|
Cliquez
ci-dessus pour revenir à la page d'accueil
|
|
Luttes et combats de Christophe Thivrier
(député, maire et conseiller d'arrondissement socialiste)
|
- Mémoire ouvrière du département de l’Allier et de la commune de Commentry.
- Le député en blouse (extraits), par, Ernest Montusès et Préface de Jean Jaurès, 1913
- Le Cinquantenaire de la première municipalité socialiste de France et du monde, Le Populaire, 1932 & annexe sur la Famille Thivrier.
- La blouse de Monsieur Thivrier, Le Courrier de Paris in l'Univers Illustré, 1889
- Intervention du député Christophe Thivrier, Ass. Nationale, le 10 mai 1890
|
|
|
|
|
|
|
- Mémoire ouvrière du département de l’Allier (03)
- et de la commune de Commentry :
- "Le député en blouse"
- ou Christophe Thivrier dit "Christou"
- Dessin de José Belon - Le Petit Journal (1894)
Par Lionel Mesnard, le 8 juillet 2017
|
"Thivrier était l'apôtre qui la portait par le monde, la divulgant devant les masses, répandant la semence par les chemins" (Ernest Montusès)
Ernest Jean Semonsut ou son anagramme d’écrivain Ernest Montusès (1880-1927) est l’auteur du Député en blouse,
alias Christophe Thivrier, dit Christou (1), préfacé par Jean Jaurès.
Sa deuxième édition fut publiée en 1913 et allait connaître plusieurs
réimpressions, ainsi Montusés fut de même le rédacteur de plusieurs ouvrages et
de journaux, dont une histoire locale de Montluçon. D’une famille
ouvrière, il passa le concours de
l’Ecole Normale, à l’époque recruté à l’échelle départementale, à
Moulins, préfecture de l'Allier (ancienne capitale du Bourbonnais).
D’abord instituteur, pour des raisons de santé, il devint
bibliothécaire
et initiateur de deux revues militantes. Dans son œuvre, il est à noter
des ouvrages de poésies et un intérêt prononcé pour la dramaturgie. Il
fut conseiller général socialiste de ce même département, puis membre
de la SFIO en 1905 (Section Française de l'Internationale Ouvrière), il
rejoignit en 1921 le parti Communiste et la
troisième Internationale (SFIC - Section française de l'Internationale
Communiste). Il reste de nos jours une fondation à son nom
et elle a pour but une «aide les jeunes étudiants à réaliser leur
projet d'études». Le reste, d’un lègue que fit son fils, faute
d’héritier. A ce titre, il existe un site apportant toutes les
informations nécessaires, une association loi de 1901 a été créée en
1987 au titre de ses Amis et offre toutes les sources utiles à la
compréhension de son travail plus que méritant d’écrivain et
d’historien. (2)
Son livre sur Christophe Thivrier (1840-1895) de la génération
précédente du mouvement socialiste ou ouvrier est une très belle
illustration d’une vie militante et pas la moindre. De comment un
enfant mis au travail à dix ans par son père est devenu une gloire pas
seulement locale ou nationale, mais internationale. Cette surprise,
illustre parfois les maladresses à se saisir d’un sujet que l’on
attribue à un autre et à parler un peu vite négliger le contributeur,
mais pas à tort sur un sujet ne se limitant pas au port d’une blouse
dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, mais à un parcours selon
certains principes ou au gré des origines du socialisme en France. L’on
retrouve tous les ingrédients de la branche marxiste ou
internationaliste française avec entre autres, Paul Lafargue, beau-fils
et époux de Laura Marx.
Son auteur, Ernest Montusès (ci-contre) fait un portrait pouvant apparaître pour
insolite et nous renvoyant notamment à la construction de la
République, du moins la troisième du genre en toute fin du deuxième
chapitre bonapartiste du siècle et à ses débuts. Une petite mine
d’information, pour qui aime à faire des recherches sur des acteurs
oubliés, il y a là de quoi se réjouir des erreurs des autres..., pour
apporter des précisions sorties de leur contexte initial et demandant
une élaboration au calme de l’actualité politique du moment. Néanmoins,
les anecdotes sur les modes vestimentaires de l’Assemblée depuis 1789
sont nombreuses, souvent un moyen de se faire remarquer dans le déluge
des nouvelles… |
|
|
Je retiendrais Marat qui y allait en robe de chambre dans sa dernière
année (ou fin 1792), et pas pour amuser la galerie ou retenir
l’attention, quoi que, que de préjugés ou volontés d’imposer un code
vestimentaire, ou ce qui n’est qu’un cérémonial. Et ce qui n’est en
rien une loi de la république, mais une tradition. Cela peut faire
sourire sur son décalage avec le Parlement de nos voisins Allemands.
Nous vous renvoyons vers l’article de 1889 du Journal Illustré à ce
sujet sur cette même page, dans un style journalistique quelque peu
ironique sur les mœurs de l’Assemblée! Plus illustratif, pareillement
est à lire la célébration du Cinquantenaire de la première commune
socialiste en France et le monde, Commentry, au sein du journal le
Populaire de Léon Blum en 1932.
A la lecture d’Ernest Montusès, on pourrait presque avoir l’impression
de retourner sous l’ancien régime, dans un style impeccable et précis,
nous découvrons Thivrier et ses actions ou sa place au sein de la
commune de Commentry dans l’Allier et ses évolutions. «Il est l'un
des créateurs du mouvement ouvrier dans son département. La «Marianne»,
société secrète instituée pour combattre les menées réactionnaires des
conservateurs, se réunit souvent chez lui. En 1874, il est élu
conseiller municipal de Commentry sur la liste républicaine et réélu en
1878. En 1879, il est acquis au collectivisme et le 21 janvier 1881 il
est élu avec toute la liste ouvrière et socialiste». (1)
Il est souvent difficile de pouvoir avoir tant d’information sur un
militant ouvrier du XIX° siècle, à qui nous devons d’avoir emporté la
première mairie socialiste de l’histoire de l’humanité. Et que le
combat mené dut user de subterfuges pour pouvoir se constituer sans
prendre en représaille les pouvoirs impériaux, et les difficiles années
1870 pour celui qui gravit tous les échelons et se retrouva sur les
mêmes banquettes que l’illustre Jean Jaurès en 1893. Celui-ci a été le
rédacteur d’une courte préface dans l’ouvrage de Montusès (sur cette
même page), à qui nous devons un récit digne de foi et sous la patte
d’un historien et républicain socialiste, puis communiste. Renvoyant de
plus à deux histoires ou identités au sein du prolétariat français et à
la scission de 1920 à Tours.
L’Allier a connu longtemps la gauche sous ses différentes étiquettes
partisanes du passé, après la seconde guerre mondiale Parti Communiste Français (Pcf), puis Ps à la
tête du Conseil Général et resta longtemps un département marqué par
l’industrialisation du temps des maîtres de Forges des siècles passés.
D’où, les luttes des mineurs qui s’initièrent pour refuser le monopole
alimentaire des patrons dans le canton de la cité Commentry. Mais
aussi la question de l’imposition avec l’octroi toujours en vigueur,
une taxe que Thivrier considérait «à la tête du client» et souhaitait
une proportionnalité de l’impôt selon les revenus (adopté dans les
années 1920), ou les questions religieuses et la place des ordres dans
la vie quotidienne de cette masse considérée comme les «classes
dangereuses», depuis au moins les années 1830. «La vile multitude»
selon Adolphe Thiers, qui alimentait les peurs sur la question sociale
et politique du prolétariat s'organisant.
De l’ouvrier dépeint à l’ocre rouge, sous ses aspects rugueux, Thivrier
connu ce mépris si propre aux classes possédantes, le prenant pour un
rustre, alors qu’il s’agissait d’un homme instruit. Il avait tout fait
pour sortir de sa condition première avant de devenir négociant de vin
et faire ce que l’on nommait de «l’agit-prop». L’histoire de la blouse
n’est qu’une anecdote, sur le fond, il s’agissait de mettre un arrêt
aux exactions militaires dans le ville de Commentry, suite à la grève
de 300 mineurs dans ce bassin d’extraction de la houille. La blouse fut
un prétexte pour retenir l’attention de la presse, toujours aux aguets
des frasques plus que des raisons initiales et se répétant
inlassablement. De même avant la vague électorale d’extrême droite
allant déferler à la fin du XIX° siècle, Thivier se fit battre, avant
que son siège ne retourne à un membre de sa famille, un mandat plus
tard, celui-ci décédant dans le cours de l’année après avoir été
éliminé par un «opportuniste» pour reprendre le terme de Montusès pour
désigner de faux progressistes, ou ceux compromis avec les pouvoirs
conservateurs ou réactionnaires.
Une vie riche, dans la marge des temps, dans le cadre des élections qui
vont se succéder à Commentry, Thivrier, conseiller d’arrondissement et
maire élu et réélu, puis député sur deux mandats, dit Christou fut un
homme gai et très attentionné pour ses concitoyens, s’appuyant sur le
troquet local pour diffuser ses idées révolutionnaires dans le patois
local. Il ne cacha pas son souhait d’asseoir plus de démocratie au sein
de la République et de s’allier si besoin avec les radicaux. Mais, il
appartenait à la mouvance socialiste et révolutionnaire, qui donna lieu
à la tendance Guesdiste au sein de la SFIO, comme ses frères et ses
enfants, car, il s’agissait d’une famille impliquée dans
toutes les métastases de cette époque difficile pour les masses
laborieuses. Il siégea à l’extrême gauche aux côtés de Jaurès, mais
aussi d’Edouard Vaillant (1840-1915) et des quelques premiers députés
ou réchappés de la Commune de Paris ou de l’exil, dont le jeune Jules
Guesde (1845-1922) à qui, il permit de s’enfuir ou de se protéger d’un
attentat des forces bourgeoises depuis sa localité. |
|
|
Le plus touchant est cette histoire des «Marianneux», de comment se
sont organisés localement les ouvriers pour échapper à la censure et
aux condamnations pour activités politiques et ouvriront la voie aux
cercles républicains qui vont fleurir sous la troisième république. La
"Marianne" était à l’origine une société secrète avec ses codes
débonnaires et qui fut surveillée par les autorités du cru
dans sa vieille tradition de répression des idées d’émancipation
sociale et politique au service du capital. Vous pourrez aussi lire le
chapitre consacré à cette confrérie ouvrière du temps de la "République des Ducs" (1871-1875)
sur cette même page.
Nous terminerons par l’intervention du bon et de la belle âme de
Christou qui lui donna le surnom de Député à la blouse, au sein de la
chambre des députés en 1890. Pour ceux qui n’auraient pas suivi un
vieux débat sur comment paraître et faire diversion, qui dans le "la"
d’une actualité éruptive, où il devient parfois difficile de se
retrouver, quelque esquisse du passé ouvrier sommeillant s’offre à
nous!
« Les premières manifestations de l'Allier rouge
conduisent à la constitution du mouvement guesdiste qui se distingua
par son radicalisme. Au début du XXe siècle, le socialisme de l'Allier
se consolida par le biais des réseaux de sociabilité et des sociétés
coopératives. Le socialisme s'étendit dans quelques cantons du
nord-ouest du département, avec l'apparition de nouveaux acteurs, le
propagandiste politique et le militant syndical qui contribuèrent à
favoriser son identification aux luttes ouvrières et paysannes.
Comptait 12 % des effectifs de la SFIO au début du XXe siècle, l'Allier
apparaissent comme une des zones de force du parti socialiste, avec la
Haute-Vienne. Ainsi, le mythe de l'Allier « rouge » s'installait ». In « Jean Jaurès dans l'Allier Rouge » par Asku Lee (3)
Notes ou informations complémentaires :
(1) Christophe Tivrier dit Thivrier, député de l’Allier, «Christophe
Thivrier a laissé sa trace dans l’histoire en devenant le premier maire
socialiste au monde. Ses fils, Isidore et Alphonse, ont été maires de
Commentry». Biographie politique in le Dictionnaire des
parlementaires français de 1889 à 1940 de Jean Jolly. Sa biographie en
ligne sur le site de l’Assemblée nationale : A lire ici !
(2) Les amis d’Ernest Montusès et son œuvre : A consulter ici !
(3) CAIRN info : A lire ici !
|
Les Amis d'Ernest Montusès
Documents de l'exposition initiale (8 minutes)
|
|
|
|
Le député en blouse (extraits)
Par Ernest Montusès – Préface de Jean Jaurès
|
PRÉFACE
Le fils et le gendre de
Thivrier, tous deux militants fidèles et socialistes probes comme lui,
en me faisant l'honneur et l’amitié de me demander quelques lignes de
souvenir, m'ont donné une joie qui n'est point sans mélancolie. C'est
du fond d'un passé déjà lointain que j’évoque la figure malicieuse et
franche, gouailleuse et loyale, de celui que mes mandants de Carmaux
appelaient affectueusement, dans leur languedocien, d'un petit nom
familier.
C'est à la Chambre de 1893 que
j'ai, pour la première fois, rencontré Thivrier. Comme nous étions
jeunes alors, tous, même les anciens! Il y avait dans le groupe
socialiste, soudainement grandi, une allégresse, une force admirable
d'espérance et de combat! L'unité du Parti a été depuis lors - après
bien des vicissitudes et des brisures - plus totalement organisée, plus
méthodiquement. Mais dans cette sorte d'aurore de 1893, elle avait, je
ne sais quoi de juvénile et d'ardent qui est resté dans le souvenir de
tous comme un enchantement.
En quelques semaines, en
quelques jours, une sorte de grande amitié commune s’était formée. Pour
ceux qui, comme moi, étaient arrivés au socialisme par des sentiers
solitaires, sans être passés par l’école des groupements, sans avoir
été mêlés aux luttes tragiques du passé et sans avoir subit les dures
épreuves des premiers temps de propagande, il y a avait, dans cette
soudaine et cordiale familiarité avec les militants des premiers jours,
une émotion de combat ; il nous semblait que nous étions associés
rétroactivement à toutes les luttes, à tous les efforts d'un grand
parti.
Thivrier, qui avait été un des
premiers organisateurs, un de ceux qui avaient des premiers affronté
les colères de tous les anciens partis et les représailles du Capital,
nous intéressait d'autant plus qu'il avait une belle allure de bonhomie
caustique. Il représentait admirablement l'esprit avisé et fin du
peuple de France. Je me souviens qu'un jour, dans une des premières
séances de la Chambre de 1893, Thivrier ayant crié «Vive la Commune»
fut menacé par le président de la censure. Appelé à s’expliquer, il dit
d'un ton merveilleusement tranquille «Je ne sais pas comme l’Auvergnat
qui avait son dit et son dédit. Ce que j’ai dit est dit».
C'est, sous une forme à la fois pittoresque et simple, la belle affirmation de la constance dans l’idée et dans l’action.
Jean Jaurès
|
La Jeunesse de Christophe Thrivier`
A mon cher petit Jacques-Christophe
Vers le milieu du siècle dernier, à la Bregère, commune de
Durdat-Larequille (Allier), dans une petite maison, depuis démolie,
placée au bord du mauvais chemin qui allait à Commentry, habitait avec
sa famille Gilbert Thrivrier. Il était né vers 1806 dans le même
village où devait demeurer jusqu'à sa mort (novembre 1904) et lorsque,
presque centenaire, il rappelait son enfance, il ne manquait pas de
dire qu'il avait vu passer les armées de l'Empire et l'Empereur à leur
tête, sur la route nationale qui traverse Larequille.
D'abord cultivateur comme ses ancêtres, il avait ensuite trouvé du
travail à la mine voisine ouverte depuis la concession de 1818. Tout en
continuant de cultiver quelques champs médiocres, il était devenu
entrepreneur de terrassements, chargé du percement et du remblai des
galeries. Comme cette entreprise était conclue à forfait, il était,
suivant l'appellation du pays, préfateux. Marié à Marie Moncier, il en
avait déjà trois enfants Joseph, François et Louise, quand, le 16 mai
1841, naquit un troisième fils auquel il donna le nom de Christophe.
Le jeune Christophe Thivrier, orphelin de mère de très bonne heure,
grandit au milieu d'une campagne un peu sauvage, aux lignes dures, mais
séduisante tout de même avec ses vallonnements nombreux, ses creux
pleins de fraîcheur l'été et ses chemins enfoncés sous la ramure des
haies épaisses. Il courut les champs et, d'autres jours, il y « garda
les bêtes », à l'ombre des chênes séculaires qui, dans ce coin de
l'Allier, servent de bornes aux propriétés. C'est à peine s'il eut le
temps d'apprendre à épeler quelques mots, sur les genoux d'une tante.
A dix ans, le père, avec la sévérité dont il fit toujours preuve,
décida qu'il était temps d'aller au travail, et l'enfant accompagna
chaque matin vers la mine les ouvriers qui descendaient de la Bregère.
D'abord on l'employa, avec d'autres petits de son âge, au triage du
charbon, puis au roulage de la brouette. Quand, à ce dur métier, son
corps se fut développé, il descendit dans les puits où successivement
il fut piqueur, mineur et boiseur à mesure que l'âge lui permettait ces
fonctions, pénibles entre toutes.
La mine de Commentry était alors en pleine prospérité, mais au prix de
l'effort inouï des ouvriers. En 1840, au moment où l'exploitation
paraissait facilement assurée, un embrasement général s'était produit.
Le poussier de charbon, sous l'influence d'un air humide et chaud,
s'était enflammé et un véritable volcan s'était éveillé dans la couche
de houille. Cela avait été un combat de titans contre le feu. Par trois
fois, en quatre ans, on avait rempli la mine d'eau; pour obéir aux
conseils d'une vieille tradition locale. Mais l'eau épuisée et les
galeries consolidées, l'incendie apparaissait encore. Alors il fallait
recourir à d'autres moyens, combien plus dangereux établir des
barrages, des corrois, moitié en maçonnerie, moitié en terre glaise.
Depuis 1840, l'embrasement continuait et souvent, à la première menace
du feu, les ouvriers étaient forcés de descendre, nus en face du
brasier qui les rôtissait, élever hâtivement un fragile rempart qui ne
résistait d'ailleurs que pendant quelques mois. Les gaz de la
combustion d'une part, les exhalaisons d'acide carbonique de l'autre,
les menaçaient perpétuellement d'asphyxie, soit qu'ils fussent près de
la voûte des galeries, soit qu'ils fussent couchés sur le sol. C'est à
mi-hauteur seulement que les malheureux pouvaient respirer, très peu
longtemps. Une syncope les prenait. Une autre équipe les emportait à
l'air et les remplaçait dans la lutte contre le terrible fléau.
C'est cette existence décile que vécut Christophe Thivrier, dans le
frôlement continuel du danger. Il avait quatorze ans et était déjà « au
fond » quand, en sortant, un soir, il apprit que son frère aîné,
Joseph, venait de mourir en Crimée. Toute la maisonnée de la Bregère
fut plongée dans le chagrin. Bientôt, Christophe trouva dans l'étude un
dérivatif à sa peine. Son père, illettré, bien que récemment nommé
adjoint au maire de Larequille, fonction qu'il devait remplir pendant
près de quinze années, il éprouvait sans doute quelques difficultés à
conduire son entreprise. Le fils sentit la nécessité de s'instruire. Il
alla trouver un instituteur laïque, M. Déchet, qui avait ouvert une
petite institution à Commentry et qui consentit à lui enseigner ce
qu'il savait, le soir, après la sortie de la mine. Sur son salaire
personnel, le jeune Christophe trouva le moyen, pour payer les leçons
qu'il prenait, de prélever 15 francs par mois! Ce n'était du reste pas
cher, car le petit mineur fit des progrès rapides et acquit une assez
solide instruction.
Le dimanche, il lisait, assis devant la très petite fenêtre du logis
paternel. Mais souvent les camarades de travail venaient le tirer de
ses lectures. Au nombre d'une quinzaine, les jeunes hommes du village
«se suivaient» en effet, et les séductions du bal de la Bregère ou de
Larequille valaient tout de même celles d'un livre ! D'autres fois, les
dimanches de paie, la petite bande allait dépenser à Commentry les
bénéfices des « associations ». Les piqueurs étaient toujours associés
par deux ou par quatre et les sommes rondes seules étaient partagées,
le reste étant abandonné aux débits de la ville.
Car Commentry commençait à prendre la physionomie d'une ville. De 1.400
habitants en 1840, l'agglomération nouvelle avait atteint le chiffre de
5.500 dix ans après et, vers 1860, elle comptait 9 ou 10.000 âmes.
D'abord, des maisons s'étaient bâties à la Bouige, puis dans le «vaste
communal à herbe courte et rare, à flaques d'eau, à trous de terre à
briques» sur lequel se trouve aujourd'hui la grande place et le
quartier environnant. Vers 1850, l'église et la halle aux grains
formèrent un «noyau» pour la cité nouvelle et, si les rues étaient
«sans pavage et sans éclairage», du moins une certaine animation y
régnait.
Mais Christophe Thivrier - il écrivit toujours ainsi son nom -
préférait encore les champs à la ville; s'il est vrai que les mineurs
de nos régions se souviennent de leur origine paysanne et qu'ils aiment
ardemment la terre, il était bien de leur race. Il fut toujours
passionnément épris de la culture et plus tard même, quand les fatigues
de la vie politique rendaient indispensable un peu de repos, il ne le
trouvait qu'aux poignées de la charrue.
*
Ayant tiré un «bon numéro», Christophe Thivrier n'accomplit qu'une
période militaire de trois mois à Montluçon, d'octobre à décembre 1862.
Puis, quelques mois après, en février et mars 1864, il fit encore deux
mois. C’était un solide gaillard, bien musclé, de taille moyenne (1 m.
65 selon son livret militaire), aux yeux bruns, aux cheveux châtain
clair, au teint mat, fréquent chez ceux qui travaillent à l'abri du
grand air et du soleil.
Au retour du régiment, avec ses économies d'ouvrier mineur, sa famille
lui laissait sa paye ou à peu près, il conçut l'idée de faire bâtir une
petite maison, de moitié avec sa sœur. En 1865, l'idée était réalisée;
la modeste maison était élevée au village des Remorêts, sur les confins
de la commune de Commentry. Ce devait être le foyer d'une nouvelle
génération. Trois ans après, en effet, Christophe Thivrier y amenait sa
jeune épouse, Marie Martin, qu'il avait connue à Larequille où elle
habitait chez un oncle, et qu'il venait d'épouser, le 15 novembre 1868.
Elle était instruite, forte et courageuse. C'était la compagne rêvée
pour la réalisation des projets que formait le jeune homme.
Arrivé en
effet à une certaine maturité d'esprit, il ne tolérait plus que
malaisément la servitude de la mine. Il avait refusé un poste de
chef-mineur, «ne voulant pas, avait-il dit, commander à ses camarades».
Il ne voulait surtout pas commander au nom de la Compagnie dont il
voyait les abus avec, déjà, un esprit de révolte. Un rapport de cette
époque, fait à l'Académie par M. Louis Reybaud, note qu'en vingt ans la
production moyenne de chaque salarié, mineur, employé, trieur,
ingénieur, s'était élevée de trois hectolitres un quart par jour à
quatorze hectolitres. Un ouvrier intelligent était amené à s'indigner
qu'on ne lui payât que quatre ou cinq francs par jour pour un travail
qui rapportait vingt-cinq ou trente francs aux actionnaires. Encore
était-ce là une moyenne. Dans un banc large, un piqueur pouvait abattre
deux cents ou trois cents francs de charbon par jour!
Comment ne pas admettre que, déjà, la constatation de la grande
injustice sociale ait frappé la conscience de Christophe Thivrier?
Mais, pour l'instant, il n'apercevait les possibilités de libération
ouvrière que sous l'angle politique. On était à la fin de l'Empire.
Napoléon III était venu à Montluçon en 1864. Les mineurs avaient été
convoqués pour faire la haie sur le passage du monarque et les
paysans/mineurs de Durdat ou de Commentry, natures fortement trempées,
n'avaient guère l’âme de courtisans! L'idée républicaine, latente dans
l'Allier, avait de rudes partisans sous les toits de chaume de la
région. Et, parmi tous, Christophe Thivrier se dépensait déjà en
propagande. Depuis 1865, il avait pris un certain rôle, combattant les
idées et les candidats de l'Empire, évoquant le danger de la guerre que
tout le pays redoutait.
Pour cette propagande, il fallait être libre, rompre les attaches avec
la mine, qui faisait une pression politique énorme et envoyait son
directeur, Stéphane Mony, à la mairie, au Conseil général, au Corps
législatif, tandis que siégeaient à l'assemblée municipale des
impérialistes comme les actionnaires Rambourg ou Martenot. Aussitôt
marié, Christophe Thivrier ne retourna plus au puits. Il s'embaucha au
chemin de fer, où il travailla trois mois, au début de 1869, comme
poseur sur la ligne de Gannat, alors en pleine construction. Pendant ce
temps, les soirs, il apprenait à faire le pain chez un parent et, en
août 1869, il ouvrait une boulangerie derrière sa maison, aux Remorêts.
Ce fut du reste un étrange boulanger. Bien plus préoccupé par la
propagande républicaine que par sa profession, il négligeait
complètement sa clientèle. Ses amis le venaient trouver alors qu'il
était au travail. Il s'arrêtait pour causer. Pendant ce temps, le four
se refroidissait. Le pain ne cuisait pas. Une autre fois, il oubliait
de le retirer à temps et toute la fournée était abominablement
desséchée. Cela lui attirait mille désagréments.
Qu'importaient ces misères quand l'élan républicain du 4 septembre 1870
venait récompenser le militant de son effort! Il devint vraiment le
protagoniste local de la jeune République. Un besoin d'union poussait
les travailleurs à s'entretenir de leurs espoirs politiques. Ils
venaient au débit de Christophe Thivrier, qu'ils commencèrent d'appeler
d'un diminutif familier: Christou. Christou continuait de les visiter,
d'entretenir leur ardeur, en faisant son commerce de boulanger auquel,
vers 1871, il adjoignit la vente en gros des vins d'Auvergne. Mais
toute cette propagande se faisait avec assez de mystère, à cause de la
surveillance de l'administration, restée nettement
bonapartiste.
|
La Marianne (et les Marianneux...)
C'est vers 1872 que se constitua la «Marianne» société secrète républicaine.
La République, en effet, plus menacée que défendue par les Thiers et
les Mac-Mahon, n'avait apporté aucune liberté de réunion. Localement,
les autorités étaient impérialistes. Le député à l'Assemblée
constituante de Bordeaux, Charles Martenot, avait voté non au moment de
la constitution de la République. La municipalité reflétait ces
sentiments. Impossible, contre ces divers pouvoirs, de tenter une
action républicaine au grand jour. Quelques démocrates formèrent bien,
en 1872, une société de secours mutuels, dont fit partie Thivrier, mais
les discussions politiques y étaient interdites. Alors on se réunit
tout de même, en se cachant.
Au-dessus du four de la boulangerie était une petite pièce, autant
grenier que chambre. On prit l'habitude, des Remorêts, de Pourcheroux,
de la Bregère, d'y venir le soir et, serrés là, une vingtaine de
«conspirateurs» jurèrent de défendre la «Marianne», la belle République
idéale au bonnet phrygien. Comme il faisait très chaud, on appela le
dessus du four l’Afrique. Et ce fut le moyen de se convoquer sans
attirer l'attention: «Nous allons en Afrique ce soir, tu sais?»
Mais bientôt la pièce exiguë ne suffit plus aux Marianneux, devenus
nombreux. Ils allèrent se réunir dans les champs par les nuits de beau
temps, changeant chaque ibis de place, postant des sentinelles autour
du groupe, se tenant couchés dans l'herbe pour éviter d'être remarqués
de loin.
Comme jadis pour les Carbonari que les Marianneux ne faisaient
qu'imiter, une série de signes permirent de se reconnaître entre amies
et d'éviter ainsi les intrus ou les espions. En entrant dans un café,
un Marianneux avait une façon de dire: il fait beau temps, qui le
signalait à l'attention de ses camarades. Les initiés trinquaient en
choquant le verre une fois par le fond, une fois par le haut. Celui qui
tendait la main frappait deux fois avec le pouce, on lui répondait par
une triple pression. Quant aux convocations, elles étaient remises dans
un mouchoir marqué de trois initiales, et écrites dans la forme d'une
lettre d'une jeune fille donnant rendez-vous à son amoureux. Ces
précautions, on le verra plus loin n'étaient pas inutiles et le charme
même de ces rites était bien fait pour plaire à l’âme sensible des
mineurs.
En tout cas, la propagande de la Marianne n'était pas vaine. Le 22
novembre 1874, le Conseil municipal élu fut formé entièrement de
républicains, Marianneux pour la plupart. En tête venaient, avec 1.400
voix, Aujame et le docteur Pereton que leur situation sociale avait mis
en vedette. Cnristophe Thivrier était élu avec 1.275 voix. La réaction
bonapartiste était écrasée.Le maire Charles Martenot, fonctionnaire
désigné par le pouvoir exécutif eut ainsi à présider une assemblée
d'adversaires. Le succès républicain était bien fait pour l'indisposer.
Une police habile le renseigna sans doute sur les réunions secrètes des
Marianneux. La sous-préfecture et le parquet s’émurent. On décida une
intervention de la force armée.
Depuis janvier 1874, du reste, l'attention avait été mise en éveil. En
novembre de la même année, la police réussit à filer et à connaître le
nom de quelques amies. Mais ils se réunissaient alors au Pré-Gigot et
au bois qu'il était impossible de cerner. Il fallut agir par ruse et
par trahison. Les Marianneux avaient la plus entière confiance en leurs
camarades. Ils ne pouvaient soupçonner que, parmi eux, quelqu'un pût
les vendre. C'est pourquoi ils n'attachèrent aucune créance à
l'avertissement que leur donna la femme de Christophe Thivrier. Elle
avait entendu à l'auberge un nommé B. dire à un de ses parents « C’est
l'autre semaine qu'on va les prendre. Puis on ira aux Raynauds et ce
sera le plus gros lot». Les Marianneux haussèrent les épaules «Ah
! si on voulait écouter les femmes».
La trahison n'était malheureusement que trop exacte. Le 10 février
1875, comme Thivrier revenait chez lui d'une livraison lointaine, il
rencontra des amis qui lui racontèrent qu'on venait d'opérer de
nombreuses arrestations. Voici ce qui s'était passé.
Vers neuf heures et demie du soir, de nombreux gendarmes, sous la
direction du sous-préfet, du procureur, du juge d'instruction et du
capitaine, avaient cerné le Grand-Pré et s'étaient avancés à un signal.
Ce signal, c'était B. l'un des Marianneux, qui l'avait donné, n avait,
comme par inadvertance et malgré la défense formelle qui était faite
par l'association, flambé une allumette. Aussitôt, les brigades de
gendarmes et le commissaire, cachés dans les wagons d'un train de la
mine arrêté à proximité, firent irruption en tirant des coups de feu.
Juste les Marianneux étaient en train d'initier un camarade, Penny. Et
celui-ci, qui avait les yeux bandés, fut arrêté ainsi que douze de ses
compagnons. Dans le brouillard intense qui régnait sur le pré, les
autres purent s'échapper.
Dans la nuit, le Préfet, prévenu, arriva de Moulins. On interrogea les
citoyens arrêtés et, sous une escorte nombreuse, on les conduisit à
Montluçon. Puis on fit des perquisitions en règle. Le procureur général
s'en mêla, d'autres arrestations furent opérées. Ce fut un très gros
événement dans la région.
Finalement, devant le tribunal correctionnel, dix-huit prévenus furent
conduits, jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, dont le crime avait
été de vouloir défendre la République! Et pourtant le procureur de la
République requit une peine sévère contre eux. Dans la salle, on avait
pris des mesures d'ordre exceptionnelles. Des soldats, baïonnette au
canon du fusil, étaient placés au milieu de la foule. Le président
essaya vainement d'obtenir des renseignements. Chaque prévenu se
prétendit affilié depuis peu de temps et indiqua comme parrains le nom
de gens qui étaient décédés. L'un d'eux, se moquant agréablement du
tribunal, dit que le but de l'association secrète était de ramener le
prince impérial en France! Mais nul ne s'y trompa et ce fut bien comme
républicains que, par application de l'article 13 de la loi royaliste
de 1843 sur les clubs et les sociétés secrètes, les prévenus furent
condamnés. Deux d'entre eux, qui parurent des «meneurs» Myoux et Joseph
Moreau, dit Général, obtinrent treize mois de prison; seize autres
prévenus. Penny, Duboisset, Guillaumin, Lainard, Michard, Lafanechère,
Saillard, Brunat, Mialle, Ricroc, Joseph-Martin, Champommier, Thomas,
Mercier et Lafon, furent condamnés à six mois de prison.
La Marianne cependant n'était pas morte, et une grosse partie de ses
adeptes continuèrent (avec simplement plus de prudence encore) une
propagande que la crise traversée par la République rendait
indispensable.
Quelques années plus tard, en effet, en 1876, les maires furent choisis
par le pouvoir exécutif parmi les républicains de chaque commune et
Commentry put se réjouir de voir arriver au pouvoir communal des
affiliés de la Marianne. Mais ce succès fut de courte durée. Le Coup
d'État se préparait. Le 27 juillet 1877, le maréchal de Mac-Mahon et le
ministre de Fourtou révoquaient la municipalité de Commentry et
dissolvaient le Conseil municipal où siégeait Christophe Thivrier.
Quelques jours après reparaissaient, dans une commission municipale,
des impérialistes Charles Martenot, Pitiot, Barbran, Carion, etc.
Le 20 août, un arrêté préfectoral ordonna la fermeture du débit de
Thivrier où la propagande républicaine se faisait activement. Pendant
quatre mois, la maison fut ainsi interdite aux mineurs, surveillée par
des mouchards,et ce n'est que le 20 décembre 1877 que le préfet
d'Ormesson rapporta son arrêté.
L'orage était passé. En octobre 1877, avait eu lieu la réélection des
363 et Commentry avait donné une majorité énorme au républicain
Chantemille 1.917 voix contre 962 au bonapartiste Stéphane Mony,
directeur de la mine et ancien député, pourtant candidat local.
Le 24 décembre, le Préfet ordonna à Charles Martenot et ses collègues
de se démettre de leurs fonctions. Ils eurent l'audace de résister. II
fallut les suspendre et nommer une nouvelle commission municipale
composée des membres de l'ancien Conseil. Christophe Thivrier revenait
aux affaires communales.
Il s'y maintint par les élections municipales du 6 janvier 1878, où il
arrivait presque en tête de la liste républicaine avec 1.793 voix,
alors que les chiffres extrêmes de suffrages étaient 1.869 et 1.441. La
municipalité fut de nouveau républicaine, composée d'Aujame, du docteur
Pereton et Desgranges, mais républicaine modérée opportuniste, suivant
la formule de Gambetta. Thivrier et les travailIeurs Commentryens
commençaient à ne plus se contenter de cette formule. Ils cherchaient
leur voie. Le socialisme allait la leur indiquer.
|
Le Socialisme triomphe à Commentry
Pour comprendre avec quel enthousiasme l'idée socialiste fut accueillie
à Commentry, il faut connaître le caractère des habitants et la
situation, particulièrement pénible, où se, trouva tout à coup la
classe ouvrière pendant les premières années de la République.
Le rapport de M. Reybaud, auquel il était fait allusion plus haut,
parait avoir noté avec assez de justesse l'état d'âme de la population
laborieuse.
Nés pour la plupart dans la région et comptant y mourir, les mineurs
s'étaient Jetés au travail avec un courage sans exemple. Ils avaient
fait accroître sans cesse la production aux dépens de leur santé et de
leurs forces. Ils avaient montré, par des actes de dévouement inouïs,
qu'ils étaient presque conscients du danger et, en tout cas, que nulle
forfanterie ne les poussait à risquer leur vie. «Ce sont, disait M.
Reybaud, des âmes simples, crédules, portées au merveilleux, mais, en
ce qui touche à leur devoir d'état, d'une trempe incomparable». Et il
concluait « Il y a là des natures fortement accusées, quoiqu'elles
restent communes, une ambition sournoise et une apreté au gain qui
cherchent des issues et ne se contentent qu'à demi…». C'était, à la
fois, un très vif éloge et un reproche injuste. Les travailleurs
Commentryens n'avaient aucune âpreté au gain. Pourtant, l'envie eût pu
naître chez des malheureux qui touchaient un salaire très maigre en
produisant un revenu considérable, tandis que le directeur Stéphane
Mony, érigeait son château somptueux de Blomard. Non, à la vérité, ils
n'étaient pas envieux.
Mais ils avaient fait preuve de trop de servilisme et ils devaient
commencer à s'en montrer las. Les maîtres de la mine étaient devenus
parfois, grâce aux suffrages ouvriers complaisants, les maîtres de la
mairie. C'est le directeur, on l'a vu, qui s'était fait élire
Conseiller général et membre du Corps Législatif sous l'Empire. Aucun
organe social ne fonctionnait sans la Compagnie. Elle avait installé
une école de Frères et elle y recrutait ses contremaîtres,
exclusivement, pour montrer de quel ostracisme elle comptait frapper
l'école laïque naissante. Avec les actionnaires de la Forge
(appartenant à la Compagnie Châtillon-Commentry), elle régentait la
commune, allant jusqu'à menacer le Conseil de briser tout rapport, au
moment de l'établissement de la prise d'eau, si on n'acceptait pas
d'entrer dans ses vues. Le capitalisme avait fondé l'église, l'hôpital,
les ouvroirs. Malades, vieillards, jeunes filles, enfants, tout le
monde était tributaire, en apparence, des puissances financières du
lieu.
Le 28 septembre 1873, on fit une fête du Travail, dont les détails
furent publiés en un livre peu rare, même aujourd'hui. Et l'étonnement
saisit à chaque page. On avait pu obliger la population Commentryenne
entière à venir, en un cortège énorme, conduire le directeur de la mine
de son château à l'église «plus de 2.000 ouvriers, en habit de fête et
cravatés de blanc, suivant par file de quatre, divisés en groupe, dans
un ordre rigoureux, précédés de leurs bannières et sous la conduite de
leurs chefs portant un brassard tricolore.
Au roulement des tambours s’avançant également, sous la conduite des
religieuses et des Frères, les petites filles couronnées de blanc et
les garçonnets. Devant la bannière principale marchait le directeur,
suivi de soixante-cinq des vétérans de la mine «portant un brassard
bleu, sur l'écusson duquel était écrit, en chiffres, le nombre de leurs
années de travail continu à la mine». Ainsi, on forçait les vieux
travailleurs à prendre les insignes de leur servitude. Devant l'église,
au signal donné par M. Mony, «toutes les têtes s'étaient découvertes et
tous les genoux avaient fléchi». Un mariste, le père Mangeret, avait
prononcé une ardente allocution, se félicitant «qu'un si beau spectacle
fût offert aux regards des hommes et des anges».
Sur le perron du château directorial, avec une mise en scène bien faite
pour frapper les âmes simples et soumises, M. Mony avait donné
l'accolade aux vieux ouvriers et avait prononcé un discours où, avec
une habileté remarquable, il avait à la fois manié l'éloge et la
menace. Ayant fait mille compliments de ceux qui, sans lassitude,
tiraient des fortunes du sous-sol, il avait abordé la question
politique, célébré en une image la dangereuse idée bonapartiste, la
nécessité de l'union de l'Autorité à la Liberté et il avait dit un mot
des «doctrines insensées et coupables de l'Internationale », rappelant
qu'il avait congédié des ouvriers qui professaient ces théories et que,
«s'il en connaissait d'autres, il leur donnerait à l'instant leur
quinzaine».
Ainsi M. Mony avait appris à beaucoup de travailleurs que quelques-uns
de leurs camarades avaient formé un grand rêve d'égalité sociale. Le
socialisme a eu cette chance d'être vulgarisé en France plus encore par
la critique qu'on en faites ceux qu'il menaçait dans leurs privilèges
de fortune, que par l’action de ses propres militants. Vers 1879, un mécontentement général grandissait parmi la classe
ouvrière. La Compagnie, comme pour jeter un dernier défi à la liberté,
venait d'établir une coopérative patronale où les salariés étaient
contraints de s'alimenter, voyant ainsi augmenter leur sujétion et
s'accroître les bénénces capitalistes.
Cette fois, c'en était trop. Justement il y avait un chômage intense de
cinq ou six jours par mois. Cinquante-six ouvriers étaient complètement
sur le pavé. Le Conseil s'occupa d'eux et ne put que faire une collecte
entre ses membres. Mais nul parti ne pouvait apporter aux mineurs ou
aux forgerons l'espoir d'une libération. Le parti républicain, auquel
ils s'étaient, livrés d'un si magnifique élan, les traitait en parents
pauvres. Pour Gambetta, comme pour Stéphane Mony, il n'y avait pas de
question sociale, il n'y avait que des questions sociales. Aujame,
Péreton et les autres opportunistes Commentryens prétendaient rester
avec Gambetta. Christophe Thivrier et ses camarades se séparèrent d'eux.
*
Un jour, passa un militant socialiste Chabert. Il fit deux réunions au
café de la Houillère depuis café de la Mine et, bientôt après, Jules
Guesde, alors dans toute la fougue de sa jeunesse vint à Commentry
après être passé à Montluçon. Ce fut comme une révélation. L'image des
misères que subissaient les mineurs leur remontait à l'esprit.Ils
refaisaient des calculs qui leur permettaient de mesurer la fortune de
la Compagnie, spoliatrice d'une richesse locale appartenant autrefois à
tous. Ils voyaient tout à coup le fossé creusé entre les deux classes
sociales dans la production moderne capitalisme et salariat.
L'initiation de Chabert, complétée par l'appel âpre de Guesde, eut tant
de succès que la police s'émut. Une femme apprit que des agents
devaient enlever Jules Guesde. Christophe Thivrier le mena en voiture
une nuit, par des chemins détournés, jusqu'au-delà de Montluçon. Et
Guesde fut sauf pour le coup.
L'idée semée germa vite. Il suffisait que, pour la faire propager
davantage et la faire aimer, se levât dans le pays un homme de cœur
ayant, par sa situation de travail, une indépendance complète vis-à-vis
des Compagnies. Christophe Thivrier fut cet homme. Il avait saisi, avec
sa culture politique déjà grande, toute la beauté du socialisme. Le
Comité républicain s'étant dissocié par la séparation des socialistes
et des opportunistes, il fonda, en décembre 1880, avec nombre d'anciens
Marianneux et notamment François Renaud, forgeron, le Cercle
républicain, montrant par le choix du titre que sa préoccupation
essentielle était d'affermir le régime républicain en l'orientant dans
le sens démocratique. D'autres militants s'étaient affirmés dans les
communes avoisinantes à Montluçon, à Néris. surtout dans le bassin
houiller, à Montvicq et Bézenet. De nombreux rapports s'établirent
entre les socialistes et les radicaux qui, comme Boissier, avaient
sinon un idéal commun, du moins des revendications immédiates communes.
L'ardente propagande de Christophe Thivrier porta vite ses fruits à
Commentry. Aux élections municipales du 9 janvier 1881, il était élu le
premier avec 1.299 voix, puis venaient quelques opportunistes. Enfin,
au ballottage, plusieurs socialistes entraient également au Conseil,
obtenant de 1.117 à 1.163 voix.
*
A partir de cette élection, Christophe Thivrier joua un rôle très
important au Conseil municipal La municipalité prétendit lui laisser la
charge de l'administration de la commune. Il répondit fort justement au
docteur Péreton, adjoint, que le Préfet n'avait qu'à nommer un maire
responsable. Le commissaire voulut faire porter à sa guise les
convocations des conseillers. Le «premier conseiller» lui enjoignit
hautement d'avoir à observer la loi.
Le 20 mars 1881, Thivrier faisait son début à la présidence du Conseil
municipal comme premier conseiller élu. Il s'en tira fort bien et les
assistants durent convenir qu'un ancien mineur faisait montre d'autant
de bon sens et de tenue qu'un gros actionnaire. Pourtant, il n'eut pas
encore directement le pouvoir communal. Le Gouvernement nomma à la
mairie des opportunistes: Desgranges, maire, et Confesson, adjoint. Ce
fut le premier élu qui les installa. Néanmoins, aux yeux de tous,
«Christou» était, à partir de ce moment, le guide sûr et toujours
accueillant à qui on s'adressait pour les affaires municipales. Il
était surtout le porte-parole des travailleurs et, au Conseil, il
éclairait toute discussion de la pensée socialiste.
Les mineurs de Commentry eurent à subir des tracasseries sans nombre, à
cause même de l'attitude politique qu'ils venaient de prendre aux
élections municipales. La direction chassa 152 des «meneurs». Les
autres se mirent en grève. Ce fut la misère. Thivrier demanda au
Conseil de voter 25.000 francs de secours et de recourir pour cela à un
emprunt. Mais les considérants étaient une déclaration révolutionnaire :
…Considérant qu'il est du devoir de la société d'assurer la vie de ceux
de ses membres qui, par leur travail, permettent l'existence de tous.
Considérant que, tant que l'État se soustraira à son devoir, il
appartient aux communes de le remplir…
Le Conseil, enthousiaste (sauf le maire Desgranges), vota la
proposition à l'unanimité. A cette même séance (12 juin 1881), une
autre résolution fut votée qui marquait mieux encore l'orientation de
l’assemblée municipale, nettement séparée de son maire opportuniste :
Considérant qu'en aliénant une propriété aussi nationale que les mines
de Commentry, l'État a permis l’exploitation des travailleurs occupés
dans ces mines; Qu'il est, par suite, de son devoir d'empêcher cette
exploitation d'être poussée à un degré tel qu'elle menace l'existence
des travailleurs; Considérant, d'autre part, qu'en mettant dans la
présente grève un certain nombre de brigades de gendarmerie et de
compagnies de ligne à la disposition de la Société anonyme
Commentry-Fourchambault, l'État est sorti de la neutralité et est
intervenu réellement en faveur de cette dernière.
Un tel langage devait étonner et scandaliser l'administration. Le
Préfet annula les délibérations et, le 14 juin (on était expéditif
alors !), le Sous~Préfet en personne faisait transcrire l'arrêté
d'annulation au registre, à la Mairie. Cela n'émut pas outre mesure
Thivrier qui continua de demander au Conseil de pratiquer une
administration vraiment républicaine. Il fit adopter, souvent contre la
volonté du maire, une foule de propositions, la construction d'écoles
notamment, avec une déclaration nette en faveur de l'instruction
laïque. Un jour, le Conseil protesta contre le conseil de révision qui
n'avait pas tenu compte de l'ordre des propositions de dispenses. Ce
n'était plus, certes, une assemblée d'esclaves ou de muets qui était à
la tête de Commentry!
Pourtant, la grève ayant avorté, de larges coupes sombres furent faites
dans les rangs des militants. Un certain nombre de conseillers furent
forcés de quitter le pays. Il y eut, en avril 1882 et en mai, des
élections complémentaires. Enfin, le 4 juin, par application de la
nouvelle loi organique municipale, le Conseil, complété tant bien que
mal (des opportunistes s'y étaient glissés), fut appelé à élire
lui-même son maire pour la première fois.
Et le premier maire élu de Commentry fut Christophe Thivrier. Parmi 22
conseillers présents sur 27 en exercice, il obtint 17 voix. On lui
adjoignit deux de ses amis, Bonneau et Beylot, comme adjoints.
*
Déjà conseiller d'arrondissement, le maire socialiste de Commentry
premier maire socialiste de France eut vite une grande popularité. Il
atteignait alors quarante ans. Il portait la barbe et les cheveux
longs, comme il était d'usage chez les républicains de ce temps, et les
photographies du moment le montrent, au milieu du Conseil, avec ce
visage éclairé par l'intelligence vive des yeux et cet air de
franchise, de dignité et de bonne humeur qui, de suite, lui conquérait
les sympathies.
Il travaillait durement, pour rattraper le temps consacré aux affaires
publiques. Depuis 1879, il avait laissé la boulangerie et, comme il
avait une aptitude égale à toutes choses, il s'était improvisé
briquetier et petit. entrepreneur de constructions. Plus tard, il prit
même quelques lots de terrassements dans l'établissement du chemin de
fer économique. C'est qu'il fallait bien nourrir la famille nombreuse
qui était venue trois fils et, plus récemment, une aile. D'autant plus
que la clientèle avait été disséminée après la grève de 1881 et que, la
haine bourgeoise s'exerçant, les affaires commerciales. périclitaient.
Tant d'occupations causaient à Thivrier un surmenage continuel. Il
habitait toujours sa petite maison des Remorêts, à trois kilomètres de
la ville. Parfois, un mariage venait à la mairie. On courait chercher
le maire. Et le maire arrivait, en, sabots, ayant quitté la tuilerie
pour procéder à la cérémonie, Il s'excusait et personne ne lui gardait
rancune de ce léger retard. Car il avait une gaieté et une cordialité
auxquelles nul, ami ou adversaire, ne résistait. Il parlait, avec ses
concitoyens, le langage coloré et amusant qui, à Commentry, tient lieu
de patois et qui n'est qu'un français écorché, mais si joliment! Et
c'était une joie pour les gens de la région de trouver un maire causant
leur langage, au lieu des fonctionnaires compassés et solennel de
jadis. Le vendredi, jour de marché, les cultivateurs, qui descendaient
de tout le canton de Marcillat, s'arrêtaient aux Remorêts. Et c'étaient
des plaisanteries, des histoires narrées avec sel, qui ravissaient
chacun: « ço sacré Christou o lé enragea».
*
C'était un instant de gaieté, dans
une lutte par ailleurs âpre et décevante. La situation municipale
était difficile. Les Compagnies multipliaient les obstacles aux élus
socialistes. La Forge menaçait de fermer ses écoles pour mettre dans
l'embarras la commune. L'administration elle-même se faisait
tracassière, prétendant imposer sa volonté dans le choix dès soutiens
de famille. En septembre 1882, le Sous-Préfet faisait convoquer en
cachette le Conseil d’arrondissement pour que Christophe Thivrier n'y
pût venir, et celui-ci protestait contre ce scandale dans une lettre
pleine d'humour qui fut insérée par le journal parisien le Mot d’Ordre,
de Valentin Simond.
Thivrier faisait front à tous ses adversaires, bravement. Il
continuait, au Conseil, de manifester la pensée ouvrière, faisant voter
(14 juillet 1882) un vœu pour la suppression de la Coopérative de la
Forge qui ruinait le petit commerce; un vœu demandant la suppression du
budet des cultes et l'emploi du budget à la construction de maisons
d'école et à l'alimentation de caisses scolaires; un vœu en faveur de
la suppression de l'octroi, qui est, disait-il, un impôt par tête et
qu'il conviendrait de remplacer par une taxe « proportionnelle à la
fortune ».
Un peu plus tard (13 mai 1883), il demandait que la «Constitution fut
revisitée dans le sens le plus démocratique, afin de faire cesser les
craintes des républicains sincères et de mettre fin aux ambitions, aux
espérances et aux tentatives réactionnaires des partis monarchiques».
A la même époque, le nom de place du Quatorze-Juillet était donné à la
place du Marché. Tous ces actes, on le voit, étaient dictés par le plus
pur républicanisme. Mais les difficultés naissaient dans le milieu
ouvrier même. Après la grève, le groupe socialiste avait été dispersé.
Dans le Conseil, quelques membres opportunistes, adroitement stylés par
les adversaires, faisaient une opposition sourde. Un jour, l'achat d'un
terrain, pour une construction communale, ne fut pas ratifiée par la
majorité du Conseil. Les bons lieutenants étaient partis. Beylot,
adjoint, était contraint d'aller chercher du travail à Paris. D'autres
furent intimidés et, en 1884, à la veille des élections municipales,
n'acceptèrent plus de figurer sur la liste socialiste. Les adversaires
triomphaient grâce à leurs manœuvres d'enveloppement. Christophe
Thivrier, un instant découragé, ne présenta pas de liste. Et les
opportunistes, ne sentant plus de résistance, revinrent à la mairie
avec Aujame à leur tête.
*
Le Parti Socialiste ne subit qu'une courte éclipse. L'excès même des
mesures de rigueur prises par les opportunistes à la mairie fut mal
jugé par la population. On ne comprit pas les révocations d'employés,
le reins de constituer un tribunal des prud'hommes, et on s'étonna du
verbiage des nouveaux élus dans les séances du Conseil. Ces séances
étaient d'ailleurs d'un comique achevé. Les travailleurs y venaient
assister avec Christophe Thivrier lui-même et la conversation
s'engageait, coupée de lazzis, que l'autorité du maire Aujame - devenu
député au scrutin de liste de 1885 - ne parvenait pas à réprimer.
Les opportunistes, qui étaient tout puissants en France, essayèrent de
se venger, et de cette époque datent les premières tracasseries que la
police et la régie firent subir à Thivrier. Il n'était pas de jour où
le commissaire, les gendarmes, les «rats de caves» ne montent aux
Remorêts. On procédait toutes les semaines au recensement de ses vins.
On cherchait à exaspérer Christou, à provoquer un mouvement de colère.
Il avait bien parfois un mot vif, mais il redevenait calme, haussait
ses robustes épaules et partait, laissant les employés de la Régie en
face des fûts, bondonnés à coups de maillet, dans la cave à moitié
inondée. Et il riait de sa malicieuse vengeance.
Cependant, les amis sincères que comptait Christophe Thivrier
s'indignaient contre tant de mesquines embûches dont le but purement
politique n'échappait à personne. Les 4 années de la municipalité
opportuniste ne traduisirent que l'impuissance et l'esprit de réaction
sociale des adversaires du socialisme.
|
Le député en Blouse (à lire en ligne)
|
Sommaire du Député en Blouse d'Ernest Montusès :
Préface de Jean Jaurès. Page
3 - La jeunesse de Christophe Thivrier. Page 5 - La Marianne. Page 12 -
Le Socialisme triomphe à Commentry. Page 17 - Christophe
Thivrier traqué. Page 29 - La Campagne législative de 1889. Page 32 -
Le Député en blouse. Page 39 - La blouse paraît à la tribune. Page 45 -
L'Apostolat socialiste. Page 49 - La Réélection (1893). Page 57 - "Vive
la Commune!". Page 59 - Vers la tombe. Page 63 - L'Hommage de la Presse
européenne. Page 65
Source : Gallica-BNF - Editeur les Cahiers du Centre (5° série – mai-juin
1918)
à télécharger ou Lire ici !, & à consulter dans son édition de 1913 : Lire ici !
|
|
|
|
Le Cinquantenaire
de la première municipalité socialiste
de France et du monde
Le Populaire (Quotidien) - Le 04-10-1932
|
LE SOUVENIR DES ANCIENS, par Paul Faure (*)
J'ai appris, par la lettre
d'Adler, dont Isidore Thivrier nous donna lecture dimanche, que la
municipalité de Commentry fut la première conquise par les socialistes,
non seulement en France, mais dans le monde. Il y a cinquante ans !
Depuis, nous avons fait quelques progrès en la matière. Nul ne s'étonne
de voir des socialistes à la tête de l'administration des grandes
Villes ou des communes rurales. Mais alors?
On a quelque peine à se figurer
aujourd'hui le dépit et la colère que durent éprouver ces gros patrons
industriels et ces hobereaux de campagne à mentalité féodale, installés
en maîtres dans les mairies, quand de simples ouvriers et des
culs-terreux s'avisèrent de leur opposer des listes de travailleurs et
de vouloir les déloger de ce qui était considéré par eux comme une
annexe de l'Usine ou du Château.
Un cordonnier, un mineur, un tisseur,
un paysan, des illettrés, des ignorants, émettant la prétention de
venir s'asseoir dans des fauteuils de maire! Chose incroyable dont on
riait en même temps qu'on s'en indignait.
Christophe Thivrier fut donc le
premier de cette lignée de prolétaires qui devaient trouver dans les
luttes et les conquêtes municipales de nouveaux moyens de servir leur
classe et le socialisme. Il ne s'en tira pas trop mal, si j'en juge par
le respect, la reconnaissance et l'admiration voués à sa mémoire par
toute la population de Commentry, qui reporte sur ses deux fils :
Alphonse et Isidore - le premier maire, le second député - la confiance
qu’elle avait dans le père.
Partout où le mouvement socialiste se
manifesta, vers la même époque, on retrouve le souvenir d'admirables
militants, hommes de rude trempe, dont les actes de chaque jour étaient
marqués par le courage et le sacrifice. Partout... Mais l'Allier a été
favorisé. Christophe Thivrier à Commentry, Jean Dormoy et Paul Constans
à Montluçon, pour ne parler que des morts, étaient des entraîneurs et
des animateurs de premier ordre.
Certes, les temps sont changés, les
conditions de la lutte ne sont plus les mêmes, mais nos jeunes
socialistes – et aussi ceux qui ne sont plus jeunes - peuvent puiser
dans la vie tourmentée de ces hommes, de fécondes leçons et d'utiles
exemples.
(*) Paul Faure, né à Perrigueux en Dordogne et décédé à Paris (1878-1960) a été membre du Parti Ouvrier
Français en 1901 avant de rejoindre la SFIO en 1905, il est devenu
après le Congrès de Tours (décembre 1920), le Secrétaire Général de la
SFIO (Internationale Ouvrière Socialiste), et publiait chaque
jour dans le Populaire un éditorial. Proche des idées de Jules Guesdes, après 1918, il se range dans le camp pacifiste. Il a signé des éditoriaux au moment de Munich et souhaitait que la question des Sudètes fut réglée «par les moyens pacifiques, c'est-à-dire dans un esprit de compréhension, de conciliation et de concession».
Au sein de la SFIO, le dernier congrès avant la seconde guerre
mondiale, Paul Faure et Léon Blum s'opposent sur deux motions, et les
Fauristes perdent le congrès à 600 mandats près. Paul Faure ne
pris aucune part aux députés partis pour Bordeaux qui avaient refusé
les pleins pouvoir à Pétain et resta en région francilienne.
Parmi ses partisans ou ce ceux que l'on nomma les Fauristes : "Une
petite minorité joua certes un rôle actif dans la Résistance et
rejoignit le Parti Socialiste clandestin. Mais un groupe plus important
et plus voyant privilégia son engagement anticommuniste aux dépens de
ses principes socialistes et dériva vers la Collaboration. Certains
rejoignirent le régime de Vichy et P. Faure lui-même participa aux
travaux du Conseil National (le Gouvernement de Vichy). (...). D'autres
participèrent à la presse collaborationniste de gauche. F. Desphilippon
et G. Albertini devinrent des dirigeants du R.N.P. Les maires de
Puteaux et du Kremlin-Bicêtre, G. Barthélémy et G. Gérard, furent même
assassinés à la Libération par les F.T.P".
|
LA BELLE MANIFESTATION DE COMMENTRY
Commentry, 3 octobre (Populaire). - L'Allier et la France
socialistes ont célébré dimanche Christophe Thivrier et le
cinquantenaire de la première municipalité socialiste du monde. C'est
par une splendide journée ensoleillée que se sont déroulées dimanche à
Commentry les grandes fêtes du cinquantenaire de la conquête par la
socialisme de la première municipalité.
A 9 heures, un premier hommage était rendu à Christophe Thivrier ; une
délégation du Conseil municipal et de la Section commentryenne du Parti
socialiste, à au cimetière déposer une gerbe sur le caveau où repose
Christophe Thivrier et son fils Léon. Dès 10 heures, la place du
14-Juillet est noire de monde et, quand une demi-heure plus tard
s'ébranle le cortège précédé des musiques jouant l'Internationale, puis
des nombreux drapeaux et bannières rouges des groupements socialistes,
c'est un long cortège de plusieurs milliers de personnes qui s'avance
vers le monument dédié à, Christophe Thivrier que l'on va inaugurer.
A ce flot débordant qui s'écoule entre une haie compacte de population
vient s'ajouter un peu plus tard le groupe imposant des Montluçonnais,
précédé du drapeau rouge de la Section avec, à leur tête, Marx Dormoy,
ses adjoints Villatte, Carrias, Geneste et tous les militants de la
grande cité. Ils sont là près de 200. On peut évaluer à près de 10.000
personnes la foule qui se presse depuis l'hôtel de Ville jusqu'au
monument, et si l'on n'avait pris la précaution d'installer des
haut-parleurs il est certain que les discours n'auraient pu être
entendus que d'une partie seulement de la foule immense.
Tout Commentry est là, mineurs, métallurgistes, commerçants,
cultivateurs des environs, et aussi une bonne partie de la population
des communes les plus proches; enfin, de nombreuses délégations, des
centaines et des centaines de militants sont venus de tous les coins de
l'Allier, du Puy-de-Dôme, de la Nièvre, de la Creuse et du Cher. On
peut dire que l'hommage rendu à Christophe Thivrier ne fut pas celui de
Commentry seul, mais bien de toute la région socialiste du Centre.
Un buste, fort ressemblant du vieux Christou, dû au ciseau du maître
sculpteur Desruelles, s'élève sur une stèle d'un art sobre, appuyée
d'un banc de pierre au milieu d'un petit square bordé d'un entourage de
pierre et de bronze du plus artistique effet, où fleurissent les
bouquets verts et rouges de la sauge. Quand le voile rouge qui le
voilait est tombé Christou apparaît, la belle tête digne et fière bleu
campée sur la blouse historique.
L'inauguration du monument
Les discours commencent par celui de Poggioli, maire du Bourget, qui
parle au nom de la Fédération des municipalités socialistes de France
et fait remise à la population ouvrière de Commentry du monument élevé
grâce à une souscription à laquelle les municipalités socialistes de
toute la France ont tenu à participer.
Puis c’est notre ami Beaumont adjoint au maire de Commentry qui, à la
place d'Alphonse Thivrier, légèrement souffrant, remercie. « Si nous
sommes restés fidèles depuis un demi-siècle au socialisme dit-il, c'est
à Christophe Thivrier que nous le devons».
Buste de Thivrier à Commentry, Allier
|
|
|
Le groupe socialiste du parlement avait délégué
pour parler en son nom le citoyen Rivière député de la Creuse. Après un
mot à la mémoire de Mme Thivrier la fidèle compagne de Christou qui
vient de s'éteindre tout récemment à 90 ans, Rivière retrace la vie de
dévouement et de propagande de Christophe Thivrier. Les «Marianneux» et
les persécutions administratives et policières et la conquête de
l'Hôtel de ville et la carrière du député à la blouse sont évoqués tour
à tour devant la foule émue et attentive où se trouvaient tous les
vieux, ceux qui ont vécu aux côtés de Christou ces époques de lutte
dont nos jeunes ont peine à s'imaginer l'héroïsme.
C'est enfin Léon Jouhaux qui dit : - «Il nous faudra beaucoup
d'énergie, de l'énergie réfléchie! Il faut que l'union ne se réalise
pas seulement dans la dépendance de nos personnalités mais que demain
les discours à. la tribune de la Chambre soient des réalités
bienfaisantes, expression des désirs des syndicats, capables
d'entraîner derrière eux les cohortes Vivantes des sympathisants. C'est
peut-être dans le cadre de la commune qu'il est le plus facile de la
réaliser car par tradition les corporations ne jouent-elles pas un
grand rôle dans les communes. La commune est la cellule indispensable
de la vie nationale et internationale. Ainsi nous réaliserons vraiment
l'union indispensable pour vaincre les dures difficultés de l'heure ».
Puis l'Internationale éclate et les cortèges s'ébranlent vers l'Hôtel de ville.
Le banquet
Les adhésions au banquet avaient afflué à un tel point qu'il avait vite
fallu renoncer à dresser les tables sous le marché couvert. Un immense
hall en bois avait été dressé devant l'Hôtel de ville où un millier de
couverts étaient alignés, il y avait en effet mille cartes de retenues
mais ce chiffre s'est trouvé dépassé, car de nombreux militants sont
venus s'ajouter au dernier moment. De ce fait le service s'est trouvé
débordé, il a fallu dresser des tables supplémentaires.
Des haut-parleurs ont été installés dans toute la ville et tout
Commentry a pu entendre admirablement les discours prononcés. A 5
heures à tous les coins de rues, devant les cafés, le long des
trottoirs là foule est demeurée pour écouter. La présidence d'honneur
du banquet a été dévolue aux deux fils de l'homme que toute une
population honore aujourd'hui, Alphonse Thivrier maire de Commentry et
Isidore Thivrier, député de la circonscription.
Autour d'eux on remarque notamment les citoyens Boudet Rives, S.
Dormoy, Camille Planche, députés de l'Allier, Alexandre Varenne, Paulin
et Andraud, députés du Puy-de-Dôme, Laudier, sénateur/maire de Bourges,
Cochet et Castagne, .députés du Cher, Rivière, député : de la Creuse,
Renaudel, député du Var, Fieu, député-maire de Carmaux, Déat, député de
Paris, Jardillier, député de Dijon, Poggioli, maire du Bourget,
secrétaire de la Fédération des municipalités socialistes de France,
Théo Bretin, ancien député de Saône-et-Loire, Bontemps, vice-président
du Conseil général de l'Allier, Jouhaux, secrétaire général de la C.
G.T., Bard, secrétaire adjoint de la Fédération du sous-sol, Guillon,
Chaulier, Burlot, Roux-Berger, docteur Trapenard, de Vandegre, Charlet,
Bacquier, Diot, Flouzat, conseillers généraux, Graziani, député de
Paris, Paul Faure, secrétaire général du Parti socialiste, Laville,
député de Saône-et-Loire, Van Roosbroeck, délégué belge. Liebermanu,
délégué polonais de l'Internationale, Dumazet, ancien maire et
conseiller d'arrondissement de Commentry, Chaussy, député de
Seine-et-Marne, Cotte, de la Fédération des Jeunesses Socialistes, de
nombreux maires des communes environnantes, nos amis Marius Viple, chef
de cabinet de M. Butler, directeur du bureau International du Travail
et Louis Perceau.
Les militants ouvriers sont aussi très nombreux: Lamoine, des mineurs
de Noyant, délégué au Conseil national de la fédération du sous-sol,
les délégués des Bourses du Travail de Commentry et de Montluçon, les
délégués des syndicats de toutes les corporations de Montluçon, Vichy,
Saint-Germain-des-Fossés, Moulins, etc.
Isidore Thivrier donne ensuite lecture des innombrables télégrammes de
félicitations et de sympathie qui sont parvenus du monde entier. Ces
messages émanent notamment de Friedrich Adler, secrétaire général de
l'I.O.S. (Internationale Ouvrière Socialiste) du Conseil général du
Parti ouvrier belge, du président du Parti socialiste polonais, du
président du groupe des conseillers de la ville d'Helsinki (Finlande),
du comité social-démocrate de Lettonie, du Parti socialiste bulgare, de
Crispien au nom de la sociale démocratie allemande, etc., etc...
Des discours célébrant la mémoire de Christou ont ensuite été prononcés
par Isidore Thivrier, Marx Dormoy, Cotte, au nom des Jeunesses
Socialistes de l'Allier; Fieu, député-maire de Carmaux; Poggioli, au
nom des municipalités socialistes; René Bard, secrétaire adjoint de !a
Fédération du sous-sol; Marcel Déat (Note : collaborateur pendant la
seconde guerre mondiale), Alexandre Varenne. Renaudel, Paul Faure,
Liebermann, délégué de l'Internationale.
Cette manifestation du souvenir laissera une profonde impression chez tous ceux qui y ont participé.
,
Note : Antonin Poggioli, maire du Bourget de 1925 jusqu'en 1944, secrétaire de la Fédération nationale des municipalités
socialistes (collabora sous Pétain) et Marx Dormoy
(1888-1941), député de l'Allier et maire de Montluçon (fils de Jean
Dormoy). Il sera assassiné pour sa fidélité à ses engagements. Il a
aussi été ministre de l'intérieur de 1936 à 1938 et la ville de
Montluçon a dressé une statue à sa mémoire en 1945.
|
La Vie Socialiste
32, rue Rodier, Paris (9ème)
SOMMAIRE du N° 299 du 1er octobre 1932.
Pour le cinquantenaire de la première municipalité socialiste: "En
l'honneur de l'action municipale du socialisme, par Pierre Renaudel;
L'action municipale, la Classe ouvrière et l'économie collective, par
Edgard Milhaud; Christophe Thivrier, premier maire socialiste de
France, par Robert Bobin. Essai de la synthèse doctrinale et pratique de l'action municipale du
socialisme. I. Un discours d'Edouard Vaillant; II. Une page de Jean
Jaurès; III. L'exploitation des services publics en régie directe
lndustrialisée, par Maurice Bertre; IV. Comment une municipalité
socialiste peut résoudre les problèmes de l'enfance, par Charles Auray;
V.Souvenirs et documents sur l'action du Parti socialiste à l'égard
des municipalités.
Nous appelons l'attention des camarades qui s'intéressent aux questions
municipales sur ce numéro qu'ils pourront se procurer en nous adressant
1 franc en timbres-poste
|
Annexe : Documents sur la famile du député Thivrier
In le Grand Dictionnaire Socialiste - Compère Morel - 1924
Thivrier (Alphonse)
fils de Christou a été maire de Commentry de 1919 à 1936, le théâtre de
la ville porte son nom dans la rue Léon (Martial) Thivrier (1871-1920),
qui fut médecin et militant socialiste, un des trois frères.
Son frère Isidore, Joseph de
1936 à 1943 fut maire de Commentry, ce dernier a été aussi député SFIO
de l'Allier de 1924 à 1940 dans la circonscription de Montluçon. "De 1933 à 1936, Isidore Thivrier avait été
président du Conseil général. Après la mort de son frère aîné,
Alphonse, en décembre 1936, il devint conseiller municipal et maire de
Commentry. Secrétaire de la fédération socialiste de l'Allier de 1937
à 1939, il accueillit chez lui Léon Blum aux jours tragiques de 1940 et
vota, le 10 juillet, contre la délégation des pouvoirs au maréchal
Pétain". Suite à une dénonciation il fut arrêté par la gestapo en 1943
et déporté en Alsace au camp de concentration de Natzweiler-Struthof,
où il décéda de la tuberculose en mai 1944.
Photo de la famille Thivrier
Source : Gallica-Bnf - Lire ou télécharger ici !
Journal et revue hebdomadaire de propagande
socialiste et internationaliste - Parti socialiste SFIO.
Léon Blum,
directeur politique.
|
|
|
La blouse de Monsieur Thivrier
Christophe Thivrier en blouse sur son costume...
In - Le courrier de Paris (supplément du dimanche) du 02-11-1889
|
Nous
avions la veste bretonne de M. le sénateur Soubigou. Nous aurons comme
pendant la blouse de M. le député Thivrier. Ce vêtement mérite une
étude philosophique. Dans la Constituante, il y avait aussi des députés
ouvriers en blouse. C'est, même là le résultat le plus clair de la
révolution de 1848. Ils étaient décoratifs et inoffensifs.
Il y avait même un ouvrier dans le gouvernement
provisoire (sic). Il se nommait Albert, et il vit encore quelque
part; il n'était pas en blouse, mais il représentait tout de même un
ouvrier mécanicien. Il s'était endimanché pour succéder à Louis XIV. On
s'endimancherait à moins.
Cet Albert savait vivre. Je voyais l'autre jour, chez un marchand de
gravures du quai Malaquais, dans l'ombre de l'Institut, une grande
lithographie de 1848 représentant les membres du gouvernement
provisoire. Tous ont l'air inspiré et regardent le ciel, même le bon
Marie, qui pourtant semble plus terrestre que ses collègues.
M. de Lamartine ne s'y distingue que par un lyrisme particulier.
Albert, en moustaches, cravate flottante, représente le mécanicien
sentimental. Voilà qui est bien, mais il reste à savoir ce que les
ouvriers ont gagné à ce qu'il y ait des ouvriers dans le Parlement et
même dans le gouvernement.
Mais revenons à la blouse de M. Thivrier.
M. Thivrier, que Montluçon a envoyé à la Chambre, y viendra en blouse.
Il l'a annoncé lui-même. Il donne pour raison que ses électeurs ne
veulent pas qu'il se déguise. «Ils m'ont donné mandat, dit-il,
d'assister à la séance d'ouverture endimanché » comme à l'ordinaire,
c'est-à-dire la blouse par-dessus le paletot».
Ce qui est en somme assez cossu. Et, pour peu que la blouse, d'un beau
bleu et brodée de blanc à l'encolure, s'entre ouvre pour laisser voir
du beau linge, le gars pourra même paraître assez faraud (*). Avec un
parapluie rouge et un bolivard à long poil en plus, on est invisible.
M. Thivrier aura, j'en suis sûr, très bonne mine en paletot et en
blouse. Mais il nous prévient qu'il renoncera aux sabots.
« Pour la circonstance dit-il formellement, je quitterai mes sabots de
paysan et je tâcherai d'endurer des bottines, mais je, ne promets pas
qu'elles seront à bouts pointus».
Eh! eh! pour un paysan, M. Thivrier, tout blousard qu'il est, tout
blousard qu'il veut rester, s'entend aux élégances et même aux caprices
de la mode, et parlé de bouts pointus comme s'il se fournissait chez le
meilleur bottier de Paris.
Il renonce aux sabots et il fait sagement, car le sol du Palais-Bourbon
n'a pas la fécondité grasse du sillon ou germe le blé, et les routes
qui conduisent aux antichambres des ministres ne sont pas défoncées par
des charrois de fourrage. Ce sont d'assez vilains chemins, mais où l'on
se crotte moins les pieds que le coeur.
M. Thivrier sait vivre. Non seulement il se dessabotte au besoin, mais
encore il se déblouse à l'occasion. Il l'affirme :
«Je quitterai certainement, de temps à autre, ma blouse. Mais quant à
porter un habit «à queue de morue, il n'y faut pas songer». N'y
songeons donc plus, mon cher monsieur Thivrier, n'y songeons plus! On
se résignerait difficilement à ne plus voir Mme N... et la comtesse
V... en toilette de soirée. Nous en avons pris la douce habitude, et le
dîner nous semblerait moins bon si nous ne voyions plus ces belles
épaules, lunes éclatantes des nuits parisiennes, qui sortent du corsage
comme d'une nuée obscure. Mais c'est avec une résignation facile que
nous renonçons à voir M. Thivrier en habit noir ou rouge, une fleur de
gardénia à la boutonnière, dans les coulisses de l'Opéra, en compagnie
de M. Clemenceau, vers onze heures du soir. N'y songeons plus, n'y
songeons plus!
Au fond, si M. Thivrier garde sa blouse, c'est pour ne rien changer à
sa personne, qui est sympathique. Il est Thivrier et veut rester
Thivrier des pieds à la tête. Il veut qu'on le reconnaisse et que, si
quelque Montluçonnais vient d'aventure au Palais-Bourbon, il s'écrie du
plus loin qu'il verra Thivrier: «Eh! bonté du ciel! voilà Thivrier!»
L'élu de Montluçon ne se cache pas.
Écoutez ses propres paroles :
« Pendant la période électorale, c'est dans mon costume habituel que je
prenais la parole dans les réunions. Il m'est arrivé quelquefois de
retirer ma blouse et de la laisser dans la carriole, Lés électeurs, qui
n'étaient pas habitués à me voir en paletot, réclamèrent et me dirent :
«- Ce n'est plus, notre Christon. Qu'il remette sa blouse!»
Et il faut rester leur Christon, la popularité est à ce prix. Rester
Christon, c'est le rêve! Mais qu'il est difficile d'en faire une
réalité! Il n'est blouse qui tienne. On a des envieux; on fait des
mécontents; on s'use, on déplaît, et l'on n'est plus Christon.
L'Assemblée nationale de 1789 avait son Thivrier. Il se nommait Gérard
et était député du tiers de la sénéchaussée de Rennes.
Le père Gérard, comme on le nommait à l'Assemblée, était un riche
cultivateur, estimé dans son canton. II conserva toujours son habit de
paysan. Vous avez vu, dans le pavillon des Beaux-Arts, son portrait
peint par David. C'est un chef-d'oeuvre accompli. Le père Gérard y
figure en manches de chemise, comme on dit, la poitrine nue sous la
chemise ouverte. Il est entouré de sa famille. Ses fils et ses filles
sont des messieurs et des demoiselles qui chantent et jouent du
clavecin. Le bonhomme a l'air assez finaud. Il dut sa célébrité à son
habit. Au reste, il n'était pas une bête.
A l'assemblée, un de ses collègues lui ayant
demandé : «Eh bien, père Gérard, que pensez-vous de tout ceci? -
Je pense, répondit le cultivateur, qu'il y a beaucoup de coquins parmi
nous». Quand le père Gérard disait une sottise, ce qui lui arrivait comme à
tout autre député,son habit le sauvait. Quand il raisonnait bien, on
lui en savait plus de gré, le voyant en laboureur.
Et comme Thivrier
veut rester Thivrier, le père Gérard resta le père Gérard. Rentré dans
son bourg de Montgermon, il y rapporta sa veste de laboureur, sans
taches, comme il disait. Il méprisait cordialement les gens de loi, ses
collègues à l'Assemblée. Et il eût été peu flatté de se vêtir en noir
comme un procureur.
« Ces petits avocats et ces petits praticiens qui croient tout savoir,
disait-il, ne possèdent pas un pouce de terrain sous le soleil». Ainsi sa pensée était qu'un laboureur est seul capable de faire des
lois. Il y avait de l'orgueil dans la veste de bure du bonhomme. Quand
on y songe, garder, dans la vie publique, comme autrefois le père
Gérard, comme de nos jours M. le sénateur Soubigou, comme M. Thivrier,
le costume rustique et professionnel, c'est s'efforcer, par un signe
extérieur, de maintenir la distinction des classes. M. Soubigou ne s'y
trompe pas. C'est par le sentiment raisonné d'un retour à l'ancien
régime que M. Soubigou garde dans le Sénat républicain son chapeau rond
et sa veste de chouan. Il est royaliste et porte le costume de ses pères; il est attaché aux
vieilles moeurs et porte le costume du paysan, pour protester contre la
fusion des classes et la suprématie du bourgeois. C'est un Breton de la
vieille roche.
M. Thivrier a-t-il d'autres bonnes raisons de porter sa
blouse au milieu des redingotes inélégantes des parlementaires?
L'égalité moderne, l'égalité dans la médiocrité, a pour symbole, non la
blouse, mais la jaquette achetée au décrochez-moi-ça par le politicien
pauvre. Tout le reste est distinction, singularité, sorte de dandysme.
Notes :
Le
député Thivrier surnommé Christon dans ce texte l'était normalement
sous l'appelation de "Christou"... erreur ou pas ou effet de style...
il s'agit d'un article sorti avant son intervention en blouse devant
l'Assemblée, il fut aussi expulsé pour avoir crié "Vive la Commune!".
Il fit ses premiers pas à la chambre des députés en octobre 1889, son
second mandat s'acheva en 1895.
(*) Personne (en particulier homme) qui affiche des prétentions à
l'élégance.
Source :
Gallica-BNF (Cliquez ici !)
L'Univers Illustré (journal hebdomadaire)
N° 1806 - Page 691- du 02-11-1889
|
|
|
|
Intervention du député
Christophe Thivrier, de l'Allier
Illustration des députés
Assemblée Nationale, le 10 mai 1890
Extraits du Journal officiel de la République française
|
(...) QUESTION
ADRESSÉS à M. LE MINISTRE DE L'INTÉRIEUR
M. le président. J'ai attendu que M. le ministre de l'intérieur fût
présent pour lui faire connaître que M. Thivrier demandait à lui
adresser une question sur la grève de Commentry.
M. le ministre de l'intérieur accepte-t-il cette question?
M. Constans, ministre de l'intérieur. Oui, monsieur le président, je
suis prêt à y répondre.
M. le président. En conséquence, je donne la parole à M. Thivrier.
(Mouvements divers.)
M. Thivrier. Messieurs.
Un membre à gauche. Dites : citoyens ! M. Noël Parfait. Allez! allez!
et ne vous blousez pas! (On rit)
M. Thivrier. Messieurs et citoyens, - puisque
l'un de nos honorables
collègues l'exige (Sourires), - j'ai demandé à poser une question à M.
le ministre de l'intérieur relativement à l'intervention de l'armée
dans la grève des métallurgistes de Commentry. Les ouvriers en grève
ont pour eux toute la population et surtout les commerçants.
(Mouvements divers.) Je ferai remarquer d'autre part que c'est contre
la volonté du conseil municipal et du maire, qui a cependant la
responsabilité de l'ordre dans la commune, que la gendarmerie et un
escadron du 10ème chasseurs sont intervenus, sur la demande expresse de
la compagnie, c'est-à-dire sur la demande d'actionnaires étrangers à la
commune. (Exclamations et rires) J'ai à protester, au nom des
commerçants, des ouvriers, des représentants légaux de la commune,
contre les provocations de la force armée. (Vives réclamations à droite
et au centre. - Applaudissements sur quelques bancs à l’extrême
gauche.) C'est la vérité, messieurs! (Nouvelles réclamations à droite
et au centre)
M. le président. Veuillez écouter, messieurs (1) M. le ministre de
l'intérieur répondra dans un instant.
M. Thivrier. Oui, j'ai à protester au nom des
commerçants, des ouvriers
et des représentants légaux de la commune, contre les provocations des
soldats logés à la forge, nourris par la compagnie, et devenus ainsi
les soldats de cette compagnie. (Applaudissements sur quelques bancs à
l’extrême gauche.)
Un membre à gauche. Respectez l'armée, au moins !
M. Thivrier. Je respecte tout le monde.
M. le président. Veuillez, messieurs, respecter l'orateur.
M. Thivrier. Respectez ma blouse, si vous ne
voulez pas respecter ma personne. (Bruit.)
M. Leygues. Personne ne se moque ni de M. Thivrier ni de sa blouse : OR
respecte l'un comme l'autre. Voix à gauche. Vous feriez bien de la
quitter, votre blouse!
M. Armand Després. Vous savez bien, monsieur Thivrier, que les ouvriers
ne portent plus la blouse.
M. Thivrier. On a chargé une foule
inoffensive, les chevaux sont montés
sur les trottoirs. (Bruyantes exclamations et rires à droite) blessant
des femmes et des enfants (Mouvements divers) et détériorant les
propriétés. C'est ainsi que les seuls dégâts commis jusqu'à présent
l'ont été par la troupe, qui a cassé pour 51 francs de carreaux. (Vive
hilarité) Il n'y a pas de centimes ! (Nouveaux rires) J'ai entre les
mains la protestation des commerçants lésés et la note qu'ils ont
adressée à la municipalité et que je retourne, moi, à M. le ministre de
l'intérieur, seul responsable des dégâts commis par la troupe que nous
n'avons pas demandée (Sourires), et que nous sommes obligés de subir.
Voici la lettre que les victimes adressent au maire de Commentry :
« Commentry, le 5 mai 1890.
« Monsieur le maire de la ville de Commentry, Les soussignés,
commerçants de la place Martenot, ont l'honneur de porter à votre
connaissance les faits suivants : « A la suite d'une charge de
cavalerie exécutée par les chasseurs, il a été commis quelques dégâts à
notre préjudice, dont la note détaillée est jointe à la présente. Cette
charge que nous n'avons pas qualité pour apprécier a été poussée jusque
sur nos trottoirs dont nous sommes les propriétaires. »
M. Chaulin-Servinière. Ils ne sont pas propriétaires des trottoirs!
M. Thivrier. … « et qui étaient occupés au
moment où elle fut poussée
par une foule sympathique et calme qui n'a jamais songé à provoquer le
désordre et qui a cassé nos vitres que poussée violemment par la
troupe. C'est pourquoi, monsieur le maire nous vous adressons, avec
notre petite ci-jointe ». (Rires) Chez nous, messieurs, il
n'y a pas de millionnaire, et nous demandons aussi les 51 francs que
vous pouvez demander, vous; 200 millions. (Bruit.) « C'est pourquoi,
monsieur le maire vous adressons, avec notre petite note sont jointe,
nos vifs regrets des faits qui se sont passés et dont nous sommes les
victimes et non les auteurs, et vous prions en temps d'être notre
interprète pour faire rendre justice».
Un membre à droite. Et l'argent. (On rit)
M. Thivrier. Suivent les signatures
légalisées. J'ai également
l'honneur de porter à votre connaissance une pétition des commerçants
de Commentry pour le retrait du 3ème escadron et des gendarmes
étrangers à la localité.
Pétition des commerçants de Commentry pour le retrait du 3e escadron de
chasseurs et des brigades de gendarmerie étrangères à la localité :
«Les soussignés, commerçants de Commentry, Considérant que l'ordre n'a
été troublé que depuis l'arrivée des troupes, et par elles seules. Et
confiants dans la municipalité pour maintenir la tranquillité publique,
Demandent le retrait du 3° escadron des chasseurs et des brigades de
gendarmerie étrangères à la localité». Suivent les signatures.
Un membre à gauche. Combien y en a-t-il ?
M. Thivrier. Quatre-vingts et quelques.
Le Provost de Launay. Il contait sur le maire de Commentry comme on a
compté jadis sur celui de Decazeville!
M. Thivrier. Vous dites, mon cher collègue?
Le Provost de Launay. Je dis qu’à Decazeville on avait compté sur le
maire et cela n'a pas réussi aux ingénieurs. (Bruit à gauche)
M. Thivrier. Voici d'autre part une
protestation du maire de Commentry, dont je vais vous donner
également lecture :
«Commentry,
7 mai 1890
«Monsieur le député, J'ai l'honneur de vous confirmer ma dépêche de ce
jour, relative aux incidents provoqués par les officiers qui favorisent
l'administration des forges par les provocations et cherchent par les
provocations les plus insensées… » (Vives réclamations à droite et au
centre) Messieurs, nous avons des pièces à l’appui : « A provoquer le
public, qui regarde avec calme et ne vient sur la place Martinot que
pour voir manoeuvrer les soldats…». (Nouvelles réclamations.)
M. le président. M. le ministre répondra, messieurs, vous pouvez être
tranquilles.
M. Thivrier. « malgré mes recommandations et
mes défenses les gendarmes
et les chasseurs brutalisent les femmes et font monter les chevaux sur
les trottoirs (On rit) La population si calme de Commentry est indignée
de ces provocations et il est certain que cette manière de la
brutaliser ne pourra qu’occasionner des désordres. Vous vous avez été à
même de constater…». (Non! non! au centre) «C’est à moi que le maire
parle». (Rires) « … que lundi le capitaine de chasseurs cheveux et
barbe rouges » (Nouveaux rires) ainsi que le maréchal des logis du même
corps, étaient dans un état d’ivresse qui fut remarqué par le public
(Vives protestations) Ce sont ces deux messieurs qui chargèrent la
foule et occasionnèrent les dégâts dont je vous adresse les détails. La
note des dégâts s’élève à 51 francs. (Rires) En outre, les commerçants
du quartier ont adressé une pétition que je vous envoie. (suivi de la
liste des commerçants de la place). La gendarmerie empêche le public de
séjourner sur les trottoirs et les brutalise les femmes, car s’est
poussée par la curiosité qu’elles viennent aux abords de la place.
Un membre du centre. Elles n’ont qu’à rester chez elles!
M. Thivrier. « Cependant les ouvriers et
employés de la forge, au nombre de plus de cent séjournent devant le
portail et encombrent la rue de l’industrie qui est ainsi obstruée.
J’en fis la remarque au capitaine commandant de la gendarmerie et lui
demandait pourquoi il tolérait cet encombrement. Il refusa de les
inviter à rentrer, malgré la population. (Bruit) On tient, paraît-il, à
cette exhibition, et, malgré, mes avis, les officiers ne voulurent pas
les faire circuler ou rentrer dans la forge. Cette situation devient
intolérable et je partage l’indignation des commerçants et des
travailleurs. Notre pays paraît véritablement en état de siège. On ne
cesse de violer des lois et je ne suis pas le maître de la place
publique, quoi que, maître et responsable. Les lois du 10-04-1831 et du
5-04-1884 restent lettre morte pour la gendarmerie et les chasseurs. Je
vous prie d’en référer à M. le ministre pour qu’il fasse cesser cet
état des choses. Veuillez agréer M. le député, l’assurance de ma
considération, Le Maire, Faure ». (…)
(...) M. Constans, ministre de l'intérieur.
J'ai à peine besoin de dire à la
Chambre que l'incident qui a fait l'objet de la question de l'honorable
M. Thivrier n'a pas de gravité. M. Thivrier a apporté un certain nombre
de protestations à la tribune, mais vous avez tous pu remarquer qu'il
l'a fait avec une gaieté qui exclut toute idée tragique. (Vifs
applaudissements et rires sur un grand nombre de bancs). Je répondrai
donc en très peu de mots. Comme il s'agit d'événements qui ne se sont
pas déroulés devant nos yeux, mais que l'honorable M. Thivrier avait
bien voulu me signaler avant-hier, vers cinq heures, j'ai télégraphié à
M. le préfet de l'Allier, qui est un fonctionnaire fort vigilant, d'un
caractère bienveillant, bien connu ici des députés des
Bouches-du-Rhône, qui l'ont eu, il y a quelques années, comme
sous-préfet à Arles, où il a laissé les meilleurs souvenirs. Voici le
télégramme que M. Vincent, préfet de l'Allier, m'expédie de Montluçon,
et, chose singulière, c'est après avoir eu une longue conversation avec
M. le maire de Commentry, dont on lisait tout à l'heure les
protestations à cette tribune, que M. le préfet de l'Allier m'adresse
cette dépêche. Je vais la lire, en vous priant, messieurs, d'en excuser
la forme télégraphique; c'est la meilleure, la seule réponse que je
puisse faire à M. Thivrier :
Préfet de l'Allier à ministre de l'intérieur, à
Paris.
« J'arrive de Commentry, où le maire m'a entretenu des incidents qui
font l'objet de la protestation dont vous me communiquez le texte.
Avant-hier, à six heures du soir, au moment de la sortie des ateliers,
une foule compacte avait envahi la principale rue aboutissant à la
forge. Commandant gendarmerie donna l'ordre faire circuler. Foule
s'étant massée sur trottoirs, des cavaliers, au pas, les ont dégagés.
Un cheval cassa deux vitres d'une devanture. Depuis, pour éviter
nécessité recourir mêmes moyens dans les rues aboutissant à la forge,
la circulation est constamment maintenue libre sur longueur de 100 à
150 mètres, et il n'y a pas eu ni attroupement, ni incident. Quant à
l'attitude des officiers de gendarmerie, elle n'a, à aucun moment, été
provocante. Le capitaine Morionnet et le capitaine Eymon, qui sont en
permanence à Commentry, sont deux officiers excellents, très fermes,
mais très prudents. Capitaine, commandant l'escadron de chasseurs est
également un homme d'expérience et sur la prudence de qui on peut
compter. La protestation qui vous a été adressée est donc absolument
exagérée et erronée. Les meneurs de la grève voudraient obtenir le
départ de gendarmerie et chasseurs; mais je ne suis pas disposé à
l'ordonner, car, sans leur présence, nous aurions déjà eu des incidents
graves à déplorer». (Très bien! très bien!) Je suis heureux, messieurs,
que vous approuviez le langage de M. le préfet de l'Allier. Je lui
donne, quant à moi, toute mon approbation, et ce soir, en lui
transmettant et l'opinion de la Chambre et la mienne.
M. Camille Pelletan. Pas de toute la Chambre !
M. le ministre de l'intérieur. Je parle de la majorité.
M. Camille Pelletan. Comment! vous comptez sur des manifestations
orales?
M. le ministre. Je comptais sur les manifestations orales qui se sont
produites, monsieur Pelletan; mais je ne comptais pas, je l'avoue, sur
la vôtre. (Rires et applaudissements).
M. Camille Pelletan. Monsieur le ministre, je vous remercie, mais vous
altérez quelque peu le sens de l'observation que je vous ai faite. Je
demandais si vous aviez un compteur particulier pour juger les
manifestations orales.
M. Le Provost de Launay. Il suffit d'un peu de coup d'œil!
M. le ministre. Je termine, messieurs, en quelques mots. J'estime que
M. le préfet de l'Allier a bien agi, et je lui en exprimerai toute ma
satisfaction en y joignant celle de la Chambre, si elle veut bien la
manifester à nouveau par son vote. (Nouveaux applaudissements.)
M. Antide Boyer. Je demande à transformer la question en interpellation.
M. le président. La parole est d'abord à l'auteur de la question.
M. Thivrier. Je regrette sensiblement d'être
obligé de dire à M. le
ministre que l'eau de la fontaine dans laquelle il a puisé ses
renseignements doit être légèrement trouble, car enfin personne n'a
daigné prévenir le maire que la troupe et la gendarmerie allaient venir
à Commentry. Qui est-ce qui a fait venir à Commentry l'armée et les
brigades de gendarmerie étrangères à la localité?
M. Baudin. La compagnie, comme toujours !
M. Thivrier. si ce n'est les administrateurs de la compagnie
industrielle qui sont allés à la préfecture les demander eux-mêmes au
préfet! Le préfet a accédé à la demande de cette administration; et
actuellement, ce qui justifie bien mes dires, les gendarmes et les
chasseurs sont logés dans l'intérieur de l'usine, les officiers vivent
à la table des directeurs, et ce sont les directeurs qui commandent
l'armée sur la place de Cornmentry. Voilà la vérité!
M. le vicomte de Montfort. C'est l'application de la loi sur les
réquisitions.
M. Thivrier. Je tiens à vous fixer vousmêmes.
J'ai entre les mains un
journal gouvernemental, la Démocratie du Centre, une feuille que vous
connaissez (Non ! non 1) qui jouit même de la réputation d'émarger aux
fonds secrets. (Oh! oh!) Voici ce que dit ce journal : « On ne
s'entretient, en ville, que de l'attitude agressive, dit-on, de la
troupe et de la gendarmerie vis-à-vis de la foule. Dans chaque café,
dans chaque maison, on cite un excès de zèle de la part ou d'un
gendarme ou d'un chasseur, ou d'un officier de ces différentes armes.
Malheureusement, je n'ai pu être le témoin des diverses scènes qui se
sont produites et je ne puis que rapporter les faits qui me sont
signalés de tous les côtés. » (Exclamations et rires.) Vous trouvez que
ce n'est pas suffisant?
Sur divers bancs. Non ! non !
M. Thivrier. Je continue. « On sait qu'à
l'heure de l'entrée et de la
sortie des ouvriers qui ont repris leur travail, la troupe et la
gendarmerie font circuler la foule autour des portes de la forge, dans
un rayon de 150 mètres. Or, il paraît que la circulation ne s'effectue
pas également pour tout le monde et que, tandis que, les grévistes et
les commerçants sont invités à ne pas encombrer la place Martenot et
les rues avoisinantes, tous les employés de la forge, les
contremaîtres, le directeur et l'agent général de la compagnie peuvent
librement stationner dans les endroits précités, le temps qu'il leur
plaît, sans être le moins du monde inquiétés, et avec un air de défi,
de provocation lui ne laisse pas que de causer une certaine agitation
parmi la foule». (Rires et bruit) Messieurs, je n'ai jamais déchiré mes
fonds de culotte sur les bancs des lycées. (Rumeurs.) A l'âge de douze
ans, j'étais dans l'intérieur des puits de mines, et, en conséquence,
je crois avoir droit à votre indulgence. Si vous avez été à l'école,
vous n'avez pas le droit de vous moquer de moi parce que je ne suis pas
bachelier. Vous n'avez pas à vous plaindre que je ne vous envoie pas
des fleurs de rhétorique.
M. le président. Mon cher collègue, vous abusez un peu des lectures.
(On rit.)
M. Thivrier. Pardon ! monsieur le président.
M. le président. Au lieu de répondre sommairement à M. le ministre,
vous discutez au moyen d'articles de journaux.
M. Thivrier. « On conçoit aisément que, si la circulation doit exister
pour les un s aux abords de la forge, il ne doit pas y avoir
d'exception pour les autres. Une mesure en faveur de la compagnie ou de
ses employés ne peut être qu'une provocation à l'adresse des grévistes.
On en est arrivé à considérer ici M. Dumas - c'est le directeur de
l'usine - comme le lieutenant-colonel chargé de commander la garnison
de Commentry, ce qui lui serait d'autant plus facile que la plupart des
officiers de chasseurs ou de gendarmerie prendraient leurs repas à sa
table et que, par suite, les ordres ne seraient pas difficiles à
transmettre. Je répète que je tiens les faits de nombre de personnes
qui m'ont instamment prié de les signaler, ce que je m'empresse de
faire sans parti pris ni pour les uns ni pour les autres. On rapporte
également l'injonction faite à un cafetier de la place Martenot d'avoir
à tenir son établissement fermé pour qu'il ne soit pas possible aux
consommateurs de se rendre compte des faits qui pourraient se produire
à l'entrée de la loge. »
Voix nombreuses. Assez! assez! (Bruit)
M. Thivrier. J'ai fini, messieurs, ne vous impatientez pas!
M. le président. C'est le règlement qui s'impatiente. Le règlement vous
prescrit de vous expliquer sommairement. (On rit.)
M. Michou. On ne
doit pas lire de journaux à la tribune.
M. Thivrier. « Le cafetier aurait répondu qu'il payait patente et
qu'on
ne pouvait, sans lui causer de graves préjudices, l'obliger à fermer
ses portes. Il y a, dans tout cela, des abus qu'il conviendrait
nécessairement de réprimer, attendu qu'au point où en est arrivée la
grève, il pourrait en résulter des troubles importants auxquels il sera
trop tard de songer lorsqu'ils se seront manifestés. »
Sur plusieurs bancs. Assez! assez!
M. Thivrier. J'ai fini.
M. le président. Un peu de silence, messieurs, l'orateur va terminer.
M. Thivrier. « Il est une chose que je regrette d'avoir à
constater,
mais que je dois néanmoins faire connaître, attendu que j'ai pu m'en
rendre compte moi-même, c'est que les troubles n'ont jamais tant menacé
d'éclater que depuis l'arrivée de la troupe et des gendarmes. » C'est
donc la gendarmerie et l'armée qui provoquent. Quand nous n'en avions
pas, nous étions en paix, et actuellement ces messieurs de l'industrie
trouvent moyen d'exaspérer la population. Ce qu'il leur faut, ce sont
des victimes. Les chevaux, chargeant jusque sur 18 trottoirs, écrasent
la foule. On espère ainsi faire nombre de captures pour les expédier
aussitôt au poste de Montluçon, terroriser ainsi les travailleurs et
les obliger à reprendre leur travail. On a fait servir l'armée pour
défendre les chefs de l'industrie de Commentry et non pour protéger les
grévistes et la population ouvrière. (Bruit)
M. Armand Després. Et maintenant, monsieur Thivrier, vous pouvez ôter
votre blouse !
M. le
président. L'incident est clos. (...)
Source : Compte rendu
in-extenso J.O de la République,
Débats parlementaires, pages 754 à 756. In Gallica-BNF
|
|
(...) Enfin le Nacional,
de Madrid (1895), sous le titre "Engels-Thivrier", établit un long
rapprochement entre les deux grands socialistes, morts la même semaine:
A
une distance très brève d'heures, en un même jour, sont morts deux
socialistes dont le nom s'était parfumé plus d'une fois à l'odeur
virile de l'encre d'imprimerie. Le rouleau égalitaire de la presse les
avait unis, dans les gazettes quotidiennes, par la renommée qui
couvrait de louanges retentissantes les blanches bobines de papier sans
fin et maintenant la mort les unit dans la même vague qui les emporte,
dans la même rafale glacée qui éteint leur vie. Il est clair que je ne
compare pas Thivrier à Engels, je ne les crois pas comparables. Le
patriarche allemand qui, de Londres, suivait les progrès du socialisme
dans sa patrie, et l'ouvrier français au rude langage, qui promenait
sur les bancs de la Chambre la fameuse blouse n'ont d'autre parenté que
d'avoir été tous les deux des socialistes convaincus et militants.
Chacun l'était à sa façon et dans sa sphère mais les deux professaient
avec foi et intrépidité "l'idée évidente".
Engels était l'évangêliste austère qui, dans le repos de sa maison,
concevait et formulait la doctrine. Thivrier était l'apôtre qui la
portait par le monde, la divulgant devant les masses, répandant la
semence par les chemins.
In Le député en blouse par Ernest Montusès
|
|
|
|
|
|
Cet espace
d'expression citoyen n'appartient à aucune organisation politique, ou
entreprise commerciale. Le contenu est sous la
responsabilité de son créateur, en tant que rédacteur.
|
|
|