Premier Mémoire de Las Casas
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- Lettre
dédicatoire
adressée en 1522 au prince des Asturies
(note : Le
futur Philippe II des Espagnes, fils de
Charles-Quint)
Contenant les
cruautés commises par les Espagnols conquérants de l’Amérique.
(…) Dans la crainte que mon
silence ne me rende complice de la perte de tant d’âmes et de tant de
vies, j’ai résolu de rapporter quelques-unes des mille atrocités qui
sont à ma connaissance, et de faire imprimer ce récit, afin que Votre
Altesse puisse en suivre plus facilement la lecture.
L’archevêque de Tolède, le
maître de Votre Altesse, me demanda, pendant qu’il était évêque de
Carthagène, ce travail, que j’avais déjà préparé, se proposant de le
mettre sous les yeux de Votre Altesse; je répondis à son désir, et je
sais que cette relation fut présentée à Votre Altesse. Mais il m’est
permis de craindre que les voyages quelle a faits sur terre et sur mer,
et ses grands travaux pour l’administration de ses royaumes, ne l’aient
empêchée d’en prendre connaissance, et, en supposant même que Votre
Altesse ait lu mon mémoire, il est possible qu’elle en ait perdu le
souvenir par les raisons que je viens d’exposer. (…)
PRÉFACE
Ce fut en 1492, qu’eut lieu
la découverte des Indes. Des chrétiens d’Espagne commencèrent à s’y
établir en 1493, en sorte que c’est quarante-neuf ans après cet
événement que j’écris, c’est-à-dire en 1542.
La première terre ou les
Espagnols s’établirent fut l’île Espagnole (Hispaniola) non moins vaste
que florissante. Sa circonférence est de six cents lieues ; elle est
entourée d’autres îles fort grandes : je les connais toutes, et elles
étaient alors si peuplées d’indiens qu’il est impossible de concevoir
une terre avec une population plus considérable.
La Terre-Ferme est à plus de
deux cent cinquante lieues de l’île Espagnole; ce que l’on en connaît
déjà du côté de la mer a plus de deux mille lieues, et chaque jour il
s’en découvre de nouvelles parties. Cette contrée est une
pépinière d’hommes, et il semble que Dieu en ait fait choix pour y
multiplier plus particulièrement l’espèce humaine.
Les hommes qui habitent ces
immenses régions ont un caractère simple, sans malice et sans
duplicité, ils sont soumis et fidèles à leurs maîtres indigènes, ou aux
chrétiens qu’ils sont obligés de servir; patients, tranquilles,
pacifiques, incapables d’insubordination et de révolte, de division, de
haine ou de vengeance.
La constitution physique de ces
peuples est délicate, faible, molle, sans énergie elle les rend
incapables de supporter de grands travaux. Les enfants de ceux qui
cultivent la terre y sont moins robustes que les enfants mêmes des
princes de l’Europe, qu’on élève dans le luxe et la délicatesse; aussi
sont-ils encore plus exposés à succomber aux maladies.
Ils sont pauvres, mais contents
dans leur pauvreté; sans désir des biens temporels, et par cela même
soumis; sans orgueil, et exempts d’ambition et d’avarice. Leur
nourriture est très simple , et se réduit à peu de chose : on peut la
comparer à celle des saints anachorètes du désert.
Leur vêtement se réduit
communément à une peau de bête qui leur couvre les parties naturelles;
les plus distingués portent une couverture de coton d’une vare (1,143
mètre) et demie ou deux vares de long. Leurs lits consistent dans de
simples nattes, et quelquefois dans des filets tendus en l’air, et
connus dans l’île Espagnole sous le nom de hamacs.
Ces peuples ont l’intelligence
vive , prompte; ils sont sans préjugés; de là leur grande docilité à
recevoir toute sorte de doctrines, qu’ils sont d’ailleurs très
capables de comprendre : leurs mœurs sont pures, et on les trouve dans
d’aussi bonnes et peut-être dans de meilleures dispositions pour
embrasser la religion catholique qu’aucune autre nation qui soit
au monde.
A peine ont-ils appris quelque
chose de notre religion, qu’ils témoignent un grand désir d’en savoir
davantage; ils deviennent si importuns pour ceux qui les
instruisent, que les religieux chargés de ce ministère ont besoin de la
plus grande patience : j’ai entendu dire plusieurs fois à des Espagnols
laïques que la bonté des Indiens est si grande que, s’ils arrivent à la
connaissance du vrai Dieu, il n’y aura pas de nation plus heureuse
dans le monde.
Les Espagnols, oubliant qu’ils
étaient hommes, ont traité ces innocentes créatures avec une cruauté
digne des loups, des tigres et des lions affamés. Ils n’ont cessé
depuis quarante-deux ans de les poursuivre, de les opprimer, de les
détruire avec tous les moyens déjà inventés par la méchanceté humaine,
et par d’autres que ces tyrans sont parvenus à imaginer, aussi ne
compte-t-on plus aujourd’hui que deux cents indigènes dans l’île
Espagnole, qui en nourrissait trois millions autrefois.
L’île de Cuba est aussi grande
que la distance de Valladolid à Rome, et cependant la race des naturels
y est entièrement détruite. Les îles de San-Juan-de-Puerto-Rico et de
la Jamaïque sont très vastes, agréables et fertiles; mais les ravages
des Espagnols n’y ont rien laissé.
Les îles Lucayes, voisines de
l’île Espagnole et de Cuba, et qui s’étendent au nord, sont au nombre
de plus de soixante, en y comprenant celle des Gïgantes. La moins
considérable l’emporte, par la beauté de son climat, par l’excellence
de son sol et par sa fécondité, sur le Jardin du Roi à Séville.
C’est le pays le plus sain du monde; on y comptait cinq cent
mille habitants : toute cette population a disparu devant les
Espagnols, qui ont commencé par la massacrer, et ont voulu ensuite
transporter ce qui en restait dans l’île Espagnole, presque sans
habitants.
Un navire étant arrivé dans
l’île pour ce transport, un Espagnol fut touché de compassion, et
entreprit d’en faire des chrétiens; il n’y trouva que onze personnes :
je raconte ce que j’ai vu. Dans la proximité de l’île San-Juan il y a
plus de trente autres îles déjà sans Indiens: elles embrassent plus de
deux mille lieues de terre entièrement désertes.
La Terre-Ferme contenait plus de
dix royaumes, dont chacun était plus considérable que celui
d’Espagne, y compris l’Aragon et le Portugal : son étendue est comme de
Jérusalem à Séville, puisqu elle a plus de deux mille lieues;
mais les cruautés des Espagnols y ont été si horribles et en si
grand nombre, quelles ont anéanti la population, et fait de ce pays une
immense solitude.
On garantit comme une chose
certaine que les Espagnols ont fait mourir par leur inhumaine et
atroce politique douze millions de personnes, hommes, femmes et
enfants; mais j’en estime le nombre à plus de quinze millions.
On est arrivé à ces affreux
résultats de deux manières : l’une a été de poursuivre des guerres aussi
cruelles qu’injustes; l’autre de maltraiter les naturels après la
conquête, et de faire mourir les seigneurs du pays, les caciques et
les hommes adultes, jeunes et robustes, pendant qu’on exerçait sur le
reste des habitants une oppression si dure et si barbare quelle eût été
insupportable même pour les brutes.
C’est l’avidité des Espagnols
qui a été l’unique cause de cette horrible boucherie : ils n’ont connu
d’autre dieu que l’or; ils n’ont senti d’autre besoin que de se gorger
de richesses, et le plus promptement possible, aux dépens d’hommes
doux, paisibles et soumis, qu’ils ont traités plus mal que des animaux,
et avec plus de mépris qu’une vile ordure, puisqu’ils n’avaient aucun
soin des âmes des Indiens, et qu’ils les faisaient mourir dans les
tourments sans s’être occupés de les convertir à notre sainte religion.
De semblables atrocités étonnent
d’autant plus que les Espagnols avouent que les Indiens n’ont jamais
fait de mal aux chrétiens, et qu’ils les aimaient au contraire comme
des envoyés du ciel; ces dispositions n’ont changé que parce qu’ils
les ont vus commettre des vols, des violences et des massacres sur tous
les habitants sans distinction. J’ai vu moi-même tout ce que je
raconte.
Article
Ier - De l’île Espagnole (Hispaniola ou Saint-Domingue)
L’île Espagnole est la première
terre que les Espagnols ont occupée en Amérique. La destruction des
habitants fut bientôt consommée. Les Espagnols commencèrent par
s’emparer des enfants pour en faire des esclaves, et des femmes pour en
abuser : ils enlevaient aussi les subsistances que les Indiens s’étaient
procurées à la sueur de leur front, et un seul Espagnol en consommait
plus que trois familles d’indiens. Les horribles traitements qu’ils en
recevaient leur firent bientôt dire qu’il était douteux que les
Espagnols fussent des hommes descendus du ciel.
Des Indiens cachaient leurs
femmes et leurs enfants; d’autres s’enfuyaient dans les montagnes pour
se soustraire à tant d’injustices. Ces précautions excitèrent encore la
cruauté des Espagnols.
Un capitaine chrétien enleva la
femme du chef de toute l’île, et employa la force pour en abuser. Ce
crime fut le signal de la guerre de résistance que les naturels
commencèrent à soutenir pour défendre leur liberté, et chasser les
chrétiens de leur île. Ils prirent les armes; mais les instruments de
guerre des Indiens sont si faibles que leurs expéditions militaires
sont moins sérieuses que le jeu des cannes connu des Européens. Les
chrétiens combattaient à cheval avec l’épée et la lance, et faisaient
aisément un horrible carnage de leurs faibles ennemis.
Lorsqu’ils entraient dans les
villes ils immolaient tout à leur rage, les vieillards, les enfants et
les femmes, n’épargnant pas même celles qui étaient enceintes ou qui
venaient d’accoucher; ils leur ouvraient le ventre à coups de lance et
d’épée. Ils égorgeaient le peuple comme un troupeau de moutons dans un
parc, et pariaient a qui couperait le mieux un homme en deux d’un coup
de taille, ou a qui enlèverait plus adroitement ses entrailles. Ils
arrachaient les enfants du sein de leurs mères, et, les prenant par une
jambe, ils leur écrasaient la tête sur la pierre, ou les plongeaient
dans le ruisseau le plus voisin pour les noyer, en leur disant: C’est
pour vous rafraîchir. Ils attachaient à de longues fourches treize
hommes à la fois, puis allumaient du feu sous leurs pieds, et les
brûlaient tout vivants en disant, par le plus horrible sacrilège,
qu’ils les offraient en sacrifice à Dieu, en l’honneur de Jésus Christ
et des douze apôtres. Ils en couvraient d’autres de poix, les
attachaient avec des cordes, et y mettaient le feu pour les voir périr
dans cet affreux tourment. Ils coupaient les mains à ceux qu’ils ne
tuaient pas, et les insultaient en leur disant: Allez porter maintenant
des lettres a ceux qui ont fui dans les bois et les montagnes. Les
maîtres des villages étaient encore plus cruellement traités: les
Espagnols les étendaient sur des grils de bois construits pour cela, et
qu’ils plaçaient sur le feu de manière à les faire périr lentement.
J’ai vu brûler sur plusieurs de
ces instruments cinq seigneurs de villages et d’autres Indiens, et le
capitaine espagnol s’indigner de ce que leurs cris troublaient son
sommeil: il ordonna qu’ils fussent étranglés pour ne plus les entendre.
L’alguazil, que je connaissais, ainsi que sa famille, qui est de
Séville, plus cruel que l’officier, refusa de mettre fin à leur
supplice; il leur enfonça des bâtons dans la bouche pour les empêcher
de crier, et fit attiser le feu afin de redoubler leurs souffrances.
J’ai vu bien d’autres moyens de cruauté inventés pour faire mourir les
Indiens.
Les Espagnols, ayant remarqué
qu’à leur approche beaucoup d’indiens continuaient de se retirer dans
les bois et sur les montagnes, s’appliquèrent à dresser des chiens
lévriers, ardents au carnage, pour faire la chasse aux fuyards, et ces
animaux devinrent si adroits dans ce cruel exercice, et tellement
féroces, qu’en un moment ils avaient mis en pièces et dévoré un Indien.
Le nombre des Indiens qui périrent de cette manière est certainement
incalculable. Si les Indiens tuaient un chrétien dans le cas d’une
juste défense, les Espagnols, par la plus affreuse vengeance,
mettaient à mort cinq Indiens; ils publièrent un ban pour en informer
leurs victimes. (…)
Article
VI – De la province du Nicaragua
Le tyran dont je viens de parler
entra en 1522, ou l’année suivante, dans la province de Nicaragua:
c’est une vaste plaine, fertile, délicieuse, couverte de jardins, où
abondaient alors toutes sortes de fruits d’une qualité exquise et d’un
goût excellent. Sa population était immense; on y trouvait des villes
qui avaient jusqu’à trois à quatre lieues d’étendue, et les biens
qu’offrait cette riche province sont au-dessus de tout ce qu’un homme
en pourrait dire: cependant le barbare vint à bout d’y anéantir la race
indienne. Il envoyait ses cavaliers pour détruire jusqu’au dernier
homme dans une province plus grande que le comté de Rosellon, et ses
satellites n’épargnaient ni sexe ni âge. Quel motif pouvait faire
commettre tant de meurtres? Le tyran reprochait aux Indiens de n’être
pas venus au-devant de lui avec tout l’empressement dont il prétendait
leur faire un devoir; de n’avoir pas apporté autant de maïs qu’il en
avait demandé , ni fourni le nombre d’hommes qu’il avait mis en
réquisition pour son service. Les malheureux habitants qui étaient loin
des forêts et des montagnes furent promptement exterminés : cette patrie
n’est aujourd’hui qu’un vaste désert.
D’autres fois il envoyait des
compagnies de soldats à la découverte de nouveaux pays avec la
permission de les mettre au pillage, et se faisait amener des provinces
envahies autant d’indiens que son caprice imaginait d’en demander pour
les employer comme des bêtes de somme au transport des vivres et des
équipages. Ses satellites attachaient ensemble ces malheureux esclaves,
les chargeaient de fardeaux de trois à quatre arrobes, leur refusaient
la nourriture la plus indispensable, et les accablaient de coups s’ils
n’avançaient pas assez vite: les Indiens, pliant sous le poids,
fondaient en larmes lorsque l’épuisement les mettait hors d’état de
suivre ceux de leurs compagnons dont ils partageaient les chaînes. On
voyait alors les cruels Espagnols s’en débarrasser en leur coupant la
tête, qui tombait d’un côté et le corps de l’autre: quel présage pour
les autres malheureux témoins de ce spectacle! C’est de cette manière
qu’ils périssaient presque tous; aussi, lorsque le commandant faisait
de semblables réquisitions, les Indiens qui se voyaient enrôlés
s’écriaient, le désespoir dans l’âme :
« Quel malheur que celui qui
nous arrive aujourd’hui! Du moins quand nous étions appelés dans les
villes pour servir les chrétiens nous avions l’espoir de revenir après
un certain temps auprès de nos femmes et de nos enfants; mais nous
allons faire un voyage d’où, nous ne reviendrons plus : bientôt il ne
sera plus question de nous! ».
Cet homme était dominé par des
passions si détestables, qu’ayant voulu faire une nouvelle répartition
des esclaves , uniquement pour priver un Espagnol qu’il n’aimait pas de
ceux qu’il avait obtenus dans le partage, afin de les donner à un de
ses amis, il ordonna cette mesure dans le temps où les Indiens semaient
le maïs; en sorte que cette importante opération manqua presque
entièrement: il s’ensuivit une grande disette de pain, dont les
chrétiens mêmes eurent à souffrir. Le gouverneur fit enlever les
provisions que les Indiens gardaient pour la subsistance de leurs
familles; il provoqua ainsi en peu de temps la mort de plus de trente
mille individus. On vit dans cette circonstance une mère dévorer son
enfant pour apaiser la faim dont elle était tourmentée, et reculer
ainsi de quelques moments l’heure fatale. Si cette résolution fut
barbare, celle du gouverneur qui l’avait provoquée le paraît-elle
moins?
Le territoire de Nicaragua n’est
qu’un immense jardin : cet avantage fut cause que les terres et les
habitants en furent distribués à des Espagnols à titre de commanderies
; il y eut en conséquence un commandeur pour chaque portion de
territoire concédée, et il put dès ce moment se dire le maître légitime
des champs, des fruits, des maisons et des habitants. Ceux-ci étaient
au service de ces maîtres non seulement pour semer, cultiver et faire
les récoltes, mais encore pour remplir les fonctions d’esclaves dans
l’inférieur de leurs maisons. L’enfant, le vieillard et la femme
n’étaient pas plus exempts de cette servitude que l’homme jeune et
robuste; leur nourriture était chétive et mauvaise, parce que
l’espagnol disposait de la récolte entière comme de sa propriété,
quoiqu’il n’eût ni semé, ni planté, ni cultivé. Ici la tyrannie était
plus dure encore qu’elle ne l’avait été dans l’île Espagnole; la ruine
de la population devait donc en être la suite, et c’est en effet ce qui
arriva.
Une autre cause qui ne contribua
pas moins à la destruction des Indiens, ce fut la corvée qu’on leur
imposa de transporter dans un port de mer, éloigné de plus de trente
lieues des bois pour la construction des navires, on les envoyait aussi
dans les montagnes à la recherche du miel et de la cire, et ils y
étaient dévorés par les tigres.
On doit citer comme ayant aussi
accéléré l’extinction de la race indienne dans ces contrées l’usage qui
fut introduit d’accorder aux Espagnols la permission de demander aux
caciques un certain nombre d’esclaves. Chaque chrétien n’en voulait pas
moins de cinquante lorsqu’il se présentait chez le cacique pour en
obtenir avec la permission du gouverneur. En général ce n’est point la
coutume du pays que les caciques aient des esclaves; ceux mêmes qui en
emploient n’en ont jamais plus de quatre; ils faisaient donc enlever
des enfants à leurs familles pour fournir ce contingent, après avoir
disposé de tous les orphelins, qui étaient les premiers sacrifiés. Le
cacique prenait un esclave dans chaque maison où il y avait deux
enfants mâles; deux lorsqu’il y en avait trois, et il formait par ce
moyen le nombre demandé : cette mesure avait lieu toutes les fois que
le gouverneur accordait la permission de s adresser au cacique pour
avoir des esclaves.
L’affection extraordinaire des
Indiens pour leurs enfants est bien connue; ils savaient que les livrer
comme esclaves aux Espagnols c’était les envoyer à la mort: quelle
douleur pour un père de se voir arracher un fils qui allait tomber
entre les mains d’un Espagnol! Cette cruauté fut si souvent
renouvelée, que depuis l’année 1520 jusqu’en 1555 plus de cinq cent
mille jeunes gens furent enlevés comme esclaves : on employa pendant six
ou sept ans cinq ou six vaisseaux à les transporter à Panama et au
Pérou, où ils étaient vendus fort cher; ils y périrent presque tous,
leur complexion étant trop faible pour supporter un nouveau climat. Si
on ajoute à ce nombre les cinq ou six cent mille qui périrent dans les
guerres ou au sein de l’esclavage, on croira sans peine qu’il n’y a
plus maintenant dans toute la province de Nicaragua que quatre ou cinq
mille naturels des deux sexes, dont le nombre diminue même chaque jour
par l’effet de la tyrannie dont on les accable. (…)
Source:
Oeuvres de B. Las Casas, tome premier,
Contibuteur J-A LLORENTE - 1822
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APOLOGIE
DE BARTHELEMY de LAS CASAS
Evêque
du Chiapas (1484-1566)
Par le citoyen Henri
Grégoire (1750-1831)
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Lu à l'Institut le 22 floréal, an 8 (lundi 12 mai 1800)
« Dont nombre
mérite d’être éternel
Et ne pas se couvrir avec
un voile obscur »
Juan de Castellanos (1522-1606)
Tandis que l'Amérique,
à peine ouverte au génie entreprenant de l’Europe, courbait la tête
devant des conquérants ; tandis qu’à leur suite des hommes féroces,
calomniant par leurs forfaits et la religion qu'ils prétendaient
professer, et le sang espagnol dont ils étaient issus, portaient la
désolation, l'esclavage et le massacre parmi ces peuplades indigènes
qu'il eût été si facile de conduire au bien, si doux de s'attacher par
des bienfaits ; quelques hommes élevant la voix contre les oppresseurs
en faveur des opprimés, dévouaient ceux-là à la vengeance, et
invoquaient sur ceux-ci la protection des lois divines et humaines.
A leur tête paraît avec éclat
Barthélemy de Las Casas, ou Casaus (comme l’écrivent quelques
historiens – note : ou bien Casaux, son père était d’origine
française). On conçoit que le protecteur des Indiens dut être
spécialement en butte à la fureur de ceux qui en étaient les bourreaux,
et cette fureur dut faire partie de l'héritage transmis par ces
derniers à leurs enfants.
La médisance ne pouvant trouver
des torts à Las Casas, elle chargea l'imposture de lui en créer, et
depuis deux siècles la calomnié pèse sur sa tombe.
Ainsi Vitré fut accusé d'avoir
détruit les poinçons, les matrices et les caractères qui avaient servi
pour imprimer La Polyglotte de Le Jay. Le public, qui le crut sur le
témoignage de Lacaille et de Chevillier (1), maudit sa mémoire, en
rendant justice à ses talents. Le nom de cet artiste distingué serait
encore flétri pour un crime qu'il n'avait pas commis, si, plus de cent
ans après sa mort, les poinçons et les matrices n'eussent été retrouvés
par un savant que la France a perdu récemment (2), et sur la tombe
duquel à peine a-t-on jeté une fleur.
Combien d’autres mensonges
littéraires et politiques ont traversé les siècles, et sont mis au rang
des vérités!
Quel ample supplément on
pourrait ajouter à l'ouvrage de Lancelotti sur les impostures des
anciens historiens! (3) Non content de tourmenter les hommes, les
tyrans qui se voient en face de la postérité, calculent encore les
moyens de là tromper. Notre Révolution en fournit plus d'un exemple ;
mais aussi plus d’un écrivain se prépare à dévoiler les trame ourdies
pour faire mentir l'histoire.
Parmi les détracteurs de Las
Casas, les uns l'accusent d'avoir introduit la traite des nègres ; les
autres, sans lui donner cette affreuse initiative, prétendent que pour
épargner ses chers Indiens, il proposa au gouvernement espagnol dé leur
substituer les Africains. Ces inculpations, reproduites récemment
encore, servent d'aliment à la malignité, et de consolation à la
faiblesse qu'offusquerait une vertu sans tache. D'ailleurs les
historiens et leurs lecteurs trouvent en général qu'il est plus commode
de répéter que de vérifier. Je l'ai remarqué, surtout en faisant des
recherches dont on va lire le résultat.
Les Carthaginois et d'autres
peuples anciens ont eu des esclaves noirs ; il paraît même qu'on en vit
quelques-uns en Grèce et à Rome. A cela près, l'Europe se doutait à
peine de l'existence des nègres, lorsqu'en 1443, selon Anderson (4), un
an plus tard, selon Freira (5), les Portugais sous le règne de l'infant
don Henri, et sous la conduite d'Alonzo Gonzales, commencèrent à voler
en Guinée des indigènes qu'ils vendaient aux Espagnols. Cet horrible
commerce devenant lucratif, des compagnies se formèrent à Lagos pour la
continuer au Sénégal et au Cap-Vert. Tous les historiens s'accordent
sur ces faits. Voilà donc la traite des noirs établie entre l'Europe et
l'Afrique, trente ans avant l'existence de Las Casas, qui naquît en
1474. (En réalité dix ans après, il n’avait que 18 ans lors de son
premier voyage à Hispaniola en 1502)
Précisément sur cette année,
Ortez de Zuniga, historien de Séville y observe que les Espagnols,
habitués à se procurer des nègres par l'entremise du Portugal,
augmentèrent leurs profits, en faisant directement la traite, et que
depuis longtemps (avia anos), des ports d’Andalousie, on naviguait à la
côte de Guinée où l’on amenait des noirs, le nombre en était
extrêmement multiplié à Séville où ils étaient bien traités, ayant leur
police particulière : il cite même une cédule royale qui, après un
éloge pompeux de l'un de ces nègres, l’établit Mayoral et juge des
noirs et mulâtres des deux sexes résidants en cette ville (6).
L'esclavage des noirs semble avoir suivi, dans les temps modernes, la
transplantation de la canne à sucre, cultivée successivement en
Espagne, à Madère, aux Açores, aux Canaries et en Amérique.
Après les massacres qui
dépeuplèrent le Nouveau Monde, et surtout Hispaniola, aujourd'hui
Saint-Domingue, quelques nègres furent transportés dans cette île, en
1508, selon Hargrave (7), en 1503, selon Anderson, Charlevoix (8), et
la plupart des historiens : Herrera remonte même à l'an 1498 (9). Or il
est à remarquer que, parmi les historiens, ceux qui se sont constitués
les accusateurs de Las Casas, placent tous à l’an 1517 le projet imputé
au célèbre défenseur des Indiens pour leur substituer les nègres.
Ainsi, de l'aveu unanime de ces écrivains, la traite des nègres en
Amérique est antérieure de quatorze ans, selon les uns, et même de
dix-neuf ans, selon Herrera, qui, dans un moment, va figurer comme le
seul accusateur.
Mais Las Casas, désolé des
cruautés exercées contre les Indiens, proposa-t-il au gouvernement
espagnol de les remplacer par des nègres? Marmontel, Roucher, Raynal,
Paw, Frossard, Nuix, Bryant Edouard et Gentil (10) l'assurent. Cette
supposition donne lieu à une apostrophe énergique de la part de ce
dernier, c'est de l'éloquence perdue, si le fait n'est pas vrai.
En rapprochant les textes, on
voit que ces écrivains ont parlé ou d'après Charlevoix qui, sans citer
Herrera, le copie (11), ou d'après Robertson qui, en ne s'appuyait que
sur Herrera, le dénature. Je vais traduire les deux textes. Ecoutons d'abord ce dernier.
« Le licencié Barthélemy de Las
Casas, voyant que ses projets rencontraient de toutes parts des
difficultés, et que les espérances qu'il avait fondées sur ses liaisons
avec le grand chancelier, et le crédit dont il jouissait près de lui,
étaient sans effet, il imagina d'autres expédions, tels que celui de
procurer aux Castillans établis dans les Indes, une cargaison de nègres
pour soulager les Indiens dans la culture des si terres et le travail
des mines, et celui d'avoir un bon nombre de laboureurs qui passeraient
dans ces contrées avec certaines libertés, et d'après quelques
conditions dont il exposa le détail, etc. (12) ».
Voici comment, d'après cet
écrivain, Robertson raconte la chose :
« Las Casas proposa d'acheter
chez les Portugais établis à la côte d'Afrique un nombre suffisant de
nègres, et de les transporter en Amérique pour y être employés, comme
esclaves, au travail des mines, et à la culture des terres.....
Néanmoins le cardinal Ximenès, sollicité à encourager ce commerce,
rejeta courageusement cette proposition, parce qu'il sentait combien il
était injuste de condamner une race d'hommes à l'esclavage, tandis
qu'il s'occupait des moyens d'en rendre une autre à la liberté: mais
Las Casas, entraîné par l'inconséquence naturelle aux hommes qui se
jettent avec une précipitation effrénée dans tout ce qui peut favoriser
leur système chéri, était incapable de faire cette distinction. Tandis
qu'il réclamait avec ardeur la liberté d'un peuple établi dans une
partie du globe, il travaillait à enchaîner les habitants d'une autre
contrée, et, dans la chaleur de son zèle pour sauver les Américains du
joug, il déclarait qu'il était expédient et permis d'en imposer un plus
pesant aux Africains (13) ».
On voit que non seulement
Robertson n'élève aucun doute sur l'authenticité du fait avancé par
l'auteur espagnol, mais que même il en exagère la noirceur; et l'âcreté
de son style décèle le plaisir de déchirer. Assurément on ne doit
censurer qu'avec circonspection un auteur aussi recommandable que
Robertson; mais j'en appelle à la comparaison des textes : l'Espagnol
raconte, l'Ecossais déclame.
Aussi Clavigero, dans son
excellente Histoire du Mexique, lui reproche beaucoup d'erreurs, de
contradictions, et il en multiplie les preuves (14). Le même Clavigero,
qui parle du transport des noirs en Amérique, et de Las Casas,
quelquefois même en le critiquant, n'insinue pas le moindre soupçon
contre lui sur l'article qui fait l'objet de ce mémoire.
Les auteurs ayant tous copié
Herrera, l'autorité de celui-ci est donc la seule qui mérite d'être
pesée. Il publia les quatre premières décades de son histoire générale
des Indes en 1601, c'est-à-dire trente-cinq ans après la mort de Las
Casas, qui, en 1566, avait terminé une carrière de quatre-vingt-douze
ans. (82 ans en réalité)
Remarquez d'abord que Herrera ne
fait pas Las Casas auteur de la traite des noirs, puisqu'il a reconnu
qu'elle existait antérieurement, et il ne parle aucunement d'esclavage.
2°. On se demande pourquoi
Herrera ne cite pas la source où il a puisé l'accusation. N'était-ce
pas le cas de produire le mémoire dans lequel Las Casas est supposé
avoir consigné son projet, ou tout au moins d'en extraire quelques
passages?
3°. Herrera parait très prévenu
contre Las Casas, quoiqu'il l'appelle un écrivain de « Mucha fé » (de
beaucoup de foi), digne de beaucoup de confiance.
4°. Gumilla, en parlant de
Herrera dont il fait d'ailleurs l'éloge, ne veut pas qu'on ajoute foi
légèrement à ce que les historiens racontent des premiers temps de
l'Amérique (15).
5°. La véracité de Herrera est
attaquée par Laet, Solis, et surtout par Torquemade, l'auteur le plus
exact en ce qui concerne le Nouveau Monde (16), qu'il habita depuis sa
jeunesse jusqu'à sa mort.
Las Casas a laissé inédite une
histoire générale des Indes, dont Herrera a beaucoup profité. Un savant
américain, docteur de l'université de Mexico, m'assure avoir lu les
trois volumes manuscrits de la main de l'évêque, sans y rien trouver,
qui l'inculpe relativement aux nègres. Il appuie d'ailleurs le jugement
de Munos, qui, dans la préface de son Histoire du Nouveau Monde, après
avoir rendu justice au talent de Herrera, l'accuse de manquer de
critique, de donner des traditions suspectes pour des vérités, de
travailler avec précipitation, en ajoutant ou en omettant à sa
fantaisie (17).
N'est-il pas étrange que
l'accusation dont il s'agit ne soit mentionnée dans aucun des auteurs
qui, à diverses époques, ont écrit la vie de Las Casas d'une manière
plus ou moins détaillée? tels sont particulièrement :
Echard et Quetif (18), Touron
(19), Dupin (20), Michel Pio (21), Nicolas Antoine (22) , Eguiara (23)
les quatre premiers sont Français, le cinquième est Italien, le
sixième, Espagnol; le dernier, Américain : tous gardent le silence à
cet égard.
Je pourrais me prévaloir de
celui de Alvare Gomez, de Baudier, de Fléchier, de Marsollier, et de
l'anonyme, qui ont publié chacun une histoire du cardinal Ximenès (24),
connu pour s’être opposé constamment au transport des nègres en
Amérique. Les doux premiers imputent ce crime aux seigneurs flamands
qui étaient à la cour d'Espagne ; les trois autres, d'accord avec
l'abbé Racine, et Fabre, continuateur de Fleury, le rejettent sur
Chièvres qui en cela abusa de son crédit.
Si nous remontons aux autours
contemporains de Herrera, ou antérieurs à cet historien, les uns, tels
que Gumilla, Zarate, Thomas Gage, Alvaro-Nunèz , et beaucoup d'autres,
parlent des nègres, sans parler de Las Casas.
Jean de Solorzano (25), Davilla
Padilla (26), Sotis (27), Sandoval (28), Laet (29), Torquemada (30),
les uns amis, les autres, ennemis de Las Casas, parlent de lui, mais
sans l'accuser.
Jean de Castellanos veut, au
contraire, que le nom du protecteur des Indiens arrive sans tache à
l'immortalité (31).
Parmi les écrivains antérieurs à
Herrera, et contemporains de Las Casas, je citerai Remesal, à qui nous
devons une histoire très détaillée du Chiapas, il parle des mémoires
présentés au roi par Las Casas en faveur des Indiens; mais il ne dit
pas un mot des noirs (32).
Pierre Martyr, membre du conseil
des Indes, qui, dans son ouvrage, exprime le désir de voir publier sans
délai tout ce que Las Casas a écrit sur cette contrée (33).
Hernandès de Oviedo (34), et
Lopès de Gomara (35), ennemis déclarés de Las-Casas, qui, de l'aveu
même de Herrera, a eu droit de s'en plaindre (36).
Jérôme Benzoni de Milan, plus
acharné encore contre lui (37) ; Bernas Diaz del Castillo (38), l'un
des conquérants du Nouveau Monde, qui, suivant Solis, cache sa passion
sous le masque d'une naïveté grossière, et qui outrage également La
Casas.
Enfin Sepulveda lui-même, son
plus grand adversaire; amis et ennemis, tous se taisent sur l'article
que je discute.
On connaît la célèbre conférence
qui, par ordre du gouvernement espagnol, eût lieu à Valladolid, en
1550, entre Las Casas et Sepulveda. Celui-ci prétendait qu'il était
juste de faire la guerre aux Indiens pour les convertir. Las Casas le
réfutait par les principes de tolérance et de liberté en faveur de tous
les individus de l'espèce humaine et ces principes obtinrent
l'approbation solennelle des universités d'Alcala et de Salamanque.
S'il eût commis l'inconséquence de vouloir substituer les nègres aux
Indiens, Sepulveda, qui était un esprit délié et très exercé dans le
genre polémique, n'eût pas manqué de signaler cette contradiction :
elle n'eût pas échappé à l'Académie d'histoire de Madrid, qui donna, il
y a vingt ans, une magnifique édition de cet apologiste de l'esclavage,
tandis qu'il n'existe pas encore une édition complète des oeuvres du
vertueux Las Casas et cette Académie ne rougissait pas (39) d'approuver
ce qu'elle-même appelle « une pieuse et juste violence exercée contre
les païens et les hérétiques». Il est doux de se persuader qu'une
doctrine si révoltante répugne aux membres actuels de cette société
savante, à laquelle on doit plusieurs volumes de mémoires curieux. Du
reste, on ne trouve pas un mot sur l'inculpation relative aux nègres,
ni dans les ouvrages qu'on vient de citer, ni dans ceux qu'a publiés
sur l'éducation populaire le savant Campomanes, que personne n'accusera
d'ignorer l'histoire de son pays, et qui, dans cet écrit, censure
sévèrement Las Casas (40).
Actuellement, si nous
interrogeons les ouvrages de ce dernier, ils déposent en sa faveur.
Religieux comme tous les bienfaiteurs du genre humain, il voyait dans
les hommes de tous les pays les membres d'une famille unique, obligés
de s'aimer, de s'entraider, et jouissant des mêmes droits.
Dans le traité curieux et très
rare où il examine si les chefs du gouvernement peuvent aliéner quelque
portion du territoire national (41), il établit que ce qui importe à
tous exige le consentement de tous, que la prescription contre la
liberté est inadmissible, que la forme de l'état politique doit être
déterminée par la volonté dû peuple, parce qu'il est la cause
efficiente du gouvernement, et qu'on ne peut lui imposer aucune charge
sans son consentement.
Ses autres ouvrages présentent
la même doctrine; on la trouve spécialement dans celui où il expose
les moyens de remédier aux malheurs des indigènes du Nouveau Monde; il
répète que la liberté est le premier des biens, et que toutes les
nations étant libres, vouloir les asservir sous prétexte qu'elles ne
sont pas chrétiennes, c'est un attentat contre le droit naturel et le
droit divin. Il ajoute que celui qui abuse de l'autorité est indigne de
l'exercer, et qu'on ne doit obéir à aucun tyran (42). Il indique, dans
le plus grand détail, les mesures à prendre pour soulager les
malheureux Indiens. Assurément c'était là l'occasion de proposer
l'importation des noirs, s'il eût été capable de s'écarter des
principes qu'il avait si bien développés, et néanmoins il n'en parle
pas. Il y a plus: un passage de cet écrit, le seul où j'ai trouvé le
mot de nègres, prouve que déjà on les employait. Les Indiens, torturés
par les divers agents de l'autorité publique et par leurs maîtres, le
sont encore, dit-il, par les domestiques et par les nègres (43). Parmi
les manuscrits de la Bibliothèque nationale, j'en ai découvert un sous
le n°10.536 (44), contenant deux ouvrages espagnols que je crois
inédits. Le premier est un traité anonyme et sans titre, dans lequel
l'auteur, réduisant à sa juste valeur la donation d'Alexandre VI,
décide que les rois de Castille sont obligés de restituer aux
descendants des Incas le royaume du Pérou, que les Castillans sont
tenus de rendre aux Indiens les mines, les terres, et tout ce qu'ils
leur ont pris (45). Les idées, la manière de les présenter, le style
tout favorise la présomption que cet écrit, dans lequel l'histoire peut
puiser quelques faits, est de Las Casas, qui, donnant l'essor à ses
principes, les aura développés avec plus d'extension et d'énergie que
dans son traité de l’Empire des rois de Castille sur les Indiens.
Le second, auquel est inscrit le
nom de Las Casas, est une lettre de soixante-dix pages, écrite en 1555,
et adressée à un nommé Miranda, qui était alors en Angleterre.
Invoquant tour à tour et le
droit naturel qui place au niveau les nations, les individus, et
l’Ecriture Sainte qui dit que Dieu ne fait acception de personne, il
met dans un nouveau jour la légitimité des réclamations des Indiens ;
et quoiqu'il y parle des noirs comme existants en Amérique, supprimer
les repartimientos (ou Encomiendas), est le seul remède qu'il propose
aux malheurs des indigènes.
Las Casas comble de justes
éloges les missionnaires, parce qu'ils refusaient de réconcilier à
l'église les Espagnols qui tenaient des Indiens en esclavage (46).
L'histoire nous apprend même que, par une instruction particulière, il
avait défendu aux prêtres de son diocèse d'absoudre les oppresseurs,
s'ils ne rendaient leurs esclaves à la liberté (47), en les indemnisant
pour les travaux faits pendant la durée de l'esclavage. A qui
persuadera-t-on que la peau noire des hommes nés dans un autre
hémisphère ait été pour lui un motif de les livrer à la cruauté des
maîtres, lui qui toute sa vie revendiqua les droits des peuples sans
distinction de couleur? Les hommes à grand caractère ont un ensemble de
conduite qui ne se dément pas. Leurs actions et leurs principes sont à
l'unisson : aussi Benezet, Clarkson, et en général les amis des noirs,
loin d'inculper Las Casas, le placent honorablement à la tête des
défenseurs de l'humanité. Quand même on prouverait qu'il conseilla de
recourir aux noirs, parce que, comme l'observe Herrera (48), un seul
nègre fait autant d'ouvrage que quatre Indiens, je dirais : cette foi
blesse ou cette erreur ne fut qu'une transaction forcée avec la
tyrannie à laquelle il aurait voulu d'ailleurs arracher toutes ses
victimes; et alors il resterait à ses détracteurs une autre tâche à
remplir, celle de démontrer qu'il proposa ou prévit, à l'égard des
noirs, des cruautés telles qu'en ont exercées plusieurs nations contre
les malheureux Africains, cruautés dont on trouve à peine quelques
exemples dans les établissements espagnols, quoiqu'ils aient été le
théâtre du massacre des Indiens.
Voyez comme l’erreur s’établit
et s'enracine. Plus de trente ans après, la mort de Las Casas, vient un
historien crédule ou malveillant, qui, sans preuve, dirige contre lui
une accusation inouï jusqu’alors. Les uns la répètent sans l’examiner,
d’autre en concluent que le premier, il a introduit la traite :
voilà déjà un commentaire qui enchérit sur le texte On lie
ensuite ces idées: au souvenir des barbaries justement reprochées aux
colons anglais, hollandais et français et l’on élève un
échafaudage de calomnies.
Las Casas eut beaucoup,
d'ennemis ; deux siècles plus tard, il en aurait eu davantage, dans un
pays où ces célèbres assemblées nommés cortes avaient répandu beaucoup
d'idées libérales, où, par le conseil d'un pape, les Aragonais avaient
établi une constitution presque républicaine (49) Las Casas
proclamait sans opposition des vérités que le despotisme n'avait pas
encore étouffées. Peu de temps après, Sandoval, Ramires et Mariania
dédiaient à des rois espagnols des ouvrages très hardis (50) ; et
lorsque le despotisme eut tout envahi, Las Casas, à ses yeux, eut le
tort d'avoir abhorré l'obéissance passive.
Des aventuriers établis en
Amérique, qu'il ne faut pas confondre avec la nation espagnole, pas
plus qu'on ne doit confondre nos guerriers avec cette troupe de
vautours qui à la suite des armées ont pillé l'Italie et la Suisse,
livraient les Indiens à la servitude, aux tourments et à la mort! Las
Casas voulait enchaîner leur cupidité : il se trouvait avec eux dans le
même rapport que les amis de noirs en France, il y a quelques années,
avec les planteurs.
N'avons-nous pas entendu
soutenir que les nègres étaient une classe intermédiaire entre l’homme
et la brute? Ainsi, des colons espagnols prétendaient que les Indiens
n’appartenaient pas à l'espèce humaine. Chez nous, on accusait les
défenseurs de la liberté des noirs d’être des factieux vendus à
l'Angleterre comme on avait accusé Las Casas d'être un chef séditieux
(51). Frémissant des horreurs dont il avait été le témoin, il en
signala les auteurs, et souleva l'indignation de toutes les âmes
sensibles. On conçoit que les oppresseurs des Indiens s’empressèrent de
nier ou d'atténuer ces forfaits et qu'ils employèrent toutes les
ressources de la perfidie pour les noircir. Des hommes qui assassinent
ne craignent pas de calomnier, il est même surprenant que Las Casas ait
pu échapper à la vengeance dans un pays où l’un de ses successeurs, au
Chiapas, fut empoisonné, uniquement parce qu'il avait voulu empocher
les dames de se faire apporter du chocolat à l’église (52).
Pour Faire diversion, les plus
modérés lui reprochaient de croire qu'on pouvait civiliser par la voie
douce de l'instruction et des bienfaits ces bons Indiens, dont la
candeur est peinte d'une manière si touchante dans ses écrits et dans
ceux de Palafox (53). Le bon sens appuyait ce système, mais quand les
passions offusquent l'intelligence, le plus difficile partout est de
ramener les hommes au sens commun. L'intolérance en a-t-elle fourni
assez de preuves depuis dix ans? L'événement prouva qu'il était plus
facile, comme le disait Las Casas, de faire embrasser le christianisme
aux Indiens, que d'obliger leurs oppresseurs à vivre chrétiennement.
Ses ennemis lui reprochent
encore trop de véhémence pour faire triompher ses projets relatifs à la
liberté, et pour alléger les maux de ses semblables. Assurément un tort
de ce genre n'est pas commun; et Las Casas parlant, écrivant, volant
d'un hémisphère à l'autre, voyageant sans cesse pour atteindre ce but,
avec un courage qui s'irritait par les obstacles, dut paraître bien
bizarre à tant d'hommes qui subordonnaient toutes leurs affections à
l'intérêt personnel.
Des
écrivains espagnols, entre
autres Campomanes (54), Nuix (55) et Munos (56), ont voulu prouver que
Las Casas avait exagéré les cruautés commises en Amérique (57).
L'entreprise n'est pas facile ; car ils ont à combattre le témoignage
transmis jusqu'à nous des missionnaires qui étaient alors dans ces
contrées, et le témoignage d'une foule d'historiens. Si Ces cruautés ne
sont qu'une fiction, qu'on nous explique comment, à Saint-Domingue,
toute la population indienne qui était si nombreuse s'est éteinte au
point qu'il n'en reste pas un seul individu. Les derniers sont morts,
dit-on, il y a environ trente ans. C'étaient deux filles qui n'avaient
jamais voulu se marier, parce qu'habitant la partie soumise aux
Espagnols, elles n'auraient pu épouser que des Espagnols (58).
Au reste, que prouvent contre
ceux-ci des faits de ce genre? Rien, absolument rien ; car le blâme de
ces cruautés doit être réparti sur les autres Européens établis en
Amérique, non moins que sur les Espagnols.
Prenez au hasard une nation
quelconque de notre continent, et supposez que ses navigateurs eussent
les premiers abordé le Nouveau Monde, bientôt une foule d'aventuriers
de tous pays, stimulés par l'ambition, par la soif de l'or, se seraient
élancés au-delà des mers, et l'Amérique eut été également le théâtre
des crimes reprochés aux premiers conquérants. Fadilla (59) prétend
qu'on a vu un jeune homme vendu pour un fromage; qu'une fille, choisie
entre cent, l'a été pour un arrobe de vin ou une jarre d'huile, qu'on a
donné cent Indiens pour un cheval : mais le même Padilla dit avec
raison à ses compatriotes : « que le souvenir de ces cruautés ne ternit
pas la réputation de ceux qui n'en sont pas complices (60) ». S'il était
permis d'inculper une nation généreuse et loyale en lui opposant les
actions de ses ancêtres, quel peuple pourrait, sans rougir, ouvrir sa
propre histoire? Les hommes de l'avenir sont-ils responsables des
forfaits qui les ont précédés? Les Français de notre siècle sont-ils
complices de la Saint Barthélemy, ni même des horreurs commises,
lorsque, sous le poignard de la terreur, trente mille brigands
opprimaient trente millions d'hommes?
Les détails qu'on vient de lire
ne sont pas étrangers à la question que je discute, parce qu'en
exposant les motifs qui firent tant d'ennemis à Las Casas, et les torts
dont ils le chargent, leur silence sur l'accusation relative aux
nègres, et les éloges que la force de la vérité leur arrache en sa
faveur établissent sa justification.
Qu'il me soit permis de signaler
ici quelques hommes auxquels le tribunal des siècles a décerné la
gloire, ou qu'il a voués à l'infamie, suivant la manière dont ils
avaient figuré dans une cause qui intéressait une partie du genre
humain.
Quevedo, évêque du Darien (ou
l’actuel Panama), et Barthélemy Frias de Albornos, se présentent à la
postérité avec des noms flétris : celui-là, pour avoir soutenu que la
nature destinait les Indiens à la servitude ; celui-ci, pour avoir
établi les mêmes maximes que Sepulveda, dont un livre censuré, même par
l'inquisition de Mexico.
Mais, à la gloire de Las Casas,
doivent être associés François de Vittoria (61), dominicain, et Antoine
Ramirez, évêque de Ségovie, qui réfutèrent Sepulveda. On sait
d'ailleurs que Ximenès, que l’évêque de Badajoz, et la plupart des
prélats espagnols appuyèrent ces réclamations.
Garces, évêque de Tlascala,
adressa à Paul III, en faveur des Indiens, une lettre éloquente, à
l'occasion de laquelle ce pape publia une bulle contre leurs
oppresseurs (62).
Avendano (63), jésuite, écrivit
courageusement contre la traite, et se constitua également défenseur
des Américains. Il déclare aux marchands d'hommes, qu'on ne peut, en
sûreté de conscience, asservir les noirs, qu'il appelle Ethiopiens :
c'est le nom que leur donnent divers auteurs de ce temps-là. Barbosa,
Rebello, D. Soto, Ledesma, Palaus, Mercato, Navarre, Solorzano, Molina,
professent à peu près la même doctrine.
A très peu d'exceptions près,
dans cette cause honorable, figurèrent la plupart des religieux qui
missionnaient dans le Nouveau Monde, mais surtout les
dominicains. Leur zèle seconda parfaitement celui de Las Casas. On doit
citer particulièrement Pierre de Cordoue et Antoine de Montesino, qui,
non contents de tonner dans les chaires de Santo-Domingo contre les
tyrans des Indiens, franchirent les mers pour venir les défendre devant
le prince et son conseil. (vers 1511)
Les éloges donnés à ces
missionnaires, et répétés par Montesquieu, Genty, Buffon, Robertson,
etc. ont reçu la sanction de la postérité.
Dans l'épître dédicatoire de la
préface de ses Incas, Marmontel attribuait au fanatisme la destruction
des malheureux Indiens. Depuis un demi-siècle, quiconque savait répéter
avec emphase ces mots, superstition, fanatisme, se croyait un homme de
génie, et se donnait pour philosophe. On commence à s'apercevoir qu'il
faut quelque chose de plus pour mériter ce titre. En 1777, dans un
opuscule intitulé : Lettre d'un lecteur du Journal français et de
l’Année littéraire, à M. Marmontel, on lui prouva démonstrativement que
son assertion était fausse en soi, et contradictoire sous sa plume ;
que l'orgueil, l'ambition, la soif de l'or, la débauche, et non le zèle
religieux mal entendu, étaient les passions honteuses qui dominaient
les destructeurs du Nouveau Monde.
L'auteur des Incas prétendait
qu'une bulle d'Alexandre VI avait mis le sceau apostolique au fanatisme
des conquérants espagnols, et qu'il avait fait un dogme de ses maximes,
un précepte de ses fureurs. Parce que beaucoup de crimes ont souillé la
vie de ce pontife, est-ce une raison pour les aggraver en le calomniant?
Certes il ne lui en restera que
trop! Cette bulle, adressée, en 1493, au roi Ferdinand V et à la reine
Isabelle, loin d'avoir le caractère que lui impute Marmontel, porte
textuellement, au contraire, « l'ordre d'envoyer dans le Nouveau
Monde des hommes de probité, craignant Dieu, savants, expérimentés,
pour instruire les indigènes dans la foi catholique et les bonnes
moeurs».
Ce n'est donc pas le fanatisme
qui opéra la destruction des Indiens : au contraire, la religion, oui
la religion seule, éleva la voix contre les oppresseurs, seule elle
déploya ses efforts pour empêcher les vexations, les massacres, et pour
consoler les opprimés. Est-ce sa faute si, contre son gré, au mépris de
ses principes, et même en son nom, des brigands, sourds à sa voix,
prétendirent légitimer leurs crimes?
Les hommes sensés n'imputeront
jamais à la philosophie les horreurs commises en son nom sous le régime
de la terreur, mais aura-t-on jamais la loyauté de ne pas imputer au
christianisme des forfaits qu'il abhorre, qu'il condamne, et de dire,
comme le cacique Henry, que le christianisme n'est pas responsable des
crimes de ceux qui prétendent le professer, puisqu'ils sont en révolte
contre les préceptes qu'il leur impose?
Ce fut la religion qui dicta les
sentences des Universités d'Espagne contre la doctrine de Sepulveda,
dont les ouvrages, alors prohibés dans ce pays, furent publiés
furtivement en Italie.
Et pourquoi ne rappellerais-je
pas également les mesures prises en faveur des Indiens par les synodes
et les conciles tenus à Mexico, à Lima, dans le seizième siècle, dont
on peut lire les détails dans la collection du savant cardinal
d'Aguirre? Les actes de ces assemblées, surtout du premier concile de
Lima, en 1582, portent l'empreinte de la bienveillance la plus étendue,
la plus affectueuse, envers les indigènes.
Rien n'est oublié pour prévenir
les abus d'autorité à leur égard, pour les faire participer aux
bienfaits de l'instruction et de tous les avantages sociaux. Quoique la
civilisation eût fait des progrès dans le Nouveau Monde, avant l'entrée
des Européens dans ce continent, il paraît que plusieurs contrées
étaient encore à demi sauvages. Un chapitre du concile qu'on vient de
citer, qui porte en titre : Ut lndi politice vivere instituantur, entre
même dans des détails de propreté et d'économie domestique dont on veut
inspirer le goût aux Indiens.
Le concile, considérant que la
détention des nègres et négresses pour s'approprier les fruits de leur
travail, est un crime, même dans les laïcs, le défend d'une manière
plus expresse aux ecclésiastiques. Pour assurer l'exécution de ses
règlements, il adresse aux magistrats les invitations les plus
touchantes, au clergé les ordres les plus précis (64).
On voit par-là quel était
l'esprit de cette législation ecclésiastique. Elle avait pour
caractères la justice et la bonté ; elle opposait un contrepoids aux
vexations qu'exerçait la cupidité contre des hommes à qui l'indigénat
devait plus particulièrement assurer la jouissance de tous les droits
sociaux.
Ayons aussi la justice de dire
avec Marmontel (65) que les malheurs des Indiens furent toujours
désavoués par le gouvernement et la nation.
Comment donc s'introduisit ce
système d'oppression des Indiens et des noirs? Comment? De la même
manière que dans les colonies françaises s'introduisit l'esclavage,
malgré le voeu du Gouvernement et les décisions solennelles de la
Sorbonne; il s'établit comme tous les abus qui intervertissent la
marche de la nature, et qui minent insensiblement les institutions les
plus sages. Ce résultat est, je ne dis pas inévitable, mais plus
fréquent, lorsque le théâtre des événements est loin du centre de
l'autorité politique, qui ne peut y exercer qu'une surveillance
imparfaite, parce qu'elle est obligée de déléguer ses droits à des
agents dont on épouvante la faiblesse, dont on neutralise la force,
dont on achète les décisions.
De telles calamités cesseront
d'affliger l'espèce humaine dans tout pays où la suite des siècles
présentera peut-être le phénomène inouï jusqu'à nos jours d'un
Gouvernement inaccessible à l'intrigue, au népotisme; qui, ne
sacrifiant jamais à certains individus l'intérêt de tous, punira tous
les grands coupables et qui, pour s'épargner l'obligation de punir,
ira, dans les réduits de la modestie, et souvent du malheur, chercher
la vertu associée aux talents pour leur confier les intérêts publics.
Je reviens à mon sujet en
résumant les faits. La traitae des nègres entre l'Afrique et l'Europe
commença chez les Portugais, au moins trente ans avant la naissance de
Las Casas. (vers 1443) Le transport des esclaves noirs en Amérique, de
l'aveu de tous les historiens, précède de quatorze ans, peut-être même
de dix-neuf ans, l'époque à laquelle on fixe le projet imputé à Las
Casas pour les substituer aux Indiens.
Herrera, son unique accusateur,
écrivain reconnu comme peu véridique, et qui montre de la prévention
contre Las Casas, ne cite aucun garant de son assertion. Il publia les
premières décades de son histoire trente et un ans après la mort de
celui-ci. Tous les écrivains contemporains de Herrera, et ceux qui lui
sont antérieurs, gardent le silence sur l'inculpation relative aux
noirs, quoique plusieurs fussent ennemis déclarés de Las Casas. Trois
savants Américains que j'ai consultés, l'un de Mexico, un de Santa-Fé
de Bogota, un autre de Guatemala, n’en ont aucune connaissance y ils se
bornent à dire qu'il est en vénération parmi leurs compatriotes, et ils
expriment le désir de lui voir ériger, ainsi qu'à Christophe Colomb,
une statue dans le Nouveau Monde (66). Je ne comptais pas de sujet plus
digne d'exercer le talent d'un ami de la vertu, et il est étranger que
jusqu'ici la peinture et la poésie ne s'en soient pas emparées.
Les ouvrages de Las Casas, loin
de présenter aucune indication contre lui, réclament partout les droits
de la liberté, et inculquent les devoirs de la bienveillance en faveur
de tous les hommes, sans distinction de couleur ni de pays : ainsi les
principes qu'il professa toujours, et sa conduite invariable, démentent
une accusation dont les esprits impartiaux peuvent actuellement
apprécier la valeur (67).
Très peu d'hommes ont eu
l'avantage de remplir une vie aussi longue que la sienne par des
services aussi éclatants envers leurs semblables. Les amis de la
religion, des moeurs, de la liberté et des lettres, doivent un tribut
de respect à la mémoire de celui qu'Eguiara nommait l’ornement de
l’Amérique (68), et qui, appartenant à l'Espagne par sa naissance, à la
France par son origine, peut être nommé à juste titre l’ornement des
deux Mondes.
Si l'on demandait jusqu'à quel
point une discussion de ce genre intéresse l'espèce humaine, cette
question qui s'applique à la plupart des faits historiques, peut être
rendue de la manière suivante: Importe-t-il que l'histoire soit une
suite de vérités et non un tissu de mensonges?
Importe-t-il que l'humanité
gémissante, que la postérité épouvantée des scandales et des crimes qui
souillèrent la découverte de l'Amérique, calment leurs douleurs, en
admirant quelques hommes célestes qui, par leurs vertus, étaient
l'image de la divinité, et par leurs bienfaits les représentants de la
providence?
D'ailleurs n'avons-nous pas des
devoirs à remplir envers ceux qui ont quitté la vie, comme envers ceux
qui doivent y arriver? et quand le juste, descendu dans le tombeau, ne
peut plus repousser les attaques de l'imposture, ceux qui lui survivent
ne sont-ils pas plus étroitement obligés de plaider la cause de la
vertu?
Les grands hommes, presque
toujours persécutés, aiment à exister dans l'avenir: placés par leur
génie en avant de leur siècle, ils en appellent au tribunal de la
postérité; celle-ci, héritière de leurs vertus, de leurs talents, doit
acquitter la dette des contemporains. Qui pourrait regretter d'avoir
été calomnié, s'il peut, à ce prix, épargner des larmes à l'humanité?
mais aussi est-ce trop d'obtenir justice quand on n’est plus?
Notes de l'auteur :
(1) Voyez l’histoire
de l’imprimerie et de l’imprimerie par Jean de Lacaille, Paris, 1689,
page 241; et l’origine de l’imprimerie par Chevillier, 1694. Lacaille
accuse Vitré d’avoir fait détruire les caractères. Chevillier dit qu'il
fit détruire les poinçons, les matrices et les caractères (page 300).
(2) Voyez dans la Notice des
manuscrits, etc. tome 1: le mémoire de M. de Guignes.
(3) Farfalloni de gli antichi
historici par Lancelotti. Venise, 1536.
(4) An hittorical accountand
origine of the commerce y by Anderson, tome 1, p. 464.
(5) Voyez Vida do Infante D.
Henrique por Candido Lusitano, Lisboa, 1758. Candido Lusitano est un
pseudonyme. L’auteur est C. J. Freira père de l’Oratoire de
Saint-Philippe de Neri.
(6) Voyez Annales ecclesiasticos
y seculares, etc. de Sevilla, par D. Diego Ortez de Zuniga. Madrid,
1677, tome XII, n°10, p. 373 et suivantes.
(7) An argument or the case of
Sommerset, etc. par Hargrave.
(8) Anderson, tome IV, p. 690.
Histoire de Saint-Domingue, par Charlevoix, tome I, sous l'an 1503 et
l'an 1505.
(9) Description de las Indias
occidentales, etc. par Herrera, Ve volume. 1725, décade première, Tome
III, p. 79, sous l’an 1498.
(10) Voyez Poème des mois, par
Roucher, notes du mois d'avril. Raynal, édition de Genève, 1780, livre
III, p. 177 et suivantes. De Paw, Recherches sur les Américains, tome
1, p.120. Prossard, La cause des noirs, etc. Histoire civile et
commerciale des colonies anglaises, par Bryant Edouard, tome IV,
chapitre 3. Reflexiones imparciales sobre la humanidad de los
Espagnoles en las Indias contra los pretendidos filosofos y politicos,
traduit de l'italien en espagnol de l'abbé Nuix, par D. Pedro Varela y
Ulloa, Madrid, 1782, troisième réflexion, paragraphe 2, p. 226 et
suivantes. Genty, L'influence de la découverte de l'Amérique sur le
bonheur du nouveau monde, p. 184.
(11) Charlevoix, tome I, p. 346.
(12) Traduction d’un extrait de
: Historia de las Indias occidentales par Herrera, tome II, chapitre 20.
(13) Traduction d’un extrait de
: History of America by Robertson, tome III à l’an 1517.
(14) The history of Mexico by
Clavigero, tome I, p. XXV. Je n'ai pu me procurer que la traduction
anglaise de cet estimable, ouvrage par Cullen.
(15) Histoire de l’Orénoque,
chapitre 50.
(16) Monarchia indiana, Séville,
1615.
(17) Historia del nuevo mundo y
1793, tome I. Voyez le prologue.
(18) Scriptores ordinis
proedicatorum, tome II, p.192 et suivantes.
(19) Histoire de l'Amérique,
tome I, p.190, et Histoires des hommes illustres de l'ordre de saint
Dominique, tome IV, p. 24 et suivantes.
(20) Bibliothèque des auteurs
ecclésiastiques, seizième siècle.
(21) Delle vite degli huomini
illustridi di S. Domenico. Pavie, I613. part. II, livre IV, p. 32 et
suivantes.
(22) Bibliotheca nova scriptorum
Hispania, article B. de Las • Casas, Madrid, 1783.
(23) Bibliotheca Mexicana, tome
I, p. 363 et suivantes.
(24) Voyez De rebus geslis à
Francisco Ximenio Cisnero, etc. par Alvaro Gomez, livre VI, p.1086.
Baudier, Histoire de l'administration du cardinal Ximenès, p.285 et
suivantes. Vie de Ximenès, par Fléchier, livre IV, p.434 et suivantes.
Vie de Ximenès, par Marsollier, livre VI, p. 285. Histoire du ministère
du cardinal Ximenès, livre VI, p.393.
(25) De jure Indiarum. 1629,
livre II.
(26) Historia de la fundacion y
discurso de la provincia de Sant-Yago de Mexico de la orden de
predicatores, etc. Bruxelles, 1625.
(27) Conquête du Mexique, livre
IV, chapitre 12,
(28) Histoire de Charles-Quint,
tome II.
(29) Description des Indes
occidentales, livre XVIII, chapitre 5.
(30) Monarchia indiana, livre
XV, chapitre 17, édition de Séville en 1615.
(31) Primera parte de las
elegias de varones illustres de Indias, Madrid, 1589, p.288 et
suivantes.
(32) Historia de la provincia de
Chiappa y Guatemala. Livre IV, chapitre 10.
(33) Della navlgatione e viaggi
raccolte, etc. par Ramusio, tome III, où l’on trouve le Sommaire sur
les Indes occidentales, par Pierre Martyr de Milan, nommé aussi
Anglerio.
(34) La historia generale de las
indias, Salamanque, 1547. Livre XIX, chapitre IV, p.656.
(35) Historia general de las
Indias (par Lopès de Gomara, anonyme). Medina del Campo, 1553. On a
traduit en italien la seconde partie de cet ouvrage, sous le titre de
tercera parte (troisième partie); j'ignore d’où vient cette erreur.
(36) Décade III, livre 2, p.49.
(37) Voyez dans Théodore Debry
l'ouvrage de Jérôme Benzoni, qui écrit contre Las Casas avec un style
de libelle.
(38) Historia verdadera de la
conquista de la nueva Espana. Madrid, 1795, 4 volumes, tome I, chapitre
7, p.33 et tome II, chapitre 83, p. 45, etc. Dans un abrégé d'histoire
ecclésiastique traduit du français en espagnol, on a inséré une lettre
attribuée à Benavente, un des premiers missionnaires franciscains dans
les Indes occidentales, qui déchire indignement Las Casas. Je ne
connais pas cette pièce, mais un ecclésiastique américain qui m'écrit à
ce sujet, fait les observations suivantes: 1°. Plusieurs Franciscains
qui étaient d’avis de convertir militairement les Indiens, se
déclarèrent antagonistes des Dominicains, qui, tous animés des
sentiments de justice et de douceur de leur confrère Las Casas, les
prêchaient publiquement. Il se pouvait donc que parmi les religieux de
S. François, quelqu'un, vendu à la faction qui opprimait les malheureux
Indiens, eût écrit à la cour pour tâcher de détruire ou d'atténuer
l'horreur des forfaits dénoncés par Las Casas. 2°. Cette lettre,
remplie d'anachronismes, a tous les caractères de l'imposture : on
doute que jamais les éditeurs puissent en produire l'original. 3°.
Fut-elle authentique (et c'est ici le point capital), elle ne présente
rien qui inculpe Las Casas relativement aux nègres.
(39) Vie de Sepulvada, p.73.
(40) Voyez Appendice a la
educacion popular, tome Il, part. I, p. 172 et suivantes. Dans les
notes, et part. IV, p. LIX, etc.
(41) Utrum reges vel principes,
jure atiquo vet titulo et salud conscientid, cives ac subditos à regiâ
coronâ alienare, et atterius dominio particularis ditionis subjucere
possint, etc. Tubingen,. Je ne connais à Paris qu'un exemplaire de cet
ouvrage curieux : il y en a eu une autre édition à Jena en 1678.
(42) El que usa mal del Dominio
no es digno de senorar, y al tyranno ninguno ni obediencia ni ley se le
deve guardar. (Razon 9)
(43) Razon 20.
(44) C'est le n° 651 du
Catalogue de Baluze.
(45) Dans un ouvrage que prépare
le citoyen Bougainville, il témoigne ses regrets sur la perte des Iles
Malouines. En examinant les principes d'après lesquels devrait
s'établir le droit de propriété sur de nouvelles contrées, ne
pourrait-on pas dire que, lors surtout qu'elles sont à très grande
distance des terres habitées, et qu'elles sont sans habitants, le
navigateur qui s'y établît le premier, acquiert le droit d'en jouir. Le
citoyen Bougainville ayant trouvé les lies Malouines sans habitants il
y avait commencé à ses frais une colonie. Dans l'espace de trois ans,
elle avait déjà fait des progrès qui promettaient les plus heureux
résultats. Déjà un fort était construit, les cultures étaient en
activité, on exploitait des tourbières, il avait cicuré (rendu
domestiques) une belle espèce d'outardes, etc. il entrevoyait déjà avec
enthousiasme le moment de bâtir un observatoire à 51 degrés de latitude
sud, quand l'Espagne réclama ces îles : la France accéda à cette
réclamation. Le gouvernement espagnol se comporta envers les colons
avec cette loyauté qui lui est habituelle. Avec quel intérêt il parle
de ces îles, ce savant navigateur, qui, surmontant des obstacles
infinis, et dans un autre hémisphère formant un établissement de ce
genre, donnait de nouvelles espérances aux sciences et à l'humanité
dont il a si bien mérité!
(46) Voyez son traité l’Indiano
supplice schiavo. (illisible)
(47) Remesal, décade première,
livre VII, chapitre 14. Voyez aussi, dans les oeuvres de Las Casas, la
conférence avec Sepulvada, rédigée par Dominique Soto.
(48) Décade II, livre 2,
chapitre 8.
(49) Voyez Antonio Pérez,
Pedazos de historia, p.144 et suivantes.
(50) Voyez De rege et régis
institutione, par Mariana. Le traité curieux, De lege regid par Pierre
Calixte Ramirez. De instauranda AEthiopum salute par Alonzo Sandoval,
tome I, chapitre 16, p.74.
(51) Amotinaba la gente (les
gens s’ameutaient), est-il dit dans Herrera, décade VI, livre I, page
12.
(52) Voyez Thomas Gage, p. 19,
Relation de divers voyages.
(53) Voyez son ouvrage intitulé
l'Indiano.
(54) Voyez les passages cités
plus haut de ses Appendices.
(55) Reflecciones imparciales
(réflexions impartiales), etc.
(56) Voyez le, prologue de son
Historia del Nuevo Mundo, etc. p.XVIII.
(57) Dans son ouvrage la
Destruccion de las Indias, traduit dans toutes les langues.
(58) Je tiens ce fait du citoyen
François (de Neufchâteau).
(59) Historia de la fundacion,
etc. livre I, chapitre 101.
(60) Traduction du texte de
Padilla (ci-dessus), livre I, chapitre 101.
(61) Dans ses Theologias
recollecciones, 5 et 9.
(62) Voyez la bulle de Paul III,
en 1537. Ce monument honore à jamais la mémoire de ce pontife.
(63) Thesaurus indic., Anvers,
1668, tome.1, titre 9, n°180, 203, et passint.
(64) Voyez Collectio maxima
conciliorum, etc. par d’Aguirre, tome IV, premier concile de Lima,
article 3, chapitre 3, et article 5, chapitre 4.
(65) Voyez la préface de ses
Incas.
(66) Je saisis cette occasion
pour leur exprimer ma reconnaissance, ainsi qu'à M. Manuel Justo
Martines, premier professeur de théologie à l'université d'Alcala de
Henarès, qui a bien voulu se prêter à quelques recherches relatives à
cet ouvrage.
(67) Hume l'eut reléguée au
nombre des fables, lui à qui le silence d'Aversbury suffit pour
révoquer en doute les projets cruels d'Edouard III contre Eustache de
Saint-Pierre et les cinquante bourgeois de Calais. (Voyez History of
England by Hume). Pour mettre à l'abri de toute censure la réputation,
de Las Casas, le docteur Launoy et Luderwalt, connue par la sévérité de
leur critique, eussent trouvé, dans les détails que j'ai donnés, plus
qu'ils n'exigent dans leur traité sur l'autorité de l'argument négatif
(De auctoritate negantis argumenti, par Launoy, etc. Commentatio de vi
argumenti quod ducitur è silencio scriptoris, par Lunderwalt,
Brunswick, 1753.
(68) Bibliotheca mexicana,
article 6, de Las Casas
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Source
d'origine Gallica-Bnf : Apologie de B. Las Casas
M. Baudouin imprimeur de l'Institut national
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Notes complémentaires de Persée.fr |
- Nécrologie d'Henri Grégoire
par Préaux Claire. In la Revue belge de philologie et d'histoire,
1965. Langues et littératures modernes - pages 1193-1198.
Apologie de B. Las Casas, etc. par
Bernard Plongeron In la Revue française d'histoire d'outre-mer, tome
87, n°328-329, 2e semestre 2000. Grégoire et la cause des Noirs.
Combats et projets (1789-1831) des pages 37 à 50.
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