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Colonialisme et esclavagisme aux Antilles
1 - Colonialisme et esclavagisme sous la Révolution française dans l'espace Caraïbe

2 - Création à Paris de la Société des amis des noirs, Nicolas de Condorcet, 1788

3 - La Guadeloupe sous Victor Hugues, les paradoxes du jacobinisme aux Antilles (vidéo avec Michel Rodigneaux)

4 - Félicité Santhonax, Commissaire à Saint-Domingue, Louis Gabriel Michaud, 1834

5 - Délivrance de la Guadeloupe par Victor Hugues, Charles Rouvier, 1870





Colonialisme et esclavagisme
sous la Révolution française dans l'espace Caraïbe


Lionel Mesn
ard, le 10 mai 2017
« Quand éclate la Révolution, les antagonismes entre castes s'exaspèrent: par tradition, les grands Blancs méprisent les petits Blancs, qui méprisent les mulâtres, qui méprisent les Noirs affranchis, qui méprisent les esclaves ». Charles Sédillot

Rechercher des informations sur la question de l’esclavagisme et en retour sur le colonialisme lors de la Révolution française n’est pas chose aisée. Dans l’historiographie francophone du XIXe siècle c’est presque un grand désert, quand le siècle des Lumières a connu de nombreux auteurs et au sein du clergé ses grands détracteurs. Michelet à tout juste fait mention du 4 février 1794, les historiens ont plutôt déserté le sujet ou fait mine de ne rien y voir. Cependant les travaux des députés ont abordé la question des colonies régulièrement, tout au long des années 1789 à 1793 et participés à des débats très âpres, voire confinés au sein du comité des colonies. Sinon, l’on retrouve des éléments épars sur ce qui pourrait être considéré comme un prolongement de la Révolution hors de l’hexagone?

Les possessions coloniales des outremers ne participèrent pas aux Etats Généraux et il n’y pas eu, de fait, de cahiers de doléance, pas plus que de représentants élus ou désignés pour être présent le 5 mai 1789 à Versailles à l’ouverture des cérémonies en présence de Louis XVI. Cependant il est à noter l’existence d'une trentaine de cahiers qui firent une référence à l’esclavage et à sa supppression.  Début juillet, à l’initiative de colons présents à Paris, il était demandé, à ce que les colonies puissent avoir une représentation parlementaire, ce qui leur fut accordé, sans avoir été élu (hors du cercle parisien) ou avoir un mandat public émanant des îles Caraïbes. A noter que les îles de l’Océan Indien ne seront intégrées que l’année suivante. Sur place, l’accueil des colons américains fut plutôt favorable au changement institutionnel, beaucoup souhaitaient le regard rivé sur les Etats-Unis trouver leur indépendance ou autonomie commerciale, notamment dans la partie française de Saint-Domingue.

Dès le 12 août 1789, il était voté à l’Assemblée Constituante un article 19 : «Tout esclave reprend sa liberté en entrant dans les terres de la domination française» : Article de la «Charte 
contenant la Constitution Française dans ses objets fondamentaux». Un presque texte constitutionnel proposé à l'Assemblée nationale par Charles-
François Bouche, avocat au Parlement de Paris et élu du tiers de la sénéchaussée d'Aix. Une semaine après se constituait le club de l’Hôtel de Massiac pour faire barrage aux idées de la Société des amis des Noirs fondée l’an passé (lire le texte de Nicolas Condorcet sur cette même page).

Ce club opposé à l’abolition vint contre balancer toute idée d’interdire l’esclavage dans «l’Empire», durant plus de cinq années. Si la création d’un comité colonial était rejeté un temps fin 89, la puissance des colons et notamment ceux de Saint-Domingue allaient tout faire pour bloquer une émancipation des populations réduites à l’esclavage, minorées en chiffre pour échapper à l’impôt, vieillards et enfants absents des données (soit environ 200.000 personnes rayées d’un trait de plume). Le comité colonial de l’Assemblée ayant été mis en place en mars 1790, il changea d’appellation fin 91 et intégra sous la Première république le Ministère de la Marine (Ministre M. Gaspard Monge). L’année suivante, les commissaires civils envoyés à Saint-Domingue, et en Guadeloupe, engageaient un tournant décisif dans cette région du monde.

Le loi du 4 avril 1792 signée par le roi et le ministre de l’intérieur et des cultes, reconnaissait aux «libres de couleurs» ou affranchis, la citoyenneté à part égale. Mais, il excluait toujours les esclaves, et il ne fut pas tenu compte des libres de couleurs n’étant pas de sang-mêlé (métis). Il s’opérera outre-atlantique une cassure pour des raisons évidentes, les « sangs mélangés » ou affranchis représentaient un pouvoir économique, et pouvaient être eux-mêmes propriétaires d’esclaves. Une condition impossible pour ceux ne disposant d’aucun lègue familial, à l’exemple de Toussaint, dit Louverture, noir affranchi après avoir été lui-même un enfant né au titre de "bien meuble" ou d’un "ventre femelle" d’esclave (chez les colons Espagnols). Des appellations évacuant toute notion de dignité, entre animal et objet, l’humanité n’était pas de mise
pour les Africains.

Fin Janvier 1906, Anatole France lors d’un rassemblement de protestation contre la barbarie coloniale déclara : «Les Blancs ne communiquent avec les Noirs ou les Jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes. Non certes, nous ne croyons pas qu’il se commette sur cette malheureuse terre d’Afrique plus de cruautés sous notre pavillon que sous les drapeaux des royaumes et des empires. Mais il nous importe à nous, Français, de dénoncer avant tout les crimes commis en notre nom». Nous sommes encore à un bon un quart de siècle avant que des étudiants de la Guyane avec Léon Gontran Damas ou d’Afrique de l’Ouest, des Antilles comme Aimé Césaire (centenaire en 2013) ne vienne nourrir ses (ou leurs) réflexions sur la Négritude dans l’Etudiant noir et construire une des plus grandes œuvres littéraire et politique du vingtième siècle.

C’est un exercice terrifiant que de s’emparer d’un sujet dont les controverses ne peuvent que pousser à rester alerte pour ne pas tomber sur un os essentialiste. Il est presque impossible de ne pas aborder la question de la peau et de ses couleurs avec l’esclavagisme, sans affronter toute cette structuration humaine en « races », des notions discriminantes et humiliantes, des terminologies brisant tout point de mire commun. Appartenir à une essence, c’est accepter un identitarisme, vivre dans un esprit de repli, plus exactement vivre dans un ordre où chacun se voit classifier : selon des critères douteux, indistincts, le plus souvent impropres. Cela vise à uniformiser, et souligner que le contexte du discours d’Anatole France en 1906 est très lointain de celui de 2017 et ne vise pas à établir de différence, mais à lutter contre les préjugés ou raccourcis. Le but du partage des mémoires et des contenus historiques n’est pas se référer à un épiderme, mais de prendre en compte la multiplicité des points de vue.

Au titre de la bêtise, autant ordonner le genre humain par la taille, ou la couleur des yeux ou la longueur des cils, à se différentier en tout et n’importe quoi, conduit à tous les absurdes. Mais nous touchons, vous et moi, à une question on ne peut plus fondamentale, qui est celui de la négation. La question de l’esclavage tient ou réside à faire d’un être, une chose, dans le cas présent ce qui tenait à devenir un « bien meuble » au même titre qu’un chevet de lampe ou un bouton de manchette. Toute date symbolique, soit-elle, la journée du 4 février 1794, n’est qu'une suite de la proclamation de Saint-Domingue du 29 août 1793. Une déclaration publiée en français et traduite en créole sous les ordres des commissaires Sonthonax et Polvérel envoyer sur place et à leur propre initiative, ou sous la pression des événements locaux, la présence militaire des Anglais en précipita le cours.

Nos deux commissaires abolissaient pour la première fois l’esclavage dans une colonie française, un an avant les exploits et la victoire de Victor Hugues en Guadeloupe. La Convention votant l’abolition de l’esclavage est à considérer comme un aboutissement de la philosophie des Lumières et ses limites, Bonaparte y mettra fin en 1802. L’histoire des abolitions est un sujet à forte teneur en complexité, parce qu’elle se déroule à l’échelle de nombreux pays ou régions du monde, ou concernant, à minima l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Le premier état abolitionniste fut la Pennsylvanie le 1er mars 1780, une des treize colonies de la Nouvelle-Angleterre en rébellion, sans que pour autant la mesure soit générale et dans ce cas graduel.
En 1783, la Constitution du Massachusetts déclarait tous les hommes libres et égaux, cette décision de justice a été considérée comme "le signe annonciateur de l’abolition de l'esclavage." Pour la Pennsylvanie, cet état adopta "une politique d’émancipation graduelle, affranchissant à leur 28ème anniversaire les enfants de tous les esclaves nés après le le 1er novembre 1780". (source : "Voyages d'esclaves" de l'Unesco).

On peut écrire sans hésitation que la question de l’esclavagisme a été éludé trop longtemps. Il n’est pas simple non plus de se plonger dans de vieux grimoires reflétant tout ce qui donne à désespérer de la condition humaine. Et la question de l’abolition touchait de derechef les populations africaines déportées et pensées comme des marchandises. Le niveau d’inhumanité fut à l’image des bateaux négriers, dont les odeurs pestilentielles s’échappaient à plusieurs lieues à la ronde - de quoi avoir une idée - des entrées dans les ports du continent américain de ces bateaux négriers et de l’état souffrant des survivants de la traversée. Les morts au fil de la navigation passaient par dessus le bord sans autre forme de dernier sacrement ou respect des dépouilles. Avant de plonger dans un monde où les maîtres disposaient d’un droit de vie et de mort, pour un travail de force sur une plantation, la moyenne d’existence d’un esclave n’excédait pas six ans. Difficile de faire part de l’horreur et pourtant il reste de quoi se questionner sur cette organisation triangulaire ou transatlantique du commerce et ses mécanismes coloniaux?

L’objet du présent exercice est de remonter quelques fils de cette histoire pas vraiment unidimensionnelle, dont le caractère national ne suffit pas à comprendre sa dimension sans frontières. Dans le même cheminement, il faut pouvoir distinguer la question de l’esclavage, du fait colonial, même si cela est fait d’une même pâte et fruit d’une même logique politique ou économique, le but était de tirer profit. Cependant au sein des colonisateurs, de rares groupes de colons bannirent l’esclavage, de rares états interdirent la traite au XVIIIe siècle et ont inspiré les mouvements abolitionnistes européens, dont il a pu exister de vrais liens d’un pays ou d’un continent à l’autre.

A ce titre, les colons de la Nouvelle Angleterre, c'est-à-dire les treize colonies britanniques d’avant 1776 étaient pour beaucoup peuplées de protestants pourchassés en terre européenne, et pas à la seule image des puritains du Mayflower. Un distinguo religieux conséquent dans la colonisation et comme oppositions à la servilité et son négoce. Un groupe protestant, les Quakers se démarquèrent et rejetèrent au nom de leur foi l’esclavage dès leur présence dans les colonies anglaises. Le siècle des Lumières Américains a fourni son lot d’abolitionniste, et de résistances à l’ordre établi. Des hommes comme Benjamin Franklin appuyèrent  l’abolition, sauf que le sujet divisa la société étasunienne pendant plus d’un siècle et les progrès restèrent d'une très grande lenteur et d'une grande relativité à l'égard des populations noires et originaires .

Ce qu’il faut avoir à l’esprit c’est que les puissances maritimes et le poids des royaumes de l’ouest-européen transplantèrent un édifice raciste, dont les racines sont toujours plus ou moins actives dans une violence ciblant les afro-américains. Si l’on ne prend en compte qu’au dix-huitième siècle, des dynasties se disputèrent une forte manne financière et notamment dans les territoires des dits Nouveaux Mondes. Au pluriel parce que la colonisation ne concerna pas seulement un continent, mais tous progressivement, en particulier le jour, où Magellan découvrit l’immensité Pacifique.

Là où il y eut le plus d’affrontements fut probablement la Caraïbe. Il existe mille et un récits, une richesse propre  avec l’histoire de la Flibuste, ou d’avoir été les premières îles atteintes par Colomb, il s’y est concentré de nombreuses aventures humaines avec si l’on peut dire des géométries variables, mais sans rapport avec la géographie des lieux. Une complexité qui échappe dans l’historiographie d’avant les travaux historiques de ces dernières années, car nourrit de l’esprit colonial et un tantinet raciste, ou bien en la pseudo supériorité propre à ses acteurs se disant civilisés, laisse place à toute forme de relativité. Il y a de quoi reprendre son souffle, face à tant de réalités restant à faire connaître, ou soi-même appréhender.

Décret N° 2262 du 4 février 1794
La CONVENTION NATIONALE, le 16 Pluviose, an second de la République Française, une & indivisible, déclare :
« La Convention Nationale déclare que l'esclavage des Nègres dans toutes les Colonies est aboli ; en conséquence elle décrète que les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, & jouiront de tous les droits assurés par la constitution. Elle renvoie au comité de salut public, pour lui faire incessamment un rapport sur les mesures à prendre pour assurer l'exécution du présent décret ». (Visé par les inspecteurs. Signé Auger, Cordier & S.E. Monnel).
 
Antériorité historique et politique au décret d'abolition


Les témoignages en positif ou négatif au sujet de la question coloniale sont nombreux, la critique prévalant à une histoire toujours vive, renvoyant à des volontés de minimiser le rôle des lois et de l’oppression, comment ne pas entrer en matière : le dit Code Noir ou «Edit du Roy» fut publié en 1685 entre le mois de mars et août, et connaîtra un seconde version sous Louis XV en 1724. Il prévaut à l’égard de ce grand espace maritime séparant trois continents et trois histoires communes, et concerna notamment la traite négrière. Plus de 14 millions de femmes et d’hommes de tout âge seront acheminés par convois réguliers des navires. Déportés ou transplantés de force par les puissances maritimes européennes allaient se concurrencer pendant quatre siècles pour la conquête dudit Nouveau Monde.

Diverses Compagnies européennes des Indes orientales ou occidentales renforcèrent son essence spéculative en Europe, à l’exemple de la gouverne du surintendant John Law sous le régent Philippe d’Orléans, à l’origine de la première banqueroute française. Des éléments significatifs de comment 500 familles depuis la métropole ont pu constituer les bases d’un commerce lucratif et à l’origine de l’esclavage des Africains raflés ou achetés sur les côtes en deçà de l’espace saharien jusqu’au pourtour de l’Océan Indien. Les cinq puissances ayant le plus contribué à ce commerce abject furent les royaumes d’Espagne, de France, du Royaume-Uni et du Portugal, plus la Hollande et si l’on prend en compte tous les acteurs de l’esclavage de Cadix à Amsterdam, en passant par la Flandre et les pays Allemands, qui eurent quelques actions dans ce négoce sordide.

L’Abbé Grégoire
à l’Assemblé nationale, le 3 juin 1793 déclarait : « (…) J'ai une autre demande à soumettre à votre humanité et à votre philosophie. Il existe
encore une aristocratie, celle de la peau : plus grands que vos prédécesseurs, dont les décrets l'ont, pour ainsi dire, consacrée, vous la ferez disparaître. J'espère bien que la Convention nationale appliquera les principes d'égalité à nos frères des colonies, qui ne diffèrent de nous que par la couleur; j'espère que cette pétition déposée sur votre bureau, dont la lecture serait trop longue à cette heure, ne restera pas enfouie, comme tant d'autres, dans un comité, et qu'incessamment on vous fera un rapport sur lequel vous prononcerez la liberté des noirs ». ("La Convention renvoie l'adresse aux comités réunis des colonies et de législation pour en faire un rapport incessamment. - Elle décrète en outre la mention honorable des faits, qui se sont passés en séance, au procès-verbal".) (1)

C’est ainsi que le député Henri Grégoire (ci-contre) relançait de nouveau au sein de la Convention nationale, une exigence et une lutte que portait depuis 1788 la fondation de la Société des amis des Noirs, dont il fut membre. Ni Robespierre, ni Olympe de Gouges, ni Marat (*) n’en firent partie (* lire dans la chronologie sa position en 1791 en date du 18 mai sur l'esclavage), même s’ils ont contribué à dénoncer ce que nous considérons de nos jours comme un crime contre l’Humanité. 


Le club de nature très bourgeoise a surtout joué un rôle au sein de la Constituante (1789-1791) et être mis en échec par Antoine Barnave, ce qui allait advenir «le parti colonial» ou sa préfiguration au sein des assemblées. Il faut apporter une précision importante Grégoire, ce dernier était pour une levée graduelle de l’esclavage ou du travail forcé, il n’était pas en soit un abolitionniste "pur et dur", le considérant comme un absolu difficile à atteindre de son temps. Le résumé de sa vie politique apporte quelques éclaircissements dans ses mémoires

« D’après le plan que nous avions conçu, nous travaillâmes d’abord à éclairer l’opinion ; j’ai publié successivement sur cette matière :  Mémoire en faveur de gens de couleur et de sang-mêlé. 1789. Lettre aux philanthropes sur les malheurs, les droits et les réclamations des gens de couleur. 1790. Mémoires sur la colonie de Sierra-Leone. Lettre aux citoyens de couleur et nègres libres. Apologie de Barthélemy de Las Casas, dans les Mémoires de l’Institut. J’ai lu à cette société savante l’histoire de ce qu’on a fait dans les divers siècles et les divers pays en faveur de la liberté des nègres. Cet ouvrage assez volumineux verra le jour en Amérique, si la pensée est enchaînée en Europe». (Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois. Contributeurs, H. Carnot et Ambroise Dupont, 1837).

Dans la même lignée, il faut se référer à Condorcet, Brissot, Pétion comme plumes engagées pour l’abolition de la traite et un certain Sonthonax, proche du club et contributeur dans les Révolutions de Paris et surtout  commissaire à Saint-Domingue avec MM. Polverel et Ailhaud en 1792, pour proclamer la République. Puis en août 1793 pour son abolition, sous le coup d’une attaque depuis la partie espagnole, mais quelques mois avant la métropole. Sans pour autant mettre un terme à l’esclavage des noirs dans toutes les colonies. Une réalité très mitigée, même en Guadeloupe et à Saint-Domingue, la future Ayiti (créole haïtien), allait avoir une place centrale dans le processus révolutionnaire à la fois national, régional et international comme un prolongement de la Révolution Française. Sachant qu’en 1795, les révoltes se constituèrent jusqu’au Venezuela pour montrer la fracture qui allait s’opérer dans l’espace Caribéen.

L’on a du mal à imaginer qu’un tiers des richesses produites l’était en raison des colonies, quand  le sucre contribua fortement à l’enrichissement de la France, le royaume était depuis 1740 avec sa partie ouest de Saint-Domingue le plus gros producteur au monde de cette denrée. Mais pas pour autant la seule ressource produite, comme le café, le tabac, l’indigo, principalement l’extraction brute des matières premières, issus des sols ou sous-sols. Mais, le tout dépendant déjà des fluctuations du marché ou des nécessités de la Cour, la couleur bleue donnée par l’indigo un produit de luxe.

Aux Antilles, « l’Empire français » présent dans l’ouest de Saint-Domingue, devenait en 1804 la république d’Haïti (ou Ayiti). Il restait des possessions territoriales du Traité de Paris de 1763 en Amérique : en plus de l’ouest de Saint-Domingue, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane, mais aussi dans l’Océan Indien, l’île Bourbon (la Réunion), l’île de France (Maurice) ou plus largement les Mascareignes, et plus au nord les Seychelles, qui servit de base corsaires à partir de 1792. Chaque entité étant dépendante de son histoire propre et finalement peu connue au sein des récits, quand ce n’est pas un grand roman national où tout est dilué.

Au regard de ce qui pourrait être qu’une controverse de plus, ne pouvant que créer des cris d’orfraies chez les romanciers et fabulateurs de l’histoire; il faut du héros à toutes les sauces, alimenter une approche confinée et lointaine des réalités vécues. Oui pourquoi pas, pour les seuls héros qui vaillent... Les anonymes ou la masse ne soupesait que le poids des chaînes et les coups du fouet des maîtres de cette veille «France éternelle». Nous concernant au moment de la Révolution, le vécu de 800.000 personnes esclaves dans les plantations, pour environ un peu plus de 20 millions d’êtres de même en servitude dans l’hexagone avant 1789, le même joug ou despotisme officiait.

Le XVIIIe siècle a connu plusieurs précurseurs ou auteurs et de fait une littérature sur le sujet de l’esclavage comme l’abbé Maury et la plume de Diderot dans son Histoire des deux Indes. Ce mouvement n’était pas né sous la Révolution, Jean Jacques Rousseau en condamnait la pratique, Voltaire y trouvait des ressources tout en le condamnant (2). Mais ce fut en Nouvelle-Angleterre (les futurs Etats-Unis d’Amérique), qu’une de ses colonies fit interdire l’esclavage en 1780. Je ne peux assurer si ce fut la première fois que cela se produisait, que des esclaves recouvraient la liberté, sauf à écrire que des noirs dans l’Amérique Septentrionale avaient droit à une forme ou de rares espaces d’émancipation. Toutefois très relatifs, les états voisins étaient esclavagistes ou sans loi précise sur le sujet, et l’histoire des déportés Africains en sol américain, d’une assez grande complexité, si l’on prend compte ce qui était désigné comme le marronnage. Cette absence d’uniformité débouchera presque un siècle après sur la guerre civile entre états du sud et du nord et l’assassinat du président Abraham Lincoln en 1865. A l’échelle continentale les trois derniers pays à sortir de l'esclavage furent peu après Puerto-Rico en 1873, Cuba 
et le Brésil, les deux derniers cités en 1888.

Notes :

(1) Archives Parlementaires BNF-Stanford

(2) In le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, fin du chapitre IV, sur l’esclavage, sa conclusion est sans appel.
« A l'égard du droit de conquête, il n'a d'autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu'il n'a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n'a le droit de tuer l'ennemi, que quand on ne peut le faire esclave; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer : c'est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie, sur laquelle on n'a aucun droit. En établissant le droit de vie et de mort sur le droit d'esclavage, et le droit d'esclavage sur le droit de vie et de mort, n'est-il pas clair qu'on tombe dans le cercle vicieux?

En supposant même ce terrible droit de tout tuer, je dis qu'un esclave fait à la guerre, ou un peuple conquis, n'est tenu à rien du tout envers son maître, qu'à lui obéir autant qu'il y est forcé. En prenant un équivalent à sa vie, le vainqueur ne lui en a point fait grâce : au lieu de le tuer sans fruit, il l'a tué utilement. Loin donc qu'il ait acquis sur lui nulle autorité jointe à la force, l'état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur relation même en est l'effet; et l'usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité de paix. Ils ont fait une convention; soit : mais cette convention, loin de détruire l'état de guerre, en suppose la continuité.

Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclave et droit, sont contradictoires; ils s'excluent mutuellement. Soit d'un homme à un homme, soit d'un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j'observerai tant qu'il me plaira, et que tu observeras tant qu'il me plaira ».



Création à Paris
de la Société des amis des noirs



Par Nicolas de Condorcet, 1788


Extraits du "DISCOURS sur la nécéssité d'établir à Paris une Société pour concourir, avec celle de Londres, à l'abolition de la traite et de l'esclavage des Nègres". Prononcé le 19 février 1788, dans une Société de quelques amis, rassemblés à Paris, à la prière du Comité de Londres.


« La Mission honorable que nous venons remplir ici, Meilleurs est tellement importante dans son objet que nous nous croirions coupables de différer un seul instant à la déposer dans les mains qui doivent en assurer le succès.

Une Société respectable s'est formée à Londres pour faire abolir légalement l'horrible trafic des Nègres elle invite tous les hommes, amis de leurs semblables concourir avec elle pour accomplir partout cet œuvre de justice elle nous invite à chercher à rassembler en France des perfonnes zélées et capables de répandre les lumières qui doivent y préparer et déterminer cette révolution. Pourrions-nous mieux remplir les intentions de cette Société, qu'en nous adressant à des hommes, dont le vœu le plus ardent est de voir réparer les erreurs, les folies, les atrocités des siècles passés, et s'avancer le systême de paix et de fraternité qui devrait unir tous les Peuples?

Vous devez vous rappeller à quels faibles efforts l'Amérique libre doit l'amélioration du sort de ses Nègres. Un seul homme presque sans appui sans fortune n'ayant d'autre force que celle de sa volonté, entreprend de faire abolir l'usage des Esclaves dans sa Patrie. Il va prêchant partout sa doctrine les yeux de ses frères les Quakers s'ouvrent les premiers à la lumière. Il est aisé de les faire ouvrir à des hommes sans vanité, sans prétention, toujours occupés d'objets graves, et qui par la nature de leurs principes religieux ne peuvent se proposer dans toutes leurs démarches, que le plus grand bien de l'humanité. Ces Quakers, contre lesquels la légéreté de l'ignorance, plus encore que la perversîté a cru prouver des calomnies, en les répétant souvent, ces Quakers arrêtent qu'il est injuste, inhumain, irréligieux de retenir des hommes dans l'esclavage de commandera leur pensée, à leur volonté, de s'emparer du fruit de leurs travaux et les fers tombent des mains de cinquante mille Esclaves épars dans les quatre Etats du Nord de l'Amérique. (1)

Il était plus difficile de faire adopter une pareille doctrine dans les États du Midi. Le nombre des Noirs y était bien plus considérable il excédait de beaucoup le nombre des Blancs.

Il paraissait si utile aux spéculations de la cupidité de vendre le produit des sueurs et du travail d'Esclaves nombreux sans être obligé de les salarier, il paraissait si commode de n'avoir qu'à commander pour courber vers la terre tous ces Captifs, de n'avoir qu'à prodiguer les menaces et les châtimens pour les contraindre à arracher de son sein, et malgré les feux d'un soleil dévorant, des produétions recherchées qu'on se persuada facilement que cet esclavage était une Loi de la nature, qu'elle avait condamné des hommes à servir d'autres hommes comme des animaux domestiques, que sa volonté était suffisamment attestée par la différence des couleurs. On se persuada qu'il était impossible de faire produire le sol de l'Amérique par une autre culture, que par celle des Noirs esclaves. Ainsi les sophismes se joignaient à l'intérêt personnel et à l'habitude, pour justifier cette horrible injustice.

Cependant tel est, Messieurs, l'empire de la raison, quand elle se développe sous l'égide de la liberté peine l'indépendance des ÉtatsUnis est consolidée, que la question de l'esclavage des Noirs s'agite dans les États Méridionaux, que leur cause y est embrassée, défendue avec chaleur par les meilleurs esprits par les personnages les plus respectables. Il était en effet difficile qu'on n'arrivât pas à ce point. De quel droit pouvoient-ils s'obstiner à retenir dans l'esclavage d'autres hommes, ceux-là même qui venaient de cimenter de leur sang cette vériré éternelle: tous les hommes sont nés libres et égaux? et par quelle inconséquence auraient-ils conservé l'usage de la servitude lorsque l'inégalité du droit de représentation (2) et de l’assiette de leurs taxes, est fondée sur cette opinion générale, que le produit du travail forcé est inférieur à celui du travail libre?

Mais tel est le malheur des institutions vicieuses et des mauvaises habitudes que même lorsqu'elles deviennent odieuses l'appréhension du changement leur prête encore des forces, pour porlonger leur exigence. Des craintes fondées seulement en apparence, ont arrêté pendant longtemps la législation, prête à brider ces chaînes forgées par la cupidité. On craignait et la conscience du crime dont on était coupable était peut-être la vraie cause de cet effroi on craignait que rendus à la liberté les Nègres n'en abusassent on craignait que, si longtemps martyrs, ils ne cherchaient à se venger de leurs bourreaux, on craignait qu'armés et nombreux ils ne suscitassent des troubles, et même des guerres dangereuses et parmi ceux même qui traitaient ces craintes de chimères, il en était qui n'envisageaient que comme un malleur public, comme un grand désordre l'union conjugale des Blancs et des Noirs que la liberté rendue à ces derniers rendrait plus fréquente.

Sans doute il ne faut pas blâmer la circonspection des Législateurs qui temporisent surtout lorsqu'il est question d'amener une crise qui va décider du sort de milliers d'hommes surtout lorsqu'on peut craindre qu'elle n'enfante des crimes faute d'avoir préparé les esprits ulcérés par de longs ressentimens surtout enfin, lorsque faute d'accompagner ce changement de Sages précautions, on pourrait réduire à la misère ceux qu'on veut tirer de la Servitude par là rendre nul le bienfait de la Iiberté et fournir un nouveau prétexte à la tyrannie de l'intérêt personnel, et aux calomnies contre les politiques Philosophes.

Mais en approuvant cette prudente tentative, ayons le courage de blâmer les motifs qui la prolongeraient ; sans égard pour le sort des Nègres, sans utilité pour l'intérêt, sans nécessité pour la sûreté des Blancs.

Pourquoi craindre par exemple la main de l'homme qu'on affranchit volontairement, qu'on embrase comme son frère, qu'on fait asseoir à ses côtés à qui l'on restitue tous ses droits, le droit surtout de se servir de sa raison pour son bonheur?

On ne connaît donc pas l'influence prodigieuse de la liberté sur le développement de la raison humaine, et sur l'établissement de la paix universelle On ne fait donc pas que la raison n'a jamais fait de progrès n'arrivera jamais à son dernier degré de perfectibilité que par la liberté que la paix universelle n'existera jamais, que lorsque toutes les Sociétés seront libres

Dans une Société libre l'homme est entraîné par son intérêt personnel à développer ses facultés au plus haut degré dans une Société libre on ne peut se gouverner que par la raison universelle, et la raison universelle force à vouloir essentiellement la paix et le bien de tous les hommes. En me livrant à ces douces idées, je ne puis m'empêcher, Meilleurs, de vous faire remarquer l'erreur où l'on tombe lorsqu'on veut éclairer les hommes au sein de la servitude et sans la détruire. Vous entendez crier partout : Eclairez les hommes et ils deviendront meilleurs; mais l'expérience de tous les siècles nous dit : Rendez les hommes libres et ils deviendront nécessairement et rapidement éclairés et ils seront nécessairement meilleurs ». (...)
Notes de l’auteur :

(1) Il faut rendre une égale juftice à tous ceux qui, dans l'origine, ont contribué à cette révolution. Un autre Quaker, nommé Woolman y eut la plus grande part avec Benozet.

( 2) Le droit de représentation dans le nouveau systême fédéral des États-Unis est fondé sur ce calcul, que le rapport du travail de l’Esclave à celui de l'homme libre est de quatre à sept.


Source : DISCOURS sur la nécéssité d'établir à Paris une Société,
par Nicolas de Condorcet, 1788, pages 1 à 7 (Gallica-Bnf)




La Guadeloupe sous Victor Hugues,
les paradoxes du jacobinisme aux Antilles




Lionel Mesnard, le 10 mai 2017
«  HUGUES, Victor, envoyé par le gouvernement à la Guadeloupe, président du tribunal révolutionnaire de Brest. Les meilleurs marins furent sacrifiés par Victor, et notre disette d'officiers de la marine ne vient que - par la persécution exercée contre ces braves, par les Hugues, les Laveaux, les Santhonax, et autres anthropophages missionnaires dans les colonies. A la Guadeloupe le proconsul Hugues opprima les meilleurs citoyens, et menaça de l'échafaud ceux qui n'auraient pas obéi à ses ordres tyranniques. Il vient d'être renommé commissaire dans les colonies : cette nomination va jeter l'effroi et la consternation dans l'âme de tous les colons, à l'aspect de leur bourreau. (in le Dictionnaire des Jacobins vivants, dans lequel on verra les hauts faits de ces messieurs, 1799)

Ce court extrait n’est que pour souligner un pur message de propagande sur lequel ne repose pour qualité historique que sa date et la nature du discrédit porté sur Victor Hugues par les colons et les forces contre-révolutionnaires. A part, des passionnés ou des historiens, qui plus est des américanistes, je ne pense pas que Victor Hugues soit très connu et pour cause. L’histoire des Antilles et des pays de la zone Carïbéenne entre assez peu en considération, sa richesse néanmoins laisse entrevoir de quoi nourrir de l’intérêt. Des connaissances, loin du futile, attractives, parfois singulières, de quoi sortir des cadres d’une carte postale représentant un cocotier et une plage… Le plus souvent occupés par des touristes couplé de son urbanisme hôtelier aux faux accents créoles et adaptés à une clientèle plutôt typée... Et venant des froidures hivernales, sorte d’oiseaux migrateurs aux dates fixes des vacances à ne pas confondre avec les flamants roses.

Passons sur cette considération moqueuse et un tantinet économique, il est souvent des territoires que l’on omet et reliant notre humanité et monde urbain, ce sont les ports. Ces domaines de résidence des navires ont toujours représenté des axes de circulation et d’échanges. Lieux par excellence des liaisons maritimes, depuis cinq millénaires, des bâtiments de toutes les tailles sillonnent les étendues navigables. Il faut ainsi arpenter les archipels modelant les petites Antilles, sous l’appellation des îles « du Vent », les grandes Antilles étant les îles « sous le vent », pour saisir que la géographie dans cet exercice a son importance et que tout n’est pas qu’enjeu historique. Dans le cas présent, l’urbanisation, la construction navale, quelques notions cartographiques ou les questions de défenses sont à prendre en considération, tout comme le peuplement d’un espace territorial. Cette région pourrait dans le cas d’une étude approfondie avoir une dimension linguistique, la présence de plusieurs idiomes ouvre à des contextes à la fois nationaux et internationaux.

La colonisation au XVIIe et XVIIIe siècle impliquait la construction de protection et constructions de forts capables de résister aux pilonnages et assauts des troupes ennemies. On dénombre plusieurs forts en Guadeloupe, de même en Martinique et à Haïti de facture française. Ces enceintes fortifiées répondaient à la défense d’axe ou de points stratégiques. Les bateaux de plus en plus volumineux en tonnage devaient disposer d’un accès en eau profonde pour accoster, ou disposer d’un lieu en cale sèche pour l’entretien, sinon ils devaient avoir des coques pouvant se poser sur les bancs de sable ou bien user de chaloupes pour rejoindre les rivages. Les marées dans les Antilles ont très peu d’amplitude et les niveaux marins ne change guère. Comme sur le continent, les premières villes édifiées se trouvèrent sur les rives ou bandes côtières. Où se concentraient les populations, un phénomène global et toujours observable à l’échelle mondiale. D’autant plus qu’il fallait charger et son contraire, les marchandises, selon la taille des embarcations et leurs contenus offrir une entrée à quai, là où se groupaient les activités économiques. Il faut remarquer un détail d’importance, la piraterie usait de petits bateaux profilés, plus rapides que les marines militaires ou marchandes.

La Guadeloupe comptait comme population en 1789 d’environ 13.000 colons, 3.000 libres, ces deux catégories émanaient de toutes les conditions sociales, plus 89.000 esclaves africains, soit un peu moins de 110.000 personnes. Dans les turbulences révolutionnaires, la population plus que majoritaire des déportés du continent africain était réduite à la servilité et soumise aux pires traitements. Cette masse humaine mise en esclavage a toujours représenté une menace pour les colons, un risque potentiel de renversement des pouvoirs aristocratiques et ses usages despotiques. L’arsenal des lois aux mains des maîtres ou esclavagistes représentait une arme répressive, un système coercitif sans nul égard pour la vie humaine. La loi du plus fort imposait un ordre meurtrier et raciste.

Depuis la capitale ou des villes portuaires comme Nantes, Bordeaux, ou bien dans la capitale, il existait le camp de colons opposé à toute libération des esclaves. Au sein du camp abolitionniste, deux approches coexistaient. L’une prônait la liberté immédiate, mais ne put l’obtenir véritablement, l’autre en apparence plus timoré demandait un échelonnement sur le temps, du travail forcé à une liberté progressive comme l’évêque Grégoire ou les députés Brissot, Mirabeau, etc. Et l’indemnisation des planteurs, s’il advenait un arrêt du négoce et de la pratique esclavagiste était plus ou moins prônée ou consentie dans chaque composante.

« On ne boit pas en Europe une seule tasse de café qui ne renferme quelques gouttes de sang des Africains » dixit Bernardin de Saint-Pierre, auteur de Paul et Virginie, le café, comme le sucre, le tabac et bien d’autres ressources vivrières. Et certains produits dits exotiques sont toujours d’actualité, à l’exemple de la République Dominicaine et ses travailleurs
haïtiens quasi esclaves de la banane. Ces contradictions n’étaient pas simples à faire comprendre depuis la capitale dans les premières années de 1790 et le combat Anti-esclavagiste s’est plutôt amarré à mettre un arrêt à la traite, plus qu’à abolir le travail servile et ses perfidies sur le court terme. Le but n’est pas de porter un jugement moral mais de restituer, ce qui a pu correspondre à une stratégie pour convaincre l’opinion publique.

En Guadeloupe comme dans toute la Caraïbe, les événements de France provoquèrent en retour un rejet des assemblées coloniales reconnues par Louis XVI avant 1789, mais celles-ci sont les yeux rivés sur le marché américain. Donnant le champ libre à la Grande-Bretagne pour voler au secours des planteurs français sous le coup de séditions puissantes, des masses dites « nègres » à Saint-Domingue ou eux-mêmes à la Jamaïque sous le coup de fortes tensions dès 1739 avec les Marrons, deux guerres oubliées dont le conflit de 1795 et 1796.

L’aristocratie française des îles à sucre des Amériques rêvait à prendre son indépendance de la métropole et avait pour raison la prospérité de son commerce et échanges avec les possibles partenaires locaux, dont les anciennes colonies de Nouvelle-Angleterre, devenues les Etats-Unis et affichant une neutralité. Treize états s’étaient libérés de leur tutelle métropolitaine et changeaient le cours et la place de l’ordre colonial Européen aux Amériques encore sous une forte domination espagnole, ses entités et propres populations très attentives aux bruissements de la liberté et de l’égalité.

Sur le plan commercial le royaume français, ce qui dominait, et variait peu, était l’exclusivité des marchés en interne comme en externe, c’est-à-dire, la part presque invisible des puissances européennes dans leurs comptes. Ce qui entre dans la plus value, la ponction du capital et sa source d’accumulation. Cet apport permettait de disposer d’une manne non négligeable et imputable aux profits, il assurait une part des ressources fiscales, avec l’importation et l’export des produits et denrées coloniales assujettis aux contrôles et taxes.

Les productions étaient pour la plupart revendues et manufacturées depuis la France, à l’exemple du sucre et la répartition de la plus value servant à rétribuer les caisses de l’état et les grandes familles d’armateurs. Les colonies ayant représenté de 1740 à la révolution un tiers des richesses de la France. Le café, la canne à sucre, le tabac, l’indigo firent les beaux jours des affréteurs, négociants et de l’état, et souleva la colère parisienne en janvier 1792 quand les prix s’envolèrent (lire ici). Sans omettre les Africains un des maillons juteux de ce commerce, celui-ci était en partie subventionné et poussa Henri Grégoire député à faire supprimer les sommes affectées du budget de la nation.

"L’Exclusif" était un mécanisme de fermeture des domaines portuaires aux commerces étrangers, ce qui fut une des problématiques du royaume puis de la république française, et pareillement du royaume d’Espagne et des autres puissances impérialistes à certaine période de leur histoire, seuls les Hollandais firent à peu près exception à la règle en raison de leur puissante flotte marchande. Les entrepôts attenants aux ports où étaient stockées les diverses provisions étaient soumis à des taxes et à un contrôle des marchandises. Cela favorisa dans la Caraïbe la contrebande ou le libre commerce des Hollandais, dont les produits de première nécessité pouvaient être pour moitié moins onéreuse dans la mise en concurrence des produits de base ou d’import. La grande faiblesse française fut sa faible flotte marchande et son suivi des politiques locales, là où les Pays-Bas excellaient et le Royaume-Uni construisait un Empire économique et colonial concurrent.

Ce qui est le moins connu, c’est la place des « petits blancs », une caste intermédiaire désignée en tant que tel dans une logique pyramidale, que l’on retrouve avant la Révolution Française pour distinguer grands, et petits, aristos et roturiers. J’ai cru longtemps que c’était un produit de la sociologie de la seconde partie du siècle dernier, et bien non, le terme est bien plus ancien. Il permet de désigner un groupe social distinct de l’aristocratie, celle-ci étant appelée les « grands blancs » avec sa charpente rigide. La noblesse, dont certaines grandes familles  se virent attitrer et posséder des terres dans les colonies, et développer sur la base du crédit ses propriétés.

Un processus de concessions accordées par l’état à des consortiums maritimes, comme les compagnies de commerce transatlantique présentes en Europe. Les cultures vivrières seront favorisées, tels les meilleurs profits à tirer comme l’indigo, le sucre, le café pour ne citer que des produits de luxe pour un Français de la métropole, une consommation réservée à une élite allait devenir des biens de consommation courante au fil du temps.

La jonction si l’on peut dire n’est pas que de dépeindre les marines de l’époque, elles servent de transports et d’acheminement, elles permettent d’englober les spécificités d’une région qui allait participer de quelques tournants historiques, par l’éclosion de nouvelles républiques. La première d’entre elles, depuis les territoires de l’ancienne Nouvelle-Angleterre, la petite nation étasunienne s’était constituée. Elle devenait indépendante avec l’appui des royaumes de France et d’Espagne, à partir de 1783. Le rôle des alliances et des mésalliances donnait depuis le XVIe siècle aux Espagnols le caractère de « l’ennemi héréditaire » dans les mers Caraïbes, les suites de l’indépendance des colonies anglaises poussa la Grande-Bretagne à renforcer sa présence plus au sud du continent et prendre à son tour le titre de l’ennemi  de toujours. « Attaquons dans ses eaux la perfide Albion », rédigea un poète républicain en 1793.


Hugues, Victor, Jean-Baptiste, l’homme aux mille facettes

Victor Hugues ou Hughes selon les auteurs a été finalement l’objet d’assez peu d’attentions, ou se répétant et surtout sans précisions fiables ou toujours vérifiables, malgré une importance toute singulière dans l’histoire politique et maritime des Caraïbes, de Port-au-Prince à Cayenne. Bien qu’enfant, il ait pu jouer et grandir en Provence, il a vécu la majeure partie de sa vie outremer, dont huit ans comme marin accompli et au final avec le grade de capitaine, seul maître à bord. Il existe peu de livres francophones à son sujet, ou centré sur son existence et son cheminement dès plus insolite. Il a été mentionné dans les débats de l’Assemblée nationale, sur les différentes missions qu’il a pu mener comme agent de l’état, mais pas toutes.

Hugues a cependant laissé des archives qui n’avaient pas été l’objet d’un intérêt poussé pour ce personnage fort en gueule. Dont la centralité ne fait pas de doute dans la conduite des événements à partir de 1794, mais dont les secrets d’états ou affaires diplomatiques restent dans le fil droit de l’espionnage et pratiques souterraines des pouvoirs constitués. «A la Guadeloupe Victor Hughes se livra à des excès qui sont moins connus parce que le théâtre de ses exploits fut plus éloigné. Son patriotisme bouillant le poussa aux résolutions extrêmes et ne connut jamais la modération ni la pitié». Sainte-Croix de la Roncière, in les grandes figures coloniales, «Victor Hughes le Conventionnel», Paris, 1932.

Né à Marseille le 21 juillet 1762, il décéda à Cayenne en 1826, Victor Hugues était issu d’une famille de négociants et d’un père marseillais, d’une mère d’une famille bourgeoise originaire de la vile de Saint-Etienne. D’un esprit bien trempé, ou d’esprit aventurier, sur les conseils de ses proches, il s’embarqua à l’âge de 14 ans, il vogua en direction de Saint-Domingue et du Mexique, de matelot, il devint capitaine, selon de la Roncière. Plus tard Victor alla s’établir à Haïti ou la partie ouest de Saint-Domingue auprès d’un oncle installé à Jacmel, un frère s’y trouvait aussi. Ils furent tués en 1791 lors des émeutes des esclaves.

« Il finit par se fixer à Saint-Domingue, y créa des minoteries et acquit une certaine notoriété, puisque nous l'avons vu membre d'une grande loge maçonnique et qu'il fut nommé membre de l'Assemblée provinciale de l'Ouest. Il amassa une belle fortune qu'il perdit dans l'incendie et les troublés qui désolèrent l'île, les 4 mars et 22 août 1791, à la suite de la révolte des nègres. Saint-Domingue connut alors les plus grandes horreurs et Hughes n'oublia jamais ces événements. Son frère, qui était son associé, fut massacré dans  la fatale journée du 22 août 1791, durant laquelle les nègres égorgèrent leurs maîtres, incendièrent les propriétés et ravagèrent le pays, comme plus tard à la Guadeloupe». (in V. Hughes, le Conventionnel de Sainte Croix de la Roncière, page 101)

Jeune homme, il se consacra à faire des affaires commerciales comme ses parents et a eu la charge d’une boulangerie, et se destina à l’impression de publications, un goût manifeste pour la presse l’anima et l’activité des clubs, une idée certaine de la politique. Hugues participa à l’édition de journaux, tenta de se frayer une place en se mêlant à la bourgeoisie jacobine et à la franc-maçonnerie locale. Il ne revint en France, qu’en 1791 jouant dit-on de ses influences ou connaissances, avant de se voir affecter comme accusateur public à Rochefort, puis à Brest, avant de devenir Commissaire civil en Guadeloupe.

Le jeune Victor a passé ses dix premières années à Marseille avant de s’embarquer sur les flots comme moussaillon, puis de 1776 à 1784 en direction du golf du Mexique. Hugues a vécu et travaillé à partir de 1785 à Saint-Domingue. Suite à la révolte des esclaves, il retournait ruiné en France à partir de 1791, puis y résida les deux années suivantes. Après une tentative de départ pour Saint-Domingue avec des bâtiments impropres à tenir les flots et en vue de destituer Santhonax, il revenait un peu plus tard au nom de la Convention, en Guadeloupe le 2 juin 1794 jusqu’à l’année 1798.

Et on le retrouvait en Guyane de 1799 au service de Napoléon Bonaparte à 1809. Cette même année, le Portugal depuis le Brésil s’emparait de la possession française et ce dernier vit ses propriétés saisies par l’occupant. Un parcours surprenant, pas simple à saisir, il est à lui seul un peu tous les éléments de complexité touchant à la Révolution française dans sa dimension internationale et aussi locale. Si des personnages comme Talleyrand ou Fouché ont été des grands commis ou serviteurs de l’état, Victor Hugues a été dans leur sillage et a tenu un rôle politique décisif dans cette partie du monde et avoir un rôle de diplomate ou d’entremetteur.

Victor Hugues n’avait pas connu d’ouvrage biographique depuis Sainte-Croix de la Roncière en 1932, encore l’ouvrage se concentrait sur sa présence en Guadeloupe en tant que Conventionnel, puis en Guyane, ce manque est maintenant réparé et il faut saluer une somme érudite. M. Marcel Rodrigneaux, publie ainsi un deuxième livre afférant au bassin Caraïbe, sur ce personnage très controversé de la Révolution française, son tire : Victor Hugues, l’ambition d’entrer dans l’histoire (1792-1826). Auteur de deux livres ouvrant à des histoires que nous connaissons mal dans l’hexagone, apportant un éclairage sur l’activité des colonies et le rôle de la flibuste et surtout de la guerre de course dans cette partie du monde (Aux éditions l'Harmattan - avril 2017).


VICTOR HUGUES - Michel Rodigneaux



Victor Hugues connaît en Guadeloupe deux rues à son nom, l’une à Pointe-à-Pitre, l’autre dans sa capitale administrative, Basse-Terre, sur l’île en forme de papillon. L’archipel guadeloupéen, ne se limitant pas à ses deux terres, la grande et la basse, selon la terminologie employée, il existe pour proximité différents îlots dont Marie-Galante, Les Saintes, et la Désirade. Se situant dans les petites Antilles, c’est dans cet ensemble géographique, que se trouve aussi le département de la Martinique, formant lui-même un chapelet îlien, relié par les flots marins à un large ensemble de petits territoires se déployant des îles Vierges aux côtes du Venezuela. Le terme Antilles provient du Portugais, il signifiait les « îles avant » le bloc continental pour les géographes du XVe siècle. Les Antilles, elles-mêmes sont découpées en grandes et petites, elles sont attenantes au continent américain, son bassin historique depuis 1492.

Hugues, Victor, est comme tout individu, il n’échappe pas à sa part de complexité. Pris dans une histoire pouvant sembler lointaine, il représente de nombreuses facettes illustratives pour un parcours aux airs de Révolution française, mais à quelques milliers de kilomètres des rives atlantiques de l’hexagone. La plus grande partie de sa vie Hugues a vécu dans les Caraïbes et il décéda en Guyane auprès des siens, et non en Gironde, comme il est possible de le lire dans certaines biographies. Bien que né à Marseille dans une famille de négociant établi sur la Cannebière, et lui-même investi dans les affaires familiales tout au long de ses activités politiques en Guadeloupe, la famille ne fut pas oubliée et profita de l’aubaine. Le processus révolutionnaire à partir de 1792 allait le propulser aux devants d’un destin peu ordinaire. Là où on le dénonça comme le bras armé de Robespierre, ses sympathies affichées furent fluctuantes et plus proches à ses débuts sur la scène politique française du radicalisme sans-culotte de Jacques Roux ou celui de Danton, par la suite Hugues passa entre les filets des épurations politiques comme un poisson dans l’eau.

Si le Conventionnel Hugues a été effectivement l’objet de l’attention d’au moins 1200 ouvrages, rares sont les auteurs a lui avoir consacré un livre entier, il est resté longtemps dans une certaine obscurité. Ou bien connu hors de l’hexagone en dehors d’un public limité et connaisseur. Les apports se contredisant ou répétant ce qui tient lieu à des formules consacrées, ou bien à ses faits d’armes... La biographie de Monsieur Rodrigneaux est un travail de longue haleine, il vient réparer un oubli majeur et ce qui est en l’état une méconnaissance de l’histoire du bassin Caraïbe. Si l’ouvrage n’est pas le fruit d’un historien, mais d’un juriste, il peut néanmoins aider à mieux comprendre les particularités antillaises et une dimension historique plutôt ignorée en France, sachant que seule la Guadeloupe échappa cette fois à la présence Britannique, contrebalançant les projets des colons ralliés au plan de domination de la région mise en oeuvre par les représentants et forces imposantes de la couronne anglaise.

En 1793, la guerre prenait une tournure propre avec l’entrée en conflit de la Convention contre la Grande-Bretagne, le 1er mars. Il s’engageait une internationalisation des rapports de force. La France républicaine attaquée dans et à ses frontières terrestres, l’était aussi sur les mers, elle devenait une cible de premiers choix quant à ses possessions outre-atlantique. Ses dernières colonies américaines plus que compromises, elles avaient signé leur ralliement par un traité à l’ennemi, les assemblées coloniales et l’aristocratie locale se démarquant de la métropole devenue jacobine. Puis, c’est au cours de 1793 que les forces navales furent réorganisées face à la débandade de son état-major, tous recrutés du temps de Louis XVI, mort depuis peu (le 21 janvier).

Un tournant politique et administratif pour une marine nationale se retrouvant sans cadres, la voilà poussée à recruter des marins plus ou moins expérimentés, mais n’entrant plus dans le registre jusqu’alors classique de l’officier à particule. Si le ministre Monge n’a pas laissé grande trace de son passage, le 10 avril 93, lui succédait Jean Dalbarade. Celui-ci préfigurait un basculement peu classique, la place des corsaires dans la Révolution française? Et le ministre était lui-même un ancien « chien de mer », et devant la vacance, le recrutement se fit auprès des caboteurs des couches populaires, pouvant venir de la pêche, de la marine marchande. Avec cet aspect clef et finalement peu connu, l’embauche des corsaires, capitaines ou pilotes prêts à servir aux côtés de la république, c’est-à-dire en reversant une partie des prises obtenues. Selon les décisions de la Convention, pour obtenir un grade d’officier et redonner mouvement à une flotte sans gouvernail, l’on fixa à cinq ans d’ancienneté les qualifications nécessaires pour être enrôlé dans les prémices de la marine nationale sous la bannière et couleurs de la nouvelle république.

Autres acteurs non négligeables des circonstances, le conventionnel Jeanbon Saint-André, ancien marin, il a été surtout membre du comité de salut public, en charge des questions maritimes et coloniales. Saint-André souvent en déplacement croisa notamment à Brest en 1793, le fameux Victor Hugues, envoyé comme accusateur public et depuis quelques mois fonctionnaire, un représentant du nouvel état républicain en formation. Lui qui avait été un commerçant et associé comme planteur à Saint-Domingue entrait dans l’histoire au gré des circonstances et des intérêts, qu’il a pu en tirer ou faire profiter les caisses de la nation. Notre aventurier des mers, bien qu’il fut impliqué dans le travail esclavagiste, il n’a pas hésité à relever un défi que lui confia la Convention d’abolir l’esclavage, surtout en mots et déclarations plus qu’en actions. Ce fut un habile propagandiste, et l’usage des presses ouvrait une diffusion des écrits multilingues de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen dans la région.

En raison de sa connaissance de la géopolitique régionale des Antilles, il fit appel à une pratique comparable à celle d’un autocrate, la Convention impuissante n’exista point à plus de deux mois pour acheminer les nouvelles dans un espace plus que conflictuel. L’Assemblée ne pouvait rien contrôler ou saisir les décalages, pas seulement horaires... Hugues a su écarter habillement toute concurrence et imprimer son joug en toute observance des règles édictées depuis Paris. Ce qui pourrait sembler à quelque chose de l’ordre du folklore ou du légendaire, la flibuste comme outil ou complément d’un projet guerrier tenait lieu d’armées mercenaires. Qu’Hugues connu tôt comme marin et puis comme corsaire. Sa prise héroïque de la Guadeloupe en 1794 (reddition définitive le 11 décembre) vit la guerre de course se réactiver, notamment à son profit et lui donner un rôle peu commun. La nation française échappait  de peu à une déclaration de guerre de la part des Etats-Unis ! Des dommages qui étaient encore en négociation en 2006.

Engagé comme mousse dès ses dix ans, à quinze, Victor prit la poudre d’escampette et rejoignit les mers antillaises des îles sous le Vent. Il cabota ainsi plusieurs années, par la suite, il va aussi réussir à atteindre une certaine aisance, fournisseur du roi en pain pour ses hospices, les affaires familiales allaient fructifier dans les années 1780 jusqu’aux révoltes des esclaves intervenant en 1791. Cette même année, à son retour en France, il n’a pas connu de difficultés pour entrer en contact avec différents acteurs de la révolution, lui-même était un jacobin affiché avec des convictions athéistes et franc-maçonnes. Il a pu se faire connaître pour ses entreprises de presse à Saint-Domingue, un des éléments de son dispositif pour faire diffuser tout ce qui pouvait atteindre ou nuire aux intérêts britanniques. Il resta néanmoins un personnage énigmatique, quoi qu’il fut un agent de l’état qui remédia un temps aux failles d’une marine devant répondre de la maîtrise des flots. Un des maillons faibles de la nouvelle république, et qui ne fera que se désagréger sous l’Empire.

Les territoires caribéens avaient pris des accents menaçants, à la lecture du rapport de force, la Grande-Bretagne, en bâtiments ou en soldats était une puissance dominante, sauf que la stratégie que déploya Hugues ne pouvait être que l’entreprise d’un ancien corsaire. Une tactique de combat furtif et semeur de panique dans le camp adversaire. La  nature de ses exploits en Guadeloupe, dont il ne fut pas le seul dépositaire, l’emporta sur une puissance de feu supérieure et le soutien des forces légalistes de la ville de Basse-Terre.

Sa force a été en sa capacité à tenir des objectifs en bien des domaines impossibles, mais plus en axe avec l’organisation des pouvoirs, que concernant l’application à la lettre des droits de l’homme et du citoyen. Même s’il a cherché à en prendre les atours. Son plan a été une victoire, elle fut applaudie à l’Assemblé nationale. La tactique militaire ressemblait en bien des points à des opérations de guérilla navale et terrestre, une guerre d’usure et des stratagèmes mûrement pensés, qui lui permirent depuis la Grande-terre de tenir en respect les armées contre-révolutionnaires. Débarquant le 2 juin 1794, la flottille partie de l’île d’Aix avait déjà au préalable pillé deux navires ennemis.

Il y a de quoi s’interroger sur sa première profession de matelot, et de fait sur sa connaissance du monde marin et sur sa discipline de fer. Un avantage pouvant avoir un caractère crucial à cette époque. Le jeune Victor par certains aspects a eu des airs et comportements de pirates, des contacts et des offres de service, de quoi souligner le rôle de la flibusterie avant et pendant la Révolution française. Notamment dans cette partie du monde, le bassin Caribéen, mais pas seulement, ou ce qui ressemble à  un réservoir de légendes sur nombres de flibustiers oubliés de toutes origines, et même de genre féminin, dont un bon nombre de Français. Le plus significatif trouve sa source et un rapport avec les purges à partir de 1793, celle-ci se produisant des les rangs de l’armée, à l’exemple de la traîtrise de Dumouriez en Belgique. De nombreux officiers, notamment aristocrates et gradés de la Marine, démissionnèrent, fuirent ou passèrent à l’ennemi, ou ils furent limogés, voire guillotinés comme l’Amiral et comte d’Estaing en avril 1794. Celui-ci avait été gouverneur général des îles sous le Vent à Saint-Domingue de 1764 à 1766, s’y rattachait, l’île à Vache, de Gônave et la légendaire Tortue.

Avec l’avènement de la première République (septembre 1792), et un immobilisme certain sous l’administration du ministre Gaspard Monge, on recruta sous la férule de Jean Dalbarade dans l’administration maritime de guerre, alors auprès de navigateurs mi-pêcheurs, mi-corsaires, comme de nouvelles recrues et officiers ayant pour certains une très bonne expérience des flots. Cela ne fut pas sans conséquence, où, depuis des décennies, les pavillons européens avaient à leur appui des flottilles mercenaires, complétant les marines étatiques, selon leur dessein ou besoins et dressant à ce sujet des lettres de marque. Et d’un bon rendement pour les caisses grâce aux butins soumit à l’impôt à hauteur d’environ 20%, le restant revenant aux marins et avec la part du capitaine contracté, soit environ 5 parts contre une, pour le marin ordinaire, ou selon les règles établies. De plus, s’il y a bien eu des conflits terrestres, ils pouvaient se combiner des attaques navales sur les ports névralgiques de la Caraïbe. Un espace maritime et territorial depuis longtemps âprement disputé, et des alliances variant au fil des circonstances politiques et militaires.

Le 1er février 1793, la Convention avait déclaré la guerre à la Grande-Bretagne, à partir de mars, la rupture diplomatique avec la monarchie espagnole suivait, la France républicaine dut répondre à deux fortes puissances navales et concurrentes dans ses colonies d’outremer. Du poids des alliances entre puissances européennes, le commissaire Hugues après le traité de paix avec l’Espagne en 1795, trouvait dans la région un allié de poids et allégeait la menace face à la « perfide Albion », qui était à l’origine le nom d’un bateau. Une guerre sans merci avec la couronne anglaise s’engagea à partir de l’enclenchement des hostilités, en avril 1794 la Martinique et la Guadeloupe, les deux îles clefs des petites Antilles dépendaient des bons soins des britanniques et cette situation de guerre s’étendit jusqu’à la signature du traité d’Amiens en 1801, une petite parenthèse de paix qui n’allait pas tenir très longtemps.

Victor Hughes ou Hugues est un personnage historique et de roman. Drôle de bonhomme, monté au pinacle par les uns pour son héroïsme républicain, monstre tyrannique pour les autres, il ressemble pour beaucoup à son époque, toujours entre deux eaux, ou sous le coup de la légende noire? Cependant il revêt un caractère ténébreux qui dans son cas allie pouvoir et des heures sombres, un mélange de revanche sociale et emprunt d’un républicanisme de circonstance. Si l’intérêt général et l’abolition des chaînes de l’esclavage semblent avoir été les raisons de sa venue en Guadeloupe en 1794, cela va surtout lui profiter et asseoir un pouvoir autoritaire et corrupteur. En matière de violence civile, il aura tous les attributs d’un tyran. Et il a su s’adapter aux changements politiques, seul domaine où il sembla avoir fait des rondeurs, si ce n’est le contraire. Le dit Conventionnel fit surtout rentrer dans les caisses de l’état quelques subsides utiles en temps de guerre.

« La Guadeloupe reconquise par la République, Victor Hugues en fait une base arrière de ses offensives contre les Anglais. Il noue des alliances avec les Indiens Caraïbes de Saint-Vincent, regagne Sainte-Lucie, lance des corsaires à l'assaut des navires de la rivale impériale, s'accommode de la revente des esclaves pris aux Anglais. Si les multiples tentatives pour reprendre possession de la Martinique n'ont pas réussi, cette « guerre de course » terrorise l'ennemi et assure à la Guadeloupe des rentrées financières appréciées de Paris». (source le journal l’Humanité, Me Rosa Moussaoui, 20 août 2009). Pour le reste, il a été un animal politique froid et calculateur, Hugues n’est pas en soit une exception, hormis des qualités de stratège qui le firent craindre. Mais s’il a bien été un temps proche de Robespierre, il le devait à Brissot et usa de ses relations pour gravir les échelons, puis il servit tout aussi bien Bonaparte, consul ou empereur, enfin, il rejoignit à la Restauration, Louis XVIII, frère cadet de l’ancien roi guillotiné en janvier 1793. Six mois plus tard, Hugues arrivait dans les petites Antilles et y allait tenir un rôle de premier plan, une fois que l’autre commissaire l’accompagnant mourut sur place quelques semaines après.

«  La Convention nomma, en qualité de commissaires à la Guadeloupe, Victor Hughes et Chrétien, qui partirent de Rochefort le 23 avril 1794, avec une division de 2 frégates, la Pique, la Thétis, d'un brig (brick) et de 5 transports, sous le commandement du capitaine de vaisseau de Leissègues. 1.250 hommes de troupes, que commandaient les généraux Aubert, Cartier, Rouyer, prirent passage sur les bâtiments ». Hugues et son équipage l’auraient appris à son arrivée à la Martinique, son premier port d’attache depuis la France, selon M. Lacour et Charles Rouvier (historien et marin). Ce qui semble peu probable, qu’il se soit informé dans une île où le Royaume-Uni détenait des positions fortes, cela entre dans le mystérieux du personnage… ou des ombres de la légende. Un tel homme averti du danger et honnissant les anglais est plus à envisager sur tous les fronts, favorisant l’effet de surprise, telle a été possiblement plus sa force, et ce qui pouvait décontenancer un adversaire si puissant ?

Le 2 juin 1794, Hugues et ses troupes débarquaient et allaient mener un combat pendant plusieurs semaines devant l’occupant, ils purent s’adjoindre et s’appuyer un temps sur des esclaves, des libres et « petits blancs » jacobins. Environ 2.000 hommes en appoint et ainsi le moyen de remporter des batailles décisives à terre, mais ne mettant pas fin aux attaques navales ennemies. « le débarquement eut lieu à la Pointe-aux-Salines (Près de la ville du Gosier) et l'on résolut d'enlever d'assaut le fort Fleur-d'Épée, (…) 260 Anglais, sans compter 180 royalistes français. Mais ceux-ci croyant qu'ils auraient facilement raison des républicains, et ayant demandé à faire sortie, furent pris, dit-on, d'une panique véritable s'enfuirent à travers champs ».

« A la Guadeloupe, la guerre eut un caractère héroïque. Cette île, prise d'abord par les Anglais, fut reprise ensuite par Victor Hughes, et, comme la majorité des habitants adopta les principes de la révolution, grâce au concours qu'on lui prêta et à la vaillance des marins et soldats qu'il commandait, ce commissaire fit éprouver à nos ennemis des échecs sanglants ». L’arrivée de Hugues avec son millier de militaire avait tout d’une prouesse, et sa reconquête de la Guadeloupe se déroula pour partie en mer, les Anglais étaient numériquement plus nombreux et ne firent pas de cadeau avec les troupes se réclamant de la République.

« Cet homme, devenu maître dans son île, fut un tyran cruel, ombrageux, cynique. Il écarta ceux qui gênaient son ambition personnelle, renvoya en France le général Pélardy, qui le paya, dit-il, d'une noire ingratitude, et mit tous ses soins à organiser une armée de 10.000 nègres. Il se procura d'autant plus facilement des soldats et des marins, que l'un de ses premiers actes avait été l'abolition de l'esclavage. Afin de nuire au commerce de l'ennemi et jeter au loin la terreur de son nom, il équipa de nombreux corsaires, aux armements desquels il s'intéressa de ses propres deniers, comme il est prouvé d'une manière certaine ». (…)

« Au début des hostilités, l'île de Tabago fut prise par le major général Caylor qui, ayant débarqué avec 470 hommes, somma le colonel de Montel de mettre bas les armes. Ce dernier ayant répondu par un refus, les ennemis marchèrent sur le fort, dont ils se rendirent maîtres, malgré une fusillade bien nourrie qui leur mit 18 hommes hors de combat. L'île nous fut restituée à la paix d'Amiens. Les îles de Saint-Vincent et de la Grenade tombèrent également au pouvoir des Anglais, peu de temps après la déclaration de la guerre. (…) L'île de Saint-Martin fut prise par nos ennemis en 1794, puis reprise par Victor Hughes
». (source : Charles Rouvier, à lire en bas de page)

Les 1.150 soldats et nouveaux officiers de la Révolution française allaient faire plier un potentiel militaire bien supérieur en station en Guadeloupe. Ils trouvèrent cependant des soutiens et des appuis locaux avec les opposants jacobins, libres ou esclaves se soulevant. L’assemblée coloniale et ses privilégiés ou propriétaires ne représentaient qu’une petite partie de la population prise en tenaille dans ses propres distinctions sociales et raciales et que l’on nommait les « grands blancs ». L’autre visage de la Guadeloupe était composé de « petits blancs », de petits-bourgeois, les artisans ou commerçants et leurs ouvriers, des libres de toutes les couleurs et de son éclatante majorité d’esclaves africains.

Des actes aux réalités, et à l’entendement des jacobins antillais, l’apport ou la présence des noirs n’a été conçu que sous l’uniforme, disposant ainsi de 10.000 soldats républicains sans distinctions en 1795, et en raison des prouesses, dudit républicain Hugues. Celui-ci devenait maître de la Guadeloupe et presque seul à bord à organiser une colonie de forbans. Son acolyte Lebas, envoyé par la Convention en remplacement de Pierre Chrétien mort durant les combats, se plia aux règles et ne fit aucune opposition à ce qui ressembla à un pouvoir Consulaire avant date.


Hugues a été un administrateur conséquent et permettant de souligner les faibles infrastructures coloniales, il fit entre autres faire la route entre Pointe-à-Pitre devenu le «port de la Liberté» et sa capitale en terre de bas. Par quels moyens ou subterfuges, a-t-il pu accomplir, et prendre les destinés politiques de l’archipel guadeloupéen et un peu plus? C’est nécessairement en déployant un pouvoir lui ressemblant ou ne portant pas d’ombrage à ce qu’il envisageait en ressortir comme prestige. Qu’il ait été le porteur du décret du 4 février 1794 sur la fin de l’esclavage, si l’égalité a été formelle, néanmoins et au titre des ses réorganisations administratives, rien ne changea pour la très grande majorité. De leur côté, les plus nantis accompagnés de leurs esclaves de maison ou de case (à distinguer de la plantation), ils prenaient la fuite vers d’autres cieux de la Caraïbe ou du continent. Le péquin africain bien cantonné dans les plantations fut prié de se remettre au travail. En gros le système esclavagiste n’était pas détruit ou même supprimé, le prolétaire asservi dans son statut de « nègre » était consigné à la production et sous un nouveau joug colonial, ouvrant la voie aux grandes exploitations agricoles sucrières ou autres.

Le jacobinisme Antillais vivait en pleine contradiction, il était totalement étranger à l’idée de voir la masse devenir libre des droits qu’elles professaient par ailleurs pour tous et via ses écrits de propagandes. Ce tout n’avait d’universel que la peur, que le commissaire Hugues insuffla en interne comme en externe, elle pouvait aussi opérée sur les puissants, celle qui pouvait peser sur le commerce négriers des autres et propices aux révoltes. Mais plutôt que de laisser cette main d’œuvre à l’oisiveté, à les instruire de leurs droits, et leur rendre leur dignité, les principes moraux et économiques prirent le pas. Le despote républicain structura les espaces et relança les exploitations. Hugues remis sur pied la taxation et l’usage de l’Exclusif, tout en activant la guerre de course ou ce qui relevait des lettres de marque, on lui accrédite 2000 bâtiments pillés par ses marines mercenaires.

Un changement d’échelle et une adaptation au système économique, la Guadeloupe lointaine et coupée de la métropole, devait se passer de son appui et trouver les ressources nécessaires à son approvisionnement et à sa survie politique. Hugues devenait un incontournable, les prises obtenues ou défaites navales imposées aux autres puissances neutres ou ennemies, lui donnait des pouvoirs sans limites, qui lui firent peu de difficultés, quand en 1798, il fut remercié. Avec le coup d’état du 18 Brumaire, il repartait en Guyane et au final rétablissait l’esclavage sous les ordres du Consul Bonaparte. Un fidèle serviteur de cet état aux accents impériaux.

En 1802, Bonaparte rétablissait  l'esclavage : décret du 30 floréal an X  (20 mai 1802)

Au Nom du Peuple Français, le  premier consul, proclamait « la  loi de la République le décret suivant rendu par le corps législatif le 30 floréal an X, conformément à la proposition faite par le Gouvernement le 27 dudit mois, communiquée au tribunal le même jour.

Article 1. Dans les colonies restituées à la France en exécution du traité d'Amiens, du 6 germinal an X, l'esclavage sera maintenu conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789.

Article 2. Il en sera de même dans les autres colonies françaises au-delà du cap de Bonne-Espérance.

Article 3. La traite des noirs et leur importation dans les dîtes colonies, auront lieu, conformément aux lois et règlements existants avant la dite époque de 1789

Article 4. Nonobstant toutes lois antérieures, le régime des colonies est soumis, pendant dix ans, aux règlements qui seront faits par le gouvernement.


Le 2 mai 1802, en Guadeloupe, depuis 11 navires 3.500 militaires débarquaient sous les ordres du général Antoine Richepanse. Il avait pour mission de réprimer une insurrection conduite par un officier de la Révolution Louis DELGRES, ouvrant à une autre page d’histoire sur la Guadeloupe


Apports bibliographiques
 
et notes sur Sainte-Croix de la Roncière

- Sainte-Croix de la Roncière (lire les notes) – Victor Hughes (grandes figures coloniales), le Conventionnel, paru en 1932 à Paris, en ligne sur le site Manioc, à lire ou à télécharger.

- Charles Rouvier (lire les notes) – Histoire des marins français sous la République (de 1789 à 1803) – Editeur Arthus Bertrand, Paris 1868. Chapitre «Conquête de la Guadeloupe par Victor Hugues», à partir de la page 262 et suivantes. A lire sur le site Gallica-Bnf.

- Paul Gaffarel – professeur à la faculté des lettres de Dijon – Les colonies françaises, chapitre II, Victor Hugues et les pirates, page 183 et suivantes, 1880. A lire sur le site Gallica-Bnf.

- Paul Gaffarel - La politique coloniale de 1789 à 1830, chapitre III, la Guyane française, le gouvernement de Victor Hugues, page 67 et suivantes. Chapitre IV, les Antilles françaises, mission de Victor Hugues, page 92, bonne administration de V. Hugues, page 98. Publié en 1908 et disponible sur le site Gallica-Bnf.

- Auguste Lacour (conseiller à la cour impériale) – Histoire de la Guadeloupe (1789-1798), tome II, livre VI, chapitres I à XIII,  Basse Terre, 1857. A lire sur le site Manioc ou Gallica Bnf.

- Jean Benoist et Hubert Gerbeau -Victor Hugues, les Neutres et la Révolution française aux Antilles. Un article publié dans la revue Caribena, Cahiers d'études américanistes de la Caraïbe, Martinique, no 3, 1993, p. 13-36. A lire sur la bibliothèque de l’UQAM.

- Pérotin-Dumon Anne - Les jacobins des Antilles ou l’esprit de la liberté dans les îles-du-Vent - Revue d'histoire moderne et contemporaine, n°1954, 2) trimestre 1988, pages 275 à 304. A lire sur Gallica-Bnf

- Pérotin-Dumon Anne - Révolutionnaires français et royalistes espagnols dans les Antilles. Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 76, n°282-283, 1er et 2e trimestres 1989. La Révolution Française et les colonies. Pages 125 à 158. A lire sur le site de Persée.fr

- Françoise Thésée – Un mémoire inédit de Victor Hugues sur la Guyane – Revue française d’histoire d’outremer, tome 57, numéro 209, 4ème trimestre 1970,  page 469 à 502. A lire sur le site de Persée.fr

Notes sur Sainte-Croix de la Roncière


Sur ce rédacteur d’ouvrages concernant la Guadeloupe et son histoire, il existe peu d’information à son sujet, sauf des éléments sur sa généalogie et ses activités. Nous concernant, Sainte-Croix de la Roncière est l’auteur d’un ouvrage sur  « Victor Hugues – Le Conventionnel » édité en 1932 apportant une foule de détail sur la présence de celui-ci en Guadeloupe à partir de 1794. Jean Baptiste Georges Chabrou Sainte Croix, puis Collin de la Roncière, dit Sainte-Croix de la Roncière est né en 1872 et il est décédé en 1946 à Pointe-à-Pitre. Il fut négociant, d’abord propriétaire d’une maison de commerce et l’agent de plusieurs maisons étrangères. Il sera le créateur d’une banque et aura diverses activités industrielles et deviendra président de la Chambre de Commerce de Guadeloupe. Il fit de nombreux voyages vers New York dans les années 1910, il a été consul du Danemark, officier du Cambodge, de Bolivar (Venezuela), de Danebrog (Danemark) (*), et chevalier de la Légion d’honneur en 1933, il a aussi reçu les palmes académiques en 1932. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’histoire et les personnages célèbres de Guadeloupe (**). Tout ceci évidemment en dit beaucoup ou trop sur cet historien plutôt conventionnel, et pouvant tordre les réalités sous couvert d’un républicanisme de bon aloi. Il n’est pas malgré un titre et un nom d’aristocrate, un auteur royaliste, il épouse la révolution et porte rapidement une critique à Victor Hugues, qui va naviguer, si l’on peut dire de régime en régime. Un auteur critique et un des rares à avoir laisser un ouvrage sur un personnage encore peu connu

(*)  Ces titres figurent dans son dossier de Légion d’honneur, qui est à la Grande Chancellerie.

(**) Liste d’ouvrages de l’auteur : certains de ces ouvrages sont disponibles sur les bibliothèques virtuelles Manioc ou sur Gallica-BNF

- Le Général Richepanse - La Guadeloupe de 1801 à 1810 - Préface de M. Gratien Candace, sous secrétaire d'État aux colonies, député de la Guadeloupe. Mayenne : impr. Floch, 1933
- Joséphine, Impératrice des Français, Reine d'Italie - Paris, 1934
- A la conquête des mers : La navigation des anciens et les connaissances géographiques depuis la plus haute antiquité jusqu'à Christophe Colomb - Paris - Nouvelles éditions Excelsior,1938
- Grandes figures coloniales, tome I, Victor Hughes: le conventionnel
, 1932
- Grandes figures coloniales, tome II, Le général Richepanse: la Guadeloupe de 1801 à 1810 - Préface de M. Gratien Candace, 1932
- Dans le sillage des caravelles de Colomb : l'île d'émeraude - Paris : La Caravelle, 1930




Félicité Santhonax (ou Sonthonax *),
Commisssaire à Saint-Domingue

par Louis Gabriel Michaud, écrivain et imprimeur (1834)

Santhonax, Léger, Félicité : Commissaire français à Saint-Domingue, membre du conseil des Cinq Cents, né en 1763, à Oyonnax, département de l'Ain, étudia le droit et fut reçu avocat à Paris. Il exerçait cette profession au commencement de nos troubles politiques. Louis XVI l'envoya à Saint-Domingue; de retour à Paris, il suivit avec chaleur la cause de la révolution. Après le décret sur la liberté des nègres, la Convention nationale l'envoya de nouveau à Saint-Domingue, où ce décret avait mis en effervescence tous les colons (1792). Santhonax et ses deux collègues, Polvérel et Ailhaud, voulurent employer la force pour les contraindre d’obéir: ce fut dans, cette lutte violente que les nègres se livrèrent à tous les excès.

Les Commissaires se hâtèrent de reconnaître solennellement deux classes distinctes à Saint-Domingue celle des hommes libres sans distinction de couleur, et celle des esclaves: ils ne surent pas achever le rapprochement commencé par cette déclaration entre les deux partis d’hommes libres : ils se séparèrent pour gouverner chacun un département de la colonie, et ne cherchèrent plus à s‘appuyer que sur les hommes de couleur. Alors recommença la guerre contre les noirs révoltés. Santhonax assura la soumission du Port-au-Prince, et revint au Cap, où il reçut un accueil triomphal. Mais le parti des commissaires ne tarda pas à être menacé de nouveau : sur le point d'être écrasés, ils rompirent la chaîne des noirs, et armèrent les esclaves, auxquels Santhonax et Polvérel (Ailhaud avait donné sa démission – Note : il avait fuit en bateau pour retourner en métropole) promirent ensuite l’affranchissement général dans la partie française.

Cette résolution excita le soulèvement de tous les hommes libres qui appelèrent à leur secours les Anglais de la Jamaïque, et Santhonax, après avoir défendu avec un admirable courage la ville du Port-au-Prince, qui tomba par trahison en leur pouvoir (1793), fit voile pour la France, où il fut accusé d'actes révolutionnaires et de jacobinisme. Décrété d’accusation le 16 juillet 1795, il ne parut à la barre de la Convention qu’après le 9 thermidor (27 juillet 1794); le parti des terroristes ayant enfin succombé, Santhonax, qui avait toujours été chaud partisan des girondins fit aisément détruire le décret porté contre lui.   

En 1796, il fut encore envoyé à Saint-Domingue par le Directoire. Il trouva dans cette île le nègre Toussaint Louverture, presque tout-puissant; il fut obligé de lui céder le commandement en chef des armées de la colonie; dès lors il n'eut plus aucune influence.Toussaint, qui l'en aperçut, crut pouvoir lui intimer l'ordre de retourner en France- De nouvelles accusations pesèrent sur la tète de Santhonax : mais il parvint à imposer silence à M. de Vaublanc, son principal accusateur, qui l'avait dénoncé au corps législatif. Après le 18 fructidor, il entra au conseil des Cinq Cents. Il parla quelquefois sur les colonies, rendit compte de leur situation, et sortit du conseil le 20 mai 1798. Après le 18 brumaire, il fut compris dans la file des déportés, arrêté et enfermé à la Conciergerie. Il n'y resta que peu de jours, et vécut ignoré jusqu'à ce que, ayant témoigné, en 1803, son approbation sur ce qui se passait à Saint-Domingue , il reçut l’ordre de quitter Paris, et fut exilé à Fontainebleau. De là il passa à Oyonnax, où il mourut en juillet 1813.

Source : Biographie universelle de Louis Gabriel Michaud , tome XI (1834)

PS: attention Louis Gabriel Michaud n'est pas très fiable, et ce complément sur Sonthonax (sa véritable orthographie) apporte des élements simples et datés sur son parcours, rien de plus. Ce qu'il a pu écrire sur Victor Hugues en 1858 est très approximatif dans sa biographie universelle, voire faux ou sous le coup de ses imprécisions.





Assemblée Nationale, Paris le 14 mars 1793


(Deux courriers de Félicité Sonthonax depuis Saint-Domingue)

Grangeneuve, secrétaire, reprend la lecture des lettres, adresses et pétitions envoyées à l'Assemblée : 
14ème Lettre de Monge, ministre de la marine, par laquelle il soumet à la Convention deux lettres du citoyen Santhonax, commissaire civil délégué à Saint-Domingue, pour annoncer :

1° l'envoi en France de plusieurs particuliers accusés d'avoir fomenté des troubles;
2° la fuite du maréchal de camp Montesquiou, commandant la partie du sud de Saint-Domingue ; ces pièces sont ainsi conçues (1) :


« Cap Français, le 11 février 1793, l'an II de la République.


« Citoyen, 
A notre arrivée à Saint-Domingue, il y existait deux factions, les royalistes et les aristocrates de la peau : les premiers ont été frappés, dans la journée du 19 octobre dernier au Cap; le coup a retenti dans toute la colonie, et l'heureuse nouvelle de la République française les a fait disparaître. Les seconds en sont devenus plus audacieux ; on ne parle ici, et surtout au Port-au-Prince, que d'indépendance. Les malheureux citoyens de couleur, jouets de tous les complots, seraient égorgés sans la protection de la France et de ses mandataires. 


« J'envoie à la Convention nationale, pour y rendre compte de leur conduite, et y être jugés, trois membres de l'Assemblée de Saint-Marc et de la seconde Assemblée coloniale, avec le commandant de la garde nationale à cheval du Cap; ces quatre individus sont du nombre des plus acharnés ennemis de la loi du 4 avril. Je vous ferai passer successivement les déclarations qui constatent leur délit.

« L'archevêque Thibault arrive par Bordeaux avec Michel, commandant de la garde à cheval, sur le navire l'Eclatant, capitaine Costé. D'Augy et Raboteau vont par Marseille sur les navires la Perle et la Française, capitaines Terruce et Garsin.

« Un incident m'a fourni l'occasion de déporter quatre soldats du Port-au-Prince, de ce régiment d'Artois que les factieux ont égaré, et dont ils cherchent encore aujourd'hui à prolonger l'erreur sur le préjugé des couleurs. Envoyés par des scélérats, ils étaient venus soulever la fidèle garnison du Cap. Le général Rochambeau les a fait arrêter sur-le-champ, et je les renvoie en France pour en purger la colonie.

« Cinq autres coupables dénoncés par la voix publique, et comme les instigateurs des malheureuses journées du commencement de décembre dernier, ont subi le même sort.

« Je suis forcé contre mon gré, contre mon caractère, à tous ces actes de sévérité ; mais il faut que la loi, l'égalité, l'humanité triomphent, et je m'immolerai, s'il le faut, pour remplir ma mission. J'appelle sur ma tête la responsabilité, si je fais mal ; mais si je suis le but de la Convention nationale, je demande d'être soutenu, d'être encouragé dans la périlleuse carrière que j'ai entreprise.
« Le commissaire civil de la République française à Saint-Domingue.
Signé : Sonthonax

Copie de la seconde lettre :

« Citoyen, Je viens d'apprendre par une lettre de la municipalité des Cayes, que M. Montesquiou, maréchal de camp commandant la partie du sud de Saint-Domingue, était parti pour la France sur le navire la Sainte-Anne : cet homme a quitté son poste de la manière la plus lâche, dans un moment de danger, sans en prévenir ni les commissaires civils, ni M. le gouverneur général provisoire. M. Ailhaud, mon collègue, en résidence dans le sud vous donnera sans doute des renseignements positifs sur les causes de cette fuite : quant à moi, je ne peux, les attribuer qu'à ses opinions très prononcées en sens inverse de la Révolution; sans doute que les opinions ne sont pas des crimes, mais dans les conjectures Où nous sommes, elles doivent suffire pour écarter un chef des emplois publics.

« Le commissaire national civil. Signé : Sonthonax

« Pour copies conformes aux originaux. Signé : Rajac. Un membre demande l'impression de ces deux pièces et le renvoi au comité de marine. La Convention décrète l'impression et le renvoi.

Note :

(*) la bonne orthographie du nom !


(1) Bibliothèque de la Chambre des Députés : Collection Portiez (de l'Oise), tome 60, n°5.




Délivrance de la Guadeloupe
 par Victor Hugues


illustration de V. Hughes, le Conventionnel

Par Charles Rouvier,
In la revue coloniale et maritime, n° 29, janvier 1870
Nous avons rendu compte, dans un de nos précédents numéros, de l'Histoire des marins français sous la République, publiée l'année dernière par M. le lieutenant de vaisseau Rouvier (1).

Nous pensons être agréables à nos lecteurs en extrayant de ce livre un chapitre dans lequel l'auteur, rectifiant une erreur commise par M. Thiers (2) dans son Histoire de la Révolution, raconte la belle délivrance de la Guadeloupe, en 1791, par Victor Hugues (3) qui, avec 1.200 hommes seulement de troupes régulières, réussit à chasser de la colonie 8,000 Anglais, soutenus par une forte escadre. Il faut savoir gré à M. Rouvier d'avoir mis en lumière ce brillant épisode de notre histoire maritime et coloniale. Après avoir rappelé la reddition de la colonie aux Anglais, le 21 avril 179l, M. Rouvier continue ainsi : «Cependant la Convention nomma, en qualité de commissaires à la Guadeloupe, Victor Hugues et Chrétien, qui partirent de Rochefort le 23 avril 1794, avec une division de 2, frégates, la Pique, la Thétis, d'un brig (ou brick) et de 5 transports, sous le commandement du capitaine de vaisseau de Leissègues. 1.250 hommes de troupes, que commandaient les généraux Aubert, Cartier, Rouyer, prirent passage sur les bâtiments. Ces commissaires étaient porteurs du décret qui supprimait l'esclavage. Arrivés devant l'île après une heureuse traversée, ils apprirent que les Anglais étaient maîtres de la colonie ; mais on leur dit aussi que le gouverneur (Thomas) Dundas était mort, que la garnison avait beaucoup souffert des maladies du pays, et ils résolurent de continuer leur mission, de débarquer les troupes, de conquérir le pays et de s'y maintenir, en faisant un appel général à tous les partisans de la révolution.

Nous raconterons les exploits de cette poignée de braves, et nous verrons se dérouler, dans les pages suivantes, les plus émouvants épisodes de la chronique des Antilles. Avant d'approcher du rivage, Victor Hugues et Chrétien, s'étant rendus à bord de tous les bâtiments, passèrent l'inspection des marins et soldats, leur communiquèrent leurs desseins, exaltèrent leur courage et leurs sentiments patriotiques. Le 2 juin 1791, le débarquement eut lieu à la Pointe-aux-Salines, et l'on résolut d'enlever d'assaut le fort Fleur-d'Épée, que commandait le lieutenant-colonel Drammont et qu'occupaient, suivant James, 260 Anglais, sans compter 180 royalistes français. Mais ceux-ci, croyant qu'ils auraient facilement raison des républicains, et ayant demandé à faire une sortie, furent pris, dit-on, d'une panique véritable et s'enfuirent à travers champs. Victor Hugues rendit compte que son collègue Chrétien, le plus estimable, le plus honnête des hommes, se distingua, dans cette circonstance importante, à la tête des assaillants.

Après ce désastre, dans lequel il perdit à peu près toute sa fortune, Victor Hugues vint à Paris et se mit à la disposition du ministre de la marine ; il fut nommé, l'année suivante, accusateur public au tribunal de Rochefort, puis à celui de Brest.

Le sergent Dépouille entra le premier dans le fort, où il reçut vingt-quatre coups de baïonnette dont il mourut peu de jours après; le chef de bataillon Boudet, qui conduisait une colonne de 200 marins, contribua puissamment à fixer la victoire. On est loin d'être d'accord sur l'importance des forces qui se trouvèrent en présence. J'ai donné plus haut les chiffres cités par James ; Victor Hugues avoue, de son côté, que nous eûmes 95 tués ou blessés, que les Anglais en eurent 300 et que les royalistes étaient au nombre de 1,200, sous les ordres du comte de la Chapelle. Il est donc difficile de démêler le vrai, et, s'il faut faire une bonne part à l'imagination du commissaire marseillais, on doit en faire une plus large encore au froid et partial historien britannique. Le colonel Drammont, ayant successivement évacué les points fortifiés de la Pointe-à-Pitre, se retira à la Basse-Terre, nous laissant en possession de la partie la plus importante de l'île, de 87 bâtiments chargés de diverses denrées, de magasins immenses pleins de marchandises que les Anglais avaient confisquées. Ce n'était pas tout d'avoir conquis ce pays, il fallait le conserver. Nous avons dit avec quel courage se conduisit Chrétien à l'assaut du fort Fleur-d'Épée; tous ceux qui ont écrit l'histoire de la Guadeloupe ont honoré sa mémoire, en disant que, s'il avait vécu, son collègue n'eût pas commis toutes les atrocités qu'il jugea nécessaires. On s'imagine à plaisir que l'homme honnête, courageux est en même temps bon et juste. Malheureusement, Chrétien mourut de la fièvre, et Victor Hugues resta seul sur ce théâtre sanglant, où il allait avoir besoin de toute son énergie, de son indomptable courage, de la haine implacable qu'il professait contre les Anglais et les ennemis de la révolution pour mener à bonne fin ses entreprises. Sir John Jervis ne tarda pas à se présenter devant l'île avec son escadre, débarqua de puissants renforts et disposa tout pour reprendre possession de la Pointe-à-Pitre. On ne négligea rien pour lui tenir tête; Victor Hugues, qui avait été matelot dans sa jeunesse et avait conservé de cette époque de sa vie un grand respect pour les officiers de marine, plaça toute sa confiance dans le capitaine de vaisseau de Leissègues, dont il avait été l'hôte, pendant la traversée, à bord de la frégate la Thétis, et le chargea de la défense des passes.


Ce capitaine fit entrer tous ses bâtiments dans le port de la Pointe-à-Pitre, coula de vieilles carcasses, établit des estacades, plaça des pièces de canon à terre, aux endroits les plus favorables, disposa tout enfin pour se rendre inattaquable. La Thétis et la Prévoyante furent embossées devant la pointe Saint-Jean; quatre canonnières étaient prêtes à se porter partout où besoin serait; les bâtiments furent à peu près désarmés; on organisa des bataillons de marins que commandaient le capitaine de vaisseau Frémond, les officiers Destousses, Despoges, Dubourg, Dufour; les postes les plus importants furent donnés à Conseil, Merlet, Danet, Escubar, Beaudouin, Sénez. Victor Hugues donna des armes à 500 nègres, qui se battirent passablement et lui restèrent toujours dévoués. Enfin il écrivit au comité de salut public, annonça les succès qu'il avait obtenus, et demanda, comme renfort, l'envoi de quatre vaisseaux de guerre et de huit bataillons. Sir John Jervis parut devant la ville le 11 juin 1791, avec son escadre de 6 vaisseaux, 12 frégates ou corvettes, 16 transports, et débarqua au Gozier les troupes ainsi que le matériel de siége. Nos ennemis, après avoir établi leurs batteries, bombardèrent le fort Fleur-d'Épée, parce qu'ils n'osèrent l'attaquer. Le feu dura 15 jours, et peu après, ils réussirent, dans une attaque de nuit, à débusquer nos soldats du morne Mascotte, sur lequel ils se retranchèrent. Victor Hugues, désirant les chasser de ces bonnes positions, leur fit livrer à plusieurs reprises des assauts sanglants, sans pourtant obtenir de résultats satisfaisants. Nos pertes furent très sensibles, puisque nous eûmes 110 hommes tués ou blessés. Dans ces rapports, écrits avec une impitoyable sévérité, ce commissaire se plaignit, en termes durs, des généraux qui commandaient les troupes. Il donna des éloges mérités au chef de bataillon Boudet, « héros modeste, dit-il, autant que brave, » et s'exprima avec mépris sur le compte d'un général, à la pusillanimité duquel on dut de ne pas vaincre, suivant son opinion (4). Dans ces circonstances, les soldats et les marins se battirent avec un grand courage; les mousses eux-mêmes, marchant en avant, se firent tuer sur les palissades de l'ennemi.

Après ces deux assauts malheureux, un armistice fut signé pour enterrer les morts, dont on compta 800, sur lesquels il y avait, dit Victor Hugues, 600 Anglais. La guerre du bombardement dura près d'un mois. Toutes les maisons de la ville furent criblées par les projectiles; le commissaire lui-même ne put descendre de celle qu'il habitait qu'à l'aide de cordages. Dans la journée du 30 juin 1791, le feu fut surtout violent. Ensuite, nos ennemis, le cessant tout à coup, attaquèrent nos avant-postes et pénétrèrent dans la ville, vers 2 heures du matin. Victor Hugues, qui avait prévu cette dernière éventualité, avait heureusement donné des ordres pour opérer la retraite sur le morne du Gouvernement, où des canons avaient été placés en batterie par le capitaine de vaisseau Merlet, les lieutenants Dupont et Beaudouin. Cependant un de nos postes fut surpris, tous les soldats égorgés. Par bonheur, l'adjudant major Paris, arrêtant les Anglais par une terrible décharge à bout portant de ses pièces chargées à mitraille, favorisa le mouvement de retraite des chefs et des principales forces. L'historien Lacour dit que la colonne qui reçut la décharge meurtrière était conduite par un émigré, que le sergent d'artillerie Bergniol, la laissant s'approcher à petite portée, mit le feu à la pièce et causa d'horribles ravages. Peu après, une maison sauta, ensevelissant sous ses débris les Anglais qui s'y étaient renfermés (5).

Victor Hugues, Leissègues, Boudet, Aubert s'étaient ralliés sur le morne du Gouvernement, et ce dernier, ayant osé parler de capitulation, fut immédiatement destitué par le commissaire. Ensuite, tous jurèrent de tenir jusqu'à la dernière extrémité sur ce coin de terre, seul endroit de l'île où flottait encore le pavillon de la République (6).  Au point du jour, les Anglais essayèrent en vain de s'emparer du morne. Au moment où ils se décidèrent à battre en retraite, Victor Hugues lança sur eux des colonnes commandées par Boudet et Pélardy qui firent merveille. En même temps, les canonniers du port s'avançant dans les rues, contribuèrent au succès en lançant des paquets de mitraille. Nos ennemis perdirent 2.000 hommes tués, blessés ou faits prisonniers, suivant le commissaire, et 800 d'après James. Le soir même, démoralisés déjà par ce revers, saisis de terreur par suite d'une fausse nouvelle que Victor Hugues répandit à dessein (7), ils évacuèrent précipitamment, abandonnant leurs vivres, leurs munitions, leurs effets d'équipement. Ils comptaient à cette date, le 5 juillet 1794, 112 hommes tués, 359 blessés, 72 disparus, tant dans les troupes d'expédition que dans les équipages des bâtiments. Le général Eyriès, un colonel, un capitaine de vaisseau, 21 autres officiers se trouvaient au nombre des prisonniers. C'était une magnifique victoire : un commissaire de la Convention, à la tête de 800 Français, battit complètement 3.500 Anglais. A l'aide de ces faibles moyens, grâce à ses talents de commandant en chef, à son énergie, à la valeur de ceux qu'il avait l'honneur de commander, il infligea un sanglant échec à l'un des meilleurs amiraux de l'Angleterre. Aussi orgueilleux qu'il était dur et brutal, il se vanta, dans les lettres qu'il adressait au comité de salut public, d'avoir fait bien plus, avec moins de ressources, que les Bouillé, les d'Estaing, etc., etc. Il prodigua des éloges à Boudet et à de Leissègues, lequel rend compte, dans ses rapports, de l'énergie dont le commissaire ne cessa de donner des preuves aux moments les plus critiques. Jervis, ayant évacué la Basse-Terre, débarqua ses troupes au camp de Berville, confia le blocus de l’île au contre-amiral Thompson, qui commandait une escadre de 3 vaisseaux, 5 frégates, et dirigea sa route vers la Martinique avec le reste de ses forces navales. Cependant les hostilités n'étaient point terminées : l'artillerie du camp de Berville ne cessait de tirer sur la place; les batteries du morne Saint-Jean et du morne au Savon tuaient ou blessaient journellement quelques-uns des nôtres. Aussi, Victor Hugues, qui savait que ses soldats étaient aguerris, disposa tout pour une grande expédition sur laquelle il garda le secret le plus absolu.

Dans la nuit du 27 septembre 1794, 600 hommes, placés sous le commandement du général Pélardy, embarquèrent dans des pirogues rassemblées depuis plusieurs jours. Boudet, de son côté, se rendit par terre au Lamentin, au moment même où les premières troupes débarquaient au Petit-Goyave, et la surprise des Anglais fut extrême, quand ils virent s'avancer toutes ces pirogues chargées de nos soldats qui s'emparèrent du Petit-Bourg, du fort Bacchus, du camp de Paul. Le général Graham, cerné de tous côtés, sommé de se rendre, nous abandonna ses approvisionnements, ses vivres, ses munitions, laissa même entre nos mains 500 prisonniers. On raconte que Victor Hugues avait menacé de donner un dernier assaut sans quartier ni merci, si la capitulation n'était pas signée. Le succès était d'autant plus merveilleux qu'on se trouvait en présence d'une escadre anglaise, et c'est à peine si sir John Jervis et Grey voulurent y croire. Dès lors, le contre-amiral Thompson appareilla pour se rendre au mouillage de la Basse-Terre. Victor Hugues triomphait encore! La fortune le servait à souhait! Mais, malheureusement, il n'unissait pas la générosité aux qualités remarquables dont la nature l'avait doué par ailleurs, de sorte qu'il fut implacable dans ses vengeances : Graham, n'ayant rien stipulé pour les royalistes qui avaient été ses partisans, ces infortunés montèrent sur l'échafaud ou furent fusillés. 100 blancs ou mulâtres subirent la peine capitale, 100 autres furent condamnés aux travaux forcés. Le général anglais, qui avait eu des motifs de plainte contre ces malheureux, auxquels il attribuait ses revers, demanda, dit-on, la faveur d'assister à leur exécution, et le commissaire, qui, en sa qualité d'ancien accusateur public du tribunal révolutionnaire de Brest, avait pourtant le cœur peu accessible aux sentiments de pitié, répondit, dit-on, en ces termes : «Mon devoir, monsieur, m'oblige à faire couler le sang des Français, mais vous, qu'avez-vous à faire ici?» Dans ces dernières attaques, suivant James, il y eut 13 Anglais tués, 131 blessés.Victor Hugues renvoya, prisonniers sur paroles, 1.400 Anglais qu'il ne pouvait pas nourrir.

Il distribua largement les récompenses : le capitaine de vaisseau de Leissègues fut fait contre-amiral; il proposa, pour le grade de capitaine de vaisseau, les lieutenants Merlet, Conseil, Escubar, Bardoitz, Damel; il promut à des grades supérieurs Boudet, Pélardy, Paris, Dumont, qui s'étaient particulièrement distingués (8); il donna le commandement en chef au général Pélardy, après avoir, en vain, supplié le vaillant Boudet d'accepter ces fonctions; ce dernier, modeste autant qu'il était jeune et capable, ne voulut pas consentir à ses propositions. Avant de terminer les hostilités, Victor Hugues résolut d'expulser complètement les ennemis de l'île, en s'emparant de la Basse-Terre, et le général Pélardy, qui commença le 11 octobre les opérations, sût les mener avec une activité remarquable. Le siége du fort Saint-Charles dura 52 jours, après lesquels les Anglais se décidèrent à évacuer. Le capitaine de vaisseau Bowen perdit la vie, au moment où il partait lui-même, emmenant dans son canot les derniers soldats. Pélardy entra, vers 3 heures du matin, dans le fort, où il trouva. 71 Canons. Victor Hugues, qui s'était rendu sur les lieux pour presser les opérations, était présent au moment de l'évacuation, qui eut lieu dans la nuit du 10 au 11 décembre 1794. Il ordonna de jeter à la voirie les restes du général Dundas, enterré dans le fort, et fit inscrire sur sa tombe la liste des crimes qu'il avait commis (note : Thomas de son prénom, il fut gouverneur un temps court de la Guadeloupe). Nous avons déjà dit que ce général anglais exerça sur les patriotes, à l'époque où il gouverna l'île, les plus cruelles vengeances. Ainsi, une escadrille, une poignée de vaillants soldats dénués de tout, séparés de la mère patrie par l'Océan, sans réserves, sans communications, conquit l'île après une guerre de six mois, battant et chassant 8,000 Anglais appuyés par une escadre de 7 vaisseaux, 4 frégates! Un ancien matelot eut la gloire de vaincre l'amiral sir John Jervis, les généraux Graham et Grey. Ses ennemis en ont dit beaucoup de mal, mais il n'est pas douteux qu'il eut des mérites réels, ceux d'imposer sa volonté, de faire partager son enthousiasme, son patriotisme aux officiers honorables qu'il avait l'honneur de commander, qui ne négligèrent rien pour mener a bonne fin ses entreprises.

Cet homme, devenu maître de son île, fut un tyran cruel, ombrageux, cynique. Il écarta ceux qui gênaient son ambition personnelle, renvoya en France le général Pélardy, qui le paya, dit-il, d'une noire ingratitude, et mit tous ses soins à organiser une armée de 10,000 nègres. Il se procura d'autant plus facilement des soldats et des marins que l'un de ses premiers actes avait été l'abolition de l'esclavage. Afin de nuire au commerce de l'ennemi et de jeter au loin la terreur de son nom, il équipa de nombreux corsaires, aux armements desquels il s'intéressa de ses propres deniers, comme il est prouvé d'une manière certaine. Peu désintéressé par nature, désirant augmenter sa fortune personnelle, il gagna, de cette manière, beaucoup d'argent en qualité d'armateur et d'actionnaire, ce que ses ennemis n'ont pas manqué de lui reprocher. L'émigration redoubla ;plusieurs nègres libérés suivirent leurs anciens maîtres dans l'exil, et un tribunal révolutionnaire fonctionna régulièrement. Le pays était à nous, mais il était ruiné. La Basse-Terre avait été livrée aux flammes ; les récoltes sur pied se perdaient; les Anglais, maîtres de la mer, empêchaient de se procurer des vivres et des approvisionnements au-dehors. Il n'y avait à compter que sur soi-même. Les colons des autres îles accoururent heureusement et comblèrent les vides que l'émigration avait produits. Tous les anciens esclaves furent mis dans l'obligation de travailler les terres qui provenaient des confiscations et appartenaient au domaine. Sur ces entrefaites, le capitaine de vaisseau Duchesne-Gohet partit de Brest le 3 novembre 1791, avec une division composée de la frégate l'Astrée, et de 6 transports qui portaient 1.500 hommes de troupe; les commissaires Le Bas et Le Goyrand prirent passage sur la frégate. Les bâtiments arrivèrent à bon port, sauf une corvette, qui portait 100 soldats dont les ennemis se rendirent maîtres. Les nouveaux collègues de Victor Hugues débarquèrent le 6 janvier 1795, et ce dernier, non content d'avoir conquis son île, résolut aussitôt de diriger des expéditions sur Sainte-Lucie, Saint-Eustache, Saint-Martin. Le Goyrand s'empara de Sainte-Lucie, et, quant à Le Bas, il administra la Guadeloupe, de concert avec Victor Hugues. Tous deux organisèrent des expéditions maritimes.

Le contre-amiral de Leissègues croisa, pendant 45 jours, à la hauteur des Barbades, avec l'Hercule, la Concorde, le Brutus, la Thétis, et ne revint au port qu'après avoir capturé 11 bâtiments marchands, montés par 618 hommes, chargés de marchandises de grande valeur, relativement aux circonstances; il y avait, entre autres choses, 87 milliers de poudre. Le lieutenant de vaisseau Senez, qui croisa, au vent d'Antigua, avec le Décius et la goélette la Révolution, s'empara également de 5 bâtiments. Enfin les corvettes Républicaine et Sans-Culotte, la flûte le Marsouin remontèrent en latitude sur le parallèle de Saint-Domingue. Après l'arrivée de la division Duchesne-Gohet, Victor Hugues resta sans nouvelles de France pendant 22 mois. Il dirigea des expéditions sur la Grenade et Saint-Vincent, prit possession de Saint-Eustache, de Saint-Martin, que lui cédèrent les Hollandais, contribua à conserver Curaçao à ces derniers, Porto-Rico à l'Espagne, se vanta même d'avoir fourni des secours en numéraire, en approvisionnements, en hommes, à Saint-Domingue et à la Guyane. «Mes cahiers de correspondance, dit-il, sont une preuve authentique de tous les services que j'ai rendus, du ton ferme et digne que  je gardais toujours vis-à-vis des amiraux, généraux, gouverneurs de l'Angleterre.» Le 1er septembre 1795, la Convention décréta que Victor Hugues avait bien mérité de la patrie. Le 7 novembre 1795, elle avait déjà décrété que tous les colons qui combattirent pour la République avaient également bien mérité de la patrie. Au retour de leurs croisières, les marins se plaignirent de ne pas recevoir leurs parts de prises. Victor Hugues les traita sévèrement, sans vouloir écouter leurs plaintes. (9) »

Notes de Charles Rouvier :


(1) Un vol. in-8° chez A. Bertrand.
(2) M. Thiers dit que les Anglais nous restituèrent la Guadeloupe en 1803; or cette colonie nous appartenait depuis 1794, par droit de conquête, et elle nous resta par suite d'héroïques efforts dont l'historien de la révolution semble avoir oublié de s'occuper.
(3) Victor Hugues, né à Marseille, le 21 juin 1762, était fils d'un boulanger (note : faux, il était dans la quincaillerie). Bien jeune encore, il s'était lancé sur l'Océan. Embarqué d'abord comme marin, il parcourut la mer des Antilles, puis, comme commerçant, il visita les différents ports du golfe du Mexique et finit par se fixer à Saint-Domingue; la révolution le surprit établi à Port-au-Prince et à la tête d'une brillante fortune. Il était membre de l'assemblée provinciale lorsque qu’éclata l'incendie qui réduisit en cendres la seconde ville de la Reine des Antilles. (A. Lacour, Histoire de la Guadeloupe.)
(4) Bulletin des lois (11 septembre 1794). La Convention décréta que les conquérants de la Guadeloupe avaient bien mérité de la patrie.
(5) Les généraux Cartier, Aubert, Rouyer moururent tous de la fièvre jaune. La femme et les enfants du général Aubert périrent quand cette maison sauta.
(6) Ce morne, qui s'appela dès lors le Morne-de-la-Victoire, a été aplani et l'on y a construit une belle église
(7) Il répandit le bruit de l'arrivée d'un renfort important.
(8) Le capitaine de la Thétis, Frémond, les officiers Despoges, Desroches, Destousses étaient morts.
(9) Brenton reconnaît que Victor Hugues montra, dans sa petite sphère, du talent, de l'audace, de la cruauté, de l'insolence, comme on n'en vit jamais dans une guerre barbare. Il avoue qu'il a bien battu les Anglais.

Source :  BNF Gallica - Revue Maritime et Coloniale, volume 29 (1870)


Notes sur l’auteur Jean-Joseph, Charles Rouvier



Charles Rouvier, historien et lieutenant de vaisseau de la marine impériale est l’auteur d’un livre, valant d’être lu (*) ou consulté pour son apport à l’histoire des Marines ; et attention, il peut être confondu avec des homonymes, sa notice bibliographique ne permet pas d’en savoir plus ou le confondre avec un diplomate ou un contre Amiral. Seule source possible fonctionne avec les prénoms Jean et Joseph en complément de son identité. Il aurait été «Elève de l'Ecole Navale sur le "Borda" en 1844. Lieutenant de vaisseau en 1858, embarqué sur la "Nièvre" en 1860, il est blessé lors de la prise du fortin de PEI-HO en Chine. Capitaine de frégate en 1871», il disparaît la même année. Son sujet « Les Marins Français sous la République » de 1789 à 1803 a été publié en 1868. Malgré toute son empreinte coloniale et militaire, voilà un livre permettant de donner à un territoire pas toujours pris en compte, l’espace marin, sa particularité et sa place non négligeable dans les relations et arcanes entre puissances impérialistes depuis le XVIe siècle. Selon lui, « D'après un dicton fameux que l'on attribue à Louis XIV, on peut se rendre compte de l'esprit des créoles de ces dernières îles, à cette époque déjà lointaine, et l'on comprendra les événements qui s'y succédèrent. On disait à Paris et aux Antilles : «Les princes de Saint-Domingue, les messieurs de la Martinique, les gens de la Guadeloupe». C'est-à-dire que les premiers, riches, fiers, vains de leurs fortunes et de leurs titres, formaient une orgueilleuse aristocratie; aussi jamais guerre civile ne fut plus horrible que celle des esclaves de cette île contre leurs seigneurs et maîtres ».

(*) Histoire des marins français sous la République (de 1789 à 1803) – Editeur Arthus Bertrand, Paris 1868.


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