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Quid d'Albert Mathiez dans la nature
de mes recherches et travaux ?

Croquis d'Albert Mathiez
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Ceci
n’est pas une
conclusion, mais y ressemble, car au titre du questionnement, il y a de
quoi se nourrir et plus, faisant des questions historiques, une
interrogation
permanente et pas un missel que l’on récite. Devant la masse à lire ou
en mouvement, les suites à venir et les années suivantes, de 1793 au
Directoire fin 1795 seront un jour abordées, mais en l’état, le présent
travail s’arrête à la fin de l’année 1792, en fin du procès du roi
devant la Convention. N’empêchant pas par ailleurs de s’intéresser à
d’autres périodes, mais quand on a mis un doigt dans l’engrenage dans
cette page fondatrice de nos institutions politiques et républicaines,
on
n’en réchappe pas totalement.
Ce qui a été un labeur intense et demandant un investissement appelant
à lire et écrire chaque jour, demande aussi à l’esprit de se mettre en
mode, non pas au repos, mais opérer une digestion de cinq années
cruciales à l’échelle de la France pour passer à l’étude des années
suivantes. Et un travail qui n’a pas commencé spécifiquement avec la
période 89-92, mais la suite de recherches sur le siècle des Lumières
et antériorité dans le monde carcéral et spécifiquement sur les hôpitaux
généraux.
Je me suis intéressé en plus des lieux carcéraux ou asilaires, à des
personnes dont la mémoire a été en partie oubliée ou voulue pour telle.
Et c’est en partie grâce à des médecins et historiens, ou acteurs
politiques, que j’ai constitué les bases d’une réflexion. Sur les
évolutions et aussi reculs sur la question de l’Enferment et de la mise
en périphérie des plus marginaux. La morale, les politiques suivies et
un aboutissement naturel avec le processus révolutionnaire, dont toute
la semence est liée à toute une série de blocage et une très forte
corruption du système monarchique. Louis XVI a pu être certes plus
souple que ses aïeux, mais tout aussi implacable avec les faibles, car
impuissant à réformer son propre monde et d’assurer un développement
commun.
Les riens de rien, les réalités marginales sont plus causantes sur la
nature des maux d’une société. L’anthropologie a aussi beaucoup à
apporter pour saisir l’ancrage des relations et interactions humaines,
si complexes à exposer, hors de la plume d’un romancier, qui
incontestablement peut surpasser la dimension politique, pour en
traduire le récit d’un événement donné.
Mais tout le monde n’est pas Victor Hugo, et pour évidence de même avec Alexandre Dumas, ils ne sont pas les seules grandes
plumes du dix-neuvième siècle, elles sont nombreuses, mais des
portraitistes hors pair, des scénographes de génies, voire des historiens ignorés
et contestables. Toutefois la rencontre Danton, Marat et Robespierre
décrite par Hugo et son livre magistral QUATREVINGT-TREIZE (livre deuxième - Wikisource) est un pur chef d’œuvre.
Rien de vrai, cette rencontre n’a jamais eu lieu, mais elle vaut toute
histoire grisâtre ou ennuyeuse et met en évidence l’essentiel des
caractères physiques ou moraux.
Les écrivains, romanciers et historiens de la Révolution française
pourraient être l’objet d’une histoire propre, même d’un dictionnaire
tant l’étendue des auteurs ne se résume pas à un, mais à des dizaines à
minima. Devant cette profusion, il est impossible de tout lire, de
tout connaître et encore plus de tout savoir. Cependant, il existe et
selon les époques des incontournables, et aussi et encore des
découvertes à venir ou des travaux qui viendront mettre en lumière des
auteurs moins connus, moins marqués, mais tout aussi conséquents pour
comprendre une richesse et se la réapproprier à chaque génération.
Je pense en particulier à Edgar Quinet, cité dans un ouvrage de Gilles
Martinet, ancien ambassadeur de France et créateur de l’hebdomadaire
France-Observateur : Cassandre et les tueurs. Parfois des sources
sans rapport direct conduises à rencontrer au fil des lignes des contenus
ignorés ou oubliés. Ce qu’a pu écrire Quinet au sujet des massacres de
septembre 1792 a été un fil conducteur, mais pas le seul, et son style
et intelligence politique mérite lecture.
Le travail d’historiographie
est de chercher dans l’existant, ce qui est au plus près de l’esprit du
sujet, plus que sur l’authenticité des faits. Les faits pouvant être
établit par ailleurs, tout n’est pas que datation, sauf dans
l’élaboration d’une chronologie. Celle-ci indispensable comme boussole du temps
dans un vaste dédale d’écrits.
Je m’explique, il importe de garder une certaine distance avec les
courtes citations. Des extraits de textes, ou une idée être citée dans
toute son étendue peuvent résumer au mieux un fait dans un
contexte politique et aussi à une période donnée. Et si l’on a classé au
titre des libéraux au XIXe siècle MM. Thiers et Quinet, ce sont deux
perceptions différentes, et deux manières d’aborder un sujet historique
et politique.
La différence essentielle, l’un répète les erreurs et entend la
Révolution selon ses préjugés de classe plus qu’affirmés. Quinet, même
s’il n’est pas dans la précision des faits, c’est un travail conceptuel
et politique, pas un ouvrage de propagande, ou de comment un politique
en fait un roman national, à l’exemple de Lamartine. Quand Quinet
analyse et pose des perspectives, Thiers sert ses plats accommodés et
les vieux restes de l’histoire officielle. Et cela se ressent dans la
nature de l’écrit, dans l’interprétation des faits.
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L’état d’urgence en temps de guerre ?
Prendre en compte comment une situation exceptionnelle s’est mise en
œuvre, c’est-à-dire un état de guerre et sous l’impulsion des
différentes républiques, sauf la deuxième, trop courte ; nous disposons
aujourd’hui de quelques exemples de mobilisations militaires face à une
menace ennemie et situations d’urgence qui ont conduit à des mesures
d’exception. Dans le travail d’Albert Mathiez, il a peu fait l’usage de
comparaisons. Toutefois dans Robespierre terroriste, qu’il rédigea
en 1921, il fait part de comment un certain nombre de mesures prises
par le pouvoir républicain en 1914, et l’entrée en guerre allait être
l’objet pour les populations civiles d’un « état de siège ».
Le fait trouvera des canaux légaux comparables tout au long du
XXe siècle, ne fut-ce que la question de la censure. Cette soumission à
l’ordre a valu à différentes générations d’être menées au front pour la
défense nationale et de subir son autorité tutélaire. Mais admettre
qu’un parallèle est à faire avec les mobilisations révolutionnaires et
républicaines, d’abord timides de 1792 environ 100.000 soldats
rejoignant la garde nationale, puis ce qui adviendra une mesure
générale pour tous les hommes célibataires de moins 25 ans ou sans
charge de famille, puis jusqu’à 30 ans. Ceci n’a pu que faire mouche
pour un historien dont le labeur fut de rétablir quelques vérités et
pour un intellectuel atypique ayant connu la première guerre mondiale.
La mobilisation représenta en mars 1793 près de 300.000 militaires
supplémentaires sous les drapeaux, le chiffre passera à deux millions
en bout de course. Cela va au passage changer les fondamentaux de la
guerre. Des armées, le plus souvent composées de mercenaires et des combats qui
se traitaient aussi bien sur les champs de bataille qu’en coulisse.
S’il existe des fronts extérieurs en 1793, c’est aussi en interne que
la folie meurtrière sévie, avec divers noyaux séditieux, composés des
fédéralistes, des royalistes et mouvements réfractaires à l’ordre
religieux nouveau, un mélange très hétéroclite.
Plus le fait de deux attaques de l’Angleterre, une en Bretagne et un
autre à Toulon à la demande des girondins, sans omettre les velléités
de l’Espagne, au sud-ouest et diverses entités monarchiques
européennes, le pays est assiégé de toute part. Les ennemis en interne
grouillent. Si le conflit n’est pas mondial, il s’en approchait, si
n’était pas pris en compte l’empire colonial. Le pays se trouvait en
voie d’éclatement et s’il se produisit quelque chose de l’ordre du
miracle, ceci résida en ce que la Révolution ait pu survivre et la
république, par ailleurs. A situation exceptionnelle, la réponse fut de
même.
Comme
l’objet n’est pas de juger ou de prendre parti, c’est dans ce
climat que va se mettre en œuvre la dite « Terreur ». Sur la simple
impression du mot, il s’agissait de l’appliquer aux activants et
bras-armés de la contre-révolution. Aux « traîtres », ce fut un avis
largement
partagé, qui contribua au soulèvement du 10 août 1792. Le très gros
bémol est de comment en interne la répression est devenue une
boucherie. A qui imputer une série de crimes épouvantables, car un
massacre peut en cacher un autre. Quelles sont les responsabilités et
les rôles partagés ou pas? et surtout qu’entendre par « Terreur » et
notamment par dictature, quand bel et bien se trouve au sommet des
dictateurs?
Notre entendement a changé, d’autant plus que l’idée renvoie à la Rome
antique et à son organisation légale, où la dictature est conférée à un
homme ou à plusieurs pour une période limitée de temps. Du moins, c’est
ainsi que Robespierre a pu l’envisager et nombres de ses contemporains.
A noter que c’est un des éléments de supercherie qui tendrait à faire
analogie avec les régimes totalitaires du XXe siècle, alors que la
source romaine et grecque a été de l’examen des philosophes du XVIIIe
comme Rousseau, mais pas uniquement. Ce qui lui valu aussi d’être
porteur de crimes post-mortem du goulag ou ayant servi de pompe
idéologique aux théories contre-révolutionnaires récentes ou du siècle
présent.
Une fois cette précision apportée à l’insondable légende noire, et de
penser à retirer la dorure des légendes aimables, le travail de Mathiez
est concis, précis, avec des sources sérieuses et pas au versus des
propagandistes, des pièces documentées au sein des seins des Archives
nationales. Ce qui fait de
lui un historien hors pair, poussant son lecteur à se poser mille et
une questions, et à lui de se faire une opinion propre. Quitte à
rappeler qu’une lecture n’est pas parole d’évangile, et que l’office de
l’historien est de s’échapper des paradoxes pour nous ramener aux faits
objectifs. Pas de se lancer dans une sublimation, car si le style écrit
joue, son efficacité est indéniable et surtout évite de faire du
lyrisme ou d’enfiler des perles.
Si la Révolution peut avoir a bien des égards des aspects lugubres,
sous la plume de Mathiez, il y a de quoi rire, si l’on fait la part de
ce que l’on a pu apprendre durant notre scolarité et ce qu’elle éveille
dans l’imaginaire collectif, et le niveau d’ignorance commun soulever
un gros problème. Rajouter une couche de désaccords quand la matière
historique critiquable est pourtant difficilement discutable, je puis
dire enfin je comprends mieux, à la condition de ne pas se tromper
d’auteurs et de trouver son propre cheminement !
« Ainsi s'est accomplie
la plus grande révolution dont l'histoire ait conservé le souvenir, et,
relativement parlant, si l’on considère l'importance des résultats,
elle n'a coûté que bien peu de sang. De ce moment nous pouvons regarder
la France comme un pays libre, le roi comme un monarque dont les
pouvoirs sont limités et la Noblesse comme réduite au niveau du reste
de la Nation. A la Cour [de Russie], l'agitation fut vive et le
mécontentement général ; dans la ville, l'effet fut tout contraire, et,
quoique la Bastille ne fût assurément menaçante pour aucun des
habitants de Saint-Pétersbourg, je ne saurais exprimer l'enthousiasme
qu'excitèrent parmi les négociants, les marchands, les bourgeois et
quelques jeunes gens d'une classe plus élevée la chute de cette prison
d'Etat et ce premier triomphe d'une liberté orageuse. Français, Russes,
Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous dans les rues se
félicitaient, s'embrassaient comme si on les eût délivrés d'une chaîne
trop lourde qui pesait sur eux ? ».
Mathiez complément – La constituante.
Comment en arrive-t-on à lire Albert Mathiez (1874-1932)?
J’avais découvert, il y a quelques années, Henri Guillemin sur la Télé
Suisse Romande, je cherchais à l’époque des documents sur la Commune de
Paris. Comme toute une génération j’avais regardé sur le service public
français les deux incontournables André Castelot et Alain Decaux (la Caméra à explorer le temps ou la Tribune de l’histoire), et même lu ou
consulté maintes fois leur histoire de France. Ce que l’on peut appeler
des historiens grand public, ils représentaient à la lucarne, l’espace
réservé à cette matière qui depuis longtemps m’avait attiré comme un
aimant. Mais il fallait se contenter de ces deux perceptions, l’une
progressiste, l’autre a minima conservatrice.
Decaux avait une capacité en plan fixe à maintenir son auditoire en
haleine, un style pas si éloigné de Guillemin. Mais si l’on compare les
contenus et le traitement des sujets, il s’agissait de deux mondes ou
deux approches différentes. La méthode fort opposée, Guillemin ne
faisait pas de reconstitution, son objet n’était pas de scénariser,
mais de mettre en évidence des preuves historiques et par ailleurs ses
propres recherches. Cependant ce qu’a pu faire Decaux sur la Révolution
française était un travail dès plus honorable, on fait bien pire de nos
jours (à regarder sur le site de l’INA). L’image en ce domaine n’est
qu’un support, à distinguer du cinéma ou du travail documentaire.
J’ai eu du mal à cerner toute l’ampleur de ce que l’on pouvait lire,
après deux ans de recherche l’entendu de tout ce matériel à disposition
sur la Révolution française, à tous les airs d’un éclatement des
sources, et il n’est pas toujours simple de s’y retrouver. Dans
un monde où l’immédiateté domine, faire du livre et de la lecture le
centre de l’acquisition des savoirs peut apparaître comme un défi,
quand ce n’est qu’une part du problème. Lire, écrire ou prendre des
notes demandent du temps, aussi de faire des haltes sur ce qui représente
les à côtés. La recherche peut maintenant s’appuyer sur divers type de
support et ce qui est du ressort de l’image et du son, sont d’autres
moyens d’appréhender un espace intellectuel dans lequel je n’avais
jamais mis les pieds, à commencer par l’historiographie.
Je dois l’avouer, je l'ai fait sans me douter à l'origine de cette spécificité.
J’ai commencé à écumer les XVIIe et XVIIIe siècles, et la Révolution est
venue comme un objet plus compliqué que complexe. Une cassure, une
brisure avec cet ancien régime dont je soupçonnais les amertumes
populaires, mais pas de telles extrémités dans son organisation
politique ou étatique. Les prisons, les hospices ou asiles, plus les
édifices réglementaires ont de quoi glacer les sangs. Il est
simple de comprendre que nous sommes dans un monde pyramidal et
l’expression des plus faibles, être l’empreinte d’une souffrance
relevant du cauchemar n’entrant pas dans les cadres aseptisés des
grands de ce monde, toute époque confondue.
Et puis, à avoir découvert tant de misère dans la capitale et choses
cocasses, la Révolution n’est pas venue comme une révélation, mais une
somme d’incompréhension entre ce que j’avais pu apprendre au cours de
mon existence et suite aux commémorations de 1989, et au final entre ce
que l’on croit, à l’épreuve des faits prennent des jours pas vraiment
attendus.
L’approche qui précéda la lecture de l’œuvre d’Albert Mathiez avait été
composé de nombreux écrivains, rarement des histoires fiables. Pour
boussole Jules Michelet, Edgar Quinet, Jean Jaurès, Etienne Cabet,
Claude Perroud et Jules Flammermont, etc., et un peu de Louis
Blanc, d’Adolphe Thiers, Louis Mortimer-Ternaux, Maxime Du Camp, etc. Cela ne pouvait satisfaire
toutes les
interrogations, que je pouvais porté, ce que j’avais constaté avec les
situations d’enfermement dans les Hôpitaux généraux parisiens et ses
succursales (Les enfants trouvés). Tout semblant comme immobile ou
figer ou ne changeant guère, et pour cause, si quelques libéralités et
nécessités avaient vu jour dans les années 1780, l’inertie fut longue
et a représenté une partie de l’histoire de France plutôt méconnue.
Quand on s’attend à des chamboulements à partir de 1789, il n’en fut
presque rien, sauf en l’établissement d’hôpitaux nouveaux. Mais tardifs
et selon des critères autres, l’hôpital devenant ce que nous entendons
de nos jours par soin et traitement des maladies, sortant de son cadre
d’hospitalité régenté depuis Louis XIV. Les premiers progrès survenant
à partir de 1793 séparant les maladies syphilitiques des geôles ou
l’histoire légendée de Philippe Pinel sur la libération des aliénés de
leurs chaînes. A contrario le système de la Force et des bagnes
reprenait de plus belle la même année.
De quoi soupeser la place de la coercition et de ce qui sera une
continuité avec l’arrivée sous Bonaparte avec la sûreté générale et de
son ministre de la Police, Fouché officiant avec ses sbires à remettre
en fonction une administration en désuétude, allant devenir un des
rouages du système policier au XIXe siècle et de son administration
pénitentiaire et psychiatrique.
Albert Mathiez, cité par Guillemin, je découvrais grâce à cette
indication la majeure partie de son œuvre sur les autoroutes de l’info,
et miracle un auteur répondant à de nombreuses questions. Ce qui
servait d’hypothèse ou de fil conducteur trouva appui sur ce qui a pu
me conduire à rédiger une histoire critique jusqu’à l’arrivée de la
République en 1792. Les années suivantes attendront.
La période dite de la « terreur » représente à nouveau une somme
importante de travail et fait appel à une digestion préalable. La
réflexion est aussi très importante, un objet de méditation, comment ne
pas se transformer en procureur ou juge, ce n’est pas une sentence qui
est à porter. Si j’ai choisi un robespierriste, du moins le premier
historien d’un genre qualifié de marxiste, faut-il définir ce que l’on
entend par ce vocable ? Il a un peu les allures de talisman de la
pensée? Si faire le choix de la science est de s’interroger, difficile
de faire mieux que Karl Marx comme esprit critique avec son compère et
ami Engels. Et le marxisme est avant tout un outil d’analyse et en
matière historique, un registre à surprise.
Si l’on peut parler au XIXe siècle de pré-sciences historiques avec les
travaux de Michelet et de son ami Quinet, Marx surtout et Engels ne
sont pas si éloignés et même contemporains dans leurs manières de
percevoir l’histoire et tous nourris à la philosophie Allemande, et
probablement à en avoir tirer des conclusions communes. Mais pour
Albert Mathiez, l’objet n’est pas dans la validité des thèses de Marx,
mais de pouvoir se son vivant connaître la Révolution de 1917 et
surtout la première guerre mondiale de l’ère industrielle, l'un
des premiers à prendre ses distances avec l’appareil communiste s'ossifiant à grand pas.
Antérieurement à Mathiez, l’oeuvre de Jaurès est un incontournable.
Presque toutes les familles politiques progressistes ont leur mentor à
commencer par Alphonse Aulard, pour la famille radicale. Mais il existe
d’autres apports, avec les socialistes utopistes, des auteurs dit
anarchistes, et aussi de nombreux auteurs étrangers. Dans la même idée,
son livre sur les étrangers dans la révolution est très riche en apport
sur tous ces Citoyens allant participer de cette coupure historique, de
l’importance des clubs belges, irlandais, etc. (et aussi une poignée de
sud américain qui prendront le large pour Londres) et première base de
l’émancipation et des révolutions des Amériques espagnoles. Mais pas
seulement, tant la diversité et les points de jonction avec la Pologne,
puis avec les Pays-Bas, et toutes les nations frontalières confrontées
ou désireuses de faire tomber cette Révolution de Va-nu-pied s’organisa.
Je veux bien que certains cherchent à nationaliser à tout prix
l’histoire, à ne prendre en compte que l’hexagonale de la chose, quitte
à en étudier des incongruités. Il y a le danger d’écrire pour sa
paroisse, de ne pas saisir les répercutions internationales et ses
suites ailleurs. Il existait une géopolitique et donc des relations de
toutes natures, et si la France a joué comme un centre d’espérance, ce
n’est pas à la dimension de son centralisme, mais de l’impact des
droits de l’Homme et du citoyen auprès de cet ancien monde en toute fin
du XVIIIe siècle.
Albert Mathiez aura été pour moi une révélation tardive, même s’il est
contestable, son apport est considérable et son travail une synthèse
m’ayant poussé à le prendre en considération et pas comme un auteur
mineur. Son style n’a pas les qualités d’un Michelet ou de Quinet, mais
sa rigueur et sa distance critique, en fait un professeur et
chercheur digne de foi.
En ce début de vingtième siècle, l’entendu historique de Mathiez
tranche, par la place offerte aux questions économiques et sociales, et
sa grande érudition sur les mœurs et coutumes religieuses (l’objet de
sa thèse et premiers travaux historiques), se nourrissant d’une
histoire sociale ou des considérations très en liens avec ce que l’on
appelle le « marxisme » dans sa vulgate courante. Ou, alors, un courant
avorton et sans rapport avec la domination passée des historiens
inféodés au parti Communiste. Qui plus est son basculement idéologique
vers le communisme est assez tardif, la guerre de 1914-1918, lui
offrant des comparaisons dans le déploiement d’un état de guerre, sans
omettre ses relations avec des nombreux historiens Russes, puis
soviétiques spécialisés sur la Révolution française.
Si nous en sommes loin, un siècle après, ce n’est plus Robespierre
qu’il y a à réhabiliter ou de sortir des ornières dantonistes, mais
d’autres figures ou frontières restant encore sous-estimée dans le
processus révolutionnaire. La sortie d’un livre sur Marat par une
historienne belge est à ce sujet une bonne nouvelle (Charlotte Goëtz-Nothomb - 2017). Le grand méchant,
le monstre dans les têtes martelées n’a pas grand-chose à voir avec l’un des
esprits les plus brillants de son temps.
Loin de ce personnage grotesque ou hideux, il existe une œuvre, une
plume sans concession et souvent juste. Tout le danger serait d’en
faire une apologie. A mon avis, ce qui diffère entre un homme de
conviction ou celui s’appuyant sur des principes offre une analyse
critique. La conviction est aussi solide qu’elle se veut comme
apparence, la notion de principe a quelque chose d’intangible et de
dangereux à l’épreuve du réel. Pour autant doit-on gommer le génie même
s’il a pu les allures ou le goût du souffre ? Marat n’est qu’un exemple
des caricatures, des excès, oubliant au passage un scientifique de son
temps (médecine humaine et animale et flux lumineux et électrique).
Si Mathiez est connu d’un public féru d’histoire et plus
particulièrement pour son œuvre sur la révolution, (principalement les
années de 1789 à 1795), il reste un auteur à faire connaître. Albert
Mathiez fait partie de ces historiens bizarrement peu en vogue, même si
Michel Vovelle, Henri Guillemin et bien d’autres lui doivent d’avoir
poser les bases d’une approche scientifique. A ce sujet, le premier à
écrire une histoire de la Révolution française fiable et difficilement
contestable sur sa rigueur et son contenu. Si un jour, vous voulez vous
jeter corps et âme au-dedans de cette page d'histoire, vous ne
manquerez pas sur internet de quoi lire et même aller aux racines et
textes d’époque. Il m’a semblé intéressant, de finir mon travail de
synthèse par une conférence de cet ancien professeur de la Sorbonne,
qu’il donna en 1927, cinq ans avant de disparaître.
Je ne connaissais pas son travail, et c’est pour une tout autre raison
à l’origine que j’avais entrepris des recherches spécifiques sur les
massacres de septembre 1792, face à tant d’informations et récits
contradictoires, je trouvais enfin un début de réponse. Il a fallu se
poser nombre de questions sur la période et comme mon travail antérieur
avait consisté à travailler sur l’ancien régime et les deux deniers
siècles, il n’y avait pas à me convaincre de la nécessité d’une
révolution pour faire tomber cet ordre tyrannique.
Ensuite, je suis entré dans le vif du sujet un peu hagard face aux
monceaux de légendes ou de mythes, quand j’ai senti très rapidement que
la propagande avait joué un rôle prépondérant et que sans compréhension
des camps (ou factions) en présence, il était impossible d’en saisir
toutes les nuances. Comme j’avais déjà entrepris un travail sur Paris
et avais été déjà confronté aux mythes et légendes de l’espace urbain
parisien, je devinais, que je m’engageais avec la Révolution Française
sur un terrain glissant, pour ne pas dire mouvant.
Ce sont les conférences et émissions de la TSR
d’Henri Guillemin, que l’on trouve sur les autoroutes de l’information,
qui m’ont conduit à découvrir Albert Mathiez. Henri Guillemin est
devenu depuis quelque temps une sorte de coqueluche. Je ne suis pas sûr
qu’il aurait apprécié de se voir défendu aujourd’hui, par quelques
larrons nationalistes et pire. Il est bien plus conséquent de tenir compte de
ses références et rappeler son engagement comme chrétien de gauche.
Guillemin fut le secrétaire de Marc Sagnier et admirateur de Lamartine,
pas vraiment un gauchiste ou un populiste, il a été influencé comme
beaucoup d’autres par les thèses économiques et sociales « marxistes »,
sans pour cela l’être au pied de la lettre. Mathiez a connu aussi des
engagements et il se réclame de la pensée marxiste. Socialiste, il
s’engagea un temps au côté de la mouvance communiste avant d’en
dénoncer les travers de la Troisième internationale et condamna Staline
à la fin des années 1920.
Mieux que les conférences de Guillemin, les écrits de Mathiez sont
édifiants. D’abord il est conseillé de lire son histoire en trois
parties, ensuite d’autres livres complémentaires notamment sur la
corruption chez les parlementaires (une partie pas tous les élus). Ce
qu’il donne dans cette conférence aux instituteurs et institutrices de
l’Aube, la terre de naissance de la famille Danton, le texte est assez prodigieux. Sa
grande force est sa concision et sa capacité à vous aligner non pas une
preuve, mais un ensemble de pièces à charge ou compromettantes, donne à notre Danton
national un drôle de mine. Ce qui tient pour sa conclusion comme
historien ne peut que faire mienne. Le texte de sa conférence sur une
période courte vous en donnera, j’espère l’eau à la bouche, et qui sait
vous éviter de vivre dans l’illusion du « bloc ».
Plutôt intéressé par l’analyse des temps longs, car faisant surgir les
évolutions notoires de notre humanité vivante, aller dans le fond d’un
événement sur une période très courte comme septembre 1792 ouvre à un
aspect qui jusqu’alors, je n’avais pas entrepris. La possibilité qui
nous est offert par la numérisation des ouvrages anciens et notamment tout
ce qui est libre de droits ou du domaine public dans les
bibliothèques du monde entier. Quand on sait l’importance de certaines
archives outre-Manche ou Atlantique, il n’y a pas de surprise à
découvrir un intérêt certain en dehors de la France.
Un travail que l’on peut mener presque comme un ermite, tant la masse
de documents à consulter et à annoter est colossale. Ce qui apparaît
peu dans le travail de Mathiez ce sont les renvois en bas de page, il
travaillait principalement à l’étude de pièces, registres, collections
et documents d’époques consultables dans les différents fonds existants
de la BNF d’antan et ses annexes. Plus les archives nationales, plus on
le devine, ce qu’il a pu avoir sous la main à la Sorbonne comme matière
à sa disposition, et papiers personnels accumulés.
Historien en chaire avec trente ans d’étude de multiples sujets en
rapport avec la Révolution française, j’en oublierais presque de citer
le créateur des Etudes Robespierristes en 1907. Ancien élève d’Alphonse
Aulard, il est venu rompre avec les erreurs d’une tradition
républicaine qui avait mis Danton au pinacle. Robespierre le grand
oublié de l’Histoire allait grâce à lui venir bousculer l’édifice moral
d’une troisième République, tout aussi affairiste que la première, du
moins peu vertueuse et à l’aboutissement des trois premières
républiques à un Bonaparte ou son neveu et un Pétain en bout de course
(juin 1940).
Comme l’explique avec brio dans sa conférence Albert Mathiez cette
histoire de la Révolution légendée est en partie la faute d’un certain
Arsène Danton et l’oeuvre rocambolesque du docteur Robinet. Comme quoi
si la période à des réalités tragiques, il existe aussi quelques
raisons de rire et de faire tomber les mythes d’un trait de plume, la
légende étant d’une autre matière. La réalité est bien plus puissante,
la vérité historique fait mouche. Le tout auréolé par Alphonse Aulard,
la troisième République et son courant radical vont en gommer la figure
de Robespierre et dorer un blason qui n’avait pas lieu. Le tout dans l'apothéose d'une célébration se
traduisant par l’inauguration d’une statue de Georges Danton en 1891,
bien connue des Parisiens et à deux pas du Théâtre de l’Odéon (ou de la sortie du métro...).
Je n’ai pas abordé cette période avec exaltation et avec des
connaissances assez sommaires ou scolaires vagues, et depuis le
bicentenaire en 1989, rien ne m’avait poussé à gratter plus le sujet,
sauf pour des questions de constitution, la plus progressiste étant à
mes yeux celle de l’An I ou de l’année 1793, d’une très grande
modernité en matière de droits sociaux.
C’est même par l’Amérique
latine, et le duo Miranda et Bolivar, de leurs voyages en France, que
j’avais pu découvrir une perception assez négative de ce qu’il en avait
résulté de leurs séjours respectifs en Europe. Et les jugements de
Miranda portent pour beaucoup sur la corruptibilité du système
français, après avoir goûté au supplice des prisons parisiennes et au
Tribunal révolutionnaire.
Un des grands apports de cette Révolution française fut son intégration
rapide des étrangers voulant devenir Français, il fallait une année de
résidence sur le sol national et prêter serment à la constitution et de
s’acquitter de ses impôts. Du coup nombres d’étrangers et pour diverses
raisons vont rejoindre et acquérir cette nationalité d’un nouveau genre
! Si l’on n’hésite pas à faire référence au franco-étasunien, La
Fayette (ou Lafayette), en sens inverse Miranda fut probablement le
premier franco-vénézuélien, même si beaucoup le nomment le « Péruvien
». Ou se confondant avec les vice-royautés et la plus connue devait
être celle du Pérou. Si l’on aime en France avec passion l’Histoire, la
relation aux espaces est moins synonyme d’engouement et pourtant
replacer un événement dans un ensemble urbain ou géographique a son
utilité.
Et toute personne un tantinet géographe, peut en surplus être sensible
aux
appellations et dénominations de lieux. De quoi intéresser la
recherche historique et se doter d’outils complémentaires, disposer
ainsi d’un champ large et prospectif. Mais ce n’est pas à un
pratiquant pluridisciplinaire, non plus, que l’on va apprendre à faire
des grimaces. La politique amante de stratégie et en particulier
militaire s’en nourrit et en fait un sujet hautement politique,
réservé trop souvent aux seuls militaires. Néanmoins, s’il n’y avait
pas eu Elisée Reclus, ce serait ne pas reconnaître qu’en matière de
critiques et prospecteurs des mondes nouveaux, nous pourrions croire
que tout cela est pour le bien fait de nos institutions républicaines...
Et pour éviter les analogies, lointaines et sans rapport direct, il
vaut mieux se référer à un allemand contemporain, un grand savant se
nommant Alexander von Humboldt, qui fut aussi un grand voyageur et
naturaliste de son temps.
Si je fais ce petit détour par d’autres mondes, la question d’une étude
historique sérieuse est de pouvoir disposer d’assez d’éléments factuels
pour à un moment pouvoir affirmer, que le seul bloc tenant la route est
celui d’une historiographie relevant toutes les couches successives de
recherches et propagandes, et ce que peut vouloir dire une mémoire
éclatée. Il n’y a pas à psycho-analyser les personnages, sur ce terrain
Robespierre a tous les traits d’un psychopathe pour ses adversaires,
d’un « tyran » mille fois énoncés. Bon et alors, il n’a pas été non
plus un ange et sa responsabilité au sein du Comité de Salut Public a
tourné en cauchemar tenu par sa vision abstraite, mais très réaliste
sur les exigences d’une loi égale pour tous. Notre damné de la vertu
était avant tout un homme de droit, mais de loin le seul à provoquer
tant d’animosité, quitte à lui faire poser tout sur les épaules, il en
est devenu une foire d’empoigne de peu d’intérêt.
Face aux appétits divers de pouvoirs et richesses de ses camarades, la
machine étatique s’est emballée, et Maximilien Robespierre et ses
proches seront eux aussi sous le coup d’un coup d’état, ou ce qui
ressemble plus à un grand coup d’éponge sur des responsabilités partagées.
Cet arrangement entre Hébertistes et Girondins rescapés, plus les
opportunistes de tout poil donne après avec la victoire des
Thermidoriens (à partir du 28 juillet 1794 et l’année 1795) le sentiment
d’un grand gâchis générationnel. Qui se poursuivra avec la mort de
Gracchus Babeuf et de ses partisans, derniers coups d’éclat du
mouvement populaire.
Là, où certains devinent de la psychorigidité et d’autres facteurs
psychologiques, il y a des âmes sombres et mélancoliques pour plus
d’un. Se voir catapulter du jour au lendemain dans une histoire que
rien ne vous avait préparé, sauf ce qui pouvait se dire sur Cromwell.
Il faut pouvoir saisir les évolutions et reculs de l’instant
révolutionnaire, la ligne fixée et comme à d’autres moments tourmentés
des histoires de l’humanité, elle se fracasse devant le réel. Les
oppositions, les dominants du moment n’ont que cure de l’expression et
des besoins de tous. Le sens du sacrifice vécu chez Robespierre ou son
équivalent féminin Manon Roland (née et signant Phlipon…) a servi de
conduite plus qu’exemplaire dans ce monde violent et sans pareil.
Quand les Anglais vont passer, sans parler des migrations, de 10
millions d’habitants au double en quarante ans (1800-1840), la France
hexagonale de la fin du dix-huitième avec 29 millions passe à un peu
plus de 34 millions, pour un pays trois fois plus peuplés à l’origine.
Sans commentaires, sauf que la responsabilité de Robespierre à ce sujet
est nulle ou microbienne. Et que surtout, il n’a pas du tout pris part
à l’opération de déschristianisation et à la main basse sur les biens
du clergé.
Vous découvrirez en guise de conclusion avec Mathiez, comment Danton a aidé
son grand organisateur et l'indéboulonnable, ou presque, évêque d’Autun
et homme d’état, Charles Maurice de Talleyrand à prendre la
fuite pour Londres. Pour ce qui est des grands criminels
révolutionnaires, comment ne pas citer Westermann et Fouché, et même au
sein du Comité de Salut Public avoir des membres portant de lourdes
responsabilités dans des massacres à Paris, Bordeaux, Lyon, etc.
notamment entre 1792 et 1793. Facile de faire porter à un seul bonhomme
des dérives liés au fonctionnement d’un système politique et plus. Où
l’entorse, l’ignominie a été de limiter la propriété privée, pas de
l’interdire. Cela raisonne à tout entendeur des questions sociales.
Une vision très rousseauiste, somme toute normale pour ses jeunes
bourgeois lettrés et pour tendance à remiser au placard l’intriguant
Voltaire, mis au Panthéon en 1791. Son comportement avec son cadet
ayant dû laisser quelques séquelles et désaccords sur l’agir, ce que
peut vouloir dire altérité et hypocrisie aurait de nos jours à lui
redonner sens, quand le grand esprit et présent chez Jean-Jacques se
nomme Montesquieu et son esprit des lois ! L’âge démocratique que nous
nommons révolution s’en est nourri comme d’un missel laïque. On
pourrait ainsi faire la part des "bons et des méchants", quand il s’agit
surtout de comprendre que les temps longs et courts se traversent et se
partagent.
On ne réécrit pas l’Histoire, elle se confronte d’une
génération à une autre comme une nécessité pour faire face au présent.
Et au mieux éviter les balbutiements, quoi qu’inévitables, pour cela
faut-il qu’il n’y ait pas mensonges ou parodies de l’histoire, ce qui
malheureusement échappe à beaucoup et pour cause.
Il y a comme un vrai enthousiasme à lever certaines énigmes et en plus
ne pas sentir propriétaire au nom du premier nationalisme venu, mais
d’un héritage universel et le plaisir de le transmettre tel un pavé ! La
forme écrite avec à l’appui une iconographie, plus le renvoi vers des
liens, le tout accompagné de quelques documents sonores et filmés sont
une première étape et résultats de mes recherches. A ce titre, le
dessin comme support et dans les rêves les plus fous de l’auteur avec
la 3D, il y aurait de quoi reconstituer certaines séquences et mettre en mouvement le quotidien.
Car l’objet premier de cette recherche fut un peu dans les pas de
Foucault et d’autres sur comment le vagabondage et la pauvreté ont été
criminalisées sous l’ancien régime et de comment ont été mis en oeuvre
une surveillance généralisée de la population, bien connue des
historiens ayant travaillé sur les archives de la Bibliothèque de
l’Arsenal et le despotisme dit éclairé. Et ce n’est que le très haut de
l’iceberg, car à ceux qui cultivent les analogies, déportations,
traites humaines et espaces concentrationnaires ont existé bien avant
les pensées totalitaires du XXe siècle !
Les Bourbon et Valois de France, Bourbon d’Espagne inclus n’ont rien
à envier sur la forme et l’horreur, les discours cachant l’immonde
réservé aux petites gens et permettant ses formes pédantes de
l’histoire narrée au bon peuple. Se transporter hors des chambres à
coucher à même les rues de la capitale et de ses lieux d’enfermement,
c’est moins propre ou brillant. Surtout du ressort des historiens non
affectés par des problèmes de voyeurisme, l’Histoire sans ses
contradictions sociales, c’est de l’historiette pour « gens foutres »
aurait pu dire Hébert.

Merci mille fois, Monsieur Mathiez !
Que vos écrits puisent être plus lus et connus et ouvrent un peu les yeux
sur les mythes et légendes, à grand renfort d’idéologie et de
conséquences qui doivent avoir quelques origines sur des approches,
qu’il vaut mieux taire. Ou comme a dit Jean Marie Roland de la Platière dans
un moment d’égarement et de pression « de jeter un voile pudique » sur
des massacres (non anodins). Et à titre personnel je rajouterai de
faire en sorte qu’il se lève enfin, sur notre histoire sociale et
économique depuis l’avènement triomphant du capitalisme. Car depuis et
après les Bourbons transpyrénéens, la bourgeoisie française en a repris
tout le négoce en matière d’abjection coloniale, et à l’encontre des
prolétaires. Il fut signifié un mépris total et des antagonismes
perdurant survécurent dans l’ouverture de la brèche.
L’on comprend mieux l’enracinement des campagnes dans le conservatisme
ou au siècle suivant la grande séparation entre la province et le
monstre colbertiste ou jacobin de la capitale, source de révolutions et
des malheurs du pays. L’action étant plus forte que de regarder
l’histoire sans emportement et de tenter certaines hypothèses, quand
elles trouvent un texte pouvant l’illustrer avec impartialité, comment ne
pas se demander, - mais pourquoi Paris n’a pas de rue Robespierre?
Mais dispose d’une rue et place Danton, plus sa statue à deux pas du
Sénat? Faut-il y trouver un symbole? Ou simplement de quoi rire de
nos institutions monarchiques faisant de Danton en pied et non loin le
trône de l’Empereur un décorum savoureux sur les comédies du pouvoir.
Teste de Lionel Mesnard
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SECTION DE L'AUBE du Syndicat National,
des Instituteurs et Institutrices de France
et des Colonies

Croquis de Georges Danton
CONFÉRENCE de Mr Albert MATHIEZ,
Professeur à la Sorbonne.
Aux INSTITUTRICES et INSTITUTEURS de L’AUBE
Réunis en Assemblée Générale à l'Hôtel de Ville de Troyes, le 21 Juillet 1927.
|
MESDAMES, MESSIEURS, mes chers Collègues,
« De quoi s'agit-il ? Il s'agit de
savoir si les politiques et les publicistes qui, en 1887 et en 1891,
ont élevé une statue à Danton, à Arcis-sur-Aube d'abord, à Paris
ensuite au boulevard Saint-Germain, si ces publicistes qui ont prétendu
réhabiliter le grand corrompu, un siècle après son supplice, ont eu
raison contre la Convention nationale unanime, contre les contemporains
unanimes, contre tous les républicains du milieu du XIXe siècle,
également unanimes.
Il s'agit de savoir si les modernes et
les récents apologistes de Danton, qui s'appellent le Docteur Robinet,
M. Antonin Dubost, qui fut président du Sénat, M. Jules Claretie,
directeur de la Comédie-Française, Alphonse Aulard, qui fut mon
prédécesseur dans la chaire de la Sorbonne, si tous ces hommes ont
produit à l'appui de cette réhabilitation tardive, des arguments
valables, des arguments décisifs. Il s'agit de savoir si des documents
de première importance ne leur ont pas échappé par hasard ; s'ils ont
sainement interprété les documents anciens, et, en un mot, s'ils ont
mieux jugé et connu Danton que les contemporains qui l'ont vu à
l'oeuvre et qui l'ont condamné.
Tel est le problème que j'ai à
examiner : il est simple. Si Danton est innocent, le Comité de Salut
public et le Comité de Sûreté générale, la Convention nationale toute
entière qui l'ont condamné sont coupables d'assassinat. Et qu'on ne
vienne pas me dire que les Comités étaient terrorisés, que la
Convention était terrorisée. Des hommes comme Billaud-Varenne, qui fut
le premier à demander la tête de Danton qu'il connaissait bien
puisqu'il avait été son confident et son secrétaire, des hommes comme
le grand Carnot, comme les deux Prieur, celui de la Marne et celui de
la Côte-d'Or, comme Collot-d'Herbois, comme Jeanbon Saint-André, comme
Cambon qui fut l'accusateur le plus précoce et le plus opiniâtre de
Danton, ces hommes là ne se laissaient pas si facilement terroriser, et
par qui?
Et qu'on ne me dise pas non plus que
Robespierre était le dictateur, le terroriseur, puisque, dans l'espèce,
c'est lui Robespierre qui fit le plus de difficultés à abandonner
Danton, suivant le mot de Billaud-Varenne à la grande séance du 9
thermidor et ce mot de Billaud-Varenne était dans sa bouche un reproche
à Robespierre.
Et qu'on fasse attention à ceci,
Mesdames et Messieurs : ce n'est pas une fois que la Convention
nationale a condamné Danton, c'est deux fois. La Terreur était
terminée, le prétendu dictateur était à bas; sa tête, à son tour, avait
roulé sous le couperet; les Girondins étaient rentrés, la Convention
était souveraine, les Comités lui obéissaient, rien ne gênait ses
délibérations, quand le 11 vendémiaire an IV, date correspondant au 3
octobre 1795, date anniversaire de la mise en accusation des Girondins,
la grande Assemblée décida de célébrer une fête funèbre en l'honneur de
ceux de ses membres qui, avaient péri dans les prisons, sur les
échafauds, ou qui avaient été réduits à se donner volontairement la
mort.
Sur la proposition du Girondin Hardy,
l'Assemblée dressa la liste officielle de ces victimes honorées et
regrettées, La liste comprenait 47 noms de Conventionnels : le député
de l'Aube Perrin, condamné pour concussion à dix ans de bagne, y
figure; y figurent aussi Camille Desmoulins, malgré sa terrible
histoire secrète des Brissotins, Philippeaux, mais vous y chercherez en
vain les noms de leurs co-accusés : de Chabot, de Bazire, de Delaunay
d'Angers, de Fabre d'Eglantine, et de Danton.
Ces noms manquent tous sur la liste et
personne ne se leva sur aucun banc pour réparer ces omissions,
personne, pas même Courtois de l'Aube, l'âme damnée, le complice de
Danton, pas même le boucher Legendre, qui avait essayé de plaider, non
sans courage, pour Danton, lors de sa mise en accusation; personne ne
dit mot à cette séance du 11 vendémiaire an IV, et je dis, Mesdames et Messieurs,
que cette nouvelle condamnation par omission est une flétrissure
infiniment plus grave que la première. Et sous cette flétrissure
posthume, la mémoire de Danton est restée accablée jusqu'à l'aurore de
la IIIe République.
Les orateurs même qui ont pris la
parole le 14 juillet 1891, au pied de la statue qu'on élevait en son
honneur au boulevard Saint-Germain, ont reconnu le fait. Le docteur
Levrault, qui prit la parole le premier en sa qualité de président du
Conseil municipal de Paris, appela Danton le grand calomnié. Pierre
Laffitte, chef de l'Ecole positiviste, remercia le Conseil municipal de
son initiative pleine d'audace, « je dis d'audace, car il lui en a
fallu, pour remonter tout un courant de préjugés contre cette grande
mémoire».
Or, remarquez que les soi-disant
calomnies avaient pour auteurs les plus grands noms de notre
littérature, de notre érudition, des hommes qui appartenaient de tout
leur coeur à la Révolution et qui avaient bien servi la République :
Lamartine, Louis Blanc, Victor Hugo, Mignet, Léon Cladel, dont tout à
l'heure on élevait la statue dans le jardin du Luxembourg, Leconte de
Lisle, etc., et bien d'autres ; Michelet lui-même, malgré sa prévention
contre Robespierre, ne fut pas du tout convaincu par les plaidoyers du
docteur Robinet.
Il crut à la vénalité du tribun, qu'il appelle « un bravo de l'émeute
» qui se faisait payer pour protéger la cour. Il ajoute foi aux
accusations portées contre Danton, par tous les contemporains
appartenant aux opinions et aux partis les plus variés, par La Fayette
et par Mme Roland, par Bertrand de Moleville et par Mme Cavaignac
(prononcez Cavagnac), par lord Holland et par Paganel, par Buonarroti
et par Levasseur de la Sarthe et par bien d'autres.
Mais, Mesdames et Messieurs, je ne
rappelle tout cela que pour que ce point-ci soit bien établi, à savoir
que mes études et mes conclusions, si elles sont neuves par rapport aux
apologies récentes, sont au contraire très conservatrices par rapport
au courant général du XIXe siècle ; je n'ai rien innové, j'ai retrouvé
et repris une tradition singulièrement forte et j'ai montré, du moins
je l'espère, que cette tradition était fondée et que sa légitimité ne
peut faire aucun doute.
C'est le moment maintenant d'examiner
les principales accusations sous lesquelles Danton et sa séquelle ont
succombé. Vénalité, corruption, entente avec tous les ennemis de la
Révolution, les ennemis extérieurs aussi bien que les ennemis
intérieurs, pour détruire la République, faire la paix à tout prix,
provoquer une Restauration, voilà ce qu'on a reproché à Danton et aux
siens, et on ne leur a pas reproché cela seulement au procès du
Tribunal révolutionnaire, mais bien auparavant à la tribune des
Jacobins et dans la presse dès le mois d'août 1793, et voilà les
reproches que reprit Saint-Just, que Robespierre confirma et que la
Convention et le Tribunal révolutionnaire, en germinal an II et
vendémiaire an IV, ont sanctionnés.
Vénalité, corruption, ces deux griefs
furent surabondamment prouvés pour plusieurs des co-accusés, des
complices de Danton. Chabot, Delaunay d'Angers, Fabre d'Eglantine, le
banquier autrichien qui se faisait appeler Frey - le beau-frère dit
Chabot - et qui, en réalité, s'appelait Dobruska, le fournisseur abbé
d'Espagnac, abbé de sac et de corde, qui furent jugés avec Danton,
étaient tous réellement coupables. Chabot n'avait pas seulement fait
chanter la Compagnie des Indes en liquidation, de concert avec Basire,
Delaunay et Fabre d'Eglantine. Il avait fourni le passeport avec lequel
le banquier anglais Boyd, agent de Pitt, avait réussi à échapper à la
police révolutionnaire. Il était en relations intimes avec le baron de
Batz, qui était le principal chef du mouvement royaliste à Paris ; il
avait épousé, avec une dot de 200.000 livres, la soeur des espions
autrichiens Frey, Chabot était indéfendable.
Fabre d'Eglantine eut beau nier, avec
cynisme, les pièces du dossier l'accablaient, il avait participé avec
Delaunay à la confection du faux décret de liquidation de la Compagnie
des Indes. Et ici, je ne puis que vous renvoyer au livre de 400 pages,
où j'ai publié tout le dossier du procès avec deux fac-similés qui
lèvent tous les doutes. Jamais, depuis dix ans que ce livre est paru,
jamais on ne m'a fait la moindre objection, mais on s'est bien gardé de
faire connaître son existence.
Quant à Danton, il fut prouvé au
moment même, qu'il était l'ami, le protecteur de tous ces fripons, que
ceux-ci comptaient sur lui et ils n'avaient pas tort, puisque Danton
les a défendus avec ténacité à plusieurs reprises à la tribune de la
Convention, puisque Danton a fini par s'attirer de Billaud-Varenne, le
jour de l'arrestation de Fabre d'Eglantine la fameuse réplique que vous
connaissez tous : « Malheur à celui qui s'est assis à côté de Fabre d'Eglantine et qui est encore sa dupe ! »
Basire avait mis en cause Danton dans
la première dénonciation qu'il a faite au Comité le 26 brumaire et dont
j'ai retrouvé la minute. Il avait affirmé, dans cette minute originale
écrite de sa main, que Julien de Toulouse, un de ses coaccusés lui
avait dit que Delaunay, le complice de Chabot, lui avait annoncé un
plan formé avec Danton de faire une fortune considérable et de la
réaliser, que Delaunay préparait contre les compagnies financières un
mémoire foudroyant, que Danton avait fait une motion sur la
démonétisation des assignats, qui était excellente pour l'Association.
Sans doute Basire raya ses passages
sur la mise au net de sa dénonciation et il n'en fut plus question au
Tribunal révolutionnaire, mais Danton qui était alors à Arcis-sur-Aube
pour soigner sa santé, accourut aussitôt à Paris dès qu'il fut prévenu
par Courtois, son parent et ami, que Chabot et Basire étaient en train
de dénoncer l'affaire de la Compagnie des Indes.
Il vint à Paris pour se défendre, et
pour se défendre, Mesdames et Messieurs, il, lança cette campagne pour
la clémence ? il avait bien besoin pour lui-même de cette clémence ? et
rien n'est plus juste que le mot de Saint-Just : « Ils veulent briser les échafauds, parce qu'ils craignent d'y monter
». Au Tribunal révolutionnaire, on n'a pas approfondi la responsabilité
personnelle de Danton dans le scandale de la Compagnie des Indes, ou du
moins le compte-rendu des séances très succinct qui figure au Bulletin
du Tribunal révolutionnaire ne nous permet pas d'en rien savoir.
Ici, je vous apprends que ce bulletin
du Tribunal Révolutionnaire n'était pas un bulletin officiel. J'ai
montré, dans une étude sur le procès des Hébertistes, que le rédacteur
de ce bulletin était sûrement gagné aux Dantonistes. Ce qui le prouve,
Messieurs, encore, c'est que le bulletin reproduisit presque in
extenso, la longue défense que Fabre d'Eglantine avait fait imprimer
avant le procès, et qu'il résuma en quelques lignes la capitale
déposition de Cambon, témoin à charge.
Les débats du Tribunal révolutionnaire
ainsi déformés, ne nous permettent pas de nous faire une opinion
définitive sur le point précis de lu responsabilité personnelle de
Danton dans l'affaire du faux décret de liquidation de la Compagnie des
Indes.
Nous sommes obligés de nous servir de
documents d'archives qui figurent ou qui ne figurent pas dans le
dossier du procès. Bien des choses que les juges et que les jurés du
Tribunal Révolutionnaire soupçonnaient sur des indices ont été depuis
éclaircies, confirmés pur des révélations postérieures, si bien
qu'aujourd'hui nous pouvons beaucoup mieux faire le procès de Danton
qu'en germinal an II.
Les contemporains : Saint-Just,
La Fayette, Robespierre, Billaud-Varenne, ont eu la conviction que
Danton avait été aux gages de la liste civile et des Lameth, et nous
possédons aujourd'hui les preuves qui leur manquaient. Ces preuves, je
voudrais les exposer. J'exposerai d'abord celles de ces preuves qui
touchent à la vénalité et je le chercherai ensuite si Danton a bien
gagné l'argent de la Cour et des Lameth et des autres corrupteurs, et
enfin si sa politique a servi réellement la cause de la
contre-révolution, la cause de l'ennemi, la cause des émigrés.
D'abord la vénalité : Le
premier des accusateurs posthumes et inattendus de Danton qui s'offre à
nous, c'est Mirabeau. Et c'est un accusateur terrible, parce qu'il est
à la source de la corruption, parce qu'il parle dans une lettre
familière à un ami, sans arrière-pensée, et qu'il lui parle de choses
qu'il connaît parfaitement. Un ancien ambassadeur près de la Cour de
Sardaigne, M. de Bacourt, a publié en 1851 la correspondance de
Mirabeau avec son ami le comte de La Marck.
Le comte de La Marck avait été son
introducteur et intermédiaire auprès de la Cour. Un érudit de mérite,
M. Jules Flammermont, a retrouvé aux archives de Vienne plusieurs
originaux des textes que M. de Bacourt a publiés, et cet érudit, M.
Jules Flammermont, a montré que M. de Bacourt s'était permis quelques
suppressions dictées par sa piété loyaliste. Mais M. Jules Flammermont,
ni personne n'ont contesté que les documents publiés étaient
parfaitement authentiques, personne n'a accusé M. de Bacourt d'avoir
fait des additions aux textes.
Pour comprendre la gravité du
témoignage dont je vais parler, il faut que vous vous souveniez que
Mirabeau s'était vendu à la Cour une première fois au mois de novembre
1789 par l'intermédiaire de Monsieur, Comte de Provence, le futur Louis
XVIII, à l'occasion de l'affaire Favras ; il s'était vendu alors pour
quatre mois, il se vendit ensuite une seconde fois à l'expiration de ce
délai au mois d'avril 1790, pour toute la durée de la Constituante.
Aux termes du premier contrat, dont
l'original est entre les mains du duc de Blacas, mais dont un
fac-similé a été reproduit en frontispice du tome III du livre de M.
Gustave Bord, Autour du Temple, Mirabeau recevait, avec la promesse
d'une ambassade, un traitement de 50.000 livres, « à charge d'aider
le roi de ses lumières, de ses forces, de son éloquence, dans ce que
Monsieur jugerait utile au bien de l'État et à l'intérêt du roi, deux
choses que les bons citoyens regardent sans contredit comme
inséparables, et dans le cas où M. de Mirabeau ne serait pas convaincu
de la solidité des raisons qui pourraient lui être données, il
s'abstiendrait de parler sur cet objet ».
Aux termes du second contrat, négocié
celui-ci par le comte de La Marck et par Mercy-Argenteau, ambassadeur
d'Autriche à Paris, Mirabeau reçut 200,000 livres en une fois pour
payer ses dettes, plus 6.000 livres par mois, plus quatre billets de
250.000 livres chacun, se montant dans l'ensemble à 1 million, payables
à la clôture de l'Assemblée.
Or, à la fin de décembre 1790,
Mirabeau exposa à la Cour dans ses 47e et 48e notes, la nécessité
urgente d'organiser un atelier de police et de propagande secrètes pour
connaître tout ce qui se passait dans les clubs, gagner leurs
dirigeants, influencer leurs délibérations, répandre de bons écrits
dans le public au moyen de folliculaires à gages. Il recommanda, pour
diriger cet atelier de police, l'ancien lieutenant civil au Châtelet,
Antoine Orner Talon, membre de la Constituante, qui avait des
accointances aux Jacobins.
La Marck appuya Mirabeau et l'atelier
de police commença à fonctionner en janvier 1791, sous la direction de
Talon, qui eut à sa disposition plusieurs millions. Or, au mois de mars
1791, Mirabeau qui avait pris ces gens-là au service de la Cour mit à
leur disposition des sommes importantes dont le Ministre des Affaires
étrangères, M. de Montmorin, était l'un des distributeurs. Mirabeau ne
fut pas content de leur conduite et il écrivit à son ami La Marck cette
lettre intime que je vais vous lire in extenso :
« Il faut que je vous voie
ce matin, mon cher comte, La marche des Talon, Sémonville et compagnie
est inconcevable. Le Montmorin m'en a appris et je lui en ai appris
hier des choses tout à fait extraordinaires, non seulement relativement
à la direction des papiers (c'est-à-dire des journaux) qui redoublent
de ferveur pour La Fayette et contre moi, mais relativement à des
confidences et à des motions particulières du génie le plus singulier.
Et, par exemple, Beaumetz, Chapelier et d'André ont dîné in secretis
(en secret), reçu les confidences de Danton, etc., etc. (sic) et, hier
au soir, ont fait, en mon absence, la motion de démolir Vincennes pour
se populariser. Ils refusent de parler sur la loi des émigrants, de
peur de se dépopulariser. Ils demandent à M, de Montmorin, une
proclamation du roi qui annonce la Révolution aux puissances
étrangères, pour se populariser, etc., etc.
« Danton a reçu hier 30.000 livres
et j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait faire le dernier numéro
de Camille Desmoulins. ... Enfin, c'est un bois. Dînons-nous ensemble
aujourd'hui ? Y seront-ils ? Leur parlerez-vous à part ? Enfin, il faut
nous voir.
« Je vous renvoie votre mandat : 1°
parce qu'il est au nom de Pellenc, chose dont je ne me soucie pas ; 2°
parce que Pellenc est malade à ce qu'il dit, et qu'ainsi il n'irait pas
chez M. Samson. Or, mon homme part. Il est possible que je hasarde ces
6.000 livres-là, Mais, un moins, elles sont plus innocemment semées que
les 30,000 livres de Danton. il y a au fond une grande duperie dans ce
bas monde à n'être pas un fripon ».
Cette lettre que Mirabeau a écrite à
un moment même, dans tout l'abandon de l'amitié, exprime la déception
d'un homme trompé par ceux qu'il paie ; c'est une preuve irréfragable
qu'à cette date de mars 1791, quand Louis XVI projetait déjà sa fuite à
Varennes, Danton était à la solde de la liste civile, il était un des
agents les plus notoires que Mirabeau et Talon avaient enrôlés dans
leur bureau de propagande et de police secrète.
Un tel document massue, qui n'a pas
été écrit pour les besoins de la cause, devrait clore tout débat -
c'est déjà ce que disait Louis Blanc - mais puisque les défenseurs à
tout prix de Danton ne se sont pas déclarés convaincus, puisqu'ils ont
balbutié les arguties les plus pitoyables pour écarter ce texte, qu'ils
me permettent de vous soumettre d'autres documents qui ne se bornent
pas à confirmer mais qui aggravent singulièrement le témoignage de
Mirabeau, documents que ces Messieurs les apologistes n'ont pas connus
et que je veux faire comparaître maintenant devant vous.
Je vais faire comparaître devant vous,
le chef même de l'atelier de police : Talon, L'ancien lieutenant civil
au Châtelet était un habile homme que les scrupules ne gênaient guère,
et qui n'eut jamais toute sa vie qu'une pensée : faire fortune.
Quand le marquis de Favras, au mois de
décembre 1789, avait comploté d'assassiner Bailly et Lafayette,
d'enlever le roi, et qu’il avait été découvert par la trahison d'un de
ses agents, Talon avait été chargé de l'instruction au Châtelet. Il
avait rendu au roi et à Monsieur, à cette occasion, les services les
plus signalés, il était intervenu auprès de l'accusé pour l'empêcher de
mettre en cause les hauts personnages qui avaient encouragé et
subventionné sa téméraire entreprise. Talon avait gardé secret le
mémoire justificatif que Favras lui avait remis avant de marcher au
supplice, mémoire dans lequel Favras affirmait qu'il n'avait fait
qu'exécuter les ordres de Monsieur et de la Reine.
Muni de cette pièce compromettante,
Talon était en situation de faire chanter la famille royale, et quand
Mirabeau et La Marck le proposèrent à la Cour pour le poste de
confiance de chef de la contre-police royale, ils ne manquèrent pas de
rappeler l'un et l'autre l'existence de cette pièce compromettante que
Talon détenait et ils ajoutèrent qu’il était un homme à ménager. Bien
entendu, La Marck, comme Mirabeau lui-même ne se faisait pas la moindre
illusion sur le désintéressement de Talon et de ses agents.
Il écrivait le 26 janvier 1791 : « Il ne faut pas se dissimuler que les gens qu'on emploie à cette oeuvre sont poussés par l'espoir de se gorger d'or ».
Talon a conservé son emploi lucratif
jusqu'à la chute du trône, et à ce moment, menacé d'arrestation par la
Commune révolutionnaire de Paris, la Commune du 10 août, qui avait mis
les scellés sur son domicile, il s'est enfui en Angleterre et,
paraît-il, en emportant le reliquat des fonds qui lui étaient confiés,
c'est-à-dire 2 millions.
Compromis à fond par les pièces de
l'armoire de fer, frappé d'un décret d'accusation par la Convention, le
3 décembre 1792, déjà perquisitionné à son domicile, Talon séjourna à
l'étranger tant que dura la tourmente. Il voyagea aux États-Unis, il
parcourut l'Angleterre et se livra à des spéculations heureuses, avec
une banque anglaise, la banque Baring et une maison d'Amsterdam, la
maison Boucherot, et il devint si riche qu'il pût donner à sa fille, la
comtesse du Cayla - qui sera la favorite de Louis XVIII - 300.000
francs de dot.
Au moment du Consulat, il crut pouvoir
rentrer en France, mais la police de Bonaparte était bien faite. On
l'arrêta, on le conduisit au Temple et on l'interrogea. Le 28 septembre
1803, M. Pierre Fardel, magistrat de sûreté du premier arrondissement
de Paris, lui fit subir un interrogatoire très curieux qui est encore
en grande partie inédit, et que je compte publier prochainement dans ma
revue. Il est aux Archives nationales sous la cote F7-6374.
Les questions qui lui furent posées
très nombreuses, très précises, avaient été préparées à l'avance par le
Ministre de la Justice, Régnier, et Régnier les avait soumises pour
approbation à Bonaparte lui-même. Or, voici ce qui concerne notre sujet
dans cette pièce absolument inconnue des apologistes de Danton.
A la question : « De quelle
fonction particulière et secrète avez-vous été chargé par la Cour ? »
Talon reconnut qu'il « avait été chargé de veiller à la sécurité
personnelle du roi, sur les différentes oppositions et menées du parti
qui était en opposition avec la majorité de l'Assemblée ».
Sur une nouvelle question au sujet des
pièces de l'armoire de fer, il répondit qu'il avait pris différentes
mesures pour la sûreté personnelle du roi, qui avait mis à sa
disposition des fonds, qu'il avait fait verser entre les mains de M.
Randon de la Tour, un des cinq commissaires de la Trésorerie et il
précise que les mesures dont il fut chargé consistaient : « 1° à
avoir une surveillance générale de police ; 2° des personnes sûres dans
la garde nationale et dans les clubs, dans les bataillons que l'on
avait soin de faire venir au château ».
On lui demande : A quelle
époque avez-vous quitté la France ? Où vous êtes-vous immédiatement
retiré ? II répond qu'il a quitté la France le 4 septembre 1792,
immédiatement après les massacres de septembre. « Danton, alors ministre de la Justice, me donna un passeport pour le Havre et je m'embarquai pour l'Angleterre ».
Question : « Qui vous avait donné l'instruction de rallier les anciens Cordeliers, comme vous avez fait du temps de la Cour ?». « - Je n'ai jamais eu aucun rapport
avec les Cordeliers. J'ai eu des rapports avec Danton à l'effet de
découvrir ce qui pouvait intéresser la sûreté individuelle du roi ».
Mais ce n'est pas tout. Talon ne se borne pas à reconnaître, sous la
foi du serment, qu'il avait enrôlé Danton dans son équipe de
surveillance, et que Danton reconnaissant lui a procuré le passeport
qui lui a permis d'échapper à la police révolutionnaire.
« Quels sont les ministres anglais avec lesquels vous avez eu des relations politiques ou d'amitié ?». « - Je n'ai jamais eu de relations
politiques ou d'amitié avec les ministres anglais. Quand il fut
question, à cette époque, d'une proposition de négociation relative au
roi alors en prison, Danton accepta de faire sauver par un décret de
déportation la totalité de la famille royale. J'envoyai à mes dépens un
ami pour faire la même communication au roi de Prusse à Coblentz. Il
était chargé d'une lettre de M. le duc d'Harcourt pour avoir une
confiance à laquelle je n'avais pas le droit de prétendre n'étant pas
connu du roi de Prusse. Il s'adressa à l'archiduchesse
Christine, il lui communiqua ses instructions ainsi qu'à l'Électeur de
Cologne qui était avec elle. M. de Metternich lui refusa un passeport,
pour continuer sa route jusqu'à Coblentz et de vive voix l'assura qu'il
écrirait à l'Empereur et au roi de Prusse et lui ajouta que
l'Ambassadeur de l'Empereur à Londres me donnerait la réponse. Il
revint me trouver à Londres et je fis passer ces détails à M. Pitt, Il
me fut démontré, n'ayant pu avoir aucune réponse, que les puissances
étrangères, se refusaient au sacrifice pécuniaire demandé pur Danton,
qui, cependant, avait mis pour condition que la somme ne lui serait
comptée que lorsque la famille royale aurait été remise entre les mains
des commissaires chargés de la recevoir. »
On lui demande encore quel est cet ami
qui a été envoyé au roi de Prusse et à l'Empereur. Il répond qu'il
s'appelle Esprit Bonnet et demeure à Paris, rue Caumartin. Ce
témoignage est d'une sincérité indiscutable. Danton est mort depuis
neuf ans, Talon n'a aucun intérêt à charger sa mémoire en racontant la
part que Danton a prise avec lui aux efforts tentés pour sauver Louis
XVI.
Remarquez que Talon ne croit pas nuire
à la réputation de Danton en racontant ces choses; pour Talon, resté
royaliste, un révolutionnaire qui trahit la Révolution mérite une
récompense. Si le juge avait eu le moindre doute sur sa véracité, rien
n'était plus facile que d'interroger Esprit Bonnet qui vivait encore ;
mais ce témoignage écrasant de Talon n'a pas seulement pour utilité de
confirmer le premier témoignage que je vous ai lu, celui de Mirabeau.
Nous pouvons le confronter encore avec d'autres aussi écrasants, avec
le témoignage de Théodore Lameth dans ses mémoires et avec celui d'un
agent de Pitt, Miles.
Une parenthèse sur les Lameth. Ils
étaient trois frères : Alexandre, Charles et Théodore ; ils étaient
devenus, après la mort de Mirabeau, les conseillers attitrés de la
Cour, qui subventionna leur journal le Logographe, même avant la fuite
à Varennes. Les sommes reçues par eux et par leur agent Pellenc, ancien
secrétaire de Mirabeau passé à leur service, figurent en quittances
dans les pièces de l'armoire de fer.
Théodore Lameth nous dit dans ses
mémoires déposés à la Bibliothèque nationale en 1883, quatre ans avant
qu'on élevât la première statue de Danton, ces mémoires n'ont été
publiés qu'en 1913. Il nous dit que Danton sauva son frère Charles
resté à Rouen après le 10 août et qu'il lui procura, à lui, Théodore,
le passeport qui lui permit de se réfugier en Angleterre et d'échapper
aux révolutionnaires. Il ajoute qu'il revint d'Angleterre au moment du
procès du roi, qu'il vit Danton à deux reprises, et que Danton lui
promit son concours pour sauver le roi au besoin par un coup de force,
par une émeute.
Il ajoute que Danton avait fait des
préparatifs a cet effet avec Delacroix, son collègue à la Convention.
Il déclare d'ailleurs formellement dans ses souvenirs, que Danton fit
tout ce qui dépendait de lui pour sauver le roi. Il ne laisse pas
ignorer que lui, Théodore Lameth, a été mêlé aux efforts du chargé
d'affaires d'Espagne Ocariz pour acheter les Conventionnels ; il
n'avait pas assez d'argent et essaya d'en avoir de Pitt qui refusa, et
Talon indigné s'écria en parlant de Pitt : « il veut un pendant à Charles ler.» Théodore Lameth précise que Danton répandit l'argent parmi les
Conventionnels et que Chabot était alors un des agents de Danton qui
voulait sauver Louis XVI.
« Je ne puis douter de ce qui
eut lieu alors, car j'étais revenu d'Angleterre où je n'étais que
depuis six semaines, malgré la loi qui condamnait les Émigrés à mort et
qui venait d'être rendue, pour voir Danton, que je déterminai aux
démarches qu'il fit. »
Dans une récente communication du 9
novembre 1925, qu'il a faite au journal La Croix, et dont il m'a
confirmé le contenu dans une lettre particulière, le comte Lecoulteux
de Caumont, descendant direct du célèbre banquier Lecoulteux de
Canteleu, a affirmé qu'il résultait des pièces léguées par son ancêtre
et de sa correspondance avec Ocariz que Lecoulteux avait versé à Ocariz
pendant le procès du roi 2.300.000 francs pour acheter le groupe Chabot
et que Chabot avait touché 500.000 livres. Or, Théodore Lameth nous
affirme que Chabot n'était ici que l'agent de Danton et cela explique
pourquoi Danton défendra Chabot jusqu'à se compromettre, quand Chabot
sera mêlé au scandale de la Compagnie des Indes.
Je ne croirai pas que Danton ait reçu
chez lui par deux fois un émigré, Théodore Lameth, malgré la rigueur
terrible des lois, qu'il lui ait promis son concours pour sauver le roi
et sa famille, sans exiger une rémunération. Théodore Lameth nous a dit
qu'il agissait de concert avec Ocariz chargé d'affaires d'Espagne, qui
tirait sur la banque Lecoulteux. Mais nous avons, pour nous éclairer,
un témoignage que j'ai retrouvé aux archives : le témoignage du cousin
de Danton, Philippe, qui écrira au Comité de Salut public au moment du
procès de germinal, et qui affirmera à plusieurs reprises devant
plusieurs témoins, dont j'ai publié les déclarations, que Danton avait
reçu des Lameth un paquet d'assignats de 150.000 livres et Philippe dit
tenir la chose de la propre femme de Danton.
Maintenant, que Danton ait employé
Talon à soutirer à Pitt le complément des quatre millions qu'il
exigeait et qu'Ocariz ne pouvait lui fournir, faute de crédit, ce n'est
pas seulement Théodore Lameth qui le dit, c'est un agent diplomatique
de Pitt qui l'affirme, et qui l'affirme au moment même avec une
précision qui ne laisse rien à désirer. William-Augustus Miles qui
appartenait au parti Whig, très lié avec le beau-frère de Grenville,
Ministre des Affaires étrangères, avait été employé déjà par Pitt dans
plusieurs missions de confiance à Liège, à la veille de la Révolution
et à Francfort.
Dans le long séjour qu'il fit en
France en 1790 et 1791, il connut beaucoup de révolutionnaires, il
observa bien des gens au Club des Jacobins, dont il suivit assidûment
les séances. A son retour en Angleterre, il s'efforça d'éviter la
guerre entre son pays et la France. Sa correspondance, très
intéressante, a été publiée en anglais en deux volumes par son
petit-fils, le révérend Popham Miles. Les historiens français ne l'ont
pas connue et s'ils l'ont connu, ils n'en ont pas tenu compte, et
permettez-moi aussi de vous faire remarquer que cette correspondance a
paru en 1890 et que c'est un an plus tard qu'on inaugurait la statue du
boulevard Saint-Germain.
Cette correspondance renferme la
minute écrite de la main de Miles, datée du 18 décembre 1792, d'une
conversation que Miles vient d'avoir avec l'ancien abbé Noël, le
grammairien de la grammaire Noël et Chapsal, un agent de Danton, qui,
avait été envoyé à Londres après le 10 août.
Voici cette pièce qui est une confirmation éclatante des témoignages de Théodore Lameth et de Talon lui-même :
« La personne de confiance
envoyée par le Conseil exécutif (c'est-à-dire l'abbé Noël) est venue ce
soir à neuf heures et demie. Elle s'est déclarée elle-même amie de
l'humanité et, quoique républicaine, elle était parfaitement persuadé
que la mort du roi ne serait d'aucune utilité pour le nouveau
gouvernement de la France ; qu'après avoir réduit Louis XVI au rang de
simple citoyen, la France n'avait plus rien à craindre du monarque
détrôné ; que, ce que recherchait la France, ce n'était pas le supplice
d'un homme, mais la destruction de la royauté, et que ce dernier objet
était maintenant pleinement réalisé. Après ces prémisses, qui furent
longues, il me dit qu'il voyait une disposition dans le Conseil
exécutif à éviter de répandre le sang de Louis XVI et qu'il supposait
que M. Pitt et le gouvernement attachaient quelque importance à ce
désir charitable. Il en vint alors à me proposer de me communiquer la
seule méthode certaine par laquelle la vie du roi pourrait être sauvée.
Il me dit que c'était un individu qui rassemblait à Londres les moyens,
mais qu'étant suspect (Talon venait d'être mis en accusation) il lui
était impossible de le voir à ce sujet. Il insista sur l'esprit
vigoureux de cet individu ; il dit que ses ressources étaient immenses,
ses connaissances étendues et qu’ayant eu une part active à la
Révolution, qu'étant resté en bons termes avec tous les partis,
qu'étant très profondément et confidentiellement engagé dans les
affaires du roi, lui seul pouvait réussir dans l'entreprise. Il a
demandé alors si je voulais parler de la chose à M. Pitt, mais qu'il ne
devait pus être nommé lui-même ; qu'il n'avait plus rien à. dire sur le
sujet, sinon de me donner le nom et l'adresse de l'individu (M. Talon,
116 Sloane-Street, à Chelsea), et que j'étais alors libre de faire ce
que je jugerais à propos. Je demandai de quelle façon M. Pitt pourrait
intervenir. Il me fut répondu que ce devait être secrètement et non
ouvertement. Je le priai de s'expliquer. Il dit qu'il ne pouvait
s'expliquer davantage, qu'il m'avait soumis la chose en confidence et
que l'affaire, autant qu'elle le concernait, devait en rester là.
« Soupçonnant que ce pouvait être
une feinte de la part du Conseil exécutif pour découvrir si notre
gouvernement s'intéressait lui-même à la préservation de le vie du roi
et me tendant compte que, si une telle idée devait être admise,
l'Angleterre pourrait être accusée de désirer effectuer la
contre-Révolution, je crus prudent de paraître extrêmement indifférent
à la vie ou à la mort de Louis XVI, si bien que le Monsieur qui vint à
moi a lieu de se plaindre de la rudesse et du mauvais accueil qui lui
fut fait au sujet du roi. C'était aussi dans l'opinion qu'il était
prudent de renforcer à Paris la conviction que M. Pitt, s'était fait à
lui-même un devoir de ne pas se mêler du gouvernement intérieur de la
France dans aucun cas, sous aucun prétexte, ni directement, ni
indirectement. L'observation fut faite que c'était chose secrète. Je
répondis que j'avais trop l'expérience du monde pour croire que
l'intervention proposée pût rester secrète vingt-quatre heures et que,
comme je savais l'aversion de M. Pitt à se mêler des affaires
intérieures de la France, relativement à la question qu'on pût penser
qu'il interviendrait au sujet du jugement du roi, je devais décliner la
proposition, non seulement dans la pleine conviction où j'étais que ce
serait chose inutile, mais aussi par raison de délicatesse à l'égard de
M. Pitt lui-même.
« Il exprima le désir que, puisque
je ne voulais pas en parler à M. Pitt, ce qu'il avait dit restât
confidentiel, entre quatre yeux. Ceci mit fin à la conversation. Je vis
qu'il était très satisfait d'apprendre que le ministère était neutre.
En sortant, il exprima l'espoir que l'état de la France pût être un
exemple pour l'Angleterre et nous détournât de détruire notre
excellente Constitution ».
Ce texte confirme exactement le fond
du récit de Talon et de Théodore Lameth, Ainsi voilà encore un fait
acquis. Pendant que Danton, à la tribune, provoque les rois, il cherche
secrètement à s'entendre avec eux, il leur envoie des émissaires pour
leur soutirer des millions, afin de sauver la vie de Louis XVI. Pendant
qu'il voue les émigrés au supplice, il les reçoit chez lui, il les
protège, il leur donne des espérances.
J'ai lu aux archives des Affaires
étrangères la correspondance de Noël, cet agent de Danton, avec Danton
d'une part, et Lebrun, Ministre des Affaires étrangères d'autre part.
Il y est question à plusieurs reprises de Talon, désigné par l'initiale
T. Il y est souvent question aussi d'argent. « Il faut trois choses
décisives en affaires : du positif, du secret et de l'urgent», ou
encore ! « Faisons un pont d'or à l'ennemi». J'ai remarqué aussi que
le cousin de Danton, Mergez, le futur général et son demi frère
Recordain, avaient accompagné Noël à Londres, et, dans le dossier, il y
a des lettres de Mergez et de Recordain.
Danton ne se borna pas à donner des
promesses verbales à Théodore Lameth ; il est certain qu'il a fait ce
qu'il a pu pour sauver le roi, et gagner honnêtement l'argent reçu
d'Ocariz, Le 23 décembre, à peu près cinq jours après la tentative
fructueuse de Noël auprès de Miles pour ménager une entrevue secrète
entre Talon et Pitt, un journaliste endetté, Robert, qui se livrait à
toutes sortes d'affaires, par exemple à des spéculations sur le rhum et
qui pour cela fut gravement inquiété en 1793, ce Robert, intime ami de
Danton, fit aux Jacobins la proposition formelle d'un sursis au procès
du roi. « Il dit qu'il ne faut pas que les patriotes s'opposent au
délai que pourrait demander Louis Capet. Il ajoute qu'il serait de
bonne justice et de saine politique que ce fût un Jacobin qui fit la
demande d'un délai pour Louis Capet ».
Mais cette proposition fut mal
accueillie ; Jeanbon Saint André et Albitte protestèrent vivement
contre cette motion dilatoire qui surprit les Jacobins ; or, il est
évident que cette action de Robert à Paris se liait avec celle des
libéraux anglais à Londres, avec lesquels Noël était en relations. Les
orateurs libéraux de la Chambre des Communes, et de la Chambre des
Lords, Sheridan, Landsdowne, Fox, appuyèrent de leur mieux au moment
même l'intrigue dantonienne.
Le 21 décembre, deux jouis avant
l'intervention de Robert aux Jacobins, Lord Landsdowne propose à la
Chambre des Lords que l'Angleterre envoie un ambassadeur spécial pour
intervenir auprès de la Convention pour lui dire l'intérêt particulier
que la nation anglaise prend au sort de Louis XVI. Pitt répond qu'une
telle démarche est impossible, qu'elle dérogerait à la dignité du roi
d'Angleterre.
Une tentative fut faite au moment même
auprès de Pitt pour en obtenir l'argent qu'il ne voulait pas donner,
par le propre frère de Godoi (ou Godoy - Duc d’Alcudia, Premier
ministre d’Espagne) qui vint à Londres tout exprès au début de décembre.
Dans les fameuses notes écrites par
Robespierre sur le rapport de Saint-Just, on lit au sujet de Danton : «
Il ne voulait pas la mort du tyran ; il voulait qu'on se contentât de
le bannir, comme Dumouriez qui était venu à Paris avec Westermann, le
messager de Dumouriez auprès de Gensonné, et tous les généraux ses
complices, pour égorger les patriotes et sauver Louis XVI. La force de
l'opinion détermina la sienne et il vota contre son premier avis ainsi
que Lacroix, conspirateur décrié, avec lequel il ne put s'unir en
Belgique que par le crime ».
Robespierre a dit la vérité comme
toujours. Vous savez, cependant que Danton, au dernier moment, manqua
aux royalistes, et qu'il ne se borna pas à appuyer son vote d'une
menace déclamatoire contre les tyrans, auxquels il lança en défi une
tête de roi, mais qu'il vota aussi contre le sursis au milieu des
murmures, des « oh ! oh ! » du côté droit qui ne s'attendait pas à
cette cynique volte-face, car pourquoi ce revirement final de Danton?
Raison de popularité sans doute. Mais
il y a autre chose. Pitt n'avait pas complété la somme que Danton avait
fixée à Ocariz ; il avait réclamé quatre millions, Ocariz n'en avait
fourni que la moitié. Dumouriez, que sa liaison intime avec Talon, avec
Noël et avec Danton, a mis à même d'être très bien renseigné, nous dit,
dans ses mémoires, qu'une maladresse de Bertrand de Moleville, ancien
Ministre de la Marine de Louis XVI, alors réfugié à Londres, blessa
profondément Danton. Bertrand de Moleville avait écrit à Danton, au
moment du procès du roi, pour le menacer de révéler les sommes qu'il
avait reçues de la Cour, s'il ne votait pas bien. N'ayant pas reçu de
réponse de Danton, il mit sa menace à exécution et adressa au Ministre
de la Justice, un paquet de documents compromettants pour Danton et
pour les Girondins.
Ce n'est pas seulement Dumouriez qui
nous apprend la chose, Bertrand la confirme dans ses mémoires et M.
Edmond Seligmann, dans son remarquable ouvrage sur la Justice en France
sous la Révolution, au tome II, page 447, note 4, nous affirme que
l'envoi de Bertrand est sûrement celui qui est mentionné dans
l'inventaire de la Commission des 21 sous le titre ; « Envoi au
Ministre de la Justice d'un paquet venu de Londres pour la défense du
roi, adressé à Malesherbes, reçu le 24 décembre 1792 ».
Déjà l'auteur de l'article Danton,
dans la vieille biographie Didot, Mallet nous avait révélé que les
pièces envoyées par Bertrand de Moleville avaient été étouffées par le
Ministre de la Justice Garat, qui était un intime ami de Danton. Et, de
fait, les pièces ne se retrouvent plus aujourd'hui dans les dossiers de
la Commission des 21, mais il en reste trace dans l'inventaire.
Il est donc admis surabondamment par
les témoignages les plus authentiques que Danton fut aux gages de Louis
XVI ; c'est Mirabeau, c'est Talon, c'est Théodore Lameth, c'est
Bertrand de Moleville, c'est Dumouriez, qui le proclament, -
personnages qui dirigeaient la police secrète de la Cour et qui ont pu
apprécier ses services. Ce sont les lettres de l'agent de Danton, Noël,
écrites au moment même, à Lebrun et à Danton lui-même, ce sont les
lettres de l'agent de Pitt, Miles, les pièces des archives subsistantes
qui nous confirment la chose. Un tel luxe de preuves doit entraîner la
conviction, mais comme je n'ai rien voulu laisser dans l'ombre, j'ai
tenu à procéder à une contre-épreuve et même à une double
contre-épreuve. J'ai poursuivi les apologistes de Danton sur leur
propre terrain dans leurs derniers refuges, sans espérer du reste les
amener à reconnaître leur erreur, mais en les obligeant depuis quinze
ans à laisser toutes mes démonstrations sans la moindre réplique.
Cette double contre-épreuve, dont je
veux vous exposer aussi brièvement que possible les résultats, a
consisté à rechercher s'il est vrai, comme l'affirment les apologistes,
que la fortune de Danton ne s'est pas accrue d'une façon anormale, que
la gestion des fonds secrets de son ministère a été loyale et correcte,
s'il est vrai que l'accusation portée contre lui dans la presse d'avoir
pillé la Belgique au cours de sa mission, avec son acolyte Delacroix,
auprès de Dumouriez, ne repose que sur des racontars. Faire la
contre-épreuve consistera encore à vérifier par l'étude de l'action
politique de Danton, s'il est vrai, comme l'affirment avec intrépidité
les apologistes, que cette action fut nette, loyale, républicaine et
patriotique ou si, au contraire, les griefs précis apportés par
Saint-Just et par Robespierre, adoptés par la Convention et le Tribunal
révolutionnaire sont fondés, oui ou non.
J'ai donc encore deux parties à vous exposer : 1° la fortune de Danton ; 2° sa politique.
Je vous avais promis d'examiner tout
d'abord la fortune de Danton et son action politique dans ses rapports
avec l'argent. La fortune de Danton d'abord. Que cette fortune se soit
accrue de façon anormale, que sa subite richesse et son train luxueux
aient scandalisé les contemporains, cela est si vrai qu'à plusieurs
reprises Danton dut présenter des explications à ce sujet ; et ses
explications se ramènent toutes à dire que les acquisitions qu'il a
faites l'ont été avec le produit du remboursement de sa charge d'avocat
au Conseil du Roi, charge qui fut supprimée avec tous les offices de
judicature, dès le début de la Constituante. Dès le milieu d'avril
1791, le fumeux Courtois, l'âme damnée de Danton qui sera plus tard
chassé du Tribunal pour concussion (Infraction commise par un
représentant de l'autorité publique), Courtois dut défendre son ami
dans une Lettre au Patriote français.
Les calomniateurs de Danton, ces « méchants frondeurs, comme dit Courtois, répandaient
le bruit que les routes de la fortune s'étaient aplanies sous ses
pas, que c'était un homme soudoyé par un parti, un fabricateur de faux
assignats». La brochure de Courtois n'ayant pas coupé court aux
mauvais bruits colportés, Danton se défendit lui-même dans le discours
qu'il prononça le 20 janvier 1792, lors de son installation à l'Hôtel
de Ville de Paris comme second substitut du Procureur de la Commune. Il
prit soin de répéter ce qu'avait déjà dit Courtois, ce que répéteront
ses apologistes d'aujourd'hui, que ses acquisitions de biens nationaux
avaient été faites au moyen du remboursement de sa charge, mais il ne
convainquit personne. Sous la Convention, Girondins, Enragés,
Feuillants, Hébertistes, etc., ont repris l'accusation avec un ensemble
impressionnant et, le 23 frimaire an II, Danton a été réduit à
l'humiliation de défendre une seconde fois sa vie privée au milieu des
murmures et des interruptions des Jacobins.
« Vous serez étonné, dit-il, quand
je vous ferai connaître ma vie privée, de voir que la fortune que mes
ennemis m'ont prêtée se réduit à la petite portion de biens que j'ai
toujours eue ». Déjà, le 26 août 1793, dans une séance orageuse des
Jacobins, dans une réponse à Hébert, il avait invité ses calomniateurs
à aller vérifier chez son notaire l'état de sa fortune. Le journal du
Club des Jacobins résume ainsi la fin de son discours : On prétendit
qu'il avait assuré une fortune de 14 millions à une femme qu'il avait
épousée après la mort de la première, parce que, enfin il me faut des
femmes, dit Danton. Eh bien, c'est tout bonnement 40.000 livres dont je
suis propriétaire il y a longtemps ».
Vous voyez donc que Danton s'est
défendu à plusieurs reprises au sujet de l'accroissement subit de sa
fortune et que le reproche que Aulard lui a fait - oh ! le seul
reproche - d'avoir méprisé la calomnie, de n'être abstenu de la
réfuter, que ce reproche n'est pas fondé. Mais ce qui est vrai, c'est
que les protestations de Danton n'ont convaincu aucun de nos
contemporains, si elles ont convaincu M. Aulard. La calomnie, pour
parler comme Courtois, était si répandue qu'elle a fait le tourment des
fils de Danton qui étaient devenus filateurs à Arcis-sur-Aube, et qui
ont vécu comme des réprouvés jusqu'à la veille de la Révolution de
1848.
Or, il arriva, sous le règne de
Louis-Philippe, qu'un avocat, homme consciencieux, Nicolas Villiaumé,
qui préparait une histoire de la Révolution qui paraîtra en 1850,
s'avisa d'interroger les fils de Danton comme il avait déjà interrogé
précédemment Albertine Marat, soeur de l’«Ami du Peuple». Rousselin
de Saint Albin, le secrétaire de Barras, le vieux Conventionnel Sergent
et tous les survivants de la grande époque. Ayant reçu cette lettre de
Villiaumé, les fils de Danton, en 1846, se décidèrent à défendre la
mémoire de leur père ; ils le firent dans un plaidoyer très travaillé,
très minutieux où ils s'efforcèrent, en citant des documents et des
chiffres, de prouver que vraiment la fortune de Danton ne s'était pas
accrue par des moyens illicites.
Villiaumé fut convaincu par ce
plaidoyer familial, surtout lorsqu'il put vérifier aux archives des
finances que la charge de Danton lui avait été bien remboursée pour le
chiffre mentionné par les fils de Danton, dans leur plaidoyer. Ses
lettres aux fils de Danton, que j'ai publiées, prouvent cependant que
Villiaumé eut des hésitations, car il leur posa des questions
renouvelées notamment sur un certain Pornis, qui aurait gardé pour
Danton un dépôt énorme et sur lequel les fils de Danton ont déclaré
qu'ils no savaient rien.
Un autre des scrupules de Villiaumé
est attesté par la demande qu'il fit aux fils de Danton de publier leur
plaidoyer afin, dit-il, que les historiens pussent vérifier la vérité
de leurs dires. Mais l'autorisation fut refusé et les fils de Danton
interdirent à Villiaumé d'indiquer même indirectement qu'ils l'avaient
renseigné. Le plaidoyer des fils de Danton a fait le fond de
l'apologétique dantoniste jusqu'à nos jours. Ce plaidoyer a été confié,
sous le sceau du secret, à Michelet, à Bongeart, au Dr Robinet enfin
qui s'est décidé à le publier en 1865 dans son Mémoire sur la vie
privée de Danton, mais Robinet a supprimé du document, qui figure
aujourd'hui en original dans la collection de la bibliothèque Le
Pelletier de Saint-Fargeau, les lignes du début et celles de la fin,
lignes qui indiquent que le plaidoyer avait été écrit sous forme de
lettre à la demande de Villiaumé et que défense expresse avait été
faite à celui-ci de le livrer à la publicité et de faire connaître que
les fils de Danton en étaient les auteurs.
Le Dr Robinet et tous ceux qui
dérivent de lui ont accepté les yeux fermés les données de
l'apologétique familiale. J'ai cru devoir les vérifier par tous les
éléments d'information qui m'étaient accessibles ; j'ai fouillé les
dépôts parisiens et les archives de l'Aube, mais surtout j'ai soumis
chaque document, les anciens comme les nouveaux, à une critique
rigoureuse. Et voici brièvement les résultats de mon examen, Quand
Danton, clerc d'avoué sans fortune, épousa en 1787 la fille du café de
l'École, à Paris, Antoinette-Gabrielle Charpentier, il ne lui est
reconnu en tout et pour tout dans son contrat de mariage qu'un capital
de 12.000 livres consistant en une moitié de maison qu'il possédait à
Arcis en indivis avec sa soeur.
Il achète sa charge d'avocat aux
Conseils, au moment même où il se marie et toute entière à crédit. Sa
femme lui apporte une dot de 20.000 livres sur laquelle il rembourse
immédiatement 15.000 livres à son beau-père Charpentier, qui lui a
prêté cette somme pour acheter sa charge. Il emprunte 30.000 livres à
une demoiselle Duhauttoir, demeurant à Troyes, sous la caution de ses
tantes maternelles ; il emprunte le reste à quelques autres personnes,
si bien que, malgré sa dot, ,en entrant en ménage, il doit plus de
53.000 livres. Son office est liquidé le 20 avril 1791, et remboursé le
11 octobre suivant pour 69.031 livres, 4 sous, montant approximatif de
son prix d'achat.
Un du garde des rôles et offices de
France, constate à cette occasion qu'il n'y a aucune opposition au
remboursement opéré au profit de Danton. A cette date, Danton a donc
remboursédes obligations contractées pour payer son étude et il ne doit
plus rien à personne, La question se pose de savoir de quelle manière
et avec quelles ressources il a pu acquitter en moins de quatre ans un
capital de 53,000 livres et avec les intérêts, de 60.000 francs. Les
apologistes admettent que les bénéfices de son étude lui ont suffi ;
or, en soit de façon indubitable, par les recherches très précieuses et
très complètes de M. A. Fribourg, on sait que Danton plaida en quatre
ans, vingt-deux affaires en tout or la plupart insignifiantes.
Je remarque que Danton a dû entretenir
sa famille pondant ces quatre ans au cours desquels il lui est né deux
enfants. Aux 60.000 livres de bénéfices nets qu'il aurait dû faire pour
payer ses dettes, il faut ajouter ses dépenses personnelles : les
honoraires des clercs, loyer, etc., et je ne crois pas qu'il y ait
beaucoup d'études qui se vendent ainsi à raison de quatre fois le
produit net. C'est ce qu'il faudrait admettre, si la thèse des fils de
Danton est exacte. Je comprends mal que Me Huet de Paisy ait vendu si
bon marché à Danton un office si productif.
J'ai consulté l'inventaire des biens
de Danton, dressé en germinal an II, après son supplice, et j'ai vu que
Danton avait acheté en deux fois, le 24 mars 1791 et le 12 avril de la
même année, trois biens nationaux pour la somme de 57.510 livres. J'y
ai vu encore, que le 13 avril 1791, il avait acheté à la demoiselle
Piot de Courcelles, acte passé chez Me Audin, notaire à Troyes, une
belle maison à Arcis-sur-Aube, située auprès du grand pont, maison
qu'il viendra désormais habiter pendant ses villégiatures et où il
installera sa soeur et son beau-frère ; cette maison lui coûta 25.300
livres sans les frais d'actes.
Il acheta donc en quinze jours pour
82.000 livres de propriétés ; il les paya sur-le-champ au comptant. Et
il aurait pu, cependant, pour les biens nationaux, attendre et se
libérer en ce qui concerne les achats de biens nationaux, en douze
annuités. Il n'en fit rien. Il paya de môme au comptant le 13 avril
1791, le jour de l'achat, la maison de la place du Grand-Pont et en
1794, au moment de l'inventaire de ses propriétés, ses quatre
acquisitions sont totalement payées. Voilà donc un fait grave. En ce
mois d'avril 1791, Danton a à sa disposition 80.000 livres d'argent
liquide et cela plusieurs mois avant le remboursement de sa charge,
remboursement qui ne fut effectué que le 11 octobre 1791.
Et, ce n'est pas tout : son office
remboursé, Danton continue, avec la passion du paysan, à arrondir ses
terres par des achats répétés. Ces nouvelles acquisitions, dont vous
trouverez le tableau complet en appendice d'une de mes études dans les
Annales révolutionnaires de 1912, se montent à 43.650 livres sans
compter les frais d'actes. Si l'on admet avec Courtois, qui a donné
cette explication, dans sa Lettre au Patriote français, que le
beau-père de Danton, Charpentier, lui a avancé 40.000 livres pour
l'aider à payer ses acquisitions d'avril 1791, je demande avec quoi
Danton a payé le reste. Ses acquisitions territoriales dépassent
125.000 livres un écart de 56.000 livres à combler, en supposant que
Danton ait fait rapporter à son office pendant quatre ans cette somme
de 69,000 livres, qu'il avait dû emprunter toute entière - ce que je
n'admets pas.
A sa mort, le soi-disant prêt de
40.000 livres provenant de son beau-père a été remboursé puisqu'il
n'est fait aucune mention de cette dette ni d'autres dettes dans
l'inventaire de 1794, Danton était devenu grand propriétaire foncier
dans le département de l'Aube ; ses domaines ne couvaient pas moins
d'une centaine d'hectares et avaient coûté 125.000 livres. La grande
ferme de Nuisement, cette métairie dont il parla avec simplicité, à
elle seule couvrait 73 hectares de terres. Il possédait encore par
moitié avec sa soeur, la maison paternelle d'Arcis-sur-Aube, sise rue
du Mesnil et estimée à 12.000 livres.
Je n'ai pas tenu compte non plus des
sommes importantes qu'il a consacrées aux réparations et dont les
mémoires figurent aux archives de l'Aube. De plus, j'ai trouvé aux
archives de l'Aube, les pièces justificatives d'une donation par
laquelle Danton a constitué en faveur de sa mère, une rente viagère de
600 livres annuelle, une autre rente viagère de 100 livres pour sa
nourrice, en 1791, et je n'en ai pas tenu compte. Il logeait
gratuitement dans sa maison de la rue des Ponts à Arcis toute sa
famille.
Je n'ai pas tenu compte davantage des
biens mobiliers qu'il possédait dans quatre domiciles différents. Dans
sa maison d'Arcis, trois cavales, deux pouliches, 100 toises de bois,
des piles de planches, le tout vendu 6.575 livres, 13 sous, somme à
laquelle il faut ajouter le prix de trois juments noires
réquisitionnées par l'armée, et dont la valeur restituée aux enfants de
Danton, en l'an IV, était de 2.000 livres ; en tout pour la maison
d'Arcis, 8.575 livres 13 sous de mobiliers.
Pour la maison qu'il habitait à Paris,
Cour du Commerce, dans l'inventaire détaillé dressé le 25 février 1793
et jours suivants après le décès de sa première femme, figurent entre
autres trois pièces de Bourgogne, un mobilier très confortable, le tout
prisé 13.910 livres. Troisième mobilier dans la maison de son
beau-père, Charpentier, était propriétaire à Sèvres, qui existe
toujours : on l'appela la « Fontaine d'Amour». L'inventaire ici porte
: trois vaches, un petit âne, un petit marcassin, dix-huit poulets,
vingt-et-une paires de pigeons, une berline, etc. La vente aux enchères
produisit 8.102 livres, 11 sous.
Enfin, quatrième mobilier, dans un
appartement que Danton avait loué, au mois de novembre 1793, dans
l'ancien château que possédait le duc de Coigny, le mari de la célèbre
« jeune captive» d'André Chénior, à Choisy-le-Roi. La vente de ce
quatrième mobilier produisit 1.61.7 livres 15 sous, Les quatre
mobiliers de Danton valaient donc au total 30.261 livres, 39 sous au
bas mot. Je dis au bas mot, car les meubles de la Cour du Commerce ont
été prisés au-dessous de leur valeur. Ceux de Sèvres et d'Arcis vendus
à une époque où la vente des biens des émigrés et des condamnés était
très difficile, en dépit de la baisse des assignats. Enfin les 700
livres de rentes viagères qu'il servait à sa mère et à sa nourrice,
représentaient à 4 % un capital de 12.500 livres.
Si je totalise toutes ces sommes, j'arrive aux résultats suivants :
Danton possédait au moment de son
décès, en fortune visible : 12.000 livres de biens patrimoniaux ;
125.000 livres d'acquisitions territoriales ; 30.000 livres de meubles
divers ; 12.500 livres de capital de rentes viagères ; soit au total ;
179.500 livres, chiffre de beaucoup inférieur à la réalité, car je n'ai
rien dit des 10.000 francs reconnus à sa seconde femme dans son contrat
de mariage, ni des 30.000 livres de donation personnelle faite en
faveur de cette seconde femme, soi-disant par la tante de Danton, une
demoiselle Lenoir, mais en réalité par lui-même, comme il résulte de
ses explications aux Jacobins.
Si j'ajoute 40.000 livres aux 179.500,
j'arrive à 219.500 livres montant de la fortune visible, mais il faut
retrancher de cette somme les menues dettes de la succession, dont les
fils de Danton ont dressé l'état minutieux dans leur apologie, en tout
16,000 livres ; la fortune de Danton dépassait donc 203.000 livres au
moment de son décès, en avril 1794, et au moment de son premier mariage
en 1787, sept ans auparavant, il possédait en tout et pour tout, une
moitié de maison dont il évaluait la valeur à 12.000 livres.
J'ai montré dans mes études sur la
fortune de Danton que le mémoire apologétique de ses fils renferme des
inexactitudes et des lacunes. Ils ont prétendu n'avoir hérité que de
84.960 livres et ils en ont conclu que la fortune de leur père ne
dépassait pas cette somme. Conclusion inadmissible ; ils ont oublié que
leur père s'était marié deux fois, une seconde fois quatre mois après
la mort de sa première femme qu'il idolâtrait ; ils ont oublié que la
deuxième femme fit valoir des reprises qui s'élèvent aux 40.000 livres
reconnues dans le contrat ; ils oublient encore qu'une partie de la
fortune de leur père s'est dissipée dans les ventes multiples de l'an 2
et l'an 3.
Leur valeur ne leur en a été restituée
qu'en bons au porteur, c'est-à-dire en papier qui a subi une
dépréciation énorme. Ils n'ont pas fait état de la moitié do la maison
d'Arcis, et d'une maison située à Paris, dont la vente a produit 27.000
lires ; ils n'ont pas fait état davantage de la succession de leur
grand-père maternel, soit 9.000 livres, il me parait certain, qu'à
la mort de Danton, sa fortune se montait certainement à plus de 200.000
livres ; Alors je ne suis pas surpris des accusations de vénalité dont
il fut l'objet.
L'Administration de l'enregistrement
reçut au lendemain de sa mort de nombreuses donations, dont les auteurs
désignaient des individus qui, à les en croire, avaient servi de
prête-noms pour d'autres acquisitions encore que Danton aurait
dissimulées. On soupçonna même que la maison de Sèvres, achetée au nom
de Charpentier en octobre 1792, avait été payée par l'argent de Danton.
Charpentier, inquiété, dut faire connaître l'état de ses biens.
On soupçonnait que l'ancien château de
Choisy-le-Roi, où Danton avait un appartement, était sa propriété et
l'acquéreur nominal, un certain Fauvel, fut l'objet d'enquêtes
persistantes, Les Jacobins d'Arcis témoignèrent leur indignation de «
la scandaleuse fortune de Danton», Ils indiquèrent que Danton avait
fait des acquisitions dans les environs sous le nom de sa mère, sous le
nom d'une cousine, sous le nom d'un certain Bajot dit Torcy. Ces
enquêtes n'aboutirent pas, peut-être parce que le 9 thermidor vint
promptement les interrompre, peut-être aussi parce que, au Directoire
du district d'Arcis-sur-Aube, siégeait Recordain, le second mari de la
mère de Danton. Et ce Recordain avait tout intérêt à dissimuler les
choses.

La question se pose : d'où vient l'argent ?
Je n'ai pas admis que Danton qui a
plaidé vingt-deux affaires en quatre ans ait gagné là-dessus de quoi
payer sa charge. Sont-ce les fonctions publiques ou est-ce la politique
qui l'ont enrichi ? Depuis que son étude est fermée, c'est-à-dire
depuis le mois de mars 1791, Danton n'exerce plus de profession.
Administrateur du département de Paris, par la grâce de Mirabeau,
depuis la fin de 1790, ses fonctions sont gratuites. Il est nommé en
1791 second substitut du Procureur de la Commune de Paris.
En cette qualité, il touche un
traitement annuel de 6,000 livres ; il n’a été ministre de la Justice
du 6 août 1792 au 5 octobre suivant, c'est-à-dire pondant 55 jours ; il
a été ensuite député à la Convention pendant 19 mois et l'indemnité
législative était alors de 18 francs par jour. Admettrons-nous que
Danton ait réalisé sur ses appointements de ministre et de député des
économies assez fortes pour expliquer ses nombreuses acquisitions, la
plupart effectuées et payées bien avant son élévation.
Il faudrait un robuste optimisme pour
soutenir que Danton était un homme économe. Puis ses multiples loyers,
son train de vie, coûtaient très cher. La supposition que Danton ait
économisé plus de 100.000 livres sur son traitement en deux ans, après
la fermeture de son étude, me paraît du domaine de la chimère, Alors on
est obligé de prendre au sérieux les accusations et les témoignages des
contemporains. On est obligé de consulter as dates. C'est le 10 mars
1791 que Mirabeau se plaint à La Marck, dans la lettre que je vous ai
lue, que Danton, qui vient de toucher 30.000 livres, le fait attaquer
dans le journal de Camille Desmoulins ; c'est le 24 mars 1791, que
Danton soumissionne son premier bien national.
La Fayette, qui était bien placé pour
être renseigné, nous dit, dans ses mémoires, que l'émeute du 18 avril
1791, qui empêcha Louis XVI de se rendre à Saint-Cloud pour faire ses
Pâques, fut fomentée par Danton qui fut payé par le roi pour fournir à
Louis XVI cette preuve manifeste qu'il n'était plus libre de ses
mouvements, mais retenu prisonnier dans son palais. Louis XVI avait
alors besoin de justifier sa future fuite et de démontrer à son
beau-frère l'Empereur qu'il ne pouvait pas, décidément, s'entendre avec
les révolutionnaires. D'après La Fayette, Louis XVI fit tenir à Danton
une somme égale au remboursement de sa charge.
Or, c'est précisément en avril 1791
que Danton a fait, et payé comptant, ses plus importantes acquisitions
territoriales ; et c'est quelques jours avant le 10 août 1792 que
Danton fait, à sa mère et à ses pioches, don de l'usufruit de sa
nouvelle maison d'Arcis-sur-Aube ; et de nombreux témoignages nous
affirment qu'à la veille du 10 août la Cour versa de nouveau de
l'argent à Danton, et vous pourrez consulter, à ce sujet, les mémoires
de La Fayette, de Malouet, de Beaulieu, etc., Consultez surtout la
grave déposition de Westermann, commentée dans mon livre : Autour de
Danton.
Les comptes de la liste civile
prouvent que le nommé Durand qui servait d'intermédiaire entre la Cour
et Danton reçut 10.000 livres le 2 août 1792. En poursuivant ce
parallèle, je constate encore qu'à l'époque même où Danton reçoit la
visite de l'émigré Théodore Lameth et où son agent Chabot touche
500.000 livres des mains d'Ocariz, c'est-à-dire pendant le procès du
roi, de novembre 1792 à janvier 1793. Danton reprend le cours de ses
acquisitions dans l'Aube : 13.440 livres pendant cette période ; il y a
évidemment des coïncidences troublantes qui renforcent encore le
faisceau impressionnant des preuves que nous avons réunies.
Reste un dernier point à examiner sur
lequel je serai bref pour en finir avec cette question de la fortune de
Danton. A sa sortie du Ministère de la Justice, Danton, pour se
conformer à la loi, dut rendre compte de ses dépenses ministérielles.
Il fut, à cette occasion, le 10 octobre 1792, attaqué très vivement par
Cambon qui lui reprochait d'avoir encaissé l'argent des dépenses
extraordinaires et secrètes, dans sa caisse du département de la
Justice, au lieu de laisser cette somme à la Trésorerie, et
d'ordonnancer au fur et à mesure ses dépenses. « Le mode suivi par le Ministre de la Justice détruit tout ordre de comptabilité ».
Cambon lui reproche encore des
gaspillages ; il proposa de l'obliger à rendre compte, même de ses
dépenses secrètes. Danton se défendit mal ; la Convention lui infligea
l'humiliation d'avoir à se justifier à nouveau devant ses collègues du
Conseil exécutif, de l'emploi de ses dépenses secrètes et, comme il
faisait le mort, les Girondins le mirent de nouveau sur la sellette le
18 octobre, Danton s'excusa comme il put sur les circonstances
critiques que le pays avait traversées après le 10 août. « Nous
avons été forcés à des dépenses extraordinaires et pour la plupart de
ses dépenses, j'avoue que nous n'avons point de quittances bien légales ».
Cet aveu souleva les tempêtes. Et
finalement l'Assemblée par un nouveau décret, ordonna aux Ministres de
présenter l'arrêté général qu'ils avaient dû prendre pour approuver
l'apurement de leurs dépenses secrètes. Et, pour la seconde fois,
Danton fut l'objet d'une défiance extrême de la part de l'Assemblée,
défiance d'autant plus grande que le même jour elle avait couvert de
fleurs le ministre de l'Intérieur Roland qui, lui, avait affecté de
présenter un compte détaillé de toutes ses dépenses.
Comme le Conseil exécutif ne se
pressait pas d'exécuter le nouveau décret, la Convention lui réitéra
sou ordre, après les débats scandaleux des 24 et 30 octobre. Alors
trois ministres, Clavière, Monge et Lebrun se décidèrent, le 7
novembre, à couvrir Danton ; ils déclarèrent qu'il leur avait donné
connaissance de l'emploi des fonds en accompagnant son rapport de la
présentation de différentes quittances et pièces justificatives qu'ils
avaient eu la faculté de parcourir. Cambon et Brissot refusèrent de
désarmer ; ils reprirent leurs critiques. L'Assemblée renvoya la lettre
à la commission de l'examen des comptes. La Convention n'a jamais
approuvé formellement les comptes de Danton et ne lui a jamais donné
quitus.
Au Tribunal révolutionnaire, Cambon
reprendra ses accusations à ce sujet et M. Aulard, lui-même, plein
d’indulgence pour Danton, a reconnu qu'il avait eu le tort de prendre
comme principal collaborateur au Ministère de la Justice un homme taré
: cet homme taré, c'est Fabre d'Eglantine, qui eut la disposition de
ses fonds secrets. Or Fabre était criblé de dettes et il passa avec le
Ministre de la Guerre Servan, ami de Danton, un marché de souliers
qu'il exécuta si mal qu'il provoqua les reproches amers du nouveau
Ministre de la Guerre, l’honnête Pache. Si bien que, de quelque côté
que l'on considère Danton, on le trouve invinciblement entouré d'hommes
d'affaires et d'affaires louches.
J'ai exposé, dans mes précédents
volumes, la carrière de quelques-uns de ces hommes d'affaires, de
l'abbé d'Espagnac, des héros Simon, de Choiseau, de Perregaux, je n'y
reviens pas. Quant au pillage de la Belgique par Danton et par
Delacroix, au moment de la retraite de l'armée française à Neerwinden,
j'ai montré, par des pièces d'archives, que la municipalité de Béthune,
arrêta trois fourgons chargés de linge fin et d'argenterie expédiés par
des créatures de Danton et par son ordre et destinés à lui et à
Delacroix.
Au moment du procès de Danton, le
député montagnard Levasseur (de la Sarthe) raconta aux Jacobins que
Danton, qui venait d'entrer au Comité de Salut public, quand ses
fourgons furent arrêtés, se fit remettre les pièces et les
procès-verbaux de la municipalité et du département du Pas-de-Calais,
et qu'il put ainsi étouffer l'affaire. Levasseur ajouta qu'il avait eu
entre les mains le dossier entier en sa qualité de membre du Comité de
correspondance de l'Assemblée.
J'arrive à la troisième et dernière partie de cet exposé, l'action politique de Danton dans ses rapports avec l'argent.
J'ai entendu parfois des républicains
m'avouer qu'ils croyaient à la vénalité de Danton, que mes
démonstrations les avaient convaincus, mais me dire ensuite que peu
importait que Danton eut fait sa fortune personnelle puisqu'on même
temps, il avait bien servi la France, Ces bonnes gens croyaient encore
que Danton avait été le grand républicain, le super patriote que les
manuels scolaires continuent de nous représenter depuis 35 ans.
J'ignore s'ils connaissent l'impudente
réponse que le tribun du ruisseau fit à La Fayette qui lui jetait à le
tête les 4.000 louis qu'il avait reçus du ministre Montmorin sur les
fonds des affaires étrangères : « On donne volontiers 80.000 francs à
un homme comme moi, mais on n'a pas un homme comme moi pour 80.000
francs». Eh, bien non, si l'anecdote est exacte - elle est tout à fait
dans la note de Danton - si Danton a fait cette réponse à La Fayette,
une fois encore il en a imposé, et les gens qui payaient Danton n'ont
pas toujours été volés par lui, ils en ont eu souvent pour leur argent
et Robespierre et Saint-Just n'ont pas eu tort de flétrir Danton comme
le plus redoutable, parce que le plus machiavélique ennemi de la
République et comme le suprême espoir de l'émigration.
Vous connaissez déjà son rôle dans le
procès du roi et dans l'émeute du 18 avril 1791, préface de la fuite à
Varennes. Mais je voudrais compléter cette esquisse. Au début de la
Révolution, Danton avait joué le démagogue au district des Cordeliers ;
il avait protégé Marat contre la force armée qui voulait l'arrêter en
janvier 1790 ; il avait mené une violente campagne contre La Fayette ;
mais dès qu'il entre au Conseil général de la Commune, au mois d'août
1790, Danton se tait subitement. « Il semble un autre homme», dit son biographe, M. Madelin. La presse elle-même s'étonne de ce changement.
Que s'était-il passé? Mirabeau,
l'homme de la Cour, s'était rapproché de La Fayette pour la grande
Fédération du 14 juillet 1790 ; tout simplement Danton avait conformé
son attitude à celle du patron qui le payait. Il cesse d'attaquer La
Fayette, quand il est de l'intérêt de Mirabeau que La Fayette ne soit
plus attaqué. Il ne se réveille de son long silence que le 10 novembre
1790 pour porter à la barre de la Constituante une véhémente pétition
de la Commune et des sections contre les ministres dont il réclame le
renvoi.
Or, je lis à ce moment dans une lettre
de La Marck à Mercy-Argenteau, datée du 28 octobre 1790, juste ou
moment où commence la campagne de Danton contre les ministres, je lis :
«Vous savez peut-être que la démarche contre les ministres a été provoquée par M. de Mirabeau
». Mais, chose plus grave, Danton inculpait ce jour-là tous les
ministres sauf celui des affaires étrangères M. de Montmorin, qui était
l'homme de la liste civile, qui distribuait les fonds secrets, de
concert avec Mirabeau.
En attaquant les ministres, Danton ne
gagnait pas seulement son argent, il rafraîchissait sa popularité qui
en avait bien besoin, car il avait subi en août précédent, un échec
cinglant. Réélu à la Commune par sa section, celle du Théâtre français,
son élection avait été annulée par 42 autres sections parisiennes, car
en ce temps-là, on n'était pas élu quand on avait eu la majorité dans
son quartier, il fallait que l'élection fût confirmée par toutes les
autres sections de Paris, 42 sections sur 48 ont cassé l'élection de
Danton. Candidat à la mairie de Paris contre Bailly, Danton avait
obtenu 40 voix quand Bailly fut élu par 12.500.
Du service rendu à Mirabeau au mois de
novembre, il fut récompensé en janvier suivant par son élection comme
Administrateur du département de Paris, élection difficile qui
nécessita plusieurs tours de scrutin et qui ne fut possible que par
l'intervention personnelle de Mirabeau auprès des électeurs censitaires
qui venaient d'élire un Conseil départemental tout entier modéré.
Alors, Danton reprend sa campagne
contre La Fayette, juste au moment où La Fayette est de nouveau en
disgrâce. Il n'est d'ailleurs pas scrupuleux sur le choix des moyens :
La Fayette le convainc de mensonges et le Conseil du département le
force à signer une humiliante rétractation de ses attaques contre La
Fayette ; mais Mirabeau meurt le 12 avril 1791, après une nuit d'orgie
; ce sont les Lameth, les rivaux de La Fayette qui deviennent les
Conseillers de la Cour, qui tiennent les cordons de la liste civile :
immédiatement Danton se met au service des Lameth comme il s'était mis
nu service de Mirabeau.
Vient la fuite du roi à Varennes ;
Danton ne songe nullement à la République; il n'appuie nullement
Robespierre qui réclame, lui une consultation du pays, la convocation
d'une Convention, pour décider si Louis XVI sera maintenu ou non au
trône. Un confident de Danton, Fabre d'Eglantine, écrit alors dans une
lettre particulière, que « l'idée d'une démocratie française ne peut
pas entrer dans sa tête». Danton ne songe qu'à un changement de
dynastie, il propose aux Jacobins de nommer un garde de la royauté
vacante. Ce garde ne peut être que le duc d'Orléans ; il sera désigné
quelques jours plus tard avec Laclos, l'âme damnée du prince, pour
rédiger la fameuse pétition par laquelle les Jacobins demandèrent le
remplacement de Louis XVI, par les moyens constitutionnels,
c’est-à-dire par la régence du duc d'Orléans.
Le jour du massacre des républicains
au Champ de Mars, le 17 juillet 1791, Danton, averti le matin par les
Lameth de l'imminence de la répression, s'absente immédiatement de
Paris. Et, pendant que les Républicains abandonnés par lui sont traqués
sans merci, Danton séjourne tranquillement à Arcis-sur-Aube, protégé
par le procureur-général-syndic du département, par Bougnot, un ami des
Lameth. Il peut gagner l'Angleterre sans être inquiété, bien qu'un
mandat d'amener eût été lancé pour la forme, contre lui, Bougnot nous
dit qu'il mit le mandat d'amener dans son tiroir et qu'il prévint
Danton afin qu'il eût à déguerpir.
Après avoir échoué aux élections
législatives, avec un nombre de voix ridicule, il est enfin élu second
substitut du procureur de la commune de Paris avec l'appui de Brissot,
au 3° tour et à la majorité relative, en décembre 1791. Notons que les
Jacobins, ouvertement conseillés par Robespierre, avaient refusé à
Danton leur patronage à la séance du 4 décembre 1791.
L'attitude de Danton devient dès lors
de plus en plus équivoque. Il abjure ses exagérations passées dans son
discours d'installation à la Commune le 20 janvier 1792 et donne des
gages aux modérés. Quand la question de la guerre est soulevée, il
semble s'abord se ranger du côté de Robespierre qui combat, comme vous
le savez, avec un courage magnifique, la politique belliqueuse des
Girondins au bout de laquelle il voit la dictature militaire. Mais
soudain Danton se tait et laisse Robespierre supporter seul tout le
poids du combat. Comment aurait-il blessé Brissot, comment serait-il
entré en conflit avec la Cour qui désirait la guerre ?
Les apologistes ont lancé ce défi imprudent aux partisans de la tradition et de la vérité : «Citez-nous, a dit M. Aulard, une seule circonstance où Danton aurait fait le jeu de Louis XVI !».
Danton s'oppose le 26 janvier 1792 aux
Jacobins à la proposition de Doppot, qui demande la formation d'une
garde citoyenne pour défendre l'Assemblée nationale. Qui pouvait
profiter du rejet de la motion de Doppet qui, sinon la Cour qui avait
une garde quand la représentation nationale était désaimée ? Le 4 mars,
quand les Jacobins délibéraient sur la fête qu'ils organisaient en
l'honneur des Suisses de Chateauvieux, délivrés du bagne de Brest,
Danton injuriait grossièrement la famille royale alors qu'elle avait
souscrit 110 livres pour aider à couvrir les frais de la fête. L'injure
est tellement grossière et inattendue que Robespierre proteste contre
le langage de Danton. La Cour n'avait-elle pas besoin, à la veille de
la guerre, de prouver aux souverains de l'Europe, et à l'opinion
universelle que décidément, elle ne pouvait pas s'entendre avec les
Jacobins ?
N'avait-elle pas intérêt à se faire
outrager ainsi gratuitement à l'occasion d'un geste généreux ? Toutes
les suppositions ne sont-elles pas permises quand, quinze jours après
cette algarade, on voit Danton recommandé à la Cour par Dumouriez pour
le Ministère de la Justice ou pour celui de l'Intérieur, quand la Cour
se décide, pour endormir les soupçons, à porter au pouvoir les amis de
Brissot, les partisans de la guerre ! Malgré la chaude recommandation
de Dumouriez et de Talon, vous savez que Danton ne fut pas choisi comme
ministre ; il se répand de, nouveau en violences devant le club, il
propose, le 14 juin 1792, d'obliger le roi à répudier sa femme et à la
renvoyer à Vienne. Peut-être Marie-Antoinette n'aurait-elle pas mieux
demandé que cette obligation assez douce lui fut imposée.
On répète partout que Danton fut
l'homme du 10 août, qu'il organisa et dirigea la glorieuse insurrection
qui renversa la royauté traîtresse ; on en a cru trop facilement les
rodomontades de Danton.
Ce n'est pas Danton, c'est Robespierre
qui a rédigé toutes les pétitions des fédérés pour demander la
déchéance du roi Louis XVI ; ce n'est pas chez Danton, c'est chez
Robespierre que logeait le Comité insurrectionnel, à la maison du
menuisier Duplay ; ce n'est pas contre Danton, c'est contre Robespierre
qu'une information judiciaire fut commencée à la veille de
l’insurrection. Dans les huit jours décisifs qui précédèrent la grande
journée, Danton voyageait à Arcis-sur-Aube ; il ne revint que le 9
août, c'est-à-dire quand tout était prêt ; ce n'est pas Danton qui
rallia les insurgés marseillais et qui les conduisit contre le château,
c'est Chaumette, c'est Fournier l'Américain.
Tous deux nous ont laissé un récit
très complet de la journée, ils ne parlent pas de Danton, Le journal de
Lucile Desmoulins nous apprend que Danton se coucha dans la nuit
fameuse, qu'on vint le chercher plusieurs fois avant qu'il ne se
décidât à partir pour la Commune. Tout ce qu'il a raconté devant le
Tribunal révolutionnaire au sujet de ses hauts faits à cette occasion
n'est que mensonge, par exemple quand il a dit qu'il avait fait l'arrêt
de mort contre Mandat, le commandant royaliste de la garde nationale,
en réalité il attendit, avant de se prononcer, de voir comment
tourneraient les choses.
Les apologistes triomphent de sa
nomination au ministère de la Justice, quand l'émeute fut victorieuse ;
ils voient dans cette nomination, une sorte de récompense nationale
décernée au chef (les insurgés ; ils oublient que Brissot et les
Girondins, qui choisirent Danton, avaient été hostiles jusqu'à la
dernière minute à l'insurrection et qu'ils ne nommèrent Danton que pour
les aider à refouler le mouvement démocratique et républicain qui les
effrayait.
On a magnifié le rôle de Danton, au
Conseil exécutif, on a dit qu'il avait stimulé le défense nationale par
son audacieux discours, par la désignation des commissaires envoyés
dans les départements pour accélérer les levées d'hommes; ,tm lui
attribue presque la victime tle Valmy et, en raison des services rendus
dans cette crise, ou jette un voile pudique sur le massacre des
prisonniers a Paris et des prisonniers de la Haute Cour à Orléans en
septembre.
Il s'opposa au transfert du
gouvernement en province, à Blois, ou dans le Massif Central, transfert
proposé par les Girondins. Sou rôle public, vu surtout à travers ses
discours grandiloquents, a quelque chose d'impressionnant ; mais
regardez son rôle caché. Le 3 septembre, au lendemain de la prise de
Verdun, il envoie un de ses agents secrets, le médecin Chevetol, au
chef des royalistes de la Bretagne prêts à se soulever, nu marquis tic
La Rouarie.
Chevetel se fait passer auprès du
marquis pour un bon royaliste - il le connaissait depuis longtemps. -
Il lui assure que Danton est resté royaliste au fond du coeur et que,
s'il s'est montré hostile au transfert du gouvernement de Paris dans le
Massif Central, c'est dans le seul intérêt de la bonne cause ; il lui
remet une lettre de Danton que Théodore Muret a publiée et qui
contenait des assurances très suspectes, Danton a voulu tromper La
Rouarie ; il a voulu le maintenir on repos par de faux semblants,
l'empêcher de soulever l'Ouest quand les Puissions avançaient.
C'est ce que soutiendra plus tard
Chevetel à son retour de Londres où il s'était rendu après son voyage
en Bretagne. Avec un homme comme Danton, on est jamais bien sûr de ses
intentions réelles. On n'aurait pas d'inquiétudes si son loyalisme
républicain était au-dessus du soupçon. Je crois, moi, qu'en maintenant
le contact avec les royalistes, qu'en envoyant Chevotel à La Rouarie,
juste au moment où il envoyait Noël et Talon négocier avec Pitt à
Londres, Danton, en bon et malin Champenois, faisait d'une pierre deux
coups.
Si Brunswick était victorieux, s'il
s'emparait de Paris, s'il terminait la guerre par la restauration de la
Monarchie, Danton invoquerait auprès du roi restauré ses négociations
auprès des loyalistes bretons, la protection qu'il avait accordée à
tant de loyalistes qu'il avait sauvés des griffes de la Commune; à
Charles Lameth, à Talleyrand, à Adrien Duport, il revendiquerait sa
part dans la victoire de l'ordre !
Au contraire, si les Prussiens étaient
repoussés, il se glorifierait auprès des révolutionnaires de n'avoir
pas désespéré au plus fort du péril du salut de la patrie et de la
révolution, d'avoir empêché l'évacuation de la capitale. Il serait le
sauveur de la nation et c'est bien sous celle figure-là qu'il est resté
dans la légende. Quand on ne retient de Danton que ses déclarations
publiques, pleines de phrases ronflantes, sonores, on s'imagine qu'il
n'a jamais douté un seul instant du succès de nos armes, que jamais il
n'est entré dans son esprit l'idée de transiger, de négocier avec
l'ennemi ; il est resté dans les imaginations l'homme de l'audace. La
réalité est toute différente.
A la veille de Valmy, il offrait à
l'Angleterre, par l'intermédiaire de Noël, les colonies espagnoles et
l'une de nos Antilles, Tabago, pour la retenir dans la neutralité. Au
lendemain de Valmy, il négociait avec le roi de Prusse, par
l'intermédiaire du louche Westermann et du roué Dumouriez, et, par ces
négociations, le roi de Prusse le jouait et sauvait son armée, épuisée
par la maladie, manquant de tout et qu'il aurait été facile d'écraser.
Dumouriez, lié avec Danton par toutes sortes d'intermédiaires véreux,
reconduisit poliment Frédéric Guillaume jusqu'à la frontière. Danton
s'est fait le champion flamboyant de la politique des frontières
naturelles. Il a réclamé l'annexion de la Belgique, de la rive gauche
du Rhin, de Genève, la guerre à l'Espagne. Il a enchanté ainsi le coeur
du bon docteur Robinet qui le compare à Richelieu.
Quand il revint au pouvoir, après les
défaites de Belgique, après la trahison de Dumouriez, avec lequel il
entretint des relations très suspectes, que Jaurès a démêlées et que
j'ai précisées après lui, Danton continua à la tribune ses
fanfaronnades patriotiques, mais dans le secret de son coeur il
désespère de la victoire, il n'a plus qu'une pensée qui ne le quittera
qu'avec la vie : faire la paix au plus vite et à tout prix avec
l'ennemi, dont il juge la force irrésistible. J'ai consacré à la
politique défaitiste de Danton? il n'y a pas d'autre mot? tout un
livre Danton et la Paix et je pense avoir montré d'une façon décisive
que, pendant son court passage au Comité de Salut public, Danton a
multiplié les négociations sociétés les plus suspectes et les plus
dangereuses, les plus humiliantes, avec l'Angleterre (missions de
Mittchell, de Matthows), avec la Prusse (missions de Déportés et de
Dubuisson), avec l'Autriche (missions de Proli et de Dampierre).
Pour obtenir la paix, il n'est pas de
sacrifice que Danton n'aurait consenti. Heureusement Robespierre se mit
en travers de ses projets. Le premier Comité de Salut public, le Comité
Danton, fut renversé le 10 juillet et le second Comité décida de ne
traiter avec l'ennemi qu'à coups de canon. Mais Danton et ses partisans
intriguèrent jusqu'à la fin pour soulever le peuple affamé contre la
continuation de la guerre. Ils tentèrent de s opposer à l'envoi de
renforts dans la Savoie qui était envahie par les Piémontais. Camille
Desmoulins, dans son Vieux Cordelier, conseillait hautement la paix, et
son dernier numéro, qui ne fut publié qu'après sa mort, est une
philippique très violente contre la guerre et contre ceux qui la font,
contre le Comité de Salut public.
En essayant de renverser le
gouvernement révolutionnaire, Danton et ses amis risquaient d'enlever à
la révolution les moyens de vaincre l'ennemi. La paix sans la victoire
ne pouvait qu'entraîner la perte de la République, la restauration de
la Monarchie. Voilà pourquoi les révolutionnaires furent convaincus que
Danton n'avait jamais été sincèrement républicain, qu'il n'avait jamais
cessé d'être ce qu'il avait été si longtemps, l'homme de Talon, l'homme
de la liste civile, l'homme des Lameth, l'homme de l'émigration,
l'homme des royalistes.
Sur les véritables sentiments de
Danton à l'égard de la République, nous sommes aujourd'hui amplement
renseignés. Au lendemain môme du joui où la République fut proclamée,
Danton conseillait au duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, dans
une conversation que celui-ci a couchée par écrit, de se populariser à
l'armée. « Cela est essentiel pour votre père et pour votre
famille, même pour nous », disait Danton. Et il terminait l'entretien
en ajoutant : Vous avez de grandes chances de régner
». C'est au cours de cette conversation fameuse, que Danton se glorifia
des massacres de Septembre. Faut-il rappeler que le duc d'Orléans,
Philippe Egalité, n'avait été nommé à la Convention nationale à Paris,
que le dernier de la liste, grâce à l'intervention personnelle de
Danton, et malgré les objurgations (critiques ou remontrances) de
Robespierre?
Danton n'a pas essayé seulement de
sauver Louis XVI ; il a tenté, plus tard, aux dires de son ami
Courtois, de faire évader la reine, La duchesse de Choiseul ; (la femme
du duc de Choiseul, ancien premier ministre de Louis XV), avait loin
ni, dit Courtois, les fonds nécessaires, et l'affaire n'a échoué que
parce que, au dernier moment, la reine ne voulut pas être sauvée seule,
mais voulut emmener ses deux enfants. Une preuve sans réplique que
Danton était en France le suprême espoir des royalistes et de l'ennemi,
cette preuve nous est donnée par le journal de Fersen, le Suédois, qui
fut colonel d'un régiment en France, qui sût toucher le coeur de
Marie-Antoinette et qui en fut récompensé.
En août et septembre 1793, quand
Fersen, alors réfugié à Bruxelles, apprend que la reine vient d'elle
séparée du Dauphin, qu'on va la conduire à la Conciergerie, antichambre
de l'échafaud, Fersen ne voit qu'un moyen de la sauver, avant, qu'elle
ne comparaisse devant le tribunal. Lui et le comte de Mercy-Argenteau,
ambassadeur d'Autriche à Paris, réfugié aussi à Bruxelles, font agir
sur Danton, par l'intermédiaire du riche banquier Deribes, qui avait
déjà fourni à Louis XVI, au moment de sa fuite à Varennes, de grosses
sommes d'argent. Deribes se mit en campagne ; il écrivit à Danton et
partit pour Paris au début de septembre ; les diamants pris sur
l'ambassadeur de France Sémonville qui fut arrêté par les Autrichiens,
au moment de son passage en Valteline, devaient servir à payer
l'entreprise.
Il était trop tard, Danton était tombé
du Comité de Salut public, son étoile pâlissait et l'hébertisme
dominait depuis la journée du 5 septembre. La reine ne fut pas sauvée.
Vous savez que Danton a blâmé le procès de la reine comme il a blâmé le
procès des Girondins et qu'il a quitté Paris au début d'octobre pour
Arcis, sous prétexte de soigner sa santé, mais peut-être aussi en
manière de protestation. Or, quand les coalisés entreprirent, au
printemps de 1794, une offensive pacifique pour rejeter sur les seuls
révolutionnaires toute la responsabilité de la continuation des
hostilités, c'est encore sur Danton, qu'ils comptent pour parvenir à
cette fin. Le même agent de Pitt, Miles, avec lequel l'agent de Danton,
Noël, s'était abouché au moment du procès du roi, écrit à l'ambassadeur
de France à Venise, qui était à ce moment-là Noël lui-même, le 5
janvier 1794, pour le prier d'avertir Danton que le gouvernement
anglais était prêt à ouvrir des pourparlers avec le gouvernement
français.
« Communiquez mon adresse sans
délai à Danton et demandez-lui de m'indiquer une ville en Suisse où je
pourrais conférer avec lui au sujet de la paix ». Il ajoute, dans une
nouvelle lettre, que si Danton ne peut pas aller en Suisse, il n'a qu'à
envoyer un homme de confiance à Londres, il le recevra dans sa propre
maison. « Ce sera mon affaire de lui obtenir un entretien avec le
ministre », c'est-à-dire avec Pitt. Or, Miles, agissait d'accord
avec son gouvernement. Il est remarquable que la lettre de Miles fut
communiquée à Danton par Noël et il ne vous a pas échappé que la
campagne des Dantonistes pour la clémence et pour la paix correspondait
par conséquent au désir du gouvernement anglais. Les contemporains ont
cru que Danton ne servait pIas gratis la politique anglaise.
Il y a, dans une dépêche de notre
ambassadeur à Londres, La Luzerne, en date du 29 novembre 1789, un
passage, dont M. Aulard n'a jamais parlé, bien entendu, et qui concerne
Danton : «J’ai dit au duc d'Orléans (alors en mission
extraordinaire à Londres) qu'il y avait à Paris, deux particuliers
Anglais, l'un nommé Danton et l'autre nommé Paré, (le clerc de Danton),
que quelques personnes soupçonnaient d'être les agents les plus
particuliers du gouvernement anglais... Je ne sais si on a fait des
recherches pour savoir s'ils existent réellement à Paris ».
Quand cette dépêche fut écrite à
Londres, la notoriété de Danton ne dépassait pas encore son quartier.
L'ambassadeur ignorait jusqu'à son nom qui lui est révélé par la
police, il est remarquable qu'il croit que Danton est Anglais et il
prononce sans doute son nom à l'anglaise « Denntonn ». Au moment, de
son arrestation, en germinal, on trouva dans les papiers de Danton une
lettre adressée par le Foreign-Office du banquier Perregaux, pour
l'inviter à payer des sommes considérables à certaines personnes
désignées par des initiales, pour récompenser ces personnes des
services rendus à l'Angleterre en soufflant le feu aux Jacobins et en
leur faisant prendre des mesures extrêmes. Pour être arrivée chez
Danton, cette lettre dut lui être transmise par Perregaux lui-même,
comme l'intéressant personnellement. Et, à certains indices, il ne
serait pas surprenant que de document ait été communiqué aux jurés du
Tribunal révolutionnaire, en chambre du Conseil, pour triompher de
leurs dernières hésitations.
Quand l'agent de Pitt, Miles, apprit
la condamnation de Danton, il fit ainsi son oraison funèbre dans une
lettre à Noël du 11 avril 1794 : « Danton n'est plus ! Sa chute, je
l'ai prédite depuis longtemps, comme le triomphe de Robespierre,
d'après la connaissance personnelle que j'ai de ces deux hommes,
Danton, en février 1793, aspirait à la régence. J'ai connu alors, par
les intéressés eux-mêmes, qu'il a facilité la sortie de France de
quelques royalistes. Son caractère n'était pas considéré comme
incorruptible ».
Au même moment, l'ambassadeur américain à Paris, Gouverneur Morris, écrivait à Washington à la date du 10 avril 1794 : « Danton
a toujours cru, et c'est ce qui est le plus malheureux pour lui, qu'un
système de gouvernement par le peuple était absurde en France, que la
foule est trop ignorante, trop inconstante, trop corrompue, pour
fournir une administration basée sur la légalité ; qu'habituée à obéir,
il lui faut un maître ». « Il était trop voluptueux pour
ses ambitions et trop indolent pour acquérir le pouvoir suprême. Tout
son but semble avoir été plutôt d'amasser de grandes fortunes que la
célébrité ».
Ces deux témoignages concordants
d'hommes liés bien placés pour être au courant des événements et
désintéressés complètement l'un et l'autre en la matière, doivent être
retenus par l'histoire. C'est sous l'inculpation capitale de complot
contre la République, d'intelligences avec ses ennemis que Danton a
succombé. Le complot est certain. Un ami de Danton, l'ancien ministre
de l'Intérieur, Garat, nous dit dans ses mémoires, qu'il a reçu des
confidences de Danton lui-même quand il revint d'Arcis-sur-Aube,
rappelé par le scandale de la Compagnie des Indes ; d'après Garat, ami
de Danton, il ne s'agissait rien moins que de la ruine du gouvernement
révolutionnaire et du retour de la Monarchie.
Danton se proposait, d'après Garat, de
jeter la division dans les comités, d'en provoquer le renouvellement et
s'il échouait à la Convention, de les renverser par un coup de main ;
puis, une fois revenu au pouvoir. Danton aurait résolument barré à
droite pour faire la paix ; il aurait abrogé la constitution
républicaine, rendu aux riches leur influence, en leur accordant la
suppression des taxes sur les denrées ; il aurait fait rentrer les
émigrés et liquidé la révolution par une transaction avec tous ses
ennemis.
La Restauration ne se serait pas faite
en 1814, elle se serait faite vingt ans plus tôt. L'étude attentive de
la conduite de Danton et de ses amis pondant les derniers mois de leur
vie, prouve lumineusement que Garat n'a dit que la vérité. Il est
d'ailleurs très sympathique à Danton. Que les choses se soient passées
comme Danton lui en a fait la confidence, je ne puis, pour le prouver,
que vous renvoyer ici au IIIème volume de ma Révolution française où j'ai
retracé par le menu, la lutte ardente et machiavélique que Danton et
ses amis ont livrée au gouvernement à l'époque la plus critique de la
Terreur.
Conclusions de la conférence
J'ai été bien long, je m'en excuse,
Mesdames et Messieurs, mais je vous avais prévenus et pourtant je suis
loin d'avoir tout dit. J'ai conduit mes recherches, je le crois du
moins, sine ira et studio, sans colère et sans haine.
Pourquoi aurais-je été animé contre la
mémoire de Danton? A l'âge où je terminais mes études, on lui élevait
des statues. J'ai appris l'histoire, comme vous, dans des livres qui le
glorifiaient et ce n'est que peu à peu et par un travail long et
minutieux que je me suis délivré du monceau d'erreurs et de mensonges
qu'on m'avait inculqué. Personne ne croira que c'était là le bon moyen
pour moi de favoriser ma carrière et d'arriver plus tôt à la Sorbonne.
J'ai cru que la vérité avait des droits, je me suis mu résolument à son
service dès que la lumière s'est faite dans mon esprit, et aujourd'hui,
je vous ai dit ma conviction profonde, fondée sur vingt-cinq ans de
travaux dont j'attends toujours et dont j'attendrai longtemps la
réfutation.
Robespierre et Saint-Just et tous les
contemporains, je vous l'ai dit, ont bien jugé ces hommes, dont Danton
était le chef ; ils n'étaient que des jouisseurs et des profiteurs sans
scrupules, l'écume de la France. Ils mettaient la Révolution et le pays
on coupe réglée. Ils auraient perdu la République et la patrie s'ils
avaient pu triompher des honnêtes gens et des patriotes. Mais une
dernière interrogation vous viendra peut-être à l'esprit : Comment se
fait-il, direz-vous, qu'après un siècle de distance, ces jouisseurs
sans conscience, si justement condamnés, aient pu tromper des écrivains
consciencieux et de bons républicains ? D'abord, ces écrivains que j'ai
nommés ci qui pour la plupart n'étaient pas des érudits rompus aux
méthodes scientifiques, ont été trompés par l'apparence rigoureuse du
plaidoyer des fils de Danton, dont ils n'ont pas su vérifier les
chiffres, ni contrôler les affirmations.
Ensuite, ils ont subi l'action
personnelle d'un homme qui a occupé au Ministère de l'Instruction
publique, une très haute situation, d'Arsène Danton, qui fut l'élève de
Michelet à l'Ecole normale, qui devint chef de cabinet de Villemain au
Ministère de l'Instruction publique, et qui termina sa carrière comme
Inspecteur général de l'Université sous Napoléon III. Très fier du nom
qu'il portait et de sa parenté éloignée avec le grand tribun
révolutionnaire, Arsène Danton mit au service de sa réhabilitation, une
rare ténacité très bien servie par sa situation au Ministère de
l'Instruction publique, qui est en relation avec tous ceux qui tiennent
une plume.
Enfin, l'école positiviste, par une
étrange aberration, s'avisa de se choisir un précurseur dans le
jouisseur débraillé des Cordeliers. Comme il eût été surpris de se voir
doté de celle progéniture intellectuelle ! L'Ecole positiviste, à
laquelle appartenaient le docteur Robinet, Pierre Laffitte, Antonin
Dubost, a exercé, vous le savez, une considérable influence sur tous
les hommes d'État qui ont fondé la IIIe République.
J'ajouterai encore qu'aux environs de
1880, les circonstances étaient favorables pour cette oeuvre de
réhabilitation. On sortait du 16 Mai, de l'oppression cléricale, on se
détachait de Robespierre, qui ne paraissait pas assez zélé contre la
religion. On sortait aussi de la guerre de 1870, on n'avait retenu de
Danton, que les phrases à effet d'un patriotisme truculent, on le
voyait à travers Gambetta. Enfin, on n'avait vaincu « l'ordre moral »
qu'à l'aide de l'union de toutes les forces républicaines étroitement
rassemblées. Danton, qui ménagea et qui servit tous les partis, Danton
qui tendit constamment la main aux Girondins apparaissait comme le
symbole de l'union républicaine indispensable à la victoire.
Les historiens, qui sont des hommes
subissent la pression inconsciente des circonstances et des temps où
ils vivent. Ils transposent, dans le passé, de fausses analogies, et
cette faute est plus fréquente dans l'histoire de la Révolution que
dans toute autre, car celle-ci excite davantage les passions des partis
qui vont y chercher des armes pour leurs polémiques.
J'ai essayé, en abordant ce problème à
mon tour, de m'abstraire de toute considération étrangère à la science.
La politique n'a rien à voir avec l'histoire digne de ce nom. Ce n'est
pas à la politique que l'histoire doit demander des inspirations ou des
confirmations, je dis que c'est plutôt le contraire ; c'est l'homme
politique, s'il est sincère, qui doit se mettre à l'école de
l'historien.
Un régime représentatif, comme le
nôtre, un régime qui n'a de la démocratie que le nom et les apparences,
un régime où le peuple pour tous pouvoirs met tous les quatre ans un
bout de papier dans une urne, votant pour des hommes qui, le lendemain,
le dédaignent et le méprisent, ou le trahissent, ce régime soi-disant
démocratique ne repose - Montesquieu l'a dit depuis longtemps - que sur
la vertu, sur l'honnêteté foncière, sur la conscience droite et loyale
de ses élus. Si l'élu trahit les électeurs, tout s'écroule, le suffrage
universel est bafoué puisqu'il n'a pas encore su conquérir chez nous le
référendum que nos voisins, les Suisses, pratiquent depuis un
demi-siècle.
Il n'y a pas, Mesdames et Messieurs,
deux honnêtetés, une honnêteté privée négligeable et une honnêteté
publique seule indispensable, j'estime qu'il n'y en a qu'une, Et si, de
l'histoire de Danton, se dégage une leçon, il me semble que c'est
celle-là : souvenez-vous en.
Peut-être n'était-il pas inutile de vous le rappeler par le temps qui court, mais vous en jugerez.
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