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Sommaire  :
1- Une famille républicaine et fouriériste : Les Milliet ? (en deux pages)

- Présentation
-
Félix Milliet, Louise de Tucé et leurs enfants
-
Le fouriérisme et ses projets utopistes?
2 - La Commune et le second siège de Paris (1871)
3 - Louis-Joseph Delbrouck


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Une famille républicaine et fouriériste : Les Milliet ?
Présentation

La famille Milliet et sa parenté avec la famille Payen est constitutive de l’histoire d’une famille socialiste et républicaine. Des Fouriéristes dans l’âme et d’esprit, qui est le fait d’une découverte récente, me concernant, et fort instructive. Il s'agit de personnes quasiment inconnues, s’il n’y avait ces courriers et sa mise en forme près de quarante ans plus tard par un de leurs fils. Il a fallu reconstituer quelques éléments généalogiques, se limiter à deux générations, parents et enfants, dont notamment Alix et son frère Paul, le narrateur ou Jean-Paul son prénom à l’état civil, et pour ne pas le confondre avec un homonyme librettiste, plus son époux Henri Payen mort
à son domicile des suites de graves blessures aux côtés des  troupes parisiennes fédérées.

Il ne s’agit pas de reconstituer une biographie familiale dans toute son étendue, je ne peux que vous inviter à découvrir les deux tomes publiés par Jean-Paul Milliet (1) lors de la première guerre mondiale, à qui nous devons une approche de la Commune de Paris hors des sentiers battus, et pas seulement. Nous sommes loin des querelles politiques et militaires de l’Hôtel-de-Ville de la capitale, de ses annexes de mars à mai 1871, mais dans l’étonnement, presque au milieu des ruines de la guerre civile, à suivre une famille valeureuse et engagée, à la lecture d’un échange de lettres reconstituées par un auteur féru en peinture et en histoire de l’Art.

Paul Milliet, le rédacteur est venu un jour avec ses écrits sous le bras demander en toute modestie, selon Charles Péguy, si les Cahiers de la Quinzaine pouvaient le publier. De plus, il disposait de textes inédits de Victor Hugo et de Béranger. On imagine mal Chales Péguy, à la fois mystique et patriote, sinon chrétien, républicain, et socialiste hétérodoxe ou déjà dissident des premières heures de la SFIO, le renvoyer pour ce motif, nous sommes en 1910 :
« C’est une véritable bonne fortune pour nos cahiers que de pouvoir commencer aujourd’hui la publication de ces archives d’une famille républicaine. Quand M. Paul Milliet m’en apporta les premières propositions, avec cette inguérissable modestie des gens qui apportent vraiment quelque chose il ne manqua point de commencer par s’excuser, disant : - Vous verrez. Il y a là-dedans des lettres de Victor Hugo, de Béranger. (Il voulait par là s’excuser d’abord sur ce qu’il y avait, dans les papiers qu’il m’apportait, des documents sur les grands hommes, provenant de grands hommes, des documents historiques, sur les hommes historiques, et, naturellement, des documents inédits.)  (…)  On y verra comment le tissu même du parti républicain était héroïque, et ce qui est presque plus important combien il était cultivé ; combien il était classique ; en un mot, pour qui sait voir, pour qui sait lire, combien il était ancienne France, et, au fond, ancien régime. »
Charles Péguy, Notre Jeunesse, page 2
Il y aurait de quoi incliner que la démarche était plus artistique, une esthétique à cerner, sans en dénier l’intérêt historique. L'objet n'est pas de vous dévoiler le contenu des textes ou les 4 chapitres de Paul Milliet sur la Commune, mais vous inciter à lire ce qui a constitué un numéro des Cahiers de la Quinzaine sur plus de 200 titres édités. Il a semblé utile d'y joindre différentes explications dans l'idée de mettre en relief une famille admirable, une perception de la république qui n'était pas encore gagnée. Et ce que peut recouvrir l'oeuvre de Charles Fourier, et qui furent ses héritiers?

Le père Félix Milliet, ancien militaire, poète et rentier était un ex. quarante-huitard (1848), il avait pris les routes de l’exil après le coup d’état de Napoléon III en décembre 1851 avec sa famille en Suisse. Son fils Jean–Paul, ainsi que son frère aîné Fernand ont aussi pas mal parcouru de chemins et pays, d’abord comme soldats de carrière, du temps de la coloniale, puis pour Jean-Paul à Rome pour des recherches muséographiques. Il travailla pour la mise en oeuvre et la fabrication de moules, pour des statuaires pas encore recensées, ceci à partir de 1872 lors de son exil. Ce ne fut que tardivement que les deux livres d'Une famille de républicains fouriéristes. – les Milliet, ont été publiés, le dernier tome, le fut deux ans avant sa disparition en 1918 avec un douzième livre et des rajoûts par rapport à l'édition initiale.

A ce titre, impossible de ne pas rendre compte de l’intérêt des textes des Cahiers de la Quinzaine dirigés par Charles, puis Marcel Péguy, je n’avais pas envisagé d’y trouver un si beau témoignage d’une famille républicaine « disciple » de la pensée de Charles Fourier, et surtout permet de connaître des acteurs connus et moins connus au quotidien et à divers titres au sein de la Commune insurrectionnelle de Paris. J’y suis venu grâce des recherches sur Bernard Lazare, que Charles Péguy a mis en exergue dans ce même texte : « Notre Jeunesse » au sujet de l’affaire du capitaine Dreyfus : « Le plus grand de tous, Bernard-Lazare, quoi qu’on en ait dit, quoi qu’on en ait, plus lâchement, laissé dire, a vécu pour lui, est mort pour lui, est mort pensant à lui. » (page 66)
« Les papiers de M. Milliet que nous publierons donneront immédiatement l’impression d’avoir eux-mêmes été choisis d’un monceau énorme de papiers. On ne peut naturellement tout donner. À partir du moment où M. Milliet m’apporta les premiers paquets de sa copie, un grand débat s’éleva entre nous. Il voulait toujours, par discrétion, en supprimer. Mais j’ai toujours tout gardé, parce que c’était le meilleur. On en avait assez supprimé pour passer des textes à la copie, pour constituer la copie elle-même. – Cette lettre est trop intime, disait-il. – C’est précisément parce qu’elle est intime que je la garde. Il avait marqué au crayon les passages qu’il pensait que l’on pouvait supprimer. J’achetai une gomme exprès pour effacer son crayon. Il voulait s’effacer. Je lui dis : Paraissez au contraire. Un homme qui ne se propose plus que de se rappeler exactement, fidèlement, réellement sa vie et de la représenter est, devient lui-même le meilleur des papiers, le meilleur des monuments, le meilleur des témoins ; le meilleur des textes ; il apporte infiniment plus que le meilleur des papiers ; il est infiniment plus que le meilleur des papiers ; il apporte, à infiniment près, le meilleur des témoignages. »
Charles Péguy, Notre Jeunesse, page 29
S’il pouvait y avoir une démarche vieille France au regard de Péguy, pour autant ils ont été des communards authentiques, même s’il faudrait utiliser le mot de « communeux ». Le terme "communard" fut employé par les assaillants Versaillais pour déterminer qui était à exécuter sur le champ. 150 ans après, ce vocable est peu usité, qui plus est, cela mériterait une analyse plus précise des langages populaires de l’époque. A l'exemple de certains termes comme ambulance, ou ambulancière, ils ne correspondent plus à l’usage courant qui leurs sont attribués, au plus significatif, il faudrait parler d’hôpitaux de campagne et d’aides soignant(e)s. Au fil du temps, le terme communard est devenu le plus courant et avait bien évidemment une autre résonance en 1871 dans la bouche des bouchers de Thiers.

L’intérêt est dans la partie aveugle de ces bourgeois engagés aux côtés des ouvriers et des soldats parisiens face aux actes sanguinaires des armées de Thiers, ce qui en fait un apport spécifique, rare, qui mérite d’être connu. Plus qu’un simple témoignage, il faut y voir un document historiographique sortant de l’ordinaire, et comme nous sommes en présence de plusieurs membres de deux familles. Et plus, avec des amis de la famille de Monsieur Félix Milliet et Madame Louise Milliet (née de Tucé), il importe de pouvoir comprendre une histoire familiale propre et singulière. De comment s’y mélange l’histoire et le combat pour une république sociale et démocratique, un ensemble constitutif de leurs engagements respectifs.

A commencer par celui qui a rédigé ce texte, qui fut lors de la Commune un jeune lieutenant au sein des Fédérés, Jean-Paul Milliet, peintre et historien d’art. Il a été le rédacteur d’une « Famille de républicain(e)s fouriéristes ». Cette histoire fait de correspondances a été publiée en onze volumes dans les Cahiers de la Quinzaine et le premier texte est paru en 1910. Le dixième livre en 1911, pour ce qui nous concerne, et il évoque des événements intimes et politiques propres à la Commune de Paris, à travers une famille pas vraiment ordinaire. Ou peut-être pas, une famille que l’on pourrait qualifier de très politisée et partageant un idéal commun la République. Leurs attachements à certains idéaux de Fourier trouvaient sa relation avec ce qu’ils nommaient la Colonie, située dans l’ancien département de l’Oise, l’on peut parler d’un phalanstère de petite taille, ou plus exactement d’un groupement de sociétaires, dont Louise Milliet a été l’administratrice des lieux. La Colonie était composée
en son sein d'une quinzaine de familles dans les années 1860 (à ne pas confondre avec celui de Guise dans l’Aisne bien plus imposant).

Félix Milliet, Louise de Tucé et leurs enfants

« Mon père, dont la famille était originaire de Savoie, rappelait par ses traits le type des anciens Allobroges (sic) : cheveux châtains, qui ne blanchirent jamais, et grande moustache d'un blond roux. Sa taille était un peu au-dessous de la moyenne ; son teint coloré et ses yeux gris extrêmement vifs marquaient un tempérament à la fois sanguin et nerveux. Son caractère primesautier était sensible, passionné, bouillant, irascible, mais sans rancune, franc, loyal, affectueux et bon. La probité lui était si naturelle qu'il ne concevait même pas la possibilité de la moindre atteinte à la délicatesse. Son désintéressement absolu et son dévouement à ses principes lui attirèrent de nombreuses et durables sympathies. »

Paul Milliet, Une famille de républicains fouriéristes : les Milliets. Tome I, la vie familiale
Félix Milliet naquit en 1811 à Valence dans la Drôme, il décéda en 1888 à Paris (5e). Devenu orphelin très tôt de ses parents, il fut pris en charge par son oncle, directeur de la manufacture des armes de Saint-Etienne. Jeune adulte, il se forma un temps au droit lors de ses études universitaires, toutefois après 1830, il bifurqua et s’engageait dans la cavalerie en se présentant à l’école de Saint-Cyr. Il passa de sous-officier à capitaine des hussards, et fut amené à vivre dans diverses garnisons : Pontivy, Alençon, Montoire. Il démissionna en 1844 depuis son cantonnement du Mans pour se consacrer à la poésie, à la rédaction de chansons contestataires, dans lesquelles il s’affirma comme un chansonnier en vogue, « à la manière de Béranger » et avec les encouragements de celui-ci. 


Milliet père a connu un certain succès au point d’alerter les autorités publiques sur ses convictions républicaines, et passer pour un agitateur, si ce ne n'est pour un dangereux conspirateur... Il manifesta ainsi son rejet viscéral de la tyrannie, entre autres, dans le journal irrégulier, ou souvent saisi, le Bonhomme Manceau, qui connut divers titres en raison de la censure. Il rédigea ainsi sa : « haine de la tyrannie, la pitié pour ceux qui souffrent, l’aspiration vers une organisation plus équitable de la société, la foi dans un avenir de paix et d’harmonie mondiale ». (2)



Chanson de Félix Milliet


Félix Milliet se revendiqua démocrate, socialiste, il fut un disciple de Fourier, comme une bonne part de ses contacts, il a été surtout un proche de Victor Considérant, ami de la famille. Tous les deux furent des francs-maçons plutôt actifs, V. Considérant devint membre de l’internationale en 1869 après son retour des Etats-Unis et a participé à la Commune parisienne. 
« Socialiste convaincu, F. Milliet n'était pas partisan de la « guerre des classes » (note : langage plus propre à G. Sorel). Pour lui, le peuple est composé de tous les citoyens, riches et pauvres, Français et étrangers. Déjà les haines de races (comprendre entre nationalités ou nationaux) tendent à disparaître ; l'internationalisme et le pacifisme rendront de plus en plus rares les guerres de conquêtes, mais non la guerre sociale entre patrons et ouvriers. Une répartition plus équitable des richesses entre le capital, le travail et le talent, peut seule arrêter cette lutte fratricide, aussi folle et aussi condamnable que le chauvinisme d'autrefois. »
Paul Milliet, Une famille de républicains fouriéristes : les Milliets.
Tome I, chansons politiques, page 43
Plusieurs années auparavant Félix et Louise Milliet, cette dernière faillie engager sa dot pour un élevage de chevaux, au désespoir de sa mère. Le couple s’était trouvé associé à son projet « utopiste », avec la création d’un phalanstère au Texas (1852), qui périclita rapidement en quelques années. Cependant ils restèrent en Europe, ne suivirent pas V. Considérant outre-Atlantique. Les époux Milliet devinrent sociétaires à parts égales dans le couple, puis Alix, leur fille repris le flambeau du mouvement phalanstérien, ainsi tous les trois se consacrèrent à ce qui n’a été qu’un « phalanstérion » (un petit phalanstère) de 37 hectares dans la forêt de Rambouillet, appellé par les Milliet la « Céleste Colonie », toujours en activité à Condé-sur-Vesgre. A ne pas confondre avec l’imposant familistère de Guise situé dans l’Aisne, la dite Colonie resta à cet égard plus modeste, en construction et nombre de propriétaires des lieux.
« Notre ancien collègue, le Dr Barbier, du Mans, avait pris une part non moins active aux travaux de la Loge des Arts et Commerce et aux campagnes de la presse républicaine. Le petit journal, qu'il rédigeait avec F. Milliet et Silly, « Jacques Bonhomme », se réclamait de l'immortel programme de « la Montagne », pour dénoncer les « prétentions dynastiques et dictatoriales qui os[aient] menacer la République. » (…) Quant au sieur « Barbier Jacques-François. 40 ans, médecin, rue de Bône, 1 », il était porté sur la liste des 36 citoyens honorés des attentions du préfet Migneret, et observés par la police « comme soupçonnés de donner l'impulsion et d'être chefs de section dans le parti  socialiste ». Il fut de ceux qui, le 5 décembre 1851, tinrent conseil chez Fameau pour décider d'une prise d'armes. Il était trop tard. Le mouvement n'eut pas lieu ; mais Barbier n'en était pas moins compromis. Placé d'abord sous la surveillance de la police, avec interdiction de séjour dans la Sarthe, et menacé de pis, il put, déguisé en prêtre, échapper aux sbires, et gagner Jersey. L'île était pleine de réfugiés. Autour de V. Hugo, de Schoelcher, de Pierre Leroux, de Vacquerie, gravitait un petit monde cosmopolite, d'ailleurs un peu mêlé. »

Bulletin de la Société d'agriculture, sciences et arts de la Sarthe, pages 440 et 441 (1911)
Quant à Félix Milliet établit dans la ville du Mans, le chef-lieu de la Sarthe, plutôt ancré dans des convictions républicaines fortes, il participa avec ses amis de condition bourgeoise, comme le docteur Barbier que l’on vient de citer (son fils Fernand sera l'époux de sa fille), en tant qu’orateur de la loge maçonnique, il se fit remarquer comme activiste lors de la révolution de 1848.

Milliet père a été l’auteur de chansons subversives relayées par le groupement de « Propagande démocratique et sociale » en 1850. Après le coup d’état de Napoléon III du 2 décembre 1851, 250 sarthois républicains furent arrêtés, dans le groupe des accusés, Félix Milliet. Il se vit bannir de France et envoyé à Nice. Mais il s’échappa et prit l’exil depuis Valence pour la Suisse, où il résida et milita de même pour ses convictions, avant de se voir expulsé pour son activisme maçonnique et républicain, par le Conseil fédéral, sous la pression de l’ambassadeur français.

Chanson de Félix Milliet


Puis il se rendit à Londres un court temps avant de rejoindre avec de faux papiers son épouse et ses enfants à Samoëns en Savoie, pas encore française (ou pas avant 1860), sous tutelle Piémontaise. De même, le temps de son exil, il a enseigné le dessin dans un collège de Bonneville à partir de 1853, et il n'a pu remettre les pieds à Genève qu'à partir de 1858.

Plus que probable, Félix et Louise Milliet profitèrent de l’amnistie de 1859 pour revenir sur le territoire national, ce qui correspondit peu ou prou vers 1860 à leur arrivée et installation dans la capitale boulevard Saint-Michel avec la cadette, Louise, mais sans le fils aîné Fernand, officier d’active était mobilisé en d’autres lieux ou casernements. Entre-temps, la petite Jeanne était morte. Sa fille Alix à la même période allait se marier avec Henri Payen. Après les épousailles, ils s’installèrent dans le 10e arrondissement (rue Martel) rejoint par son frère Jean-Paul.

Lors du second siège et de la Commune de Paris en avril et mai 1871, le père se trouvait à la « Colonie » dans l’Oise (l’ancien département, aujourd’hui dans les Yvelines) où il passait sa retraite, après avoir connu des ennuis de santé. Sinon il se consacra à la peinture, au jardinage, et aux activités quotidiennes en tant que sociétaire. Contrairement à Louise son épouse, une femme de tempérament, qui a vécu les événements de la Commune jusque sous ses fenêtres, non loin du Palais du Luxembourg. Elle tint un rôle pilier auprès de ses trois derniers enfants au moment du décès d’Henri Payen son beau-fils, le mari d’Alix, l’aîné Fernand lui était en Algérie. Dans l’ensemble on peut parler d’une famille soudée et aimante.

Alix l’épistolière a laissé ainsi des archives manuscrites auxquelles son frère Jean-Paul dans ses dernières années d’existence a su donner une forme (plutôt contestée en matière d’authenticité). Après un chapitre romancé sur un « mariage d’amour » dans le premier tome, celle de ses parents, notre narrateur a laissé un court portrait de sa génitrice en ces termes,  et des dessins les représentants :

« Le visage de ma mère respirait à la fois la douceur et la fermeté. Ses yeux étaient d'un bleu foncé, ses cheveux bruns, presque noirs, ses joues d'une fraîcheur éblouissante, des bandeaux plats encadraient l'ovale très pur de son visage. Ses belles mains ressemblaient à celles de la Joconde, dont elles avaient souvent la pose. La noblesse naturelle de ses manières, le charme de son sourire, et la finesse de ses traits justifiaient pleinement une réputation de beauté dont elle ne semblait pas se douter. Elle attachait plus de prix au renom que lui méritaient son intelligence, sa droiture et son inépuisable bonté. »

Paul Milliet, Une famille de républicains fouriéristes : les Milliets. Tome I, la vie familiale


Louise Milliet née de Tucé, en 1822, au Mans, fut entre autres, directrice des Ménages sociétaires et membre de l’Ecole sociétaire, et décéda à Paris en 1893. Félix à 28 ans épousa Louise à Montoire-sur-Loir (Loir-et-Cher), en 1839, alors âgée de 18 ans et ils eurent ensembles cinq enfants :
- Fernand, l’aîné, naissait au Mans en août 1840, militaire de carrière, il s’engagea aux côtés de Garibaldi à l’âge de 17 ans, il épousa Euphémie Barbier en 1872 à Amné (Sarthe), qui fut la fille du docteur Barbier, ancien combattant de lutte de son paternel, cité plus haut et mort en 1867, Fernand mourut en avril 1885.

- Alix naquit en 1842 au Mans, ambulancière pendant la Commune, artiste plasticienne et membre ou sociétaire de la Colonie. Elle fut l’épouse et la veuve d’Henri Payen, sergent de la garde nationale de mars à mai 1871, il en fut de même lors d’un second mariage avec un nouveau veuvage, Alix décéda en 1903 à Paris, et a tenu une place singulière dans le phalanstère de Condé-sur-Vesgre (3), comme sa mère administratrice.

- Jean-Paul ou Paul vit jour en 1844 au Mans, peintre, archéologue, historien d’Art, il décéda en 1918 dans la capitale, il prit en charge la mémoire familiale en tant qu’auteur d’une  famille de républicains fouriéristes – Les Milliet, en deux tomes (1915-1916), des parutions sorties à l’origine dans les Cahiers de la Quinzaine en onze volumes entre 1910 et 1911.

- Jeanne née en 1848, décéda précocement en 1854.

- Louise, la cadette ou Louizon, ou bien l’américaine naquit en 1854, elle a été la mère de deux enfants avec Paul Hubert (1852-1922) son mari, elle décéda en 1929.
Il importe de préciser que Félix Milliet n’exerçait pas un ordre patriarcal, comme il pouvait être courant, au sens de la seule autorité admise dans l’espace familial. Ce qui avait depuis le code Napoléon fait des femmes des mineures, et sous l'autorité du seul père ou du mari. Pire, ce que l’on nomme une domination sexiste, une situation vécue par la majorité du genre féminin, sous le coup d'une oppression certaine. Mais en ce domaine, Félix fut un homme plutôt en avance sur son temps, ouvert à la libre expression des femmes, à leur émancipation dans la société.

Des idéaux contraires aux thèses phallocratiques de Joseph Proudhon, et une des particularités de Charles Fourier fut d'avoir été un acteur en faveur de la libération des femmes des carcans moraux de son époque. Ce qui faisait que ce type d’engagements pouvaient être perçus pour des moeurs extravagants, voire dissolus, et être l’objet des commérages sur les questions de sexualité, le sujet tabou par excellence. Plus simplement parce certains fouriéristes furent en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes, avec des mœurs qui ne correspondaient pas à la morale ambiante sur les saints sacrements du mariage… et ils pouvaient même prôner l’union libre.

Et cet enjeu sur l’égalité des deux sexes avait
aussi créé une césure au sein de la fédération française de l’Internationale avec les partisans de Proudhon, sur cette question spécifique. Ceci en opposition aux autres mouvances minoritaires, dont les prises de position d’Eugène Varlin (adhérent à l'Internationale en 1867), ou d’autres internationalistes sur le sujet des femmes, qui soutenaient leur participation pleine à la vie publique et à l’action politique.

A la lecture des courriers de sa femme, Louise Milliet, il s’y affirme une autorité très marquée et pas une conjointe soumise au paternalisme ambiant. Elle a eu des engagements, de même au sein de l’Ecole sociétaire, et a tenu une place motrice comme détentrice de parts de la Colonie.

Pour anecdote, Alix (en dessin), fait part dans ses courriers de son inquiétude de se faire gronder par sa mère, pour sa participation aux soins donnés aux Fédérés. Les deux filles ont eu plutôt loisir de vivre comme elles l’entendaient, au même titre que les deux garçons, mais dans le cadre d’une famille bourgeoise, avec toutefois ses propres conventions, faut-il préciser. Félix à ce sujet manifesta pour sa dernière fille certaines volontés, comme ne reconnaître qu’un mariage civil, mais a pu préciser qu’il ne s’opposerait pas aux choix des futurs époux. Toutefois, le prétendant rompit et il n’y a pas eu de suites à cette histoire de mariage, sauf une réponse sèche de rupture.

Alix représentée par Paul

Lettre de Félix Milliet à M. Beaumetz : « Notre fille est maîtresse de ses actions, de ses affections encore plus, — et nous croyons qu'elle les a bien placées dans la circonstance présente. — C'est à elle de s'entendre avec vous au sujet de la question en litige. Quelle que soit votre détermination, j'y souscris pour mon compte. Mais votre liberté ne saurait en rien enchaîner la mienne. Je viens donc vous dire simplement que, reconnaissant le mariage civil comme seul valable, et n'appartenant à aucune religion, je ne ferai jamais un acte religieux pouvant impliquer contradiction et donner un démenti à mes opinions bien connues et hautement exprimées. J'ai personnellement beaucoup de sympathie pour vous, cher Monsieur, aussi soyez bien persuadé que, de quelque façon que se termine le petit démêlé entre vous et ma fille, vous n'aurez en moi qu'un homme ami et, tout naturellement, Bien à vous, Félix »
Nous sommes loin d’une famille ouvrière, pour autant, leur mode de vie est intéressant. Leurs convictions furent souvent mises à l’épreuve, même si elles n’entraient pas dans le cadre du communeux (ou communard), que l’on peut envisager dans une démarche plus combative ou contestataire. Avec leurs mots, les uns et les autres expriment des critiques sur le cours des événements politiques, militaires, sociaux, etc., que l’on peut partager ou pas, mais sans se désolidariser du mouvement. Ce qui ne fut pas négligeable.
 

Artisan bijoutier, Henri Payen a vécu au sein d’une famille qui vivait du négoce de l’orfèvrerie, l’époux d’Alix fut le plus proche du Parisien moyen les armes en main, mais l’on en sait assez peu sur lui. Les courriers d’Alix des années 1860 n’apportent que des détails sur ses premières appréhensions maritales et les liens qui se sont tissés au fil des années avec cet homme de condition sociale moins importante, un artisan à son compte et travaillant pour la fabrique de son père. A sa disparition à la suite de ses blessures le 30 mai 1871, Alix allait supporter en plus du deuil des problèmes financiers, ce n’était pas non plus l’opulence de la très grande bourgeoisie. Après la disparition d’Henri, le journaliste du Rappel et républicain Edouard Lockroy fut un moment envisagé comme possible nouvel époux d’Alix ; après une distance prise, il n’en fut rien, il fit le choix d’une autre union. Dans les années 1880, un nouveau mariage se solda par un nouveau veuvage.


Sinon Paris a parfois des airs d’un petit monde où beaucoup se connaissaient, la fermentation des idées depuis le 4 septembre 1870 avait pu souder un camp républicain radicalisé par les dérives du pouvoir, néanmoins un camp très hétéroclite, au moment des combats décisifs en arme ou pas. Dans les espaces fortifiés souvent en ruines, de nombreuses femmes cantinières et ambulancières agirent avec les moyens du bord, et pour certaines comme la courageuse Alix aux avants-postes.

La Commune de Paris n’a pas été uniforme, au contraire, cet apport d’une famille bourgeoise, plutôt rentière et socialiste permet de saisir une part de sa complexité avec la présence de ce courant de pensée se réclamant de Fourier. Cependant, les différents courriers familiaux sont révélateurs d’un état d’esprit assez commun, sur les incendies et la destruction de la colonne Vendôme, ou bien l’arrestation des généraux Chanzy et de Langorian, mais pas dans les termes de la propagande Versaillaise et encore moins de son côté.

Avec un regard propre et une place à prendre en considération dans les événements, Alix fut certainement la plus intrépide et la plus valeureuse, hormis Henri Payen lors du second siège en uniforme et au front. A son poste d’ambulancière, Alix Payen-Milliet par ses lettres apporte des informations riches sur le conditions de vie des soldats, les siennes, et leurs comportements d’hommes du peuple, aussi sur les bombardements, sur le caractère de quelques-uns, dont le pitre de service (un chanoine), et bien sûr sur son mari Henri, un sergent apprécié par ses soldats.

Il n’est pas simple du coup de comprendre avant le chapitre sur Delbrouck l’implication et la position de Jean-Paul au printemps 1871, sauf qu’il fut obligé de prendre l’exil par la suite, et à son tour attendre l’amnistie à la fin des années 1870. Lieutenant, il officia aux côtés de Louis-Joseph Delbrouck (en desssin), architecte, membre de l’internationale, avec la particularité d’être tous les deux pacifistes et sans armes, ils ont eu durant le second siège la charge des missions pour le Génie et de colmater les brèches des défenses. Comme sur les remparts de Vanves ou de Passy, quand Delbrouck fut arrêté et fait prisonnier. Peu de temps après il décédait (juillet 1871). Voilà de manière brève l’attitude de Jean-Paul Milliet face à la guerre :
«  Pacifiste en théorie, j'aurais voulu atténuer à mes propres yeux la contradiction apparente entre mes principes et mes actes. — Je ne suis pas de ceux qui se résignent facilement à être illogiques. — J'ai la satisfaction de n'avoir point tué de ma main; je n'ai pas tiré un coup de fusil et je n'ai pourfendu personne. Cependant, il faut l'avouer, la distinction est subtile entre la légitime défense et l'attaque meurtrière. Les embrasures que nous construisions pour les canons, les tranchées derrière lesquelles s'abritaient les tirailleurs, nous rendaient complices d'odieuses mais nécessaires boucheries ».

Paul Milliet, Une famille de républicains fouriéristes : les Milliets. Tome II, Delbrouck.
Paul Milliet a été le « biographe » d’une saga familiale, plus exactement le narrateur d’un monde qu’il enjoliva et a pu prendre certaines distances avec les faits de 1848 et d'autres aspects. Il peut sembler très en retrait dans cette histoire familiale au moment de la Commune. Du moins, nous n’apprenons pas grand-chose sur sa participation, autre que dans l’ombre de Delbrouck, ce qui confirme sa discrétion, une modestie qui enthousiasma dans un premier temps Charles Péguy. Mais qui s’avéra un échec éditorial, un stock d’invendu en retour sur les bras, ce qu’il ne précisa pas.

Au final, notre narrateur, Paul, se fit imprimer à compte d’auteur, mais n’obtint pas plus de succès. Ce sont les écrits d’Alix qui ont retenu l’attention de Michèle Audin : « Alix Payen a peu attiré l’attention des historiens. Pourtant, elle a participé à la lutte avec courage et détermination, et elle a décrit avec sensibilité les combats violents, souvent furieux – et la vie du bataillon sous les obus. » Cette somme fut sortie de son oubli par l’ancien et défunt éditeur François Maspéro dans les années 1970, et il reste aussi des archives sur Félix Milliet et les autres membres de la famille, notamment au Mans, et a été édité l’an dernier sur l’héroïsme d’Alix Payen née Milliet : « C’est la nuit surtout que le combat devient furieux » de Michèle Audin (éditions Libertalia, 2020) et auteure deux autres ouvrages sur la Commune : La Semaine sanglante et Eugène Varlin chez le même éditeur.

Faut-il prendre le texte de Paul Milliet sur la Commune pour un récit? une série de témoignage? ou une page d’histoires concordantes? ou bien une esthétique allant au-delà d’une simple histoire familiale? Il est très probable que Jean-Paul Milliet fut avant tout un esthète. La création plastique a été son domaine de prédilection. Et son œuvre ne peut se résumer à ces derniers exposés sur sa famille. Mais l’on remarque que le dessin, la peinture, la sculpture et le collage ont tout autant de place que l’histoire sociale et politique des Milliet. Sans parler de la place de l’écrit et des chansons du père. S’il ne s’agit pas d’une famille d’artiste à proprement parler, Félix réalisateur du kiosque à musique à la Colonie, donne le là d’un intérêt significatf aux Arts à partie égale avec la politique et l’engagement en collectivité sous formes diverses, tout comme Charles Fourier et ses disciples.

C’est pourquoi il vaut mieux éviter de chercher à les classer, que Charles Fourier ait été un précurseur intellectuel, un fil conducteur, il n’y a pas doutes, mais le combat républicain prédomina et a pu ne pas correspondre à tous les vœux de son initiateur. Et en ce début de 1871 rien n’était joué. La menace bonapartiste et principalement royaliste, les dits Ruraux, ou la majorité des élus du corps législatif, n’avaient pas pour objectif l’existence même d’une république démocratique et sociale. Le combat oublié de ces communalistes et fédérés qui voulurent prendre en main leur destin, les mena pour beaucoup à la mort, en prison ou à l’exil, sinon à se taire et entrer en clandestinité. Même si cette famille fouriériste n’a été qu’un épiphénomène dans des réalités politiques bien plus complexes, c’est néanmoins utile pour comprendre leurs différentes participations ou la présence de disciples de Charles Fourier dans l’événement communal et l’insurrection du 18 mars 1871. Une composante sociale et politique qui a souvent été ignorée, volontairement ou pas.

Pour autant, Jean-Paul Milliet (en photo) a pu s’égarer dans son récit et au sein de ses différents livres. S’il il lui a pris quelques fantaisies, la question du plaisir et de les alterner ont été des utopies sociales de Fourier (qui conservent quelques charmes…). Son livre édité par Péguy met en avant des lettres en relation avec le quotidien de la Commune, c’est là tout son intérêt, et il permet de découvrir le rôle d’Alix épouse d’Henri Payen, à ses côtés, et d’autres figures… Comme Louis-Joseph Delbrouck, coopérateur, polytechnicien et architecte municipal, un des chapitres de ce livre, qui au détour des courriers fait référence à certains personnages comme le colonel Lisbonne, Delescluze, Frankel, Flourens, etc. Rien de si exceptionnel dans la réalité des faits, en toute limite, il faudrait parler de courriers apocryphes, sur lesquels, il faut s’interroger sur la fiabilité, sans pour autant négliger un texte cohérent, bien sourcé, compréhensible par le plus grand nombre. Son contenu vaut le détour, à prendre au mieux comme un témoignage avec ses failles ou ses manques.

Le fouriérisme et ses projets utopistes?

A la recherche d’un ordre parfait…? c’est un peu tout le drame de cet homme qui reste à découvrir, et si je n’avais pas rencontré la famille Milliet, je n’aurais pas envisagé d’en savoir plus sur le père tutélaire des phalanstères. Il n’est pas simple de fait de résumer l’existence d’un génie en lutte contre les réalités implacables de son propre monde, qui a dû faire face à un réel abrupt, ne lui laissant qu’une belle fuite pour exprimer des talents.

Charles Fourier naquit à Besançon en 1772, fils d’un drapier décédé en 1781, il connut un héritage, dont il ne profita guère, que son père léguât sous des observances très strictes, avec un contrat en trois clauses, pour ses 20, 25 et 30 ans. Il ne respecta que la première exigence, travailler dans le commerce, mais refusa toute idée de mariage et conçu en dehors de ses activités professionnelles un édifice conceptuel très étrange.

On pourrait parler d’un homme en colère, il a détesté le commerce pour son absence de morale, a préconisé la disparition de l’argent, de la pauvreté dans le cadre de ses théories sociales qui visaient, ni plus, ni moins, à changer les bases des sociétés humaines, à révolutionner le vivre en commun, sans chercher à constituer une classe sociale contre une autre.

Trois de ses oeuvres sont à citer :
- Théorie des quatre mouvements (1808)
- Traité de l'association domestique agricole (1822)
- Nouveau monde industriel et sociétaire (1829)

« La Théorie des Quatre Mouvements ne rencontra aucun succès, et personne ne prêta attention aux idées de l'auteur, à son analyse des passions comme à sa métaphysique. (...) Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, qui lui avait coûté beaucoup d'efforts, est le plus méthodique de ses ouvrages, celui auquel ses disciples eurent davantage recours pour leur propagande. Les journaux et les revues du temps en parlèrent un peu, presque tous ironiquement, il est vrai. Fourier, encouragé, se remit alors à la recherche d'un candidat, c'est-à-dire d'un individu assez riche pour faire les frais d'une première expérience. Que demandait-il à un pareil homme? Dans le sommaire du Traité de l'Association, il définissait ainsi les qualités de ce commanditaire à venir : « Tout ambitieux honorable. Il n'en faut qu'un seul qui soit tenté de devenir le premier homme du monde : il n'aura même pas besoin d'une grande fortune ; s'il possède 10.000 francs, il peut créer la colonie de fondation. N'y prit-il que pour 10.000 francs d'actions, il peut se réserver le titre de fondateur. Il est assuré de voir, après deux mois d'exercice, les peuples et les monarques le porter aux nues, de faire tomber à plat l'orgueilleuse civilisation, prouver qu'elle n'a jamais eu la moindre connaissance en garantie sociale ou action composée, pas même sur la garantie primordiale, celle du travail et de la subsistance. »

Maurice Harmel, Portraits d'hier, Charles Fourier, pages 173 et 174 (1910)
François-Marie, Charles Fourier (en peinture) dans sa jeunesse s’était juré de bannir le négoce de toute l’humanité, bien qu’il ait été une partie de sa vie dans les affaires commerciales (vente et comptabilité). Il a de plus vécu dans une famille commerçante de longue date, ce qui a nourri ses premières aversions aux entourloupes qui étaient exercées sur la taille des tissus. Ce fut personnage très moral et obsédé par l’ordre, et comme tout a été toujours un peu contradictoire chez lui, on lui connaît une vie libertine, mais aucune relation amoureuse durable à mentionner. Pareillement, ami de Brillat-Savarin, il se passionna pour la gastronomie, de même préconisa la Gastrosophie ou l’art de se nourrir en cultivant et cuisinant ses propres produits du jardin à l’assiette, ou à l’usage des conserves, mais il refusait certains aliments qui ne lui semblaient pas dignes de son estomac, comme les macaronis et la cuisine anglaise.



Confronté à une affaire de spéculation à laquelle il participa à Marseille, le fait d’avoir balancé une cargaison de riz à même le port, pour ne pas voir le prix baisser de la céréale, lui provoqua une immense révolte. Face à un phénomène récurant, il s’emporta plus d’une fois. Il a très mal vécu la Révolution française pour ses violences, pendant laquelle il perdit l’ensemble de ses investissements lors des émeutes de Lyon en 1793 et fut par la suite incarcéré. Comme il a détesté la guerre, bien qu’il ait voulu un court temps s’engager dans l’armée, puis se consacrer au clergé, pour qui il a nourri aussi un rejet, il n’en fit rien. Faute de pouvoir accéder à ses propres désirs, ou selon ses propres volontés, il allait connaître une bonne partie de sa vie des hauts, puis des bas, et une vie plutôt retirée, ce fut assez tardivement qu’il commença à faire connaître ses idées et susciter de l’intérêt auprès des générations des années 1820 et 1830.

Charles Fourier a développé des idées pour un système universel dont l’harmonie lui servit de métronome, il a ainsi dérouté de nombreux de ses contemporains, au point de passer pour une personne dérangée, voire à provoquer l’hilarité de ses interlocuteurs, pendant que lui continuait sans sourciller ses explications. Certains le prirent pour un homme incapable de rire, on peut présumer qu’en présence d’autres personnes inconnues ou peu réceptives, il devait avoir un comportement plutôt rigidifié. Il fut un solitaire en raison de sa grande timidité. Comme il peut encore surprendre, en raison des originalités de son œuvre et une volonté un tant soit peu maniaque de tout classifier, selon des suites de série, et cet intérêt qu’il a eu pour les mathématiques. Tout ce qu’il voulait était passionnel et au prix de cet entendement, ce grand amateur de musique, tout devait être absolument harmonieux. Et si l’on peut résumer, pour retenir les choses essentielles, il s’est intéressé à l’écologie et à l’agriculture, à l’urbanisme, à l’architecture, etc., et a été le promoteur d’une organisation très ficelée de la vie collective en phalanstère. Une idée qui va donner lieu à plusieurs expériences dans la longue histoire des utopies, Thomas More avec son livre Utopia en 1516 est le créateur de ce terme. L'utopie était pour Rabelais un pays imaginaire. Le vocable u-topia peut signifier en grec ancien : n'être en aucun lieu.

Fourier a échafaudé diverses théories sociales, il est à considérer comme un des premiers théoriciens socialistes, que Marx et Engels avaient épinglé dans le Manifeste avec d’autres comme des socialistes, bourgeois et utopistes. Il est préférable, même si les qualificatifs ne sont pas faux, de parler de socialisme primitif, ne nous renvoyant pas aux âges des cavernes…, mais à la première moitié du XIXe siècle. Le fouriérisme, qui plus est improbable en dehors de groupes de sociétaires libres de leurs opinions, et, surtout souverains dans leurs décisions. Le fouriérisme fut donc une branche du socialisme avec diverses ramifications tout au long de ce siècle, et qui a touché en particulier des milieux de la petite et de la moyenne bourgeoisie, notamment en 1848, dans les fiefs citadins républicains. Beaucoup d’idées, rarement abouties dans leurs dimensions communautaires, l’idéal d’un
monde nouveau dans leurs cœurs. Les passions et raisons se bousculèrent, mais ne purent pas toujours faire leur cheminement vers des réussites accomplies, les dominations ne furent pas que sociales, mais des réalités interindividuelles difficilement contournables et sujettes aux dissensions.

Les théories sociales parfois farfelues et les idéaux communautaires, plus exactement sociétaires de Fourier sont tombés dans une certaine désuétude, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient totalement oubliés, mais que dire sur ces premiers socialistes, ou ce qui émergea, après la restauration monarchistes de 1815? Saint-Simon autre figure du socialisme primitif et de ses doctrines progressistes, en apparence le plus connu, a eu un de ses disciples, Prosper Enfantin, qui suivit l'influence de Fourier, il se trouva lui aussi porteur d’un projet phalanstérien.

Les "socialistes" des premiers âges sont rarement cités ou mis à la connaissance du public, comme un certain Just Muiron, qui a été un des premiers à se laisser porter par cette œuvre en partie visionnaire, qui aurait pu passer aux oubliettes. Flora Tristan alla consulter Charles Fourier après son retour du Pérou, Pierre Leroux s’en inspira ; et Victor Considérant (en dessin, 1808-1893) fut celui qui dirigea à la suite de son mentor le périodique La Phalange, journal de la science sociale (publié à partir de 1832, et n'a rien de militaire). Dans les années 1850, V. Considérant embarqua plusieurs centaines de personnes dans son aventure texane, et a été la dernière grande figure connue du mouvement sociétaire.


Il y avait quelque chose de religieux dans la démarche de Fourier, un retour au premier christianisme, bien qu’anti-clérical, il se fondit dans une mystique, croyant pouvoir changer le cours des choses et apporter sur terre un message universel, qui ne pouvait qu’insuffler une transformation profonde.
En quelque sorte permettre l’avènement du paradis sur terre..., dans l’ensemble, il en est resté des expériences collectives, novatrices, mais pour beaucoup sans lendemain. S’il a pu exercer une certaine autorité intellectuelle à partir de 1825, après la mort de Saint-Simon, et au-delà de son décès en 1837 ; notre personnage plus que singulier a su faire partager dans les milieux républicains et révolutionnaires ses idées pas vraiment conformistes. Sans grille ou distinction sociale, au titre d’une prophétie par le biais de la propagande, qui devait aider à cette victoire d’un autre ou monde nouveau, et en finir avec l'ancien.

Selon ses espérances, nous allions être tous producteurs et consommateurs du fruit de notre travail à part égal, non pas tout à fait, le mérite devait être pris en considération sans chercher à appauvrir les moins méritants. Il visait l’existence de multiples communautés organisées en commune de 400 à 500 familles, ce qui devait donner les moyens à tous de vivre dans le bonheur et une jouissance certaine, au titre de plaisirs à renouveler pour en décupler sa nature, et c’est ainsi que fut élaboré un nouveau mode d’habitation. Sous la même bâtisse, logements, commerces, salles communes, et lieux de loisirs ou de cultures, comme un théâtre, une salle de danse, etc, et notamment un très grand réfectoire, les repas devaient se prendre ensemble. Je vous renvoie à la lecture en annexe sur le Phalanstère de Fourier expliqué par Victor Considérant.

Incontestablement son œuvre a donné matière à une mouvance politique socialiste et républicaine sans recherche d’une forme partisane autre que faire école, et à ouvert une sensibilité philosophique en rien fixiste, par certains côtés libertaire. Il faut aussi retenir un travail de mathématicien, sur lequel je ne peux apporter de grands éléments, sauf pour Fourier d’avoir connu une frustration notable, de n’avoir pouvoir pu exercer ses plus fortes capacités dans le champ des abstractions mathématiques (4). Son parcours personnel est assez atypique en des périodes plutôt agitées. Il en va de même avec tous ces socialistes qualifiés d’utopistes, il est impossible de le construire d’un seul ensemble, et l’invention du mot « socialisme » serait imputable à Pierre Leroux (mort en 1871). Quand il est surtout question de pluralisme des opinions, et des influences d’une pensée évolutive tout au long du siècle, souligner que les dits socialistes utopistes ou premiers ont été idéologiquement composites, en France comme ailleurs. Avec la mort de Victor Considérant, la dernière grande figure républicaine et fouriériste en 1893, se tournait une page, déjà presque oubliée par ses contemporains, celle du fouriérisme militant qui rejetait l’ordre social établi pour inventer un monde nouveau.
Au sujet de « L’École sociétaire : Les disciples de Fourier récusaient le qualificatif de fouriéristes car ils ne souhaitaient pas se réclamer d’un homme mais d’une science, la science sociale. Ils ne voulaient pas non plus créer un parti politique. La plupart d’entre eux étaient hostiles à cette forme d’organisation. C’est pourquoi ils créèrent, dès les années 1830, l’Ecole sociétaire. Cette structure avait pour but la publication des œuvres de Fourier, l’étude de la doctrine, mais aussi la vulgarisation de ses théories. C’était une organisation dont les principaux outils furent la propagande orale par les conférences, la propagande écrite par les livres, les brochures et les journaux, puis la propagande par la réalisation pratique. »

Nathalie Brémand (2009). Les premiers socialismes - Bib. virtuelle de l’Université de Poitiers
Il faut noter que seuls trois projets de natures fouriéristes virent le jour au XIXe siècle dans l’hexagone : la colonie de Condé-sur-Vesgre (1833), le Familistère de Guise (à l’initiative de M. Godin, riche industriel, de 1857 à 1969) et la Maison Rurale d’enfants pour l’expérimentation sociétaire de Ry (de M. Adolphe Jouanne, 1864 à 1882). En dehors de la France, il faut y ajouter une expérience agricole en Algérie et les échecs patents d’Etienne Cabet et des Icariens aux Etats-Unis, puis celui de Victor Considérant. Les projets utopistes élargis à leurs autres dimensions sociales et politiques ont en général disparu comme neige au soleil, à part la Colonie et de Guise, des modèles qui ont survécus depuis tant bien que mal.

Ces entreprises humaines sur des projets en collectivités autarciques ont eu une très forte tendance à s’enliser dans des querelles intestines et interindividuelles, et le phénomène a été bien plus large à l’échelle du globe, et bien plus ancien. Ces projets à caractère utopiques finirent mal en général, comme les histoires d’amour (sic). Penser à l’échelle de 300 à 500 familles comme le familistère de Guise, soit environ 1800 à 2000 hommes, femmes et enfants, la taille plus modeste de la Colonie de Condé-sur-Vesgre, bien qu’elle voulue s’agrandir, l’échelle des membres resta modeste, et l’endroit n’a connu que très tardivement les commodités du confort : sans chauffage, l'eau des canalisations gelaient en hiver et le frigo tarda. Cette première expérience fut inspirée et conçue par Charles Fourier, mais pas jusqu’à sa finalité architecturale et agricole, car sur des terres sur des terres sablonneuses, peu propices aux cultures vivrières, et un manque de moyens financiers pour mener à bien l’entreprise. Ce qui advint vers 1860 une Société Civile Immobilière (SCI), elle se composa d’une petite vingtaine de familles sociétaires dans la forêt de Rambouillet. Cette forme juridique a possiblement évité que l’expérience ne s’essouffle trop rapidement ; mais c’est une simple survivance et lointaine du projet initial.

Les Milliet, père, mère, et leur fille Alix y ont exercé leurs talents, il n’était pas possible d’échapper à des éclaircissements sur ce génie bizarre et ses ambitions, et finalement très attachant pour comprendre comment cette famille a été de plein fouet dans l’histoire de la Commune aux côtés des communeux. Les découvrir ainsi des acteurs ou observateurs peu connus de ce court moment révolutionnaire, échappant aux trames habituelles, délivre une fraîcheur plutôt la bienvenue, dans ce torrent de nouvelles sur front de guerre civile. Tout n’a pas été conduit sous la volonté impérieuse d’une dialectique matérialiste et historique, et l’on a probablement minoré des pensées et des idées ingénieuses.

Il se peut, que je n’aie pas fait suffisamment état que Fourier et ses disciples, ils ont été aussi des féministes primitifs, ou en ce domaine des avant-gardistes en comparaison à d’autres familles socialisantes, qui ont plus discouru que misent en pratique les idées en leur sein. Même si l’émancipation des femmes a souvent été indissociable de ce socialisme primitif et de ses suites, cette prise en considération du rôle moteur a resurgi dans les années 1970 et ouvrit à des chemins régénérateurs dans une société alors profondément enracinée dans le patriarcat.


Nota bene :
Il a été rajouté au livre 10, La Commune et le second siège de Paris
de Paul Milliet au sein des Cahiers de la Quinzaine, une lettre d'Alix Payen de son deuxième tome et une de Fernand n'a pas été éditée. Sinon il a été rajouté un chapitre supplémentaire, pour épilogue, du tome II qui dispose d'un 12ème livre non édité par Péguy, avec l'annonce du 16 mai1877 - La République était sauvée et définitivement fondée -fait principalement d'échange des courriers avec sa mère, et son retour en France.
Notes du texte :

Vous pouvez consulter le site de la biblothèque virtuelle de l'université de Poitiers, sur les premiers socialismes, ainsi que le dictionnaire biographique du mouvement social : Le MAITRON (voir les liens sur les personnes).

1 - Une famille de républicains fouriéristes : Les Milliet, de Paul Milliet (Tome 1 & tome 2)
2 - Site de l'association des études fouriéristes et des Cahiers de Charles Fourier
3 -  Louise et Alix Milliet : « Deux colones engagées » (Pdf), Danielle Duizabo (2012)
4 - Quand un professeur de mathématique raconte
Charles Fourier à sa fille - Grenoble - Institut Fourier (vidéo de 8 minutes)

La Commune et le second siège de Paris (1871)


Photo de M. Leibet - Ruines du Fort d'Issy vues du nord

Chapitre I : - Les ruraux. - Premières manifestations. - Les canons de la Garde nationale. - Le Comité Central. - Le 18 mars, proclamation de la Commune. - Les droits de Paris. - Sortie du 3 avril. - Mort de Flourens. - Premiers succès de Dombrowski. - Réformes : L’Assistance publique, les Finances, le Travail, la Fédération des artistes, l’Enseignement. - Les délégués à la Guerre. 

L’Assemblée de Bordeaux fut élue sous l’œil des Prussiens, alors que la province mal informée et trop crédule ajoutait foi aux calomnies des monarchistes.  Ceux-ci représentaient les Parisiens comme des fanfarons et des traîtres, qui avaient voulu livrer la ville dès le 31 Octobre. A Paris, au contraire, on croyait la province animée de l’ardent patriotisme que Gambetta avait cherché à lui inspirer ; on la supposait prête à tous les sacrifices pour continuer la lutte.  

Le 8 février 1871, ayant à nommer 43 députés, nous avions porté en tête de liste : Garibaldi, Victor Hugo,  Louis Blanc, Gambetta, Dorian, Delescluze, Clemenceau, Littré, Raspail, Edgar Quinet... Mais, parmi les membres du Gouvernement de la Défense, bien peu furent réélus par les Parisiens, qui les avaient vus à l’œuvre.  

L’aberration des ruraux semble aujourd’hui inconcevable ; ils nommèrent Trochu, d’Aurelle et leurs  pareils. Évidemment ils ne les connaissaient pas.  

Trois cent cinquante députés républicains, résolus à continuer la guerre, furent envoyés à l’Assemblée, contre quatre cents réactionnaires, qui avaient promis d’y mettre fin. Et pourtant, même parmi les électeurs les  plus affamés de paix, bien peu avaient eu l’intention d’appeler au pouvoir un empereur ou un roi.  

Bonapartistes et royalistes coalisés allaient profiter de ce malentendu pour essayer de renverser la République.  

Ils étaient dupes des mots ces républicains modérés qui crurent défendre le suffrage universel, en s’alliant aux partisans du pouvoir héréditaire. Comme si une génération avait jamais le droit de lier par ses engagements les générations futures.  

Par son empressement à accepter toutes les conditions du vainqueur, l’Assemblée de Bordeaux manifesta. Il semble que les ruraux eussent perdu la notion de l’honneur. A qui  fera-t-on croire qu’un pays comme la France aurait pu être subjugué, si la nation tout entière s’était soulevée dans un élan unanime d’indignation patriotique? Émasculés par une longue servitude, et n’ayant plus d’autre idéal qu’entasser des écus, des lâches ont voulu la paix à tout prix, la paix honteuse. Ce sont là des dures vérités qu’il faut dire.  

La haine contre Paris se traduisit aussitôt par d’insolentes provocations. Pour gouverneur on nous envoya Vinoy, complice du coup d’État de décembre (1851), signataire de la capitulation. Et qui va-t-on nous imposer comme général en chef de la garde nationale? — D’Aurelle de Paladine, le dévot et pusillanime bonapartiste que Gambetta avait trop tardivement destitué!  

A Paris, l’indignation était extrême et légitime : « Les  membres n’obéissent plus au cerveau, disait-on. C’est une tête qui pense sur un cadavre. » (1)  

La centralisation, si favorable au despotisme, avait tué la vie en province. Aucune grande ville n’était libre de gérer ses propres affaires. A ce mal, les Parisiens  proposaient un remède : remplacer un gouvernement centralisé à l’excès par les libres fédérations de communes autonomes, à l’imitation des cantons suisses.  La capitale ne prétendait nullement imposer aux autres villes son organisation municipale, elle ne voulait que donner l’exemple de progrès immédiatement réalisables.  

« Paris qu’on accuse de gouverner la France, a toujours été serf de la France. Paris fait les révolutions, mais la province fait les gouvernements. Les révolutions durent trois jours ou trois mois ; les gouvernements durent vingt ans. — Paris fait les journées de juillet 1830 ; la province se livre aux d’Orléans et maintient Louis-Philippe pendant dix-huit années. — Paris fait le 24 février et les journées de juin 1848 ; la province lui envoie ses Falloux et Louis-Napoléon Bonaparte. —  Pendant vingt années, Paris vote contre l’Empire, et  pendant vingt ans la province consacre l’Empire par la nomination des candidats officiels et deux plébiscites dont on connaît les écrasantes majorités. — Paris fait le 4 septembre et proclame une seconde fois la République ; la province nomme l’Assemblée de Bordeaux qui affirme son intention de rétablir la monarchie. —  Paris endure la famine et donne son sang pour sauver l’honneur de la France et l’intégrité du territoire national ; la province vote la paix, cinq milliards d’indemnité aux Prussiens, la cession de l’Alsace et de la Lorraine. » (2)  

Si les ruraux veulent un roi, qu’ils le prennent, nous n’en voulons pas. Ainsi, après avoir combattu les ennemis de la France, nous allions avoir à combattre les ennemis de la République.

Lorsqu’il eut à donner son opinion sur les actes de la Commune, Louis Blanc vieilli, qui n’avait rien compris à ce mouvement et s’en était séparé, lui rendit pourtant une justice tardive :  « Il ne faut pas confondre les révolutions qu’enfantent l’ambition, la colère, la cupidité, les passions envieuses d’un ou de plusieurs hommes, avec les révolutions qui sont des évolutions, et qui naissent du développement historique de la vie sociale, contrarié par des pouvoirs aveugles ou tyranniques ; les premières méritent toute  réprobation, mais il n’en est pas de même des secondes.  Quant à celles-ci, il est vrai qu’elles apportent, hélas ! avec elles trop souvent un mélange de bien et de mal,  mais leurs effets s’expliquent par leurs causes ; l’intensité des maux qu’elles produisent, se mesure à la gravité des abus qui les rendirent inévitables, et lorsque  au prix de souffrances passagères, une révolution met au monde une vérité libératrice, il est aussi vain de s’en plaindre, qu’il le serait de maudire cette loi de la nature qui associe les douleurs de l’enfantement à l’entrée d’un homme dans la vie. » (3)  

Louis Blanc a raison : c’est grâce à la Commune que certaines réformes fécondes sont parvenues à maturité.  Cette révolution fut à la fois politique et sociale.  

2

Jules Favre avait solennellement promis que la France ne céderait « pas un pouce de son territoire,  pas une pierre de ses forteresses » ; — et notre chère Alsace était livrée à l’ennemi, avec Metz et une partie  de la Lorraine.  

Ducrot avait juré de ne rentrer dans Paris que « mort ou victorieux ». — Beau serment, oublié dès le lendemain.  

Trochu, énergique en paroles, avait dit : « Le Gouverneur de Paris ne capitulera pas. » — Puis, jésuitiquement, il avait chargé Vinoy de signer à sa place une reddition que son inertie coupable avait préparée. Partout l’incapacité, partout le mensonge.  

Comment le peuple, tant de fois trompé, aurait-il pu faire confiance au cauteleux diplomate qui se résignait de si mauvaise grâce à maintenir ce louche régime qu’il appelait « une République sans républicains »? Pouvions-nous oublier ces massacres de la rue Transnonain dont Thiers le Cruel avait taché son casier judiciaire? Joyeux, il flairait déjà la Semaine sanglante.  

Paris avait supporté le froid, la faim, les privations de toutes sortes, les obus... Une seule consolation lui restait : la République, espoir de justice sociale. Comment ne se serait-il pas défié de cet homme auquel il faisait peur et dont il se sentait détesté?  

Trop de paroles avaient été mensongères ; il ne croyait plus qu’aux actes. Or, Thiers s’efforçait de désarmer la garde nationale, la République était en danger.  

Ce désarmement, ni Jules Favre, ni même Bismarck n’avaient osé l’ordonner. Dès qu’il fut question de permettre aux Prussiens d’entrer dans l’enceinte, spontanément, cinquante mille hommes se portèrent en armes à leur rencontre : « Ce mouvement d’indiscipline et de fierté » était d’autant plus beau que les forts étaient déjà occupés par les Prussiens et que leurs canons étaient braqués sur la ville. Les Parisiens se seraient sacrifiés si le salut de la France avait pu être acheté à ce prix : « Plutôt Moscou que Sedan », répétait-on  partout, (4)  

Sur la place de la Concorde, les majestueuses statues de pierre qui personnifient les principales villes de France, avaient été voilées de longs crêpes noirs, poétique symbole du deuil profond de la patrie.  

Les manifestations commencèrent le 24 février sur la place de la Bastille. Le soir, la colonne était illuminée et les bataillons défilaient tout autour, apportant des couronnes d’immortelles qui venaient décorer le monument depuis la base jusqu’au faîte. Les plis flottants du drapeau rouge enveloppaient le flambeau du Génie d’or si hardiment lancé dans le ciel. Plus bas on lisait en lettres énormes : « Vive la République universelle ! »

Ce cri était prématuré, mais il aura son heure. Des discours enflammés, tout pleins d’illusions généreuses, furent prononcés. Qui n’eût été ému de voir ce peuple indomptable oublier ses longues souffrances et les détresses de l’odieux présent, dans une vision prophétique de l’avenir?  

« A cet instant même où l’Allemagne lui faisait une guerre de race, où Guillaume et ses agents ne cachaient pas le désir et l’espoir d’anéantir la France, que pensaient ces Français, que disaient ces Parisiens? — Ils proclamaient la Fédération des peuples! En réponse aux obus de Bismarck, ils offraient à l’Allemagne la Liberté, la Fraternité! Sous le feu des canons Krupp, braqués contre la grande cité révolutionnaire, ils confessaient la Solidarité humaine! » (5)  

En attendant, un conseil de guerre jugeait les accusés du 31 Octobre. Flourens, Blanqui et plusieurs autres furent condamnés à mort.  

Ancien représentant de Paris, Victor Considérant publia le 20 avril une adresse aux Parisiens. Il espérait nous faire sortir de cette situation terrible et proposait une paix fondée « sur le caractère libre et juridique de toute société, de toute coopération » ; il réclamait, lui  aussi, « l’autonomie absolue des communes urbaines et des cantons-communes ». Il faisait même le rêve d’étendre un jour cette paix « absolue, européenne, définitive... par la Confédération juridique de tous les Peuple unis ».  

3  

Le 28 février, les Parisiens s’aperçurent avec indignation que, par une impardonnable négligence, le gouvernement avait abandonné les canons de la garde nationale, près de la place Wagram, dans la zone accordée à l’occupation des Allemands, (6) Sans attendre les ordres officiels, chaque bataillon se rendit au parc et enleva les pièces qui lui appartenaient. Les femmes s’attelèrent aux canons, escortées par les gardes nationaux en armes. Un officier à cheval sur la pièce, tenait  le drapeau déployé. (7)  

« C’était vraiment un spectacle grandiose et rappelant les plus beaux jours d’enthousiasme de la première Révolution. Un certain nombre de marins et de soldats, gagnés par la fièvre générale, se joignirent à ces cortèges. »  

« Paris n’avait plus de gouvernement. Les hommes de l’Hôtel de Ville étaient partis à Bordeaux. L’armée était sans armes. Aucune police dans les rues. La Commune existait déjà de fait. Paris, livré à lui-même, vivait de sa vie propre. Il y avait bien, quelque part, un général de décembre, nommé Vinoy, mais sans autorité ; personne ne s’en occupait. » (8)  

Dans les faubourgs, ou était résolu à recevoir les Prussiens à coups de fusil. Heureusement, les chefs, comprenant l’impossibilité de la résistance, s’employèrent à calmer les esprits. Ils chargèrent les gardes nationaux de former un cordon autour des quartiers concédés à la courte occupation de l’ennemi. C’est en leur remettant à eux-mêmes le soin de se contenir, que l’on empêcha les violences redoutables de leur désespoir.  

Se rendant compte de cette effervescence, les maires conseillaient avec sagesse de laisser provisoirement à la garde nationale son artillerie. Les généraux eux-mêmes appuyaient cette proposition, et la guerre civile aurait pu être évitée. Mais Thiers, aveugle et obstiné, donna à l’armée l’ordre d’aller reprendre de vive force les canons.   

4  

Le 18 mars, les soldats de ligne chargés de cette opération fraternisaient avec le peuple, et Paris se couvrait de barricades. Place Vendôme, le général Vinoy, avec quatre mille hommes, se repliait devant quelques centaines d’insurgés.  

Moins prudent, le général Lecomte commande une décharge sur la foule, mais ses soldats le renversent à coups de crosse ; il est livré aux gardes nationaux qui l’emmènent prisonnier. Clément Thomas, vieillard à barbe blanche, que son amitié pour Trochu avait rendu impopulaire, allait de groupe en groupe d’un air affairé. « II est reconnu, il est saisi et jeté dans le même corps de garde que le général Lecomte... Les malheureux, conduits dans un jardin, furent cotés contre la muraille et tombèrent foudroyés, l’ex-général en chef de la garde nationale par dix balles de gardes nationaux, le général Lecomte par les balles de ses soldats. (9)  

Thiers et le gouvernement tout entier furent affolés de terreur, les forts furent abandonnés et, si le Comité  central se fût immédiatement emparé du Mont-Valérien, la victoire lui eût peut-être été assurée. C’est dans de pareilles circonstances que la promptitude de coup d’œil décide du succès. La panique gagna deux ou trois cent mille citoyens. Thiers se crut fort habile en donnant à tous les fonctionnaires l’ordre de venir le rejoindre à Versailles. La « capitale décapitalisée » se trouva privée subitement de toute administration. Funeste et irréparable bévue. Thiers ne connaissait pas les ressources de l’esprit parisien.  

La rapidité avec laquelle tous les services municipaux furent réorganisés tient du prodige. (10) Pas un jour de retard dans le paiement de la solde des troupes !

Élu par deux cent quinze bataillons de la garde nationale, le Comité central se trouvait être le seul gouvernement de Paris. Dans un manifeste, il repoussa les injustes accusations portées contre lui. Ce pouvoir, il ne l’avait pas cherché, on le lui avait imposé ; il promettait de le céder immédiatement à la Commune dont il allait hâter l’élection. Que n’a-t-il tenu sa promesse !

18 mars. — « Derrière un cercueil lui vient de la gare d’Orléans (devenue depuis Austerlitz), un vieillard, tète nue, que suit un long cortège ; Victor Hugo mène au Père-Lachaise le corps  de son fils Charles. Les Fédérés présentent les armes et entrouvrent la barricade pour laisser passer la gloire et la mort. » (11)  

5  

Les maires et les députés de Paris ne surent malheureusement se mettre d’accord ni entre eux ni avec le  Comité central. Les uns, comprenant la nécessité urgente d’élire un nouveau Conseil municipal, estimaient que le peuple de Paris avait 1e droit de se convoquer lui-même et de fixer la date du vote. Les autres, esclaves d’une légalité stricte qui n’était guère de saison, voulaient attendre qu’une convocation régulière des électeurs eût été faite par l’Assemblée. Ils n’avaient pas fait tant de façons le 4 Septembre.  

J’accompagnais le capitaine Delbrouck lorsque, le 19 mars, il se rendit à la mairie de Montmartre pour s’entendre à ce sujet avec Clemenceau. Le jeune maire, dont l’autorité était déjà grande, se montra très irrité des meurtres accomplis la veille. Et, en effet, ces exécutions sommaires allaient servir de prétexte à d’abominables représailles. Malgré les efforts de Babick et de quelques autres, le Comité central ne les désavoua pas assez hautement et refusa d’en rechercher les auteurs.  

Lorsque, le 23 mars, les maires de Paris se présentèrent devant l’Assemblée, la gauche se leva en signe de respect pour ces hommes qui représentaient une ville de deux millions d’âmes. Mais comme aux cris de  « Vive la France! », les maires répondaient : « Vive la  République! », les ruraux furieux leur refusèrent la parole : « A l’ordre! à l’ordre! criaient-ils, faites-les  évacuer! » — Le tumulte augmente, les députés de la droite se retirent entraînant ceux des centres et avec eux le Président et les membres du gouvernement, (12)  

Cependant, dans la séance de nuit, la majorité, comprenant la grave responsabilité qui allait peser sur elle,  approuvait de « très bien » les excuses présentées en  son nom. Les propositions conciliatrices n’en furent pas moins renvoyées aux bureaux, c’est-à-dire enterrées.  

L’Assemblée de Versailles prétendait s’immiscer comme au temps de l’Empire dans nos affaires municipales. Paris défendit ses droits. On ne saurait méconnaître la justice de ses revendications. Comment, les pauvres gens qui avaient bravement combattu pendant le siège, auraient-ils pu économiser sur leur maigre solde le prix de leur loyer? Ne fallait-il pas imposer aux propriétaires un léger sacrifice et accorder tout au  moins aux locataires un délai? Les commerçants demandaient aussi la prorogation des échéances et la révision nécessaire d’une loi dite « des cent mille Faillites », parce qu’elle eût fait de tous les négociants parisiens autant de banqueroutiers.  

 La ligue « d’Union républicaine des droits de Paris » fut fondée par les députés Ranc, Clemenceau, Floquet,  Lockroy, Corbon, Laurent Pichat. Son manifeste du 5 avril réclamait : la reconnaissance officielle de la République ; puis pour la capitale, la libre gestion de ses affaires municipales, de ses finances, de l’assistance  publique, de l’enseignement primaire. Un conseil élu organiserait la garde nationale et la police urbaine. (13)  

 

En désorganisant tous les services, Thiers avait contraint les Parisiens à s’emparer du gouvernement.  En attaquant nos forts, il obligea la garde nationale à les défendre. Toutefois les Fédérés commirent une imprudence folle lorsque, sans ordre de la Commune et contre l’avis formel de la Commission exécutive, ils tentèrent un coup de main sur Versailles. S’imaginant peut-être que les soldats mettraient la crosse en l’air comme à Montmartre, ils sortirent de Paris le 3 avril.  

Avant le jour, sous la conduite de Bergeret, six mille hommes et huit bouches à feu se dirigeaient vers le pont de Neuilly, aux cris de : « A Versailles! » — «  Les  bataillons gravissaient gaiement le plateau des Bergères,  quand un obus tombe dans les rangs, puis un second.  Le Mont-Valérien a tiré. » (14)  

Le commandant du fort avait promis à Luillier (15) de rester neutre et de laisser passer les Parisiens. Les Fédérés crièrent à la trahison et, s'éparpillant à la débandade, rentrèrent dans Paris.  

« L'armée avait fait un grand nombre de prisonniers du côté de Châtillon. L'officier commença par faire sortir des rangs tous les soldats qu’on put trouver parmi les insurgés. Fusillés. Puis la colonne continua sa route. Au petit Bicêtre, on rencontra le général Vinoy.  Il fit arrêter la colonne : « Y a-t-il des chefs? » — Duval  sortit des rangs avec deux officiers d’état-major. « Vous savez ce qui vous attend, qu’on fasse former le peloton. » Les trois officiers fédérés sautent un fossé, s'adossent à une maisonnette et tombent en criant :  « Vive la Commune ! »  

Le général Le Flô, ministre de la guerre, dit à un membre de l’Assemblée : et ils sont morts comme de bons bougres. » (16)  

Thiers n’en écrivit pas moins à l’archevêque de Paris pris comme otage : « Jamais nos soldats n’ont fusillé  les prisonniers. » Et Vinoy dans son livre raconte que « leur chef, le nommé Duval, est mort pendant l’affaire ».   

Cependant, par la route d’Asnières, Flourens s’avançait avec un millier d’hommes dans la direction de Rueil. Dix mille fantassins et deux brigades de cavalerie envoyés contre eux les mirent en déroute. Flourens essaya vainement de rallier ses troupes...  Abandonné par elles, il ne se résignait pas à se retirer. (17)  

Il descendit de cheval et suivit tristement le rivage de la Seine, ne répondant pas à Cipriani, son ancien camarade en Crète, jeune et vaillant Italien prêt à toutes les nobles causes et qui le conjurait de se réserver. Las et découragé, Flourens se coucha sur la berge et s’endormit. Cipriani avisa une maisonnette ;  Flourens l’y suivit, déposa son sabre et se jeta sur le  lit. Un individu envoyé en reconnaissance les dénonça et une quarantaine de gendarmes cernèrent la maison. Cipriani veut se défendre, il est assommé. Flourens reconnu à une dépêche trouvée sur lui, est conduit sur le bord de la Seine où il se tient debout, tête nue, bras croisés. Un capitaine de gendarmerie, Desmarets, accourt à cheval, hurle : « C’est vous, Flourens, qui  tirez sur mes gendarmes! » et se redressant sur les  étriers, lui fend le crâne d’un coup de sabre furieux. « Cipriani, encore vivant, fut jeté avec le mort dans un petit tombereau de fumier et roulé à Versailles. Ainsi finit ce bon chevalier errant que la Révolution aima. »  

Saluons, même quand ils se trompent, ceux qui savent mourir pour une idée. 
 

Les généraux Eudes et Duval durent aussi se retirer devant des forces supérieures. Des gardes nationaux étaient cernés « Rendez-vous, vous aurez la vie sauve », leur fait dire le général Pellé. Ils se rendent.  « Aussitôt les Versaillais saisissent les soldats qui combattaient dans les rangs fédérés et les fusillent. Les autres prisonniers sont acheminés sur Versailles. Leurs officiers, tête nue, les galons arrachés, marchent  en tête du convoi. » (18)  

De nombreux chefs furent fusillés sans jugement, ce qui porta à son comble l'exaspération des Parisiens.  

La Commune lit à ses défenseurs de solennelles funérailles : « Trois catafalques, contenant chacun trente-cinq cercueils, enveloppés de voiles noirs,  pavoisés de drapeaux rouges, traînés par huit chevaux, roulèrent lentement, annoncés par les clairons et les Vengeurs de Paris, Delescluze et cinq membres de la Commune, l’écharpe rouge, tête nue, menaient le deuil.  Derrière eux, les parents des victimes, les veuves d’aujourd’hui soutenues par celles de demain. Des milliers et des milliers, d’immortelle à la boutonnière, silencieux, marchaient au pas des tambours voilés.  Quelque musique sourde éclatait par intervalles comme l’explosion involontaire d’une douleur trop contenue. 

Des femmes sanglotaient, beaucoup défaillirent. Delescluze s’écriait : « Quel admirable peuple! Diront-ils encore que nous sommes une bande de factieux! » Au Père-Lachaise, il s’avança sur la fosse commune. Les cruelles épreuves de la prison de Vincennes avaient brisé son enveloppe si frôle. Ridé, voûté, maintenu seulement par sa foi indomptable, ce moribond salua ces morts : « Justice, disait-il, justice pour la grande ville, qui, après cinq mois de siège, trahie par son gouvernement, tient encore dans ses mains l’avenir de l’humanité... Ne pleurons pas nos frères tombés héroïquement, mais jurons de continuer leur œuvre et de sauver la Liberté, la Commune, la République. »  Rien n’était noble comme ce vieillard altéré de justice, dévoué au peuple sans phrases et malgré tout. » (19)  

Le 6 avril, les Versaillais s’avancèrent jusqu’à l’ancien parc de Neuilly. Bergeret qui s’était fait fort  de conserver cette position fut remplacé par Dombrowski, officier polonais dont Garibaldi avait apprécié  la valeur à l’armée des Vosges. Delescluze et Vaillant firent accepter le nouveau général. — « Les Fédérés de Neuilly virent un jeune homme, de petite taille, à l’uniforme modeste, (20) inspecter les avant-postes, au  pas, sous la fusillade. Au lieu de la furia française, d’entrain et d’éclat, la bravoure froide et comme inconsciente du Slave. En quelques heures, le nouveau chef eut conquis son monde. L’officier se révéla bientôt. 

Le 9, pendant la nuit, avec deux bataillons de Montmartre, Dombrowski, accompagné de Vermorel, surprit les Versaillais dans Asnières, les en chassa, s’empara de leurs pièces ; puis, du chemin de fer, avec les  wagons blindés, il canonna de flanc Courbevoie et le pont de Neuilly. Son frère enleva le château de Bécon qui commande la route d’Asnières. Vinoy ayant voulu reprendre cette position dans la nuit du 12, ses hommes repoussés s’enfuirent jusqu’à Courbevoie. » (21)  

L'énergie de la garde nationale pendant le second siège de Paris, dans cette lutte follement disproportionnée, est la réfutation la plus éclatante des reproches dédaigneux de Trochu et de Vinoy, la preuve d’un courage que des chefs incapables n’avaient pas su employer contre les envahisseurs. Mais c’est étrangement intervertir les rôles et fausser la vérité que de rejeter sur Paris la responsabilité du sang versé. En Russie, quand les prisonniers politiques sont injustement maltraités, ils se laissent mourir de faim, et, comme leurs geôliers sont des hommes, ils sont pris de pitié. Ce sentiment-là était inconnu aux ennemis de la République.  

 

Une des mesures les plus odieuses dont Thiers porte la responsabilité, ce fut la désorganisation de l’Assistance. (22) La situation des indigents était exceptionnellement dure, et Treilhard, nommé directeur par la Commune, eut une lourde tâche. Il s’en acquitta avec  conscience et probité, et s’efforça de réorganiser promptement les services. Le personnel de l’hôpital Beaujon  fut laïcisé.  

La Commune répartit ses travaux entre neuf commissions et délégua l’un de ses membres dans chacune d’elles. (23) Ces neuf délégués réunis constituaient la Commission exécutive.   Les réformes sont mûres à Paris trente ans avant d’avoir germé en province. Une longue séparation ne pouvait qu’accentuer les divergences entre le pays et sa capitale. — La Commune a commis bien des erreurs et bien des fautes, la discorde l’a empêchée de formuler et de réaliser un programme d’ensemble cohérent, mais son action n’est pas restée stérile : quelques-unes de ses décisions, prématurées alors, ont passé depuis dans  la pratique :  

Dès le 2 avril, la Commune décréta la séparation des Églises et de l’État, la suppression du budget des cultes, la confiscation comme propriétés nationales des biens des congrégations.   D’autres réformes montraient aussi un esprit excellent :  

Le cumul des fonctions fut interdit. Le maximum des traitements fut fixé à 6.000 francs. Le serment politique fut aboli. Certains actes, tels que testaments, donations entre vifs, reconnaissances d’enfants naturels, adoptions, contrats de mariage, etc..., devaient être dressés gratuitement par les officiers publics.  

Simple sergent, je ne me suis trouvé en relations personnelles avec aucun des membres de la Commune ;  mais je sais pourtant et j’affirme que la plupart d’entre  eux furent d’une probité scrupuleuse, pleins de courage, de dévouement et doués d’une remarquable intelligence.  

Je citerai seulement quelques exemples :

- Camelinat, ouvrier bronzier, délégué à l’Hôtel des Monnaies, se montra à la hauteur de sa tâche. (24)  
- Aux Postes, Theisz, ouvrier ciseleur, trouva moyen de rétablir en partie les communications avec la province.

« Mais Jourde les dépasse tous par sa lucidité calme de bon comptable. Il veille avec exactitude aux rentrées légitimes et force les Compagnies de Chemins de fer à verser leurs arriérés d’impôts, en tout deux millions. Il n’a que des rapports légaux avec l’oligarchie financière et conserve intacts les 214 millions de titres trouvés au  ministère des Finances. » (25)  

La Banque de France, qui avait en caisse plus de trois milliards, avait été imprudemment abandonnée par le gouvernement. Beslay, nommé commissaire délégué, parvint à la protéger contre Raoul Rigault. Dans sa déposition à la Commission d’enquête, M. de Ploiuc reconnut que « sans le concours de Beslay, la Banque de France n’existerait pas ». (26)  

Quelques-uns des membres de l’Internationale résistèrent avec succès aux mesures violentes proposées par le Comité central ; Frankel, délégué à la Commission du Travail, de l’Industrie et des Échanges, commença l’organisation des associations coopératives ouvrières. Son but était l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Un local fut mis à la disposition des Chambres syndicales. Le 20 avril, il fit interdire le travail de nuit des boulangers. D’accord avec Malon, il  proposa d’avoir recours aux associations ouvrières pour    la confection des vêtements militaires. Il fixa un minimum de salaire pour le travail à la journée ou à façon.  Les circonstances ne lui permirent pas de réduire comme il l’aurait voulu la journée à huit heures. Dans les ateliers du Louvre, où l’on réparait et transformait les armes, ce fut la journée de dix heures qui fut adoptée. Le directeur et les chefs d’atelier étaient élus par leurs ouvriers. Partout Frankel chercha à remplacer l’autorité despotique irresponsable des patrons ou de l’administration par l’autonomie des ouvriers organisés en syndicats. (27)  

Frankel s’occupa aussi, avec Vaillant, de développer l’enseignement professionnel. Le 13 mai, une école d’art industriel pour les jeunes filles fut ouverte rue Dupuytren.  

Vaillant, ingénieur et médecin, délégué à l’Enseignement, fit appel aux initiatives corporatives. Les cours de l’École de Médecine étaient suspendus ; il demanda  aux docteurs, aux professeurs libres et aux étudiants de désigner des délégués, afin d’élaborer un nouveau  programme. (28) Il s’associa à l’action de la Fédération des artistes qui, sous la présidence de Courbet, s’occupa de la conservation des Musées. L’École des Beaux-Arts avait assurément besoin de réformes, mais je crois que  Vaillant se trompa, lorsqu’il proposa de supprimer le  budget de cette école. Un enseignement supérieur est la condition nécessaire d’un bon enseignement secondaire ou pratique.  

Une Commission examina les titres des candidats à renseignement du dessin.   

Pour l’enseignement primaire, Vaillant organisa à l’École Turgot des réunions d’instituteurs et d’institutrices qui, d’accord avec les parents, devaient étudier les programmes et les méthodes.  

Il eût voulu fournir aux écoles les ressources nécessaires pour résoudre le problème de l’instruction laïque, gratuite et obligatoire, (29) et assurer aux instituteurs un traitement en rapport avec leurs importantes fonctions.

Tous ces vœux n’ont été jusqu’ici qu’imparfaitement réalisés. Déjà l’école du 20ème arrondissement habillait et nourrissait les enfants, fondant ainsi ces Caisses des écoles qui rendent aujourd’hui de si grands  services et qui sont appelées à en rendre de plus grands  encore dans l’avenir.  

A la Bibliothèque Nationale, J. Vincent, administrateur incapable, fut remplacé par mon savant ami, Élie Reclus. Ce choix était excellent.  

Dans un moment où l’on ne songeait guère à se divertir, Vaillant comprit l’importance éducative des fêtes publiques. — Quant aux théâtres, il voulait supprimer les subventions qui créent des privilèges, et remplacer les directeurs officiellement imposés par de libres associations entre les acteurs.   

8  

La Commune fut moins heureuse dans le choix des délégués à la Guerre. Elle avait supprimé le titre de général en chef, mais en un pareil moment, l’unité de direction était une nécessité. Cluseret, officier de carrière en France et aux Etats-Unis, essaya de réorganiser les compagnies de marche, et plaça la plupart des Fédérés sous les ordres du colonel La Cécilia, après avoir fait arrêter « l’incapable et prétentieux »  Bergeret.  

La rapidité avec laquelle l’armée de Versailles fut  formée prouva que Gambetta avait raison, et que la  lutte aurait pu être continuée contre les Prussiens. Le Flô, ministre de la guerre, n’avait d’abord que 40.000 soldats, mais il est vrai, avec la permission de Bismarck,  qui lui rendit 60.000 prisonniers, il réunit très promptement 130.000 hommes bien armés, munis de vivres et de tout le matériel de siège, (30) Ces troupes furent mises sous les ordres des généraux Mac-Mahon, Vinoy, Cissey, Ladmirault, Douay, Clinchant et Ducrot, tous monarchistes, haïssant la  capitale républicaine et « détestant une population  pleine de mépris pour leur incapacité ». (31)  

Les plus absurdes légendes ont été répandues sur les hommes de la Commune par des gens que la peur et la haine aveuglaient : A les en croire, la garde nationale n’aurait été qu’un ramassis de malfaiteurs : 12.000 selon  M. Claude, chef de la Sûreté, 35.000 selon d’Aurelle ;  sans compter 8.000 repris de justice que la Commune  aurait fait venir de province! Ces invraisemblables mensonges ont été forgés pour excuser des actes de cruauté qui, eux, ne furent que trop réels. La Commune fut élue par deux cent trente mille voix. (32)  

Les Allemands avaient gardé les forts de l'Est et du Nord. Les Fédérés occupaient les forts d’Ivry, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves et d’Issy ; les villages de Neuilly, Asnières et Saint-Ouen.  

Les effectifs de la garde nationale étaient considérables sur le papier, mais la fuite d’un grand nombre d’officiers avait désorganisé les bataillons. Il y eut des membres de la Commune qui respectaient assez la liberté de conscience pour n’imposer à personne de prendre part à une guerre civile.  

Le décret qui rendait le service obligatoire souleva de vives et légitimes protestations. Le Rappel écrivait :  « Une guerre entre citoyens est une guerre entre opinions. Au fond de celle-ci, il y a le duel de la Monarchie et de la République. Mais comment forcer les Français à tuer des Français? Si celui que vous enrôlez est monarchiste, vous feriez ce que fait le gouvernement de Versailles en contraignant les républicains des départements à marcher contre Paris..., ce que faisaient les Prussiens, lorsqu’ils obligeaient les paysans français à travailler à leurs tranchées. En guerre étrangère, il faut la levée en masse ; mais en guerre civile il ne  faut que des volontaires. »  

Ce principe fut bien moins respecté par Thiers que par la Commune. Il fit fusiller impitoyablement tous les soldats qui refusèrent de marcher contre leurs frères de Paris. — Je me souviens que dans notre compagnie se trouvait un jeune Breton très silencieux, mais très consciencieux et très brave. Dès le début de la Commune, il nous avoua franchement qu'il était catholique et royaliste.  — « Allez donc à Versailles » lui répondis-je, et il partit.  

Comme pendant le premier siège, ce qui manqua à Paris, ce fut l’unité dans la direction supérieure des opérations. Je ne sais même pas si un homme de génie serait parvenu à triompher des envieux, des calomniateurs, et à se faire obéir. La garde nationale ayant choisi ses chefs, se sentait libre de révoquer à toute heure ceux qu’elle avait élus. De simples soldats tiennent toujours grand compte à un officier de son indulgence, de sa bonne humeur, de son affabilité ; ils ne peuvent juger  de son savoir et ils n’aiment pas la sévérité, fût-elle juste et nécessaire. Ils devinent le courage et l’énergie, mais « l’entrain et l'élan ne suffisent pas pour donner  aux mouvements des troupes cette cohérence et cette  unité de direction qui, seule, assure la victoire ». (33)  

Après la sortie désordonnée de Bergeret, de Flourens, d’Eudes et de Duval, on avait senti la nécessité de nommer directement les officiers supérieurs et de concentrer le commandement ; mais Cluseret ne fut délégué  à la guerre que du 3 avril au 28 ; Rossel donna sa démission onze jours après sa nomination ; Delescluze ne le remplaça que pendant quelques jours et céda la direction militaire à Billioray.  

Aucun de ces chefs ne fut à l’abri des dénonciations jalouses qui paralysèrent toute action. M. Bourgin semble avoir eu raison d’écrire que Félix Pyat et le Comité central furent, au point de vue militaire, « les mauvais génies de la Commune ».   

ANNEXE AU CHAPITRE PREMIER   

« Cluseret était grand ; il avait peut-être quarante ans, le teint blanc, les cheveux et la barbe noirs, une figure bellâtre. Son écriture est très nette, sa rédaction beaucoup moins ; ce qui dément les analystes qui prétendent juger l’homme sur son écriture. Le caractère de Cluseret manquait surtout de netteté, et son esprit de décision... C’était peut-être un bon et intelligent capitaine d’infanterie... Jeune homme distingué, il était devenu un homme médiocre... Délégué à la guerre, il n’a pas su vouloir, ni continuer ce qu’une fois il avait voulu ; il n’a pas su se soumettre au rôle secondaire que lui donnait l’inintelligence de la Commune ; il n’a pas su non plus le secouer... Cluseret allait au feu très carrément. Il n’a pas mis l’uniforme une seule fois ; il  marchait devant, en chapeau rond et en veston, et on  le suivait... Il n’a pas su choisir les hommes ; tous ceux qu’il a favorisés étaient des médiocrités parfaites. Roselli, son chef de génie et le colonel Mayer ont été les plus désastreusement médiocres de tous. » (Rossel, Papiers posthumes, page 205).  

Flourens avait 32 ans. Il était fils du secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, qu’il suppléa dans son cours du Collège de France en 1863. L’année suivante les Cléricaux lui firent refuser l’autorisation de reprendre son enseignement. Il donna des conférences à Bruxelles, écrivit des articles dans les journaux républicains et la Rive Gauche. En 1865, il est à Constantinople où son cours de langue française obtient un grand succès, (34)  

Sous ce litre « l’Orient, justice pour tous », il écrivit dans le Courrier de Constantinople une série d’articles destinés à amener la fraternisation entre les diverses races orientales. Il fonda le journal l’Etoile d'Orient, que le gouvernent turc ne tarda pas à supprimer. —  A Athènes, il fut persécuté par le gouvernement grec, pour avoir voulu, selon la loi, parler en plein air. En 1866 il prit part à l’insurrection crétoise.  

Pendant une année, au milieu de ces braves montagnards, il souffrit la faim, le froid, toutes les fatigues et tous les dangers d’une guerre insurrectionnelle, couchant dans la neige et se nourrissant de racines et d’herbes sauvages bouillies. Il envoyait des correspondances aux journaux d’Europe, afin d’intéresser les esprits à la cause de l’indépendance crétoise, et soutenait les espérances des insurgés. En 1868, des élections ayant été faites en Grèce pour le parlement hellénique, la  Crète, qui voulait s’y faire représenter, envoya une  députation dont Flourens fut nommé président. A Athènes, il fut arrêté de nuit et jeté sur un paquebot qui le ramena à Marseille. A peine en liberté, il retourna à Athènes et là, caché, continua une polémique violente contre le ministère Bulgaris. Obligé de partir pour  Naples, il fut incarcéré par le gouvernement italien  pour un article paru dans le Popolo d'italia. De retour en France en 1869, il fut condamné à trois mois de prison pour avoir continué deux réunions à Belleville, malgré la dissolution prononcée par le commissaire de  police. Ayant fini sa peine au mois d’août, il se battit en duel avec Paul de Cassagnac qui, dans le Pays, avait violemment attaqué les orateurs des réunions publiques. Après 26 minutes d’assaut, il fut blessé d’un coup d’épée en pleine poitrine. Quand Victor Noir fut assassiné par le prince Bonaparte, Flourens et Rochefort conduisaient le cortège et avaient le commandement de la journée. Flourens voulait marcher contre la police, mais le peuple désarmé eût été mitraillé.  Rochefort eut le bon sens de mener le cercueil au cimetière de Neuilly.  

Impliqué par la police impériale dans le Complot des bombes, Flourens fut condamné par la Haute-Cour de Blois aux travaux forcés à perpétuité. — Rentré en France au 4 septembre, il commanda les bataillons de Belleville. Trochu lui donna par dérision le titre de major de rempart, ne voulant pas le nommer colonel. Le 31 octobre, il installa Blanqui à l’Hôtel de Ville.
Notes du chapitre I :

(1) Arthur Arnould, Histoire de la Commune.
(2) Arthur Arnould. I, page 116.
(3) Discours du 17 septembre 1871.
(4) Arthur Arnould.
(5) Arthur Arnould, I, 95.
(6) Trente mille Allemands allaient entrer aux Champs-Elysées le 1er mars.  
(7) Les canons furent transportés aux Batignolles, à Montmartre, à Belleville et place des Vosges, Voir Vuillaume, Mes cahiers rouges, IV, 167.   
(8) Arthur Arnould.   
(9) Elie Reclus, la Commune au jour le jour, Schleicher, éditeur.  
(10) C’est principalement à Jourde et à Varlin que revient l’honneur de cette réorganisation. On put constater alors l’inutilité d'un grand nombre de hauts fonctionnaires, véritables parasites que la faveur dote de grasses sinécures.   
(11) Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, librairie Dentu,  page 104.
(12) Elie Reclus, page 36.
(13) Parmi les adhérents à cette ligue on peut citer ; Maurice Lachâtre, Isamberl, l’architecte Émile Trélat, les peintres Manet  et Jobbé-Duval, Beslay, Frédéric Morin, Loiseau-Pinson, Stupuy, André Lefèvre, Mario Proth, Yves Guyot, Chauvin, Paraf-Javal, etc... — Les journaux le Rappel, le Temps, le Siècle, le National, la Vérité, se rallièrent au même programme, ainsi que les chambres syndicales de patrons et d’ouvriers. — Cependant quelques députés refusèrent leur adhésion : Louis Blanc,  H. Brisson, Edmond Adam, Tirard, E. Farcy, Peyrat, Edgar Quinet, Langlois et Dorian furent assez aveugles pour se fier à l’Assemblée, supposant contre toute évidence qu’elle n’oserait pas attaquer la République. Leur inertie reste inexplicable.   
(14) Lissagaray, page 181, — Vuillaume, IV, page 185 et suivantes.
(15) Ancien officier de marine, Luillier avait une certaine instruction militaire et « quand il n’était pas brûlé par l’alcool, des moments de lucidité à faire illusion ».  
(16) Camille Pelletan, la Semaine de mai, page 14.
(17) Je résume le récit de Lissagaray, page 182
(18) Lissagaray, page 184.
(19) Lissagaray.  
(20) Cette simplicité contrastait avec le luxe de dorures qui avaient rendu ridicules Bergeret et son état-major.  
(21) Lissagaray, page 204.  
(22) Il y avait 6.000 malades dans les hôpitaux et les ambulances. 
(23) Cluseret à la guerre, Jourde aux finances, Viard aux subsistances, Paschal Grousset aux relations extérieures, Frankel au travail et aux échanges, Protot à la justice, Andrieu aux services publics, Vaillant à l’enseignement, Raoul Rigault à la sûreté générale.    
(24) Les Cahiers rouges de Vuillaume en fournissent beaucoup  d’autres.  
(25) Les lecteurs des Cahiers se souviennent des intéressants détails donnés par Vuillaume (IV, 213, et VI, 360) sur la fameuse pièce au trident.
(26) Georges Bourgin, Histoire de la Commune, Cornély, éditeur, page 116. — « L’administration de Jourde était jugée si bonne qu’on lui refusa la démission qu’il donnait à l’occasion de l’élection du Comité de Salut public. »  
(27) Tous ces gens-là sont morts pauvres.
(27) Voir Georges Bourgin, page 126 et suivantes, 
(28) Journal officiel des 18, 24 et 27 avril.   
(29) La question fut posée dès le 27 avril.
(30) « La plus belle armée du monde » selon Thiers. Ce dont la Commune ne semble pas s’être rendu compte, c’est que, si elle eût triomphé, même partiellement, les Allemands se fussent unis aux Versaillais pour l'écraser.  
(31) Georges Bourgin.  
(32) Tous repris de justice, sans doute!
(33) Georges Bourgin.   
(34) Les renseignements suivants sont extraits de notes biographiques écrites par Flourens lui-même et reproduites dans l’ouvrage d'Elie Reclus, la Commune au jour le jour, page 97.
   
Livre X : 1871 - LA COMMUNE - Cahier de la Quinzaine : 7ème cahier de la 13ème série

DELBROUCK


 Une peinture de M. de Neuville - Les dernières cartouches (1873)

Chapitre II : La conciliation armée. — Lettres de madame Pape. —  Intervention de la franc-maçonnerie. — Delbrouck  médiateur. — Dombrowski à Neuilly.

« C’est pourquoi le penseur frémissant est forcé
D’employer la lumière à des choses sinistres ; 
Devant les rois, devant le mal et ses ministres. 
Devant ce grand besoin du monde, être sauvé, 
Il sait qu’il doit combattre après avoir rêvé. »   Victor Hugo

Dans la Légion du Génie auxiliaire, Delbrouck n’accepta pas le commandement en chef qui lui fut offert après le départ de Viollet-le-Duc et de nombreux officiers supérieurs, mais il y conservait une influence considérable, parce qu’il était aimé et vénéré de tous.  

Persuadés qu’en continuant leurs travaux de fortification, ils défendaient non seulement Paris, mais la République menacée, presque tous nos soldats et quelques-uns de nos officiers se rallièrent à la Commune. Je fis comme eux.  

Delbrouck ne se lassait pas de répéter : « Il faut à tout prix éviter l’effusion du sang. » Nous n’avions qu'une idée, qu’un but, la conciliation, l’apaisement. Mais nous comprenions aussi que l’Assemblée de Versailles ne ferait aucune concession, si elle ne se trouvait pas en présence d’un peuple armé, résolu à soutenir par la force ses justes revendications.  

Thiers avait déclaré la guerre à Paris, quand furent incarcérés les généraux Chanzy (1) et de Langorian. 

Delbrouck les visita dans leur prison et fit passer leur correspondance à leurs familles. Son éloquence contribua assurément beaucoup à les faire mettre en liberté. (2)  Comme pendant le premier siège, nos travaux, purement défensifs, consistaient à réparer les brèches faites aux remparts ou dans les forts. Nous installions pour les canons des embrasures, et pour les hommes des abris blindés qui ont sauvé la vie à plus d’un soldat.  

Delbrouck n’a jamais porté d’armes, ni sabre ni revolver. Mystique, un peu à la façon de Tolstoï, il a toujours écouté la voix intérieure qui lui disait de se laisser tuer plutôt que de se défendre par le meurtre. 

Dans l’anarchie actuelle des relations internationales, il est à souhaiter que, si de pareils sentiments venaient à se généraliser, ce soit d’abord en Allemagne. On ne peut méconnaître leur beauté ; l'avenir leur appartient, avenir encore lointain, hélas! — La puissance de suggestion de notre capitaine était si grande que nous la subissions avec la certitude de suivre le droit chemin.  

Pacifiste en théorie, j’aurais voulu atténuer à mes propres yeux la contradiction apparente entre mes principes et mes actes. — Je ne suis pas de ceux qui se résignent facilement à être illogiques. — J’ai la satisfaction de n’avoir pas tué de ma main ; je n’ai pas tiré un coup de fusil et je n’ai pourfendu personne. Cependant, il faut l’avouer, la distinction est subtile entre la légitime défense et l’attaque meurtrière. Les embrasures que nous construisions pour les canons, les tranchées derrière lesquelles s’abritaient les tirailleurs nous rendaient complices d’odieuses mais nécessaires boucheries. On trouvera singulière notre façon de comprendre  la conciliation, mais il y a des circonstances plus fortes qu’une volonté individuelle. 

2

Dame Pape-Carpentier à Paul M. - Versailles, 23 avril 71.  
Pardonnez-moi celte insistance, (3) cher Monsieur Paul, et voyez-y moins la marque d’une amitié pourtant très réelle,  qu’une preuve du prix que j’estime votre existence et votre action pour le triomphe même de l’idée que vous croyez  servir. L’heure n’est pas venue où le sang des justes est fécond. Elle n’est pas venue, ou plutôt elle est passée. C’est par la vie et la pensée qu’il faut désormais combattre pour la justice, non par l’homicide, sous quelque drapeau qu’il s’accomplisse. Un coup de canon n’est pas une raison, et le triomphe ainsi obtenu est une défaite pour le succès définitif. C’est maintenant qu’il faut dire : malheur aux victorieux !  

Mais le malheur est aussi pour la marche du progrès. Le sang versé pour la République est la plus grande accusation que les populations portent contre elle. Et moi je lui en voudrais amèrement de faire périr des hommes comme vous et notre digne ami M. D. (Delbrouck).  

Je dois aussi vous prier de repasser tout ce que je vous ai dit sur la complexité de moteurs et d’agents qui se trouvent au fond du mouvement actuel. (4) Les nouveaux renseignements que j’ai recueillis ne font que confirmer ce que je vous ai déjà dit à ce sujet. Si vous devez un jour causer à votre admirable mère la douleur épouvantable de n’avoir plus qu’un cadavre ensanglanté, dans les bras qui ont presse tant de fois un fils chéri, attendez encore, afin de ne pas empoisonner cette douleur par la pensée d’un sacrifice inopportun.  

Je vous serre la main, cher monsieur Paul, avec les plus  maternelles supplications d’un cœur tout dévoué à vous et à la République. Embrassez pour moi votre mère et votre sœur. Que je voudrais pouvoir dire à M. D. tout ce que je  pense et l’arrêter lui aussi. La vue et la pensée de sa pauvre petite Marie me tue.  

Allons, cher monsieur, à bas l’orgueil, et du cœur, du cœur, du coeur, de la tendresse pour ceux qui vous aiment, de l’humanité pour tous.  
Madame Pape à Madame Milliet. - Compiègne, 30 avril 1871.  
Chère amie,  

Donnez-moi de vos nouvelles et de celles de votre cher  fils, de vos chers enfants. M. Paul a-t-il reçu ma lettre de Versailles ? Qu’en est-il advenu? Je pense à vous sans cesse, ce n’est point une exagération. Mon cœur et mon esprit sont tendus vers vous avec une angoisse inexprimable. J’apprends à l’instant que vous ne souffrez plus de la faim, c’est un soulagement. Si j’apprenais que vous êtes tous bien portants, je respirerais. Quand je dis tous, je  pense à M. Delbrouck aussi et à sa chère petite Marie. Mon Dieu! faut-il assister à cette lutte monstrueuse et héroïque à la fois? L’histoire ne vit rien de pareil.  Est-ce l’enfantement dont parle l’Évangile? Est-ce la convulsion de l’agonie? Non, non, la France expie, mais elle ne mourra pas. Paris enfante dans la douleur ; il se rachète par le martyre. Paris est un fou sublime. Ne dites pas cela à votre fils.  

De vos nouvelles de grâce ; nous embrassons de tout coeur vous et Louise, et moi je vous aime du coeur le plus dévoue.  

Marie

Si vous pouviez nous envoyer quelques journaux sous enveloppe, cela nous ferait un plaisir extrême.  
Ma mère répondit à Madame Pape. Pour moi, je ne crois pas avoir écrit une lettre à cette époque ; nous  avions autre chose à faire. Il ne me reste que mes souvenirs. 

3  

Le 17 avril, la Commune de Lyon avait envoyé à Paris M. Barodet « pour offrir ses bons services aux patriotes de la conciliation ». — Cent sept chambres syndicales de patrons et d’ouvriers, représentant plus de cent mille citoyens, déléguèrent dans le même but une commission de dix-huit membres au gouvernement de Versailles.  

Dufaure, ministre de la Justice, répondit avec une dureté ironique « qu’il adorait la conciliation, mais  après le triomphe ».  

Le 25 avril, quatre gardes nationaux, surpris par des chasseurs à cheval, avaient déposé leurs armes. Un officier survint et déchargea sur eux son revolver.   « Deux furent tués ; les autres, laissés pour morts, se traînèrent jusqu’à la tranchée voisine, où l’un d’eux expira ; le quatrième fut transporté à l’ambulance. »  

Le lendemain, Léo Meillet raconte à la Commune cet assassinat. L’indignation secoue les plus modérés. Lissagaray a donné une sorte de procès-verbal de cette séance : « Cela crie vengeance! s’écrie-t-on, il faut user de représailles. Fusillons les prisonniers que nous avons entre les mains. » — Plusieurs : « L’archevêque de Paris ! » — Antoine Arnaud : « Qu’on exécute publiquement douze gendarmes! » — Tridon : « Pourquoi  prendre douze hommes contre quatre ? Vous n’en avez  pas le droit? » — Ostyn s’oppose aux exécutions. —  Vaillant : « C’est la propriété qu’il faut frapper. » —  Avrial et Jourde : « Qu’on procède légalement! » —  Arthur Arnould : « Qu’on s’en prenne à Thiers en démolissant sa maison! » — Le généreux Cambon se leva : « Si les gens de Versailles fusillent nos prisonniers,  que la Commune déclare devant la France, devant le monde, qu’elle respectera, elle, tous les prisonniers  qu’elle fera. »  

La discussion devenait très vive, lorsque l’annonce d’une délégation de francs-maçons imposa un peu de calme. Ranvier les conduisait : ils proposaient d’aller planter les bannières maçonniques sur les remparts : « Si une seule balle les touche, les francs-maçons  marcheront d’un même élan contre l’ennemi commun. »  

« L’intervention de cette puissance mystérieuse avait  jeté un grand espoir dans Paris. Le 29 au matin six mille frères, représentant cinquante-cinq loges, étaient rangés dans le Carrousel... Une musique grave et d'un caractère rituel précédait le cortège : des officiers supérieurs, les grands maîtres, les membres de la Commune et les frètes avec le large ruban bleu, vert,  blanc, rouge ou noir, suivant le grade, suivaient, groupés autour de soixante-cinq bannières pour la première fois paraissant au soleil. Celle qui marchait en tète, la bannière blanche de Vincennes, montrait en lettres rouges la devise fraternelle : « Aimons-nous les uns les autres. » Une loge de femmes fut surtout acclamée.  

« Un ballon libre, marqué des trois points symboliques, alla semer dans l’air le manifeste de la Franc-Maçonnerie.  

« La bannière blanche fut dressée au poste le plus périlleux, l’avancée de la porte Maillot. Les Versaillais cessèrent leur feu. — Au pont de Courbevoie, devant la barricade versaillaise, un officier reçoit les délégués et le général Montaudon leur permet de se rendre à Versailles. » (5)  

Mais Thiers, résolu à ne rien accorder, ne voulait pas même admettre la députation. Le lendemain les balles versaillaises trouaient les bannières.  

A son tour, «l’Alliance républicaine des départements » vint adhérer à la Commune. Millière présenta à l’Assemblée une foule nombreuse de citoyens originaires de la province.  

Un congrès réuni à Lyon déclara responsable devant la nation souveraine celui des deux partis qui repousserait la conciliation. — Thiers menaça d’envoyer vingt-cinq mille hommes contre la ville rebelle.

Quand Thiers eut lancé sa première bombe contre Paris, nous pensions que tous les députés de Paris qui étaient encore à Versailles protesteraient solennellement contre cette infamie et viendraient prendre avec nous leur part du danger. Nous avions rêvé que Louis Blanc, que Langlois, que Dorian, que Farcy, que Brisson, que Victor Schœlcher, qu’Edgar Quinet iraient se  poster à la porte Maillot, et, devant les Vinoy, les  Charette, les Cathelineau, les Gallifet, ils étendraient  la main : « Nous défendons de toucher à Paris! » Oui,  nous rêvions cela. Nous nous trompions. Un seul a agi, un seul s’est employé pour la conciliation : Victor Schœlcher. Il publia avec Floquet et Lockroy la proposition à l’Assemblée d’un traité de paix. » (6)  

Lorsque Schoelcher, Lockroy et Floquet portèrent à Versailles ce projet de transaction Thiers ne voulut pas reconnaître aux Fédérés la qualité de belligérants et refusa tout armistice. Victor Considérant ne fut pas  plus heureux.  

Delbrouck entreprit d’agir seul. A deux ou trois  reprises il essaya de s’interposer comme médiateur  entre l’Hôtel de Ville et Versailles. « Et le voilà qui court de l’un à l’autre, fort maltraité d’ailleurs des deux parts. Il traversa plusieurs fois les lignes, marchant la nuit aussi bien que le jour. Une fois il fut arrêté aux postes versaillais, retenu avec des malfaiteurs et conduit sous la pluie jusqu’au quartier de Longjumeau. » (7)  

C’est, je crois, pendant la première absence de mon capitaine que je fus chargé de conduire de nuit, à la porte Maillot, un petit détachement de sapeurs. Je commençai par placer mes hommes un peu à l’abri derrière un épaulement, puis je me mis à la recherche du colonel  qui devait nous expliquer le travail à faire. Epuisé de fatigue, il s’était jeté un instant tout habillé sur un lit, dans une maison voisine que l’on m’indiqua. Le colonel se leva aussitôt et me conduisit à la redoute construite en avant de la porte Maillot. Là, une importante batterie commandait la grande avenue de Neuilly. Mais le tir des Versaillais était si précis que la plupart des embrasures avaient été démolies. A la place de l'une d’elles surtout il n’y avait plus qu’un monceau des décombres : « Vous le voyez, me dit le colonel, ils ont de bons pointeurs. Nos artilleurs ont dû se retirer avec leurs pièces, mais je vais les faire revenir, aussitôt que vous aurez réparé le dégât. »

Pendant toutes ces explications, le colonel, avec une  bravoure que j’admirai, se tenait debout au milieu de l’embrasure la plus maltraitée, à l’endroit le plus périlleux. Le jour n’était pas encore levé et le canon tonnait, un  peu moins fréquemment, il est vrai, à cette heure matinale. Nos sapeurs m’attendaient, et, avisant près de là un chantier de construction, l’un d’eux me donna l’idée de réquisitionner quelques poutres pour hâter l’exécution de notre travail.   

Deux par deux, nos hommes prirent sur leurs  épaules de lourds madriers. Nous traversions la grande place nue qu’on nomme rond-point de la porte Maillot, quand un obus tomba tout près de nous. Un éclat vint frapper dans le dos l’un des porteurs qui s’aplatit sur le sol, à demi écrasé par la poutre. Au lieu de s’enfuir, son compagnon, avec une présence d’esprit et un dévouement vraiment admirables, s’agenouilla près du blessé, dégagea la plaie du vêtement qui la couvrait et la suça longuement en recrachant bien vite le sang. Les matières explosibles sont en effet des poisons dont on peut atténuer la virulence en traitant une blessure comme une piqûre de serpent. C’est probablement le courage de ce brave homme qui sauva la vie de son camarade.  

Cependant quelques-uns de nos sapeurs avaient été pris d’une sorte de panique et s’étaient dispersés derrière les maisons. Pour les rallier, j’employai un moyen qui m’avait déjà réussi une autre fois : Je me plaçai à l’endroit même où l’obus venait de tomber et, alignant ma petite troupe, je commençai à faire l’appel. Je n’avais pas fini, que les fuyards, revenus en hâte, répondaient : « Présent! » J’aurais su leurs noms et ils craignirent de passer pour des lâches.  

Je les conduisis à la redoute, mais là, quand ils  virent l’état lamentable de la batterie, ils commencèrent  à murmurer : « On veut nous faire tuer. Ce sont des traîtres qui commandent de pareils travaux! », et quelques mécontents semblaient prêts à refuser d’obéir. Alors, me souvenant de l’exemple que venait de me donner le colonel, je montai debout au milieu de l’embrasure en ruines et, pendant que les obus passaient par dessus nos têtes, j’expliquai le travail à faire et son importance : « Si les obus tombent trop près, abritez-vous dans la tranchée ; en attendant : à la  besogne, et vivement! » Aucun ne refusa et le travail fut exécuté avec un zèle et une rapidité dont le colonel nous fit compliment.

C’est là, je crois, le seul bien petit exploit que j’aie accompli, et je l’avoue, je ressentis aussitôt après une  sorte de fatigue physique provenant sans doute de l’effort de volonté que j’avais du faire.  

Notre compagnie fut appelée dans des directions très diverses, le plus souvent hors de l’enceinte, dans les forts, ou à Neuilly. Nos travaux furent commandés par La Cécilia et son état-major, mais je n’ai pas eu l’occasion d’être placé directement sous les ordres de Rossel. Ce vaillant officier s'était rangé comme nous sans  hésitation « du côté du parti qui n’a pas signé la paix et qui ne compte pas dans ses rangs de généraux coupables de capitulation ».  

Delbrouck connaissait personnellement quelques-uns des membres du Gouvernement de la Défense nationale. Une seconde fois, il quitta l’uniforme, franchit, je ne sais comment, les lignes des assiégeants, et parvint à se faire introduire auprès d’Ernest Picard. Il plaida éloquemment la conciliation et fut écouté avec une certaine bienveillance. Cependant le ministre ayant jugé ses propositions inacceptables, lui demanda : 
 — Et maintenant, qu’allez-vous faire?  
— Je vais rejoindre ma compagnie, reprit simplement Delbrouck.  

Et vous ne faites pas immédiatement arrêter cet homme! s’écria avec indignation un secrétaire présent à la scène. Mais l’autorité morale de Delbrouck était telle qu’il inspirait le respect même à ses ennemis. Il revint attristé, non découragé ; au contraire, plus que jamais résolu à défendre les droits de Paris.  

Le Comité central considérait toute tentative de conciliation comme une trahison. Les démarches de Delbrouck avaient été dénoncées, il commençait à devenir suspect et, sans la protection de Delescluze, il eût été déjà arrêté. Le commandant Roselli-Mollet, qui le faisait surveiller, profita de sou absence pour envoyer à la caserne Lowendal l’ordre suivant : « La première compagnie de la Légion du Génie partira immédiatement pour se mettre à la disposition du  général Dombrowski. En cas de refus, faire arrêter le  capitaine. »  

Cet ordre me fut remis, à moi simple sergent, vers quatre heures du matin. Pas un de nos lieutenants à la caserne! Réunissant à la hâte les quinze ou vingt hommes de la compagnie, que nous avions sous la main, (8) je partis aussitôt.   

Dombrowski avait installé ce jour-là son état-major dans une serre, au fond d’un jardin, entre le boulevard Inkermann et la rue Borghèse. Notre petit détachement, placé avec quelques autres sous les ordres d’un capitaine que nous ne connaissions pas, arriva de grand matin. Le général était assis devant une table couverte de plans. C’était un homme de petite taille, à la moustache blonde, aux yeux d’un bleu pâle, scrutateurs et pénétrants derrière leurs lunettes d’or. Sa physionomie était calme, impassible et énergique. Il se leva et donna à nos officiers des instructions très précises : « Vous traverserez la rue Perronet. Une mitrailleuse versaillaise  est installée au bout de cette rue, qu’elle balaie régulièrement. Vous attendrez qu’elle ait tiré, et vous donnerez à vos hommes l’ordre de traverser rapidement, en abritant leurs têtes au moyen des pelles et des pioches. Vous remplacez des troupes qui ont passé toute la nuit dans les maisons du boulevard d’Argenson. Les Versaillais occupent l’autre côté de ce boulevard. Entassez les meubles et les obstacles derrière les portes cochères ;  pendez les matelas des lits devant les fenêtres et recommandez de ne les soulever que pour tirer sur les assaillants. Vous serez remplacés à la tombée de la nuit. » 

Ces conseils étaient excellents, ils furent suivis à la lettre. Arrivés à l’angle de la rue Perronet, nous attendîmes que la mitrailleuse eût tiré. Les coups se succédaient à courts intervalles, avec une régularité formidable. A peine le fracas de la décharge eût-il été entendu,  que nous nous élançâmes au pas de course. Mais nous  fûmes salués par une vive fusillade. J’avais à mes côtés un brave garçon jeune et vigoureux, nommé Lazerges;  il tomba frappé de cinq blessures et m’entraîna dans sa  chute en criant : « Vive la Commune ! » Son corps m’avait  préservé ; aucune balle ne m’avait atteint. Je me relevai vivement et nous entrâmes par les jardins dans la maison que nous étions chargés de défendre.

Les Fédérés que nous allions remplacer étaient épuisés de fatigue, sanglants, noirs de poudre et dans un état de surexcitation indicible, les yeux fiévreux, la parole brève. Ils nous donnèrent quelques indications précieuses : monter aux étages supérieurs d’où l’on dominait mieux l’ennemi, et même sur les toits pour faire un feu plongeant ; s’abriter derrière les cheminées.  — Ils partirent, emportant quelques blessés.  

Je n’oublierai jamais cette scène. On parlait peu. Chacun s’embusquait de son mieux à côté des fenêtres sur lesquelles les balles pleuvaient. Comme un chasseur à l’affût, chaque sapeur glissait le canon de son fusil  derrière le matelas, qui formait une sorte de bouclier suspendu, lançait un regard furtif au dehors pour viser, lâchait la détente et se retirait. Un jeune ouvrier nommé Mazier, doux et honnête garçon qui avait été l’ordonnance du lieutenant de Vesly pendant le premier siège, fut de suite blessé à l’épaule.  

Cependant les Versaillais, qui occupaient l’autre côté du boulevard d'Argenson, recevaient des renforts. Les maisons s’emplissaient de soldats dont la fusillade devenait de plus en plus nourrie et plus meurtrière. Puis voici que l’artillerie s’en mêla. Le toit de la maison que nous occupions s’effondra sous un obus. Notre situation était à peu près celle des soldats représentés dans le tableau célèbre intitulé : « Les dernières cartouches ».  

Déjà les sapeurs versaillais commençaient à frapper à coups de haches contre la porte cochère, prête à céder sous leurs efforts. Pour tirer sur eux, il eût fallu se pencher en dehors des fenêtres, et c’était une mort certaine. Sans doute il eût été plus héroïque de nous faire tuer jusqu’au dernier ; mais la position n’était plus tenable. Le capitaine, très calme, ne voulant pas nous laisser prendre et fusiller inutilement, ordonna la retraite. Nous partîmes en bon ordre, précédés des morts et des blessés que nos hommes portaient sur leurs épaules. Il fallut traverser de nouveau la rue Perronet, mais cette  fois la mitrailleuse ne tira pas. (9)  

Dombrowski, avec son jeune frère, se promenait de long en large sur le boulevard Inkermann, région où tombait une véritable pluie de balles mortes. En nous voyant revenir avant la nuit, il fronça le sourcil, mais le funèbre défilé lui fit comprendre que la partie était momentanément bien compromise sur ce point.  

Nous étions brisés, plus encore par l’émotion que par la fatigue. — Pour ma part, je n’ai jamais éprouvé cette réaction qui fait affluer le sang au cerveau, cette colère aveugle qui fait voir rouge, je me demandais ce que Delbrouck aurait fait à ma place. Nous ne pouvions pas refuser d’obéir à un chef qui nous ordonnait de mettre une maison en état de défense, et d’autre part, comment oublier que, derrière cette porte prête à céder, j’aurais  pu voir surgir mon frère? L’idée de brûler la cervelle à un Français ou de lui enfoncer ma baïonnette dans le ventre, me faisait horreur. Qu’aurais-je fait s’il eût fallu me défendre dans une lutte corps à corps? J’ai peine aujourd’hui à analyser les sentiments complexes qui  m’agitaient. L’instinct de la conservation l’eût-il emporté sur le profond respect que j’ai toujours eu de la vie humaine, ou bien, disciple de Delbrouck, me serais-je laissé tuer plutôt que de devenir un assassin? Je l’ignore. (10)

Une longue hérédité nous a façonnés de telle sorte que nous ne pouvons refuser notre admiration au courage physique, nécessaire tant que la guerre subsistera. Digne de respect et de récompense au point de vue militaire et patriotique, cette fureur sanguinaire n’en reste pas moins odieuse au point de vue humain.  

Quant à nous rendre, l’idée ne nous en vint pas un seul instant.  

Plus opiniâtre que Ducrot, Dombrowski ne se tenait pas aisément pour battu. Il nous fit créneler les murs des jardins et mettre en état de défense quelques maisons de la rue Perronet. Enfin, l’artillerie qu’il réclamait vainement depuis longtemps étant arrivée, la situation changea. Bientôt la mitrailleuse ennemie était réduite au silence, et, le général nous ayant accordé un repos dont nous avions grand besoin, nous regagnâmes la caserne, pendant que les Fédérés, avec un entrain admirable, reprenaient à l’assaut les positions un instant perdues.


Le lendemain, ma mère, visitant l’ambulance du Luxembourg, apprit de nos blessés les dangers que nous avions courus. Son inquiétude était extrême. Ce fut peut-être sur ses instances, — je le suppose du moins, — que M. Delbrouck me chargea de l’inspection de  notre casernement. J’avais à indiquer le nombre des lits disponibles. De plus, la caserne Lowendal contenait un important dépôt d’effets d’équipement, et de nombreux détournements avaient été commis de nuit. J’organisai une active surveillance et, avec l’aide d’un jeune architecte, je commençai un plan et un inventaire des dortoirs. Mais ces fonctions pouvaient être remplies par des hommes plus âgés que moi et je demandai souvent à mon capitaine de l’accompagner dans ses travaux aux  avant-postes.  

Louise M. à son père – Paris, le 24 avril 71.
Je voudrais bien aller te rejoindre à la Colonie, mais nous ne pouvons pas laisser Paul et Alix, car ils sont continuellement exposés. Alix s'est faite ambulancière et suit Henri partout. Elle a été au fort d’Issy, elle est maintenant au fort de Vanves. La vie qu’elle mène est très fatigante et pleine de dangers ; elle est vraiment courageuse ; quel dévouement! mais on doit être bien heureuse de se rendre utile.  
Maman, Marie Delbrouck et moi nous allons tous les jours à l’ambulance du Luxembourg pour voir les blessés  de la compagnie de Paul. On a fait l’amputation d’un bras à Mazier. Un autre, Lazerges, blessé à Neuilly, a reçu cinq balles à la tête. Il a entraîné Paul dans sa chute. Il se tenait la tète d’une main, de l’autre il prit son képi et étendit le bras en criant : Vive la République ! Vive la  Commune! Paul n’a qu’une légère écorchure au genou. (11)   

C’est triste de voir tous ces martyrs de la République victimes de leur courage et de leur dévouement. Il y a des blessures atroces, des ventres fendus, des crânes à moitié emportés ; cela fait mal d’entendre les gémissements de  douleur. Le capitaine Lefort de la 2° compagnie a reçu une halle en pleine poitrine, elle est ressortie par le dos. Il a un poumon traversé, cependant il est si vigoureux qu’on espère le sauver. Il mange déjà des côtelettes.  

M. Delbrouck et un autre monsieur, munis d’un laissez-passer de la Commune, se sont rendus à Versailles pour lâcher de faire entendre raison aux Ruraux ; mais avec des crétins pareils il n’y a pas de conciliation possible. Des gendarmes les ont arrêtés. Si on avait trouvé leur laissez-passer de la Commune, ils auraient été fusillés sur-le-champ, mais, ils l’avaient mâché et jeté en boulettes. Ils sont restes plus de 24 heures sans manger, conduits entre deux gendarmes comme des malfaiteurs, insultés tout le  long du chemin. Les Versaillais criaient ; « Voyez! ont-ils l’air assez canailles! » — Quand nous racontions cela à nos pauvres blessés, au Luxembourg, ils étaient indignés, surtout le brave Lazerges ; il en pleurait de rage. Quand ils parlent de M. Delbrouck et de Paul, c’est avec enthousiasme et vénération ; tous donneraient leur vie pour eux. Enfin M. Delbrouck a pu, non sans peine, accomplir sa mission ; mais parler aux Ruraux, autant vaudrait parler à une bûche. — On dit que l’Assemblée va demander secours aux Prussiens ; cela ne m’étonne pas, ils sont assez lâches pour cela. En tout cas, ce n’est pas à nous à céder, nous ne plierons pas, — Lorsque les païens voulaient forcer les chrétiens à adorer leurs dieux, ils ne demandaient qu’une petite prière à Jupiter ; c’était bien peu de chose, et cependant ceux-ci préféraient la mort. Ils avaient la foi. Nous aussi nous avons la notre, nous voulons la République. Les royalistes veulent l’escamoter et nous faire adorer leur fétiche, un roi! Espérons que les honnêtes gens triompheront de la réaction ; sinon, nous serons encore heureux d’avoir fait notre devoir, d’avoir défendu le progrès et la  liberté, et de mourir martyrs de la République.  

De quel droit l’Assemblée vient-elle se mêler des affaires de Paris? Ce troupeau d’oies n’a rien fait, si ce n’est du  mal. La Commune, elle, a brûlé la guillotine ; ses décrets  ont toujours en vue l’amélioration physique et morale du  peuple. — On a réquisitionné les vicaires de Saint Jacques. Brigitte et Madeleine (Pape) les ont vus qui traversaient l’église tout effarés. Ils étaient déguisés en hommes, avec des moustaches postiches et des culottes. Ils gardaient leur chapeau gibus pour cacher leur tonsure ; ils avaient un cigare à la bouche et une dame au bras.  
Madame Milliet à M, Félix Milliet - Paris, 4 mai 71.
Mon cher ami, j’ai reçu ton petit mot. Pour te répondre  je dois mettre ma lettre dans une enveloppe mystérieuse,  et je n’aime pas ces mystères, n’ayant rien à cacher. Les occasions ne me manqueront pas pour t’écrire, mais toi, prie les personnes qui viendront à Paris d’y mettre tes lettres à la poste, cela est facile. Quant à revenir auprès de  nous dans l’état de santé où tu es, je ne vois pas ce que tu viendrais y faire ; reste paisiblement à bêcher ton jardin. J’ai bien souvent l’envie d’aller te rejoindre à la Colonie, mais je serais trop inquiète des enfants; j’attendrai un armistice. Les choses sont tellement tendues qu’elles ne peuvent rester longtemps dans cet état. A Paris on ferait bon marché de la Commune qui fait sottises sur sottises, si  on ne détestait pas davantage l’Assemblée.  
Madame Milliet à M. Félix Milliet - Paris, 13 mai 71.
Nous sommes bien peinés de la longue durée de ce triste état de choses. Quand Paris aura ses franchises municipales (et il faudra bien qu’il finisse par les avoir), il les aura bien gagnées. Comme dans tous les sièges, les assaillants perdent plus de monde que la place. Il y a eu, dit-on, trois mille tués et blessés du côté d’Ivry, Fédérés et  Versaillais; ces derniers y étaient bien pour les deux tiers.  Depuis hier matin et toute la nuit nous entendons le canon et la fusillade; nous ne connaissons pas encore les résultats.  Généralement, après ces massacres, les deux partis se  trouvant au même point. A Neuilly, depuis 15 jours, les uns prennent une barricade, le lendemain les autres la reprennent.  
Notre espoir c’est que les grandes villes réclament comme Paris les franchises municipales. L’Assemblée n’oserait pourtant pas bombarder toutes les villes au-dessus de vingt mille âmes.  

Le pauvre fort d’Issy est en triste état ; il se fera probablement sauter, mais la position ne sera pas plus tenable  pour les Versaillais que pour les Fédérés.  

J’espère que tu ne crois pas un mot de tous les mensonges débités par les journaux de Versailles. Il est impossible d’être de plus mauvaise foi. Le gouvernement s’obstine à considérer la révolution de Paris comme le fait d’une poignée de factieux. Une poignée de factieux qui a fait fuir le gouvernement et qui tient en échec la plus belle armée que l’on ait jamais vue, et cela depuis six semaines, et ils n’ont pas fini. Ils devraient comprendre qu’il y a là quelque chose au fond, une idée qui vaut la peine d’être discutée ; mais non, ils sont aveugles, comme tout ce qui est vieux et destiné à tomber. Pour moi je crois que c'est l’enfantement laborieux d’une, ère nouvelle, et non point l’agonie de la France. Je regarde et j’écoute. Le grand malheur c'est le, manque d’hommes supérieurs ; les uns sont trop vieux, les autres sont des fruits verts, pas mûrs du tout.

Alix est à Levallois-Perret, toujours bien exposée, mais remplie d’entrain et même de gaieté, autant qu'il est possible d’en avoir dans d’aussi pénibles circonstances.
Notes du chapitre II

(1) A la gare d'Orléans, on avait vu un officier général en grand uniforme. Il fut arrêté. On croyait tenir d’Aurelle, c’était Chanzy. Léo Meillet le protégea en le faisant entrer dans la prison du secteur.  
(2) Chanzy dut faire la promesse écrite de ne pas servir contre Paris. — De son côté Victor Considérant, qui connaissait Raoul Rigault, parvint à faire mettre en liberté M. Émile Allard, ingénieur des Ponts et Chaussées, injustement arrêté et qui sans cette intervention, eût probablement péri.
(3) C’était la seconde lettre que Madame Pape m’écrivait pour me dissuader de me rallier à la Commune.
(4) Assurément des éléments très disparates s’y trouvaient réunis; néanmoins tous restaient d’accord sur un point : le maintien de la République.
(5) Lissagaray.
(6) Elie Reclus, page 100.
(7) Émile Trélat.
(8) Notre effectif était loin d’être au complet et, après de longues fatigues, les hommes mariés avaient parfois la permission de passer la nuit dans leur famille.
(9) Elle avait probablement été dirigée contre la maison que nous devions fortifier.   
(10) Le sergent Bérail a su analyser avec une remarquable précision ce qu'éprouve un tempérament sanguin et vigoureux dans un combat corps a corps : « Je me sers de ma baïonnette rouge de sang, je casse des tètes à coups de crosse. Je ne me connais plus, ma vue est troublée, un bruit formidable m'étourdit, Je suis d'une force  prodigieuse, et la poudre m'a enivré. Mes lèvres sont sèches et je ne m'aperçois même pas qu'un filet de sang coule de mon front, »  — (Général Ambert, Récits militaires)  
(11) Lazerges m’avait servi de bouclier. Des cinq blessures qu'il  avait revues, trois étaient à la tête, mais les balles n'avaient pas pénétré profondément, il avait un sang vigoureux et réchappa miraculeusement. Mazier au contraire, pauvre garçon d’un tempérament scrofuleux, mourut d’une blessure à la clavicule gauche ; la balle était restée entre l'omoplate et la tête de l’humérus, et les chirurgiens ne surent pas l'extraire.
Livre X : 1871 - LA COMMUNE - Cahier de la Quinzaine : 7ème cahier de la 13ème série

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Alix Payen, ambulancière

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