de certaines actions: Les facultés correspondantes sont donc les droits naturels et imprescriptibles auxquels nul pacte social ne peut déroger.

4°. La conservation du bonheur est la loi sociale. L'intelligence qui en indiquent les citoyens ne peut être que celle de tous, car si quelques-uns en étaient exclus, son but ne serait que le bonheur d'une partie ; le peuple est donc le souverain ; il a seul le droit de donner des lois à la société.

5°. Les déterminations publiques se rapprochent davantage du bonheur social à mesure crue chaque volonté individuelle conserve un poids plus égal dans la formation de la volonté générale (texte illisible)

6°. C'est pour avoir méconnu ces lois, qu’un petit nombre d'hommes s'est emparé des biens, des lumières, de la considération et du pouvoir. C'est la cause du despotisme des rois, des grands, de l'avarice et de l'orgueil qui font partout la désolation du globe.

7°. Le devoir de l'homme juste qui veut faire aux autres ce qui voudrait qu’on lui fit, est de travailler a ramener par l'égalité le règne du véritable souverain. Il doit donc combattre la force, démasquer la ruse et sur tout éclairer l'ignorance.
Je conformais, citoyens jurés, ma conduite à ces principes et j'en recevais en récompense la haine et la persécution des grands lorsque la révolution française éclata.

Son impétuosité ébranla les trônes, étonna la multitude, et fit luire un rayon d'espérance dans l'âme d'un petit nombre d'amis de la malheureuse humanité. Je dévorais les nouvelles de France et comparais les discours des patriotes de l'assemblée constituante avec les préceptes de J. J. (Rousseau), et je me disais, est-ce tout de bon que commence le règne de la justice?

J'attendais depuis longtemps le signal, il fut donné : quelques articles de la première déclaration des droits de l'homme et du citoyen confirmèrent mes espérances et achevèrent de m'enflammer: les voici :

« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme ; ces droits sont la liberté ; la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans le peuple. »

Source Gallica-Bnf : Discours de Buonarroti


 
Les disciples
de Buonarotti


Histoire Socialiste
de la France contemporaine (1789 – 1900)



Eugène Fournier
et dirigé par Jean Jaurès
Un sous-chapitre du tome VIII est consacré à l’influence de Philippe Buonarroti dans les années 1830 sous le règne de Louis-Philippe (Chapitre IV, page 172 et 173 - dans le texte original une petite faute était sur le nom et a été corrigée).

« Le socialisme commençait à percer dans le parti républicain. Philippe Buonarroti avait amené au communisme un certain nombre de jeunes gens. Louis Blanc lui-même avoue l’influence morale qu’exerça sur lui l’ami de Babeuf, le survivant de la conjuration des Égaux, dont l’austérité même « était d’une douceur infinie ». Il parle avec une émotion profonde et communicative de l’admirable sérénité de cet homme élevé par l’énergie de son âme « au-dessus des angoisses de la misère » ; il admire en lui « cette mélancolie auguste qu’inspire au vrai philosophe le spectacle des choses humaines ».

De fait, nulle existence plus digne ne pouvait imposer la vénération que ces paroles expriment. Qui nous redira les entretiens passionnés et graves où le vieillard, qui vécut les heures tragiques d’une révolution à laquelle il voulut donner un caractère social, formait la pensée du jeune Blanqui? Celui-ci n’était pas un disciple docile et passif, acceptant sans examen la doctrine qu’on lui apportait et puisée directement dans l’ardente pensée de Jean-Jacques Rousseau.

Mais si Blanqui n’accepte pas le mysticisme de Buonarroti, qui dépasse même l’admiration de Louis Blanc, puisqu’il déclare que ses opinions étaient d’origine céleste, mais devaient être difficilement comprises dans un siècle abruti par « l’excès de la corruption », il reçoit de lui la triple empreinte qui le caractérisera toute sa vie : la démocratie, le patriotisme et le communisme. Sans doute Blanqui lut avidement le livre que, deux ans avant la révolution de juillet, Buonarroti avait publié à Bruxelles : La Conspiration de Babeuf, mais c’est surtout de la bouche du vieux révolutionnaire qu’il reçut la tradition fondée sur l’échafaud du 8 prairial. (Ndr exécution de Babeuf le 27 mai 1797)

Voyer d’Argenson, descendant d’une illustre famille parlementaire, était lui aussi un disciple de Buonarroti, et ce fut lui qui assura les derniers jours du proscrit. Mais ce fut un disciple de moindre envergure, et par conséquent plus docile. Dès les premiers jours du nouveau régime, il avait posé la question sociale à la Chambre en demandant l’impôt sur le revenu et l’assistance aux ouvriers sans travail. Ce qui lui avait attiré cette apostrophe de ses collègues effarée : « Vous parlez comme un saint-simoniste ». Voyer d’Argenson parlait en réformiste, mais il pensait en communiste révolutionnaire.

Déjà, sous la Restauration, il avait annoncé que la question économique allait prendre le pas sur la question politique, grâce à la science économique nouvelle ; c’est-à-dire « la science de la justice sociale, destinée à enseigner un jour à toute l’espèce humaine, sans distinction de contrées et de nations, comment elle doit s’agglomérer, s’associer, se partager les dons de la nature, et se régir ensuite dans l’intérieur de chaque société ».

Ici, en effet, on sent bien l’influence de la pensée de Saint-Simon, dont nous verrons que la grande originalité fut de donner le pas aux questions économiques, et de faire de celles-ci le pivot de l’activité politique. Mais dans une brochure qui lui valut d’être déféré au jury, qui l’acquitta, c’est bien la pensée révolutionnaire et égalitaire de Babeuf qui a pris le dessus. Cette brochure, intitulée Boutades d’un homme riche à sentiments populaires, constate que, sur huit milliards de revenus produits par la France, deux vont « aux riches et aux oisifs qui », dit-il au peuple, « rejettent sur vous toute la charge ».

Et il ajoute :
« Vous manquez à tous vos devoirs envers Dieu, envers vous-mêmes, envers vos femmes, envers vos enfants, les auteurs de vos jours, s’ils vivent encore, et surtout envers vos enfants si, après un soulèvement suivi de succès, vous êtes assez lâches et assez ignorants pour vous borner à exiger une amélioration de tarif ou une élévation de salaires ; car ceux-ci, fussent-ils triplés, ne représenteraient pas encore votre portion virile dans l’héritage social ; et de plus, tant que vous laisserez les riches en possession de faire seuls les lois, quelques concessions qu’ils vous fassent, ils sauront bien vous les reprendre avec usure. »
Charles Teste, son ami, qui avait été poursuivi en même temps que lui comme imprimeur de cette brochure, vivait pauvrement en donnant des leçons. La librairie qu’il dirigea pendant quelque temps était nommée la Petite Jacobinière. Nous avons vu qu’en 1830 il fut de ceux qui essayèrent d’empêcher La Fayette de se prêter à la réédification du trône. Il devait être avec Buonarotti, Voyer d’Argenson et Blanqui un des plus ardents propagandistes du communisme dans le parti républicain.

Son « projet de constitution » qu’il publia, instituait la démocratie directe et organisait la répartition de la propriété par les soins du peuple. Mystique, lui aussi, il voulait donner à sa constitution une base religieuse ; mais il lui fallut ménager sur ce point les sentiments de plusieurs de ses amis, dont fut certainement l’athée et matérialiste Blanqui, et y renoncer. Tout au moins l’esprit de Jean-Jacques et de Robespierre revit-il dans le passage où il déclarait que « l’oisiveté doit être flétrie comme un larcin fait à la société et comme une source intarissable de mauvaises mœurs », et surtout dans l’institution de comités de réformateurs chargés de veiller sur les mœurs publiques, afin que les droits de citoyen ne fussent accordés qu’à des hommes irréprochables. »



Suite sur la Révolution française...
Francisco de Miranda, citoyen du monde

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