|

|
Cliquez ci-dessus pour revenir à la page d'accueil
|
|
Sommaire de la page 1, année
2012
1 - Le Brésil
est
sensible, enchanteur, violent et ténébreux, par
Áurea Lopes , Maria Rita Kehl
2 - Le mandat de l'expert
indépendant sur les Droits de l'Homme en Haïti
? par la FIDH
3 - Quand les
multinationales
minières recolonisent l’Argentine,
par Carlos Ruiz
4 - Homicides et
insécurité en Amérique Latine
(Colombie et Venezuela)
5 - Récit
d’un
voyage au cœur d’un Chili rebelle, par
Anita Pouchard-Serra 6 - Le lait populaire en Colombie
et dans le monde ? par l'O.N.G. GRAIN 7 - Les organisations du trafic de
drogues en Colombie, par
Adolfo León
Atehortua Cruz
|
|
|
|
“Le Brésil est
sensible, enchanteur,
violent et ténébreux” |
par Áurea Lopes , Maria Rita Kehl
Indignée
par le
désintérêt des gouvernements et
l’indifférence de la population face
aux plaies sociales (“restes non résolus de 300
ans d’esclavage”),
Maria Rita parle de l’engagement des jeunes dans les luttes
populaires
(“c’est encore peu”), de la violence
policière (“résultat d’une
dictature qui reste impunie”) et affirme que les moyens pour
apaiser
les souffrances du pays sont dans le militantisme : “Il est
temps de
faire de la politique”.
Deux angles d’attaque : la psychanalyse et le journalisme.
C’est à
partir de cette audacieuse union de forces et de perceptions que Maria
Rita Kehl a écrit les chroniques de son dernier ouvrage,
parmi beaucoup
d’autres écrits dans des livres et journaux
– y compris l’article qui a
abouti à l’outrageuse suppression de sa rubrique
dans le journal O
Estado de S. Paulo, pour avoir défendu les politiques du
gouvernement
Lula, tandis que le journal (qui fait campagne contre la censure)
soutenait le candidat à la présidence
José Serra.
"J’aimerais plutôt faire des chroniques plus
littéraires, mais les
sujets d’actualité finissent par me captiver... et
c’est pour ça que je
roule", déclare l’intellectuelle qui, dans cet
entretien exclusif à
Brasil de Fato parle des “souffrances du
Brésil”, axe qui rassemble les
thèmes abordés dans 18 crônicas e mais
algumas (18 chroniques et
quelques autres), ouvrage publié par les éditions
Boitempo et paru en
novembre 2011.
Brasil de Fato : Une phrase de votre dernier livre qui a beaucoup
attiré l’attention et a eu une grande
répercussion est “Le Brésil a
mal”. L’inévitable question est :
quelles sont les souffrances du
Brésil que vous considérez comme les plus
inquiétantes ?
Maria Rita Kehl : C’est
vrai, ce
n’est pas une phrase géniale, au contraire, je la
trouve même banale.
Mais peut-être qu’elle a tant attiré
l’attention parce qu’elle
correspond au sentiment de beaucoup de gens. J’avais
déjà l’intuition
de la souffrance du Brésil, mais je l’ai comprise
avec mon
ex-compagnon, l’historien Luís Felipe Alencastro,
qui étudie en
particulier l’esclavage au Brésil. Une partie de
ce qu’on appelle un
mal-être diffus est lié aux restes non
résolus politiquement de 300 ans
d’esclavage. C’est à dire
qu’il n’y a pas explicitement de politique de
ségrégation au Brésil, mais il
n’y a jamais eu, dans les faits, une
abolition. L’abolition a eu lieu parce que le
système avait déjà failli
économiquement.
L’esclavage s’est terminé dans la
misère, les esclaves chassés touchant
des sous-salaires. Mais rien n’a été
fait pour protéger ces
populations, qui ont été jetées
à la rue, sans travail, traitées de la
même façon qu’avant parce que la couleur
de peau ne change pas... cela
a marqué les esclaves pendant des décennies. Il a
fallu beaucoup de
temps pour que l’homme noir soit
considéré comme un travailleur libre,
comme n’importe quel autre. Et même
aujourd’hui, je trouve importantes
les politiques publiques réalisées pendant le
gouvernement Lula et
celui de Dilma, mais bien qu’il n’y ait pas de
préjugés explicites - ce
qui est illégal à présent oui, il y a
des différences.
Une autre chose douloureuse, pour reprendre les thèmes qui
me touchent,
c’est la façon dont la dictature militaire
s’est terminée. Exactement
pareil. Ça a fini d’un coup, parce que
c’était vraiment invivable ...
et ça ne peut être réparé,
il n’y a pas d’enquête, de jugement de
celui
qui a torturé, de celui qui a tué... des crimes
d’État impunis. A
présent il y a un mouvement plus fort pour essayer de faire
quelque
chose, après beaucoup d’efforts, on a obtenu une
timide commission de
la vérité. Mais
l’indifférence de la population est immense.
L’abandon
d’une partie de la population fait également mal,
quand il y a une
inondation, quand un « morro » (colline)
s’éboule ... et que tu vois la
façon dont les fonds publics sont
détournés, les ministères ne
remplissent pas leurs fonctions.... c’est ça qui
fait souffrir.
Comment ces « souffrances » touchent-elles, en
particulier, les jeunes
? Quelles sont les perspectives futures pour que les nouvelles
générations changent ce scénario ?
L’accès à
l’éducation a progressé,
mais les opportunités de travail ?
Selon ce que je vois lors de mes déplacements dans le pays,
le ProUni
(Programa Universidade para Todos- Programme Université pour
Tous) –
qui a été tant décrié, les
gens disaient que le gouvernement
privatisait l’enseignement, ce qui n’est pas le cas
– a ouvert une
énorme brèche. En 2008, par exemple,
j’ai voyagé dans une région du Rio
São Francisco. Tous ceux avec qui je parlais
étaient à l’université ou
y avaient un parent. Cela veut dire que le gars va décrocher
un
doctorat, sera embauché par une entreprise avec un salaire
élevé ? Non.
Mais cela signifie que sa vision du monde va
s’améliorer, sa situation
pour trouver un emploi sera meilleure. S’il aura un emploi ou
pas, on
ne peut pas le savoir. Et le plus important c’est que cela
révèle un
intérêt de ce jeune pour les études. Je
me rappelle, à Barra de São
Miguel (État d’Alagoas), le serveur disant
“je veux étudier l’histoire
et mon frère la philosophie”. En quoi cela va
améliorer les revenus de
ce serveur ? Pas grand chose. Mais son regard sur le monde sera
différent. Alors je pense que c’est mieux, mais il
reste encore
beaucoup à faire.
Comment voyez-vous la
participation politique des jeunes aujourd’hui ?
Je pense qu’aujourd’hui il y a un
éloignement. Comme auparavant. A
l’époque de la dictature, on pensait que tout le
monde était dans le
militantisme, parce que tout le monde y était. Mais
c’était une
minorité d’étudiants, une
minorité de militants. Je trouve, par
exemple, que le MST est le seul mouvement qui attire les jeunes
aujourd’hui, y compris ceux de la classe moyenne. Les partis
n’attirent
pas, la politique n’attire pas, la politique
étudiante commence à
progresser, ce que je trouve important, mais elle est insuffisante par
rapport à ce qu’elle a été.
Alors, il y a des gens pour dire que le
jeune d’aujourd’hui n’est pas
intéressé à changer le monde. On ne
dirait pas. Une partie des jeunes de la classe moyenne soutient le MST,
milite, va travailler avec eux... va jusqu’à
habiter sous les bâches
noires [1].
C’est comme à mon époque. Bien
sûr, les étudiants étaient dans la
rue... mais qui est allé se battre ? Une
minorité. Les gens
appréciaient que le Brésil devienne une
société de consommation. La
grande majorité, tant qu’il y a eu le miracle
brésilien, allait dans
les centres commerciaux.
Peut-être que ce qui arrive aujourd’hui, comme il
n’y a pas de
dictature, c’est que les jeunes s’engagent dans
différents types de
militantisme. Le militantisme écologique rassemble beaucoup
de gens. Ce
n’est pas qu’ils aient un point de vue de gauche,
anticapitaliste,
révolutionnaire... peut être pas. Mais ils sont
intéressés par le débat
politique sur l’environnement. Parce que c’est plus
proche, c’est plus
facile à comprendre, cela demande moins de débat
théorique, je ne sais
pas pourquoi... mais ça c’est un domaine de
militantisme du jeune. Tout
comme la lutte pour les droits individuels, antiracistes, pour
l’acceptation des homosexuels... Qui sait, ces luttes sont
faciles à
absorber pour le capitalisme. La lutte anticapitaliste au
Brésil est
encore confuse. Le MST est une exception. Dans cette crise, par
exemple, un groupe d’étudiants a campé
à Anhangabaú (Vale do
Anhangabaú, au centre de São Paulo), en essayant
de reproduire ce qui a
eu lieu à Wall Street, aux États-Unis. Mais ici
cela n’a aucun effet.
Il suffit que la presse l’ignore et que la police intimide
pour que
l’affaire n’existe pas.
Et il n’en faut pas
beaucoup pour que
la police, principalement celle de São Paulo,
“intimide”. Ce qui
signifie : aller à la bagarre ?
Regarde, il n’y a plus de DOI-CODI [2] ici à
São Paulo. Mais la police
« paulistana » est tout aussi violente. Elle tue,
torture et il y a une
indifférence de la société par rapport
à ça. Ce mouvement qui a eu lieu
ces jours-ci à l’université de
São Paulo (USP) n’était pas, comme de
nombreux journalistes l’ont dit, un mouvement de gamins
gâtés. Ils se
battent contre l’absence de droits. C’est confus,
évidemment, parce que
ne pas avoir de police sur le campus est controversé,
puisqu’il y a
même eu un meurtre là-bas... Mais la question est
la façon dont agit la
police. Il n’y a pas une marche qui ne soit
réprimée avec des coups, du
gaz lacrymogène, des matraques... São Paulo, sur
ce point, est l’état
le plus conservateur du pays. Ce qui m’effraye
c’est que la violence
est grave et la société est
indifférente. A l’époque des
militaires, il
y avait une partie de la population qui était
indifférente aussi. Il y
avait une partie qui approuvait même la violence, qui
trouvait très
bien que les communistes soient frappés. Mais il y avait
aussi une
partie qui n’approuvait pas la violence, qui
n’était pas indifférente,
mais qui avait peur. A présent il n’y a pas lieu
d’avoir cette peur
quand on manifeste. Très bien, la police peut arriver,
envoyer les gaz
lacrymogènes... mais peu de gens manifestent. Lors de la
dernière
marche sur l’avenue Paulista, je ne sais même pas
s’ils étaient 3 mille
étudiants, c’est peu. Ils pourraient
être 50 mille à défiler.
La violence – et
l’indifférence de la société
– sont plus marquantes en milieu rural, où la
lutte des classes est plus sauvage ?
La question de l’agro-business est un sujet à
part. Dans le livre O que
resta da ditadura (Ce qu’il reste de la dictature), une
série d’essais
publiés par l’éditeur Boitempo
– ce livre vaut la peine d’être
cité, le
lecteur qui le peut doit le lire – on trouve justement
l’analyse de
cela. Comment une dictature qui s’achève sans
même une enquête, sans
punition, laisse beaucoup de traces. Une chercheuse
américaine souligne
le fait que, de tous les pays qui ont subi une dictature en
Amérique
Latine, le Brésil est le seul où la violence
policière a augmenté, au
lieu de baisser. Sauf que ce n’est plus contre les
étudiants, ce n’est
plus contre des supposés subversifs... c’est
contre les noirs, les
pauvres, les habitants des favelas, contre les gens qui fument du
haschich, c’est le militaire qui se trouve démuni
face au gamin des
quartiers.
La violence de classe au Brésil a toujours
existé. Sérgio Buarque de
Holanda nous a montré ce que les propriétaires
d’esclaves faisaient sur
leurs terres, par eux mêmes, la cruauté envers les
esclaves... et la
police n’intervenait pas. Le propriétaire terrien,
le senhor de engenho
[3], dans l’antre de son petit fief, fermé,
était roi, policier, juge.
L’État ne s’en mêlait pas, par
collusion. Le pacte de classes du Brésil
colonial et post-colonial permettait, par exemple, que le
père de
famille rural enferme sa fille déflorée dans sa
chambre pour le restant
de ses jours... Sans parler des révoltes populaires qui ont
été
réprimées pendant la période de la
pré-indépendance. Et on apprend à
l’école que l’indépendance
s’est faite sans verser de sang, avec Dom
Pedro [4] tout mignon, sur son cheval... C’est pour cela que
j’ai écrit
dans mon livre que le Brésil est sensible, enchanteur,
violent,
ténébreux.
Quelles sont, pour vous, les
raisons de l’augmentation de la violence ?
Je ne sais pas analyser si la violence augmente. Ce qui me
préoccupe
plus, comme je l’ai dit, c’est
l’indifférence des gens par rapport à
la
violence. Ce qui est peut-être plus évident, et
que je pense en lien
avec les attraits de la société de consommation,
c’est la violence dite
banale. La violence du gamin qui attend au feu rouge et commence
à se
disputer avec un autre qui hausse le ton, et qui en arrive à
une course
poursuite et se termine avec des balles... et qui renverse des gens qui
n’ont rien a voir dans l’histoire. La violence du
type qui pense que
pour s’intégrer, il doit démontrer un
certain pouvoir conféré par un
bien de consommation. Ainsi il peut tuer pour des baskets, ou, quand il
a une voiture, il doit rouler à la limite de la vitesse et
mettre en
danger les personnes, à la moindre difficulté de
circulation, il sort
déjà se battre. C’est de plus en plus
la façon dont nous définissons
notre personnalité, notre qualité humaine, par
les biens de
consommation et les bagarres que cela engendre.
Et regarde ce qui est intéressant... à
l’époque de l’empire, la
ségrégation par les symboles du pouvoir
était massive. Les habits que
chacun portait, le tissu qu’il pouvait acheter, si
l’on se déplaçait en
carrosse ou à cheval. C’est à dire, la
ségrégation par ce que tu
possèdes existe dans toutes les
sociétés de classe. Et peut-être
même
qu’elle était plus prononcée. Peu
nombreux étaient ceux qui pouvaient
consommer de manière ostentatoire ou profiter de
bénéfices et
privilèges, la majorité ne
bénéficiaient même pas de droits. Les
droits
sont en train de se diffuser.
Y compris le droit à
faire partie de la société de consommation.
C’est curieux. Il y a un aspect intégrateur, dans
la société de
consommation. Par exemple, à part un gamin qui
n’achète que des
vêtements de marques importées, il n’y a
pas beaucoup de différence
entre ce que porte un fils d’une famille de classe moyenne et
le fils
de la femme de ménage de cette famille. Ces
évidences étaient beaucoup
plus marquées avant, il y avait beaucoup moins de
marchandises quand
les vêtements étaient très
chères. C’est peut être pour
ça que les gens
se battent avec plus de violence pour ce qui les
différencie. Le fils à
papa parce qu’il y a un autre type qui a une super voiture,
et il veut
se faire remarquer. Ou le jeune de classe C [5], qui peut acheter sa
première voiture, et qui pense d’un coup
qu’il peut s’attaquer aux
autres... Je dis voiture parce que, dans la
société de consommation, la
publicité des voitures pour moi est une horreur ! Dans la
publicité des
boissons, le degré maximal de
ségrégation c’est : tu as
acheté la
marque X parce que tu ne savais pas que la marque Y était
mieux, alors
tu es un imbécile. Mais la bière, tout le monde a
les moyens d’en
acheter. Maintenant, la voiture... le mec passe avec une voiture et
tout le monde s’extasie.. le laveur de voitures dispute avec
un autre
le droit de garder la voiture du playboy... le mec adore provoquer la
jalousie... la voiture lui suffit, le monde peut
s’écrouler... c’est le
comble de l’incitation à ne plus faire preuve de
solidarité avec
personne.
Une apologie de
l’individualisme ? Et donc
l’indifférence par rapport au collectif ?
C’est un peu
ça. Mais on doit aussi
voir que l’individualisme a ses avantages. C’est
pour cela que je n’ai
pas employé ce mot. Par exemple, l’individualisme
qui a un rapport avec
le libéralisme, je pense qu’il a des atouts
même dans la société
post-capitaliste, que je ne vais pas nommer communiste, mais peut
être
socialiste, dans le sens large. J’espère que ces
droits individuels ne
se perdront pas. Nous, les femmes, connaissons les avantages acquis
avec l’individualisme. Que chacun puisse faire ses choix, que
chacun
soit libre de ses orientations sexuelles, décider de fonder
une famille
ou non, être mère célibataire,
être mère par insémination, ne pas
être
mère... sans être le rebut de la
société ! Que des riches puissent
faire le choix de travailler avec le MST ou aller dans les
communautés
indigènes en Amazonie. La richesse des
différences individuelles est un
acquis du capitalisme libéral, que nous appelons
individualisme. En
même temps, l’individualisme est néfaste
quand il dresse les gens les
uns contre les autres.
Les Brésiliens et la
société brésilienne ont les moyens de
s’attaquer aux “souffrances” du
Brésil ?
Oui, certainement. Les politiques publiques sont des moyens possibles,
mais il faut un mouvement social qui fasse pression pour obtenir ces
politiques. Quelque chose qui a probablement été
un problème sous Lula,
c’est que beaucoup de gens qui s’étaient
mobilisés jusque là se sont
dit : “ah... on a réussi à
élire Lula, les choses vont être faites dans
le bon sens”. Il y a eu une démobilisation et la
manière même de
gouverner de Lula a contribué à cela.
“Laisse je m’en occupe... du
calme, tout ne peut pas se résoudre si
rapidement...” Cette façon de
gouverner, pour moi est un problème, sur le plan politique.
Bien qu’il
ait été un grand gouvernant du point de vue
administratif. Mais,
politiquement, il s’est donné le statut du
“père” –
d’où la rengaine...
on ne peut pas toujours dire oui à ses enfants. Enfin, il a
beaucoup
fait pour démobiliser. Très bien, son
rôle n’était pas de mobiliser.
Mais c’était favoriser la mobilisation. La
croissance économique,
démobilise aussi . Il y a eu
l’intégration économique de beaucoup de
gens, tout au moins la classe C, qui a également
démobilisé. Les gens
s’intéressent moins aux autres luttes
lorsqu’ils commencent a avoir des
opportunités individuelles. Ils commencent à
s’occuper de leurs propres
vies, à faire leur propre révolution
individuelle. En général, les gens
luttent très peu par idéalisme. Et, le plus
souvent, uniquement quand
on a le couteau sous la gorge. Alors là c’est la
grande lutte.
L’important c’est que celui qui se mobilise ait
l’intelligence
politique suffisante pour savoir quels sont les thèmes qui
peuvent
mobiliser, comment est-ce qu’on dialogue avec la
société mobilisée.
Pour coordonner, pour gagner des alliés. Sinon il restent
dans des
petits ghettos de manifestations qui sont soit
réprimés soit ne parlent
à personne. Toute la question est là :
c’est faire de la politique.
Notes des traducteurs
:
[1] Lorsque les paysans du Mouvement des Sans Terre (MST) occupent des
terres avant que celles-ci soient légalisées, ils
campent sous des
bâches noires.
[2] DOI-CODI : Destacamento de Operações de
Informações - Centro de
Operações de Defesa Interna
(Détachement des Opérations des
Informations- Centre des Opérations de la Défense
Intérieure), rattaché
à l’Armée, était un service
de répression du gouvernement brésilien
pendant la dictature, période appelée «
Années de Plomb » ("Anos de
Chumbo").
[3] ’Senhor de engenho’ désigne le
propriétaire de plantation de canne
à sucre du Brésil colonial.
’Engenho’ signifie le moulin à sucre.
[4] Dom Pedro de Alcantara, de Bragance et Bourbon (1798-1834) fut
l’artisan de l’indépendance du
Brésil et son premier empereur (de 1822
à son abdication en 1831) sous le nom de Dom Pedro Ier.
[5] La classe moyenne, appelée au Brésil "classe
C" inclut tous les
foyers dont le revenu est compris entre 786 et 1 064 reais (306 et 414
euros) tandis que les classes A, B, D et E désignent
respectivement
l’élite économique, la classe moyenne
supérieure, les pauvres et les
très pauvres.
|
|
|
|
LE
RENOUVELLEMENT DU MANDAT DE L'EXPERT INDéPENDANT
SUR
LA SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN HAïTI
|

par la FIDH et le Réseau National de Défense Droits Humains,
article mis en ligne le 10 mars
2012
Introduction
Aujourd'hui, deux ans après
le
séisme qui a ravagé Haïti, face au maintien de l'impunité -
dont
l'abandon des charges de torture, disparition et exécution
extrajudiciaire à l'encontre de Jean- Claude Duvalier est un exemple
probant -, face au vide institutionnel créé par la démission du
premier Ministre le 24 février dernier, ouvrant la voie à une
nouvelle crise politique, face aux conditions de vie déplorables des
personnes déplacées dans dans des camps, et face à une insécurité
qui perdure, la FIDH et ses ligues membres insistent sur
l’importance
du renouvellement du mandat de l'Expert Indépendant sur la situation
des droits de l'Homme en Haïti.
Les impacts du travail de l'Expert indépendant
L’Expert Indépendant a réalisé, tout au long de son
mandat, un
étroit suivi de la situation des droits de l’Homme en
Haïti et
adressé des recommandations aux autorités haïtiennes ainsi
qu'à la
communauté internationale.
Depuis le début de son mandat le 18 juin 2008, l’Expert
Indépendant
sur la situation des droits de l’Homme en Haïti a
réalisé dix visites
dans le pays, à la suite desquelles il a rédigé et rendu public un
rapport sur la situation générale des droits de l'Homme. Lors de
chaque visite, il a rencontré des membres d’organisations de
défense
des droits de l'Homme, des membres d’organisations de base
dans les
villes de province et des membres du gouvernement. Il a par ailleurs
œuvré pour que les acteurs internationaux mettent les droits
de
l'Homme au cœur de leurs activités liées à la
reconstruction.
L'Expert Indépendant s'est penché sur les atteintes aux populations
les plus vulnérables, en particulier les personnes déplacées vivant
dans les camps, ainsi que sur l'impunité et la question de
l'intégration des droits de l'Homme dans la reconstruction.
Il a tout particulièrement recommandé aux autorités
haïtiennes de
mettre en œuvre la réforme de la justice et d'intégrer une
approche
fondée sur les droits de l'Homme à la reconstruction, en insistant
sur le fait que l'accès à l'eau, au logement et à la santé sont des
droits exigibles. Il a également plaidé pour de meilleures conditions
de détention et l’éradication de la détention préventive
prolongée.
L’Expert Indépendant s’est en outre activement
impliqué dans la
campagne pour la ratification du Pacte international relatif aux droits
économiques sociaux et culturels (PIDESC), votée le 31 janvier 2012.
Lors de sa récente visite en février 2012, il a partagé avec les
organisations de défense des droits de l'Homme un projet de
séminaires de formation sur les droits économiques, sociaux et
culturels, afin que la société civile s'approprie le PIDESC.
L’Expert Indépendant a également pris une part active dans
la
mobilisation de la société civile en faveur de l'Examen Périodique
Universel d’Haïti, reporté à plusieurs reprises et
prévu pour le 16
mars 2012.
L'importance du renouvellement du mandat
Malgré ces quelques avancées récentes, Haïti continue à
faire face à de nombreux défis.
- Vide institutionnel et crise
politique
Haïti est de nouveau confrontée à un vide institutionnel.
Depuis le
14 mai 2011, M. Jean Joseph Martelly assume ses fonctions de Président
d'Haïti. Les deux propositions pour la désignation d'un
Premier
Ministre formulées en juin puis en août par le Président
Martelly
avaient fait l'objet d'un refus respectivement de la Chambre des
Députés et du Sénat. En octobre 2011 un gouvernement a été mis en
place avec à sa têe , M. Gary Conille.Le Premier ministre a
finalement
renoncé à ses fonctions le 24 février 2012.
L'indéfinition quant à l'avenir de la Commission Intérimaire de
Reconstruction d'Haïti (CIRH), qui à la fin de son mandat en
octobre
2011 devait opérer un transfert de fonctions à une institution
haïtienne qui prendrait sa succession, ne fait que renforcer
le climat
d'incertitude.
- Impunité et défaillances du système judiciaire
Dans ce contexte de crise politique, l'impunité perdure. En effet,
cinq ans environ après le vote de trois lois consacrant
l’indépendance du pouvoir judiciaire, l’Exécutif
est réticent à
mettre en place le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, et un an
après le retour de Jean-Claude Duvalier en Haïti, le Juge
d'instruction a émis une ordonnance déclarant prescrites les charges
de torture, disparition et exécution extrajudiciaire, ne retenant que
les charges de corruption à son encontre. (1)
De manière générale, le droit aux garanties judiciaires
n’est pas
respecté. Des personnes passent jusqu’à 3 ans ou plus en
détention
préventive. Au 24 octobre 2011, on comptait 7254 personnes détenues
en Haïti, dont 5102 en attente de jugement, soit 70.33%. De
plus, les
conditions d’incarcération restent un défi pour
l’administration
pénitentiaire.
- Insécurité
Par ailleurs, l’insécurité continue à faire rage dans le
pays,
particulièrement dans la zone métropolitaine. Pour les seuls mois de
janvier et de février 2012, au moins 85 personnes ont trouvé la mort
par balles à Port-au-Prince, (3) par arme blanche et (5) par
lapidation.
- Atteintes aux droits de
l'Homme dans les camps : droit à la santé, au logement, à
l'intégrité physique et psychologique.
Deux ans après le séisme, si le nombre de personnes déplacées dans
les camps a considérablement diminué, passant, selon les estimations,
de 2,3 millions juste après le séisme à 500.000 actuellement,
celles-ci continuent à faire face à des conditions de vie
déplorables.
D'après les chiffres du Réseau National de Défense des Droits
Humains (RNDDH), en juillet 2011, on dénombrait 896 camps, répartis
dans 13 communes (Carrefour, Cité Soleil, Croix des Bouquets, Delmas,
Ganthier, Grand-Goâve, Gressier, Jacmel, Léogâne,
Pétion-ville,
Port-au-Prince, Petit-Goâve et Tabarre). Ces camps,
administrés par
des Comités de Coordination élus ou désignés, regroupaient un total
de 149 317 familles, pour un total de 594 811 personnes (2).
Les habitants des camps, qui survivent dans l'insalubrité et la
promiscuité, font de surcroît face à de graves problèmes
d'insécurité. De nombreux cas de viols, d'enlèvements, voire
d'assassinats sont recensés. La violence sexuelle envers les femmes
constitue un problème majeur. Selon une étude menée par le Centre
pour les Droits de l'Homme et la Justice Globale4, 14% des foyers
interrogés dans les camps ont déclaré que l'un de leurs membres
avait été victime de violences sexuelles depuis le tremblement de
terre. Selon les informations recueillies par le RNDDH et la
Solidarité des Femmes Haïtiennes (SOFA), pour
l’année 2011, 113 cas
ont été recensés dans les camps. Face à cette situation, il
n'existe pas de politique étatique de sécurité. Les patrouilles de
la Police Nationale, accompagnées par la MINUSTAH, sont insuffisantes,
souvent limitées à l'extérieur des camps, et les dispositifs
d'éclairage sont rares, voire inexistants. Face à cette situation,
les Comités de coordination des camps organisent des patrouilles
volontaires.
- Expulsions forcées
Un autre problème majeur que doivent affronter les personnes
réfugiées sont les expulsions forcées par les propriétaires
terriens, parfois appuyés par les autorités municipales, sous le
prétexte que l'existence des camps favoriserait la délinquance. Ces
expulsions forcées, parfois violentes, ont lieu dans le courant de la
journée, sans préavis, causant la perte des effets personnels des
habitants absents à ce moment-là. Selon un rapport du Cluster
Coordination de Camps et Gestion de Camps publié en septembre 20115,
confirmé par les rapports du Groupe d’Appui aux Réfugiés
et aux
Rapatriés (GARR) et par les observations du RNDDH, au moins 109 camps
ont fait l'objet d'expulsions forcées par les propriétaires de
terrain, et 12 ont été partiellement expulsés. Au total, 58.508
personnes ont été touchées, et d'après Oxfam, 120 000 personnes
seraient actuellement menacées d'expulsions (6).
Conclusions et recommandations
Face à ces nombreux défis qui restent à relever pour Haïti, le
Conseil des droits de l'Homme doit, dans le cadre de la reconstruction,
encore renforcer sa coopération avec la société civile locale par le
biais de l'ensemble des mécanismes à sa disposition, dont le mandat
de l'Expert Indépendant sur la situation des droits de l'Homme en
Haïti.
L'Expert doit notamment pouvoir faciliter la coopération et le
dialogue entre les différents acteurs présents sur le terrain, de
manière à associer les organisations locales de la société civile
à la reconstruction, tout en veillant à ce que celle-ci soit mise en
œuvre depuis une perspective visant à protéger et garantir
les droits
de l'Homme en Haïti. Plus particulièrement, la FIDH et le
RNDDH
considèrent que le Conseil des Droits de l’Homme doit, outre
renouveler le mandat de l'Expert Indépendant, s'assurer que ce dernier
:
− Mène une étroite
coopération avec les
organisations de défense des droits de l'Homme qui, sur le terrain,
constituent une grande source d’informations en matière de
violation
de droits de l'Homme ;
− Continue à plaider en faveur
du respect de l'Etat de droit et à
favoriser le renforcement des capacités institutionnelles, en
particulier en matière d'administration de la justice ;
− Continue à travailler avec
les organisations de défense des
droits de l'Homme en vue de la ratification d’autres
instruments
internationaux, dont la Convention sur la protection des travailleurs
migrants et des membres de leur famille ;
− Exige la mise en
œuvre de projets selon une
approche axée sur les droits de l'Homme dans le cadre de la
reconstruction.
Notes :
1 La FIDH a publié une note sur
l'application du
droit
international aux faits survenus en Haïti entre 1976 et 1986,
pouvant
être qualifiés de crimes contre l'humanité, et appellent
ainsi à ce
que Jean-Claude Duvalier soit jugé pour ces crimes en Haïti.
2 « Le RNDDH plaide pour une
prise en charge effective des personnes
déplacées », Réseau National de Défense des Droits
Humains (RNDDH),
janvier 2012, p. 6. D'après le Ministère de la Santé Publique, entre
octobre 2010, date où le premier cas s'est déclaré et le 5
août
2011, le choléra aurait causé la mort de 6156 personnes, sur 424 450
cas recensés (3). Le paludisme, la typhoïde et la tuberculose
sévissent
également. Le gouvernement haïtien semble ne pas exercer un
réel
contrôle des interventions des organisations humanitaires sur
le
terrain. Suite au retrait de plusieurs de ces organisations, les
conditions sanitaires dans les camps sont critiques. Il n'existe pas de
traitement des déchets, et les sytèmes d'évacuation et de
canalisation sont rares. L'accès à l'eau est réduit, et la plupart
des tentes sont hors d'usage.
3 « Aide humanitaire, secours
d’urgence,
redressement, relèvement et reconstruction face à la situation
d’urgence humanitaire en Haïti, et notamment face
aux effets
dévastateurs du tremblement de terre », Rapport du
Secrétaire
général A/66/332, Assemblée Générale des Nationes Unies, 2
septembre 2011, p. 6
4 « Yon Je Louvri : Reducing
vulnerability to sexual
violence in Haiti IDP's camps », Center for Human Rights and
Global
Justice (CHRGJ), New York University School of Law, 2012, p. 20
5 Rapport sur les cas
d’éviction de la population de
déplacées internes vivant dans les camps en Haïti,
Coordination de
Camp et Gestion de Camp (CCGC) / Cluster Abri, septembre 2011
6 « Haiti : The slow road to
reconstruction. Two years after the earthquake », Oxfam, 10
janvier 2012, p. 5
|
|
|
|
Quand les multinationales
minières recolonisent
l’Argentine
|
Par Carlos Ruiz (*), le 17
février 2012
Le boom minier en Amérique latine est à
l’origine de nombreux conflits.
Face à des mégaprojets qui déplacent
des villages, polluent et
assèchent les rivières, détruisent les
forêts, des communautés locales
résistent. Du Mexique à la Patagonie, elles
multiplient les blocages et
obtiennent parfois la suspension des projets. En Argentine, cette
résistance vient d’être durement
réprimée comme en témoigne le
cinéaste
Carlos Ruiz.
Depuis quelques mois, la
résistance des communautés face aux
activités
minières s’intensifie dans l’ouest de
l’Argentine, principalement au
travers de blocages sélectifs de camions allant aux mines.
Les
habitants de La Rioja sont mobilisés contre
l’installation de
l’entreprise canadienne Osisko, tandis que ceux de Catamarca
s’opposent
à la poursuite du projet de Minera Alumbrera, filiale du
géant minier
suisse Xstrata, après avoir souffert durant quinze ans des
impacts
sociaux et environnementaux de ses activités. Ces
manifestations ont
été durement réprimées
à Tinogasta, Belén et Aimacha, faisant des
dizaines de blessés.
La situation empire aussi à Andalgalá,
où une répression féroce avait
déjà eu lieu il y a tout juste deux ans : depuis
quelques jours, un
groupe prominier bloque l’entrée de la ville,
empêchant le passage de
journalistes et de personnes venues soutenir
l’assemblée locale, tandis
que les maisons de plusieurs manifestants sont fouillées
sans motif par
la police. En décembre 2011, un rapport de l’ONU
s’inquiétait déjà de
l’utilisation démesurée de la force et
de représailles contre les
personnes défendant leurs droits économiques,
sociaux et culturels en
Argentine.
Tinogasta, la
répression indigne
Des centaines de milliers d’habitants de toute la
cordillère des Andes
résistent, comme l’ont fait toutes les populations
tout au long de
l’histoire. Mais il y a encore des gens qui vivent dans
d’autres
régions du pays et qui ne comprennent pas la lutte de ces
peuples qui
ne veulent pas de l’exploitation minière. Ils
n’en veulent pas. Non.
Ils n’en veulent pas pour de nombreuses et
sérieuses raisons,
scientifiques et non scientifiques. Peut-être est-ce
difficile à
comprendre pour ceux qui ne vivent pas là.
Pourquoi défendre à outrance une
modernité périmée, qui arrive
à
contretemps, avec des promesses de progrès et de
développement que
personne ne croit ni ne peut soutenir ? Au moins sans toucher
d’importants salaires et bénéfices, ou
bien sans prendre des postures
biaisées ou des visions purement économicistes.
Pourquoi mépriser
l’immense culture et les savoirs de villages ancestraux,
habités par
des Argentins qui ont pourtant les mêmes droits et le
même statut que
ceux qui vivent entassés à Buenos Aires ? Gioja,
le gouverneur
prominier de la province de San Juan, l’a dit très
clairement il y a
quelques jours (alors qu’il nous traitait de «
nazis ») quand il a
exprimé sa propre pensée : « Les
écologistes ne veulent pas que les
pauvres aient accès au progrès. »
L’échec
de la politique extractiviste
La répression à Tinogasta, brutale,
démesurée, oblige à
s’arrêter [1].
Les forces spéciales de la police, montant la garde devant
des camions
miniers remplis de poison et d’explosifs, ont tiré
– littéralement –
sur des habitants pacifiques, parmi lesquels des centaines de femmes et
d’enfants. Ils ont lâché leurs chiens
furieux contre les personnes qui
étaient assises sur la route pour empêcher les
camions miniers de
passer (un chien a mordu une femme et a failli lui arracher un sein).
C’est un échec total de la politique.
Les habitants de Tinogasta, de Belén,
d’Andalgalá, de Famatina, de
Chilecito, de Jáchal, d’Amaicha, de Tilcara, de
Tupungato, d’Esquel, et
de centaines d’autres villages où vivent des
Argentins qui travaillent
et aiment leur patrie autant que ceux qui vivent au bord de la mer, ne
sont ni des envahisseurs, ni des fondamentalistes, ni des subversifs,
ni des terroristes, ni même des écologistes. Ils
se défendent, non pas
contre les entreprises multinationales qui viennent dévaster
des
territoires entiers, mais contre ceux qui leur ont ouvert les portes.
Les entreprises n’attaquent pas les gens, pour cela elles ont
les
gouvernements provinciaux et leurs « forces
spéciales ».
« L’exploitation minière est un
sacrifice en échange de rien »
Les gouvernements signent des contrats avec des entreprises
étrangères
dans le dos des gens, en garantissant un « permis social
» [2] qu’ils
n’ont pas. Les entreprises établissent dans leurs
manuels
administratifs internes comment devra se faire la distribution des
«
fonds sans facture » au sein des communautés,
comme c’est le cas
d’Osisko, dans la province de La Rioja. Elles n’ont
même pas besoin de
gagner les élections, dans des démocraties
impures, malades du
clientélisme. Mais les gens ne sont pas bêtes, ils
n’octroieront jamais
ce permis social pour mourir à petit feu. Le permis social
est la
limite. Ils le savent très bien, l’exploitation
minière – d’aujourd’hui
et celle d’hier aussi – est un sacrifice. Un
sacrifice en échange de
rien, ou pire encore, en échange de perdre le bien le plus
précieux que
nous avons : l’eau, les glaciers, « ces
réservoirs d’eau » ; c’est
changer de mode de vie, c’est brader sa culture,
anéantir son identité.
À ceux qui vivent loin de cette problématique,
nous leur demandons :
Pourquoi extraire de l’or ? Pourquoi faire exploser des
montagnes
entières ? Littéralement, ce n’est pas
une métaphore. La Présidente,
Cristina Fernández de Kirchner, a demandé hier :
« Qui accepterait de
travailler dans une mine sachant qu’elle contamine ?
» Nous pourrions
lui demander : pourquoi croit-elle que des familles entières
se jettent
au pied d’énormes camions chargés
d’explosifs ? Pourquoi croit-elle que
les politiciens arrivent au pouvoir avec un discours qui
répond aux
demandes et aux inquiétudes du peuple et rapidement
– comme le
gouverneur Beder Herrera [3] – revêtent la chemise
du colonisateur ? Il
est temps d’écouter le peuple et
d’arrêter cette vague répressive qui
nous ramène à des époques tristes de
notre histoire, qui ne sont pas
rares.
Notes
:
(*) Carlos Ruiz est cinéaste, réalisateur du
documentaire Cielo Abierto [4], et membre des Assemblées
citoyennes de La Rioja.
[1] Voir la vidéo qui relate cette répression,
éditée par l’assemblée de
Tinogasta.
[2] La notion de « permis social » (licencia
social) est de plus en
plus reconnue dans le domaine des investissements miniers et autres
activités d’exploitation de ressources naturelles
comme étant un
prérequis essentiel pour assurer la stabilité et
la prospérité des
projets mis en place, mais également pour faire en sorte que
ceux-ci
respectent les droits des populations locales.
[3] L’actuel gouverneur de la province de La Rioja, Luis
Beder Herrera,
avait été élu en 2007 pour sa campagne
contre les activités minières et
contre l’installation de la Barrick Gold. Une fois
élu, il a
immédiatement dérogé à la
loi d’interdiction de mines à ciel ouvert,
qu’il avait pourtant promue et votée quelques mois
plus tôt.
[4] Le documentaire Cielo Abierto raconte comment les populations
locales se sont mobilisées contre la Barrick Gold et
l’ont obligée à
renoncer à son projet dans la province de La Rioja. Ces
communautés
résistent maintenant à
l’arrivée d’une nouvelle entreprise
canadienne,
Osisko.
Traduction et introduction : Juliette
Renaud
Photo de CC Leandro Pérez
|
|
|
|
Criminalité et
insécurité
en Amérique Latine |

par Lionel Mesnard, le 14 février 2012
L’insécurité est un vrai
problème dans quelques pays d’Amérique
Latine
(Colombie, Venezuela, Guatemala, Mexique, Brésil, Salvador).
Si la
question de la sécurité semble ici en France un
enjeu national, en
Amérique Latine et dans les Caraïbes, il en va
d’une autre réalité,
bien plus pesante. Avec environ 700 à 1000 homicides par an
sur tout le
territoire français, nous ne pouvons pas dire que cette
crispation
sociale sur l’insécurité soit toujours
véritablement fondée, si on la
compare à d’autres lieux de cette
planète. Justement, si l’on prend en
compte un continent, celui de l’autre rive, il est fort
intéressant, de
se pencher sur l’insécurité
réelle et subie de l’autre
côté de
l’Atlantique.
Seules exceptions majeures pour les taux d’homicides, le
Canada est à
ce titre le pays le plus sur avec la Guadeloupe et la Martinique,
faut-il préciser. Si l’on dresse, la liste des
pays ou la violence par
homicide est la plus forte, l’on constate en 2006 selon les
sources de
l’Organisation Panaméricaine de la Santé, que la
Colombie détient le
record de 84 homicides pour 100.000 habitants (1). Si l’on
dresse le
palmarès des cinq pays où les crimes de sang sont
les plus élevés, le
Salvador est 2ème, le Venezuela 3ème,
le Brésil 4ème, le
Guatemala est le 5ème et tous se situant entre 24
à 43 homicides pour
1000.000 habitants, soit en moyenne 20 à 30 fois fois
supérieur à l’hexagone.
Les grandes agglomérations connues pour être les
plus dangereuses sont
Cali en Colombie, San Salvador au Salvador, Caracas au Venezuela, Rio
et Sao Paulo au Brésil, et désormais la ville de
Juarez au Mexique. À
l’exemple de Caracas, près de 50% de la violence
criminelle du pays s’y
produit, avec ses 7 millions d’habitants s’y
déroule chaque semaine une
bonne centaine de meurtres, surtout en fin de semaine et dans les
quartiers pauvres de la capitale. A ce stade, on peu parler de
calamité, mais de là à mettre en cause
la responsabilité des autorités
vénézuéliennes, il est un pas un peu
trop facile à franchir.
Le problème est assez graduel, au Venezuela depuis les
années 1970,
l’insécurité à surgit
fortement, tout comme la protection sécuritaire
des espaces privés et publics. Il existe pour exemple au
Venezuela près
de 13 millions d’armes à feu en circulation et
l’on va du simple
revolver aux armes de poings les plus modernes ou courantes dans le
monde. Pour véritablement analyser ce que
l’ensemble de la violence
criminelle engendre comme dégâts humains et
économiques, c’est plus de
10% du PNB vénézuélien qui est
affecté (et un quart du PNB
colombien). Et l’on ne peut pas dire, sauf à
quelques réserves pour
l’Amérique Centrale, que
l’Amérique du Sud en sa partie nord et ouest
voit sa criminalité baissée, tout au contraire.
Mais à quels facteurs
peut-on l’attribuer ? qu’est-ce qui
génère de tels niveaux de violence
?
De toute évidence on ne peut aborder le problème
sans y voir plusieurs
liens pas toujours simples à relier entre eux, mais il en va
des
trafics en tout genre (drogues, armes,prostitution,…) , en
passant par
un malaise urbain ou les différences de condition de vie
entre les plus
riches et plus pauvres sont extrêmement fortes. Du
«rancho » à la villa
de luxe, en passant par le logement locatif normal, les conditions du
confort sont très variables. Un facteur prégnant
l’extrême pauvreté
touche près d’un quart de la population en
Colombie, donne un indice
social fort concernant la violence sociale sous-jacente (et 10% au
Venezuela).
Ce qui ne veut dire qu’elle ne soit à mettre en
rapport à une
criminalité propre aux plus pauvres, ils sont souvent les
premières
victimes, du moins les jeunes hommes des quartiers populaires sont les
plus durement touchés par la mort. Aussi doit-on souligner
que
contrairement à la France en Amérique Latine, que
les crimes de sang ne
sont pas tant directement liés à
l’entourage direct ou amical et
familial. Nous ne sommes pas autant concernés par le rapt de
personnes
et l’assassinat payé, les sicaires ou tueurs
à gage sont une véritable
spécialité en Colombie et au Mexique. Pour la
seule Colombie, 7.000
meurtres par an sont perpétués, allant de
l’assassinat d’un juriste,
d’un syndicaliste, d’un militant des droits humains
à un quidam qui ne
respecte pas les lois du milieu.
S’il existe un autre niveau à prendre en compte,
il réside en le haut
niveau de corruption, à des sommets vertigineux dans le cas
du
Venezuela. Il était considéré comme le
8ème pays le plus corrompu au
monde en 2000 (Source de l’ONU), de quoi prendre en
considération le
rôle de l’Etat, et l’on ne peut que
constater les faiblesses étatiques
; et leurs relations à la violence civile, mais aussi
militaire dans le
cas colombien. Un état faible est plus à
même de laisser se propager ou
s’enkyster des hauts niveaux de criminalités,
faute d’outil étatique
fiable et en premier lieu sa police et son armée, sans
omettre
l’effectivité de la justice dans un
état de droit.
Au Venezuela, l’on avait poussé dans les
années
1990 l’absurdité de privatiser la
sécurité
publique, en éclatant les forces de
police en de multiples polices locales ou privées. On ne
peut en
ce
domaine jeter la pierre au gouvernement bolivarien, de
n’avoir
pas
tenté de réorganiser cette dispersion des forces
de
Police en de
multiples mains et lieux de pouvoirs. Et l’on ne changera pas
en
ce
domaine du jour au lendemain le fossé à
comblé.
Une police sans
«ripoux» au Venezuela ne peut venir que
d’une
société, qui dans sa très
grande majorité se plie aux usuels légaux,
c’est-à-dire à la loi et aux
règles civiles.
Il faut au passage tordre le cou à certaines
idées reçues et se méfier
de certaines sirènes journalistiques qui font
état de la montée de la
violence pendant les mandatures du président
Chavez, sans y avoir
regarder un peu plus loin et simplement se demander si avoir plus de
2.000 kilomètres de frontières avec la Colombie
n’a pas un rôle interne
avec la violence folle ou aveugle que supportent depuis longtemps les
Colombiens, et aussi paradoxalement les
Vénézuéliens. Ces dix
dernières, le Venezuela est devenu un des points de passage
ou de
transit de la cocaïne à destination de
l’Afrique et de l’Europe. Penser
que le Venezuela n’est pas perméable à
ce qui se passe en Colombie
revient à objecter une des raisons de la montée
de la violence
criminelle et mafieuse dans la région, et à
Caracas, il existe une
forte concentration de réseaux colombiens et
vénézuéliens agents du
trafic.
Paramilitaires et trafiquants colombiens trouvent avec le Venezuela un
territoire de repli et aussi d’action, notamment autour des
activités
pétrolifères du Venezuela dans la
région de Maracaibo, de même un peu
plus au sud et frontalier avec la Colombie (les états de
Falcon, du
Tachira,….). La mixité entre politique et
paramilitarisme (et par
ailleurs les maillons du narcotrafic) a été
courante ces dernières
années, et elle a été
dénoncée en tant que telle par certains
observateurs locaux ou étrangers, ainsi que le pouvoir en
place.
Concernant le Venezuela il ne s’agit pas de nier une forte
corruption
et criminalité, mais certaines statistiques locales sont
à prendre avec
des pincettes. On y colle les morts par accidents de la route, ainsi
que les suicides. Si le nombre d’homicides est important, il
y a de
fortes chances pour que les chiffres retenus par la presse
d’opposition
(El Universal) soient faux. Du moins, le tapage qui a
été fait autour
d’une morgue de Caracas est à prendre avec
circonspection et une
certaine distance.
Colombie,
mafias et questions urbaines
« Les organisations criminelles surprennent par leur
capacité de
reproduction et par l'innovation permanente des méthodes
utilisées pour
accumuler du capital et défendre leurs
intérêts. Les narcotrafiquants
colombiens ne sont pas une exception. Durant les dernières
décennies,
le trafic illicite de drogue en Colombie a su supporter les actions de
répression de l'Etat et s'adapter aux avatars du
marché international,
ainsi qu'aux différentes stratégies anti-drogues
déployées par les
Etats-Unis dans la région andine. Dans la même
logique, les
protagonistes de ce trafic ont conclu des alliances, former des
coalitions, provoqué des guerres avec des acteurs
concurrents, voisins
ou non, dans une lutte pour le contrôle de cette industrie
florissante.
» (Adolfo León Atehortua Cruz)
Rien ne ressemble plus à une organisation mafieuse
qu’une autre du même
nom. C’est avant tout une organisation pyramidale et
structurée selon
un savoir faire plus que rodé et fonctionnant de
manière clanique. Si
les maffias de la planète ont toutes pour point commun des
particularités nationales, les groupes mafieux sont souvent
les mieux
adaptés à la globalisation économique
de notre monde. La question du
trafic de drogue fait appel à un maillage, une organisation
spécifique
au sein de nos sociétés. La situation colombienne
au combien célèbre
est un sujet qui tourne souvent à une analyse partielle du
problème,
car ses ressorts sont incroyablement complexes.
Le bobard journalistique selon lequel les cartels colombiens ne
seraient plus aussi vivaces que du temps de Pablo Escobar est
probablement à l’inverse de la
vérité. Si l’on suit
l’évolution de leur
marché, les cartels n’ont jamais
été aussi puissants, et ils ont appris
à se fondre dans la société
colombienne et au delà. La Colombie reste
et demeure une plaque tournante, elle vient juste de se faire
dépasser par le Pérou pour la surface
cultivée des feuilles de coca,
mais elle garde la tête de la fabrication et de la
commercialisation
des produits illicites.
La Colombie tout comme le Venezuela et l’ensemble latin
connaissent un
mode d’organisation urbain particulier. Il existe une
séparation
franche et nette des populations selon le niveau
d’appartenance
sociale. Nous avons en particulier une population
surprotégée, pour ne
pas dire en état de siège face aux
miséreux. Et cet ensemble se
conjugue selon une architecture propre, pour exemple à
Caracas, les
quartiers pauvres à l’origine sont venus se
greffer et se poser comme
des mille-feuilles.
Aborder la question des classes pauvres au travers des groupements
organisés autour des trafics n’a pas pour but de
faire un lien direct
entre pauvreté et délinquance, mais de
s’interroger sur les
conséquences d’un type d’urbanisation et
sur la segmentation des
populations selon leurs origines régionales et selon un
critère de
classe social.
A Caracas, les barrios colombiens sont distincts des autres quartiers
et la population originaire de Colombie est importante : environ 2
millions de personnes et 1,5 million de binationaux pour 30 millions de
Vénézuéliens. On peut
estimer à plusieurs dizaines de milliers
migrants rien que pour la capitale. Les migrants sont avant tout
économiques et représentent la
première communauté
étrangère dans le
pays (suivent les portugais, les uruguayens, …).
Les jeunes hommes et les femmes des quartiers de Caracas ou de Bogota
sont les plus nombreux à subir la violence criminelle. Le
nombre des
morts par armes à feu représente 80% des
homicides perpétrés. Premier
constat, la circulation des armes y est grande, et pour que puisse
circuler de tels arsenaux, il faut la présence
d’un trafic. Il n’y a
pas qu’une sorte de trafic lié à la
drogue, mais d’autres négoces bien
plus meurtriers. Environ 14.000 homicides en 2009 au Venezuela, et
environ le double en Colombie (46 millions d’habitants), si
l’on prend
le nombre de morts par arme de feu qu’elle soit de guerre ou
à des fins
criminelles.
On en arrive donc à se poser la question de la
hiérarchisation des
genres dans cette organisation mafieuse colombienne, quel est son
visage et comment s’est construite la pyramide ces quatre
dernières
décennies ? Depuis les années 1970, nos parrains
à l’exemple (et depuis
bien avant Pablo Escobar) sont les détenteurs de fortunes
colossales,
ce même Escobar ne représentait qu’une
d’une des tentacules, bien
qu’elle fut la plus puissante.
Les cartels, s’ils ont un rôle
conséquent en Colombie, il est
maintenant impossible de les distinguer de l’oligarchie
locale, le tout
sous les auspices d’une église catholique plus que
réactionnaire et qui
fleure bon un fascisme proprement latin. Qui dit mafia dit aussi la
famille et ses codes, et le mélange des genres entre
politiques et les
maffias du cru font aussi de bons mariages et permettent ainsi de
régénérer le sang des oligarques
meurtriers qui sévissent dans ce pays
depuis l’éviction de la présidence de
la République de Simon Bolivar
par ces mêmes familles possédantes.
Note :
(1) En comparaison, la France se situe à 1,6
homicides pour 100.000 habitants.
|
Article tous droits
réservés - pas de reproduction sans autorisation
|
|
|
|
EN
ATTENDANT LE
PRINTEMPS
Récit d’un voyage au cœur d’un
Chili rebelle |
Anita Pouchard Serra, le 14 février 2012
Les pieds des chaises
et des
tables traversent les barrières des écoles comme
les défenses d’une
vieille forteresse. Les murs sont le support des cris de rue
transformés en banderoles colorées. En se
promenant dans les rues
désertes de Santiago, un dimanche après-midi
ensoleillé, notre chemin
croise ces expressions urbaines de la lutte étudiante
actuelle dans sa
version quotidienne et sans repos : las tomas (terme
désignant les
lieux d’enseignement occupés par les
étudiants).
Ces lieux sont la diffusion territoriale des réclamations
pour une
éducation publique, gratuite et de qualité ; une
forme de rappel au
citoyen qui se refuserait à voir un Chili qui
brûle, un Chili qui
semble se surprendre lui-même. Dans chaque quartier, en
marchant sur le
trottoir, on peut croiser des lycéens ou
étudiants, en charge de la
sécurité des entrées et de la collecte
de fonds, permettant de subvenir
aux besoins essentiels de la toma : manger, entretenir le lieu, peindre
des banderoles, entre autres choses. C’est
également là que se croisent
les différentes opinions qui traversent la
société chilienne. Andrea,
16 ans, nous décrit les réactions des passants.
Quand certains
s’exclament « Va travailler et retourne chez toi au
lieu de rester ici
», d’autres laissent tomber une pièce au
fond de son gobelet,
accompagné d’un sourire chaleureux.
Ricardo, 17 ans, est un autre de ces jeunes. Il étudie dans
le fameux
lycée, Lastarria, établissement public
d’excellence, situé dans le
quartier résidentiel et aisé de Providencia. Il
nous propose de visiter
les lieux et partage avec nous son expérience
balancée entre espoirs et
réalités quotidiennes. Les tâches sont
réparties entre tous, ménage,
courses, chacun d’entre eux est un maillon mobile de la
chaine qui
permet d’entretenir le lieu occupé ;
c’est une manière de se faire
respecter dans l’opinion publique en se montrant responsable.
Dans la
cour de l’école, les enfants jouent au football
avec d’autres élèves de
collèges voisins. Sur les tableaux noirs, les messages
politiques et
les revendications ont remplacé les leçons
d’histoire et de
mathématiques. Hier lycéens,
aujourd’hui jeunesse en lutte, il est
impossible de ne pas se demander comment une poignée
d’écoliers
arrivent à mener cette résistance
acharnée au modèle éducatif chilien,
hérité de Pinochet. Dans ce cas
précis, les élèves
reçoivent l’appui de
quelques professeurs avec lesquels ils ont pu organiser une
fête
solidaire au sein de l’établissement pour
récolter des fonds. La
jeunesse de Ricardo n’empêche pas sa
lucidité. Conscient qu’il va
perdre sa dernière année de lycée y
qu’il n’échappera pas au
redoublement, il valorise dans son discours
l’expérience humaine qu’il
est en train de vivre, indépendamment des possibles et
espérées
victoires du mouvement étudiant. « Ca pour moi,
c’est la réalité, la
capacité d’improviser, d’inventer
», tout en n’occultant pas les
difficultés de poursuivre cette lutte, ponctuée
par de fréquentes
évacuations des lieux de la part de la police sous ordre de
la
municipalité.
Une des toma les plus emblématiques, et peut-être
celle qui remplit le
plus le rôle de phare urbain de la lutte étudiante
est sans aucun doute
la Maison Central de l’Université du Chili,
située sur l’Alameda, axe
urbain majeur, à quelques mètres du palais
présidentiel de La Moneda et
du centre financier de Santiago. La quantité de banderoles
accrochées
sur sa façade permet à peine de deviner le
monument historique qui se
cache derrière. Ces murs crient et interpellent le passant
qui croise
le chemin de l’université, pendant que les
étudiants rivalisent
d’ingéniosité et d’humour
pour collecter les pesos indispensables au
maintien de la toma. Francisco, 23 ans nous en ouvre les portes et nous
conduit jusqu’à
l’amphithéâtre d’honneur,
habitué à recevoir des
cérémonies officielles et des
personnalités telles que l’actuel
président, Sebastian Pinera. La nuit, ses balcons
transformés en
dortoirs accueillent une quarantaine d’étudiants
campant sur place. Le
jour, il s’y organise des assemblées,
nécessaires à la poursuite du
mouvement ; une forme symbolique de prendre le pouvoir en
s’appropriant
des espaces emblématiques.
De ces mêmes assemblées et de leurs tumultueux
débats surgissent les
appels à manifestations ainsi que les idées de
futures actions, dont la
créativité a contribué à la
diffusion et renommée du mouvement hors des
frontières chiliennes. La rue, espace perdu pendant presque
20 ans est
de nouveau récupéré
aujourd’hui par los Cabros sin miedo (les
jeunes sans peur). Rassembler autant d’efforts et de voix
n’est
pourtant pas une chose facile, et il convient d’ajouter
à
l’effervescence des débuts un soupçon
d’organisation. La coordination
des lycéens avec les étudiants, qui
répondent à des fédérations
différentes, n’est pas toujours aisée
provoquant parfois l’organisation
de marches séparées, lycéens
d’un côté et étudiants de
l’autre. Il est
10h Plaza Italia, la masse lycéenne fait face à
plusieurs rangées de
carabineros (l’équivalent chilien des CRS),
à pied ou à cheval,
empêchant le cortège d’avancer vers
l’avenue principale. Peu importe,
les jeunes chiliens décident de marcher dans
l’autre sens. « Nous vous
communiquons que vous ne pouvez pas défiler car la marche
n’est pas
autorisée » L’annonce robotique et
lancinante, en provenance d’une
voiture de police rythme la tranquille avancée des
lycéens. Tranquille
mais angoissante, chacun décompte le temps avant
l’attaque policière,
imminente. Soudain, nous sentons s’approcher dans notre dos
le pas
lourd des chevaux qui commencent à disperser la foule,
bientôt aidés
par des camions lance-eau et et lance-gaz. La course
commence,
d’un trottoir à l’autre afin
d’éviter eau, gaz et coups de sabot.
Bataille physique, mais aussi bataille morale, chaque acte de
résistance ou de défiance envers les fourgons de
police est largement
salué par les lycéens, et par certains passants,
pris malgré eux par la
manifestation au parcours imprévu. Petit à petit
la violence augmente,
le mélange du bruit, du gaz, des courses
effrénées produit des scènes
de guérillas urbaines. Les premières pierres
partent en direction des
camions, malgré les recommandations de quelques adultes, et
les
premières arrestations ont lieu, provoquant une
incompréhension
grandissante entre police et lycéens. Au milieu de cette
bataille, nous
croisons le chemin d’un observateur des droits de
l’homme, dont la
mission est de rapporter les dérives répressives
qui sont légion depuis
le début du mouvement étudiant. Une carte
professionnelle accrochée
autour du cou est censée le protéger des attaques
et arrestations.
Selon lui cette manifestation est loin d’être la
plus violente, mais ce
qu’il se passe réellement à
l’intérieur des fourgons de police reste un
mystère. A ce sujet, Francisco de
l’Université du Chili nous confiait
son sentiment « La seule différence
aujourd’hui( en se référant
à
l’époque de la dictature) c’est
qu’ils n’ont plus les mitraillettes à
la main… mais elles sont toujours dans le camion»,
avant de poursuivre
« La société chilienne n’a
pas de mémoire, il y a une histoire
officielle qui ne touche pas aux thèmes importants. On ne
connait pas
l’histoire de ceux qui nous gouvernent. »
Ce récit à travers un Santiago
révolté a pour toile de fond mois de
septembre historiquement chargé, d’hier
à aujourd’hui. Les dernières
funérailles publiques d’Allende
(prévues le jour de son élection comme
président en 1970) le 4 septembre, suivies une semaine
après par les
commémorations du coup d’état de
Pinochet le 11 septembre (1973) avant
de conclure avec las fiestas patrias (la fête
nationale) le 18
septembre. Dans ce contexte, les dernières semaines de
l’hiver 2011
apparaissent comme le point de rencontre maximal entre histoires et
mémoires –qu’elles soient officielles ou
reniées - et la lutte
étudiante actuelle qui gagne déjà du
terrain dans d’autres secteurs de
la société. Le 11 septembre représente
une opportunité de symbiose
entre toutes les luttes chiliennes, des plus anciennes aux plus
récentes. Un mélange impressionnant de banderoles
et revendications
cohabitent au sein de la traditionnelle marche qui s’organise
ce
jour-là, des familles de disparus de la dictature aux
étudiants, des
collectifs de migrants au mouvement pour la liberté
sexuelle, sans
oublier la communauté Mapuche (Peuple autochtone du sud du
Chili) et
les nombreuses délégations politiques. Une voix
certes multiple mais
avec un objectif comment, un changement politique et social radical.
Parmi les différents partis se détache la Jota
(Jeunesses communistes
du Chili), menée en première ligne, drapeau
à la main par Camila
Vallejo, une jeune étudiante en géographie et
l’une des leaders du
mouvement qui se félicite que «
l’éducation chilienne soit enfin sortie
de cette léthargie profonde et que le temps d’un
changement profond,
dans sa conception et dans son modèle soit arrivé
», avant de conclure
en espérant que le mouvement chilien sera une source
d’inspiration pour
d’autres mouvements dans le monde.
Malgré cette diversité, l’assistance
à la marche n’est pas aussi
spectaculaire que se l’imaginaient certains
étudiants. La date du 11
septembre diviserait-elle encore le Chili, entre partisans
d’Allende et
admirateurs de Pinochet ? Une fois de plus, et ce malgré un
climat
calme et pacifique, des scènes de violences
injustifiées éclatent suite
à l’entre dans le Cimetière
Général des chars à eau et
à gaz,
avec pour témoins depuis leurs tombes Salvador Allende,
Victora Jara,
ou encore Miguel Henriquez, victimes emblématiques de la
dictature de
Pinochet. Du fait de l’annulation des funérailles
publiques de Salvador
Allende, un hommage intime et discret a été
réalisé au pied de sa
statue, devant le palais présidentiel de La Moneda,
rassemblant un
public hétéroclite, fait de vieux partisans et de
quelques
représentants latino-américains. Parmi eux, se
trouve Pablo Sepulveda
Allende, le petit-fils de l’ex président,
né en exil et aujourd’hui
médecin au Venezuela. Il partage avec nous son
émotion face à l’actuel
mouvement étudiant chilien et invite les
étudiants à « retrouver,
étudier la figure d’Allende…A
répartir au sein des lycées et
universités occupés les discours
d’Allende car l’ex-président constitue
notre principal référent. »
La frontière entre hier et aujourd’hui reste donc
fragile dans la
société chilienne, avec ses avantages et ses
inconvénients. Les
traumatismes du passé ressurgissent dans
l’actualité, et nombre des
problèmes d’aujourd’hui trouvent leur
cause dans les 17 ans de
dictature menée par Pinochet et dans l’immobilisme
des années
postérieures. Un exemple parmi tant d’autres, le
lycée Lastarria évoqué
plus haut, a été violemment
évacué peu après notre visite sous
l’ordre
de Labbé , un ex-répresseur de la dictature
devenu maire du quartier de
Providencia. La réponse des étudiants et de la
société civile a été
immédiate. Ensemble, ils organisèrent una funa,
un acte issu de
l’impunité des crimes de la dictature consistant
à dénoncer par des
bombes de peintures, des affiches, un répresseur sur son
lieu de
travail ou de résidence. Cette acte met en
évidence l’une des
caractéristiques les plus intéressantes du
mouvement étudiant, qui est
sans aucun doute sa saveur de revanche, sa capacité
à récupérer des
droits basiques et fondamentaux comme celui d’exprimer son
mécontentement sans peur. Los cabros , enfants de la
Concertation (nom
donné à la coalition démocratique
post-dictature), exprime aujourd’hui
dans la rue, les cris étouffés des
générations antérieures.
Cette balade dans Santiago terminera un soir, au 1300 de la rue
José
Domingo Canas, à Nunoa, un autre quartier de la ville,
où se tient une
assemblée dans le but de discuter de
l’actualité du mouvement. Les
étudiants du secteur forment une ronde avec les parents et
voisins
intéressés ou déjà
solidaires de cette lutte. L’assemblée
écoute en
silence chacun des jeunes venus témoigner et
dénoncer devant les
adultes les violences qu’ils ont subies de la part de la
police.
Impossible pour les parents de ne pas mettre en relation les faits
relatés avec leurs souvenirs de
l’époque sombre de la dictature. Comme
une ironie de l’histoire, la réunion se
déroule dans un ancien centre
clandestin de détention et de torture de
l’appareil répressif
Pinochetiste, récupéré il y a peu,
dans le but d’en faire un lieu de
mémoire et un espace de démocratie. Dans un Chili
malade de sa mémoire,
au passé récent occulté et face
à la situation actuelle, les acteurs
des droits de l’homme présents enregistrent de
nouvelles dénonciations,
pendant que dans l’assemblée, un
sexagénaire en costume prend la parole
et déclare « Mais voyons les enfants, il faut
souffrir dans la lutte,
nous, nous avons souffert pendant cette époque.. !
». Le présent
chilien porte le poids d’un passé non
résolu, un passé qui traverse la
société, qui la divise et qui laisse place
d’un côté à des
répressions
sauvages et de l’autre à des luttes
héroïques. Difficile aujourd’hui de
savoir qui va gagner la bataille, mais il semble évident que
ces mois
de lutte et de résistance vont produire un changement
important dans
les consciences et mentalités ; en réveillant
quelques passions
nostalgiques et peut-être en provoquant une nouvelle
rencontre entre
différentes générations de
révoltés, ouvrant la voie à de grandes
discussions de fond sur l’état politique et social
du Chili, d’hier à
d’aujourd’hui. Une raison de plus pour les
étudiants chiliens de
continuer à lutter.
(*)
« El grito
de los cabros », traduction
d'Anita Pouchard Serra et Macarena Zelada
sources : photos et article d'Anita Pouchard Serra, ACTUALUTTE
en janvier 2011
|
|
|
|
|
Le «
lait populaire » en Colombie
et dans le monde ? |
Les
jarreadores de
Colombie - Photo: Aurelio Suárez Montoya
Par l'O.N.G. GRAIN, article mis en ligne le 1er
février 2012
La grande arnaque du lait :
Comment
l'agrobusiness vole aux pauvres leurs moyens de subsistance et un
aliment vital
Le lait prend actuellement une importance toujours plus grande dans les
moyens de subsistance et la santé des populations pauvres
dans le
monde. La plupart des marchés de produits laitiers
utilisés par les
pauvres sont assurés par des petits vendeurs qui collectent
le lait
auprès d’agriculteurs qui ne possèdent
que quelques animaux laitiers.
Mais de tels systèmes de « lait populaire
» sont en concurrence directe
avec les ambitions de grandes entreprises laitières comme
Nestlé et
d’un nombre croissant d'autres acteurs fortunés
qui veulent prendre le
contrôle de la totalité de la filière
laitière dans le Sud, depuis les
fermes jusqu’aux marchés. Une bataille sur les
produits laitiers est en
cours, qui exerce une influence profonde sur l'orientation du
système
alimentaire mondial et la vie des populations.
Assurer
la
dignité
Aux premières heures de chaque journée, avant que
la plupart des gens
en Colombie ne sortent de leur lit, environ 50 000 vendeurs de lait
convergent vers les villes du pays. Ces jarreadores, comme on les
appelle, voyagent en moto en transportant de grands bidons de lait
qu'ils collectent dans quelque deux millions de petites fermes
laitières de la campagne colombienne.
Chaque jour, ils vont livrer 40 millions de litres de lait frais
à un
prix modique à quelque 20 millions de Colombiens, qui vont
le faire
bouillir brièvement à la maison pour en
s’assurer qu’il soit sans
danger. Il n’y a peut-être pas de plus importante
source de
subsistance, d’alimentation et de dignité en
Colombie que ce qui est
communément connu sous le nom leche popular ou «
lait populaire ».
Les jarreadores se sont récemment rassemblés dans
les rues pour une
autre raison. Avec des agriculteurs, des petits transformateurs de
produits laitiers et des consommateurs, ils ont protesté
contre les
mesures répétées du gouvernement
colombien visant à détruire leur leche
popular. Le problème a commencé en 2006, lorsque
le gouvernement du
président Uribe a promulgué le Décret
616 qui interdit la consommation,
la vente et le transport de lait cru, plaçant de fait le
leche popular
dans l’illégalité.
Le décret a déclenché des
manifestations énormes à travers le pays,
forçant le gouvernement à reporter l'adoption de
la réglementation.
L'opposition populaire ne s’est pas éteinte et,
deux ans plus tard,
avec plus de 15 000 personnes défilant dans les rues de
Bogota, le
gouvernement a été contraint une nouvelle fois de
repousser encore les
mesures de deux ans.
Mais le décret 616 n’était pas la seule
menace pour le leche popular.
La Colombie avait entamé des négociations en vue
de plusieurs accords
bilatéraux de libre-échange (ALE) avec des pays
exportateurs de
produits laitiers. Alors que la Colombie est autosuffisante en
matière
de lait, les ALE retireraient au secteur laitier des protections
clés,
ce qui le placerait dans une situation de
vulnérabilité face aux
importations de lait en poudre bon marché, en particulier de
l'UE, où
la production laitière est fortement
subventionnée. Pour reprendre les
propos d’Aurelio Suárez, le directeur
exécutif de l'Association
nationale pour la préservation de l'économie
agricole (Salvación
Agropecuaria), un ALE avec l'UE représenterait une
« véritable
hécatombe » pour le secteur laitier colombien.
En 2010, lorsque la législation pour interdire le leche
popular a été
une nouvelle fois remis sur les rails, la colère contre les
ALE
proposés a entraîné un regroupement de
l’opposition. Des mobilisations
massives s’en sont suivies, ne laissant au gouvernement que
le choix de
reporter la législation à mars 2011, date
à laquelle, accueilli par une
nouvelle vague de manifestations, le gouvernement a dû
s’avouer vaincu.
En mai 2011, le Décret 1880, qui reconnaît que le
« leche popular » est
à la fois légal et essentiel, a
été promulgué.
Ce fut une impressionnante série de victoires pour les gens
du secteur
laitier de la Colombie, qui devrait inspirer les nombreuses luttes
similaires que les petits producteurs et vendeurs laitiers
mènent dans
d'autres parties du monde.1 Bien sûr, la bataille n'est pas
terminée ;
un ALE avec les États-Unis a été
adopté, et les négociations pour un
ALE avec l'UE viennent juste d’être conclues. Mais
le secteur laitier
est désormais au cœur de la résistance
populaire à ces accords et, quoi
qu'il arrive, il est clair que « leche popular »
sera au premier rang
si, et quand, le peuple colombien réussira à
tourner le dos aux
politiques de son gouvernement, pour tracer une nouvelle voie de
transformation sociale.
Le
lait populaire
Le peuple de Colombie résiste actuellement à une
forte tendance
mondiale. Le secteur laitier, comme les autres secteurs alimentaires et
agricoles, a traversé ces dernières
décennies une grave phase de
concentration. Aujourd'hui, quelques multinationales, comme
Nestlé et
Danone, vendent leurs produits laitiers dans tous les coins de la
planète. La concentration a aussi lieu au niveau des fermes.
Les
troupeaux laitiers sont de plus en plus grands, et les nouvelles
technologies permettent d’obtenir de plus en plus de lait de
chaque
vache. Et de nouveaux fonds, provenant principalement du secteur
financier, sont désormais drainés vers
l'agriculture, à la recherche
d'une part des profits dans ce mouvement vers des exploitations
laitières de plus grande taille.
Mais l'histoire est loin de s’arrêter
là. Dans la plupart des pays, les
produits laitiers sont encore pour l’essentiel entre les
mains des
populations pauvres. Les sociétés
laitières se développent, mais dans
de nombreux endroits les marchés laitiers appartiennent
encore à ce que
le gouvernement et l'industrie aiment appeler le « secteur
informel » :
des agriculteurs qui vendent leur lait directement, ou des vendeurs
locaux qui s’enfoncent dans la campagne pour acheter du lait
à des
petits agriculteurs et l'amènent directement aux
consommateurs. Les
données disponibles suggèrent que plus de 80 % du
lait commercialisé
dans les pays en développement, et 47 % du total mondial,
est du « lait
populaire ».
En Inde, le premier producteur mondial de lait, la filière
du lait
populaire représente encore 85 % du marché du
lait national. Bien qu’on
parle beaucoup de l'importance des coopératives
laitières indiennes
dans l’accroissement de la production laitière du
pays, la véritable
histoire du pays de la « révolution blanche
», qui a vu un triplement
de la production laitière entre 1980 et 2006, trouve son
explication
dans le secteur du lait populaire. Ce sont les petits agriculteurs et
les marchés locaux qui ont impulsé le
développement massif de la
production laitière du pays au cours de ces
années et, par conséquent,
les avantages de ce boom de la production ont été
largement répartis.
Aujourd'hui, 70 millions de ménages ruraux en Inde
– bien plus de la
moitié du total des familles rurales du pays – ont
des animaux
laitiers, et plus de la moitié du lait qu'ils produisent,
qui est
principalement du lait de buffle, permet de nourrir des gens dans les
communautés où ils vivent, tandis qu’un
quart de celui-ci est
transformé en fromage, en yaourts et en d’autres
produits laitiers par
le «secteur non structuré».
Le lait populaire apporte de nombreuses contributions à la
vie des
pauvres dans le monde. C’est un moyen
d’alimentation essentiel : un
aliment de subsistance pour ceux qui ont des animaux laitiers et une
nourriture abordable pour ceux qui n'en ont pas. Le lait populaire
frais est généralement beaucoup moins cher que le
lait transformé,
conditionné et vendu par les sociétés
laitières. En Colombie, il coûte
moins de la moitié du prix du lait pasteurisé et
conditionné, vendu
dans les supermarchés.4 Il en est de même au
Pakistan, où les gawalas
(vendeurs de rue) vendent aux consommateurs des villes le lait frais
qu'ils collectent dans des fermes rurales pour environ la
moitié du
prix du lait transformé et conditionné.
Pour les petits agriculteurs, le lait populaire offre l'une des rares
sources de revenus réguliers et constants. Comme le lait est
une denrée
périssable, il est également une importante
source de revenus pour les
petits vendeurs et les petits transformateurs qui peuvent se le
procurer quotidiennement auprès des agriculteurs et
l'apporter aux
consommateurs qui achètent du lait frais, des fromages, des
yaourts et
d’autres produits laitiers pratiquement chaque jour. Les
coutumes
habituelles consistant à faire chauffer ou à
faire fermenter le lait
garantissent qu’il ne présente pas de risque pour
la consommation. Au
Pakistan, par exemple, beaucoup laissent leur lait mijoter des heures
sur des fourneaux spéciaux appelés karrhni, qui
brûlent du fumier à
petit feu. Dans le nord du Nigeria, le lait est souvent
consommé sous
la forme d’une boisson fermentée
appelée nono.
Le « secteur informel » est traité avec
dédain par les élites. Le
produit est qualifié de « non
hygiénique » ou de « qualité
médiocre »,
et le système est traité d’«
inefficace ». Certains déplorent qu’il
ne
contribue pas aux impôts. Mais la
vérité est que le lait populaire
prospère dans de nombreux pays. Des petits agriculteurs, des
éleveurs
nomades et des paysans sans terre montrent qu'ils peuvent produire
suffisamment de lait pour satisfaire les besoins des gens, et les
petits vendeurs et les petits transformateurs n’ont pas
grande
difficulté à amener le lait et les autres
produits laitiers en toute
sécurité sur les marchés. Le
« secteur non structuré » peut faire les
choses tout aussi bien sans les grands acteurs quand ils ne sont pas
fragilisés par les excédents de lait
bradés venant d’ailleurs, ou
persécutés par des réglementations
inéquitables.
Même sur les marchés où les produits
laitiers sont industrialisés
depuis longtemps, le lait populaire est de retour. Que ce soit aux
États-Unis ou en Nouvelle-Zélande, les
marchés d'achat direct de lait
de ferme ou de lait biologique cru sont en plein essor, parce que les
gens recherchent des aliments de meilleure qualité, produits
en dehors
du système industriel. Dans ces pays, les agriculteurs en
ont aussi de
plus en plus fréquemment assez du modèle
dominant. Du fait de la
production intensive, ils supportent des coûts
élevés et sont criblés
de dettes, tandis que le prix du lait atteint rarement le
coût de sa
production. Et les communautés rurales où vivent
les agriculteurs sont
fatiguées de la pollution
générée par la présence
accrue des
méga-fermes laitières. Une pression se fait
sentir en faveur de
nouveaux modèles de production et de distribution afin de
protéger les
moyens de subsistance des agriculteurs et de fournir aux consommateurs
des aliments de qualité. La lutte sur l'avenir des produits
laitiers
est particulièrement âpre en Europe.
Le mouvement en faveur du lait populaire, cependant, se heurte de plein
fouet aux ambitions des grandes sociétés qui
cherchent à contrôler
l'industrie laitière mondiale, qu’on peut appeler
collectivement les «
Géants laitiers ». Avec des marchés
laitiers dans le Nord déjà saturés,
pour se développer, les Géants laitiers visent
très précisément les
marchés approvisionnés par le lait populaire. Au
fur et à mesure que
ces sociétés laitières envahissent le
Sud, elles sont appuyées par un
certain nombre d'autres entreprises et d’élites
riches qui, ensemble,
essaient de réorganiser toute la filière, des
fermes jusqu’aux marchés.
(…)
Faire son beurre (Les géants laitiers)
La mainmise des grandes entreprises sur l'approvisionnement en lait
dans le monde s'est accélérée ces
dernières années en parallèle
à la
mondialisation de l'industrie. Les vingt plus grandes
sociétés
laitières contrôlent désormais plus de
la moitié du marché mondial du
lait (« structuré ») et transforment
près d'un quart de la production
mondiale de lait. À elle seule, une entreprise,
Nestlé, contrôle
environ 5 % de ce marché mondial, avec des ventes de 25,9
milliards
d’USD en 2009.
Nestlé n'est pas un producteur de lait. Il ne
possède que peu de
vaches, et achète le lait directement auprès
d’agriculteurs ou de
fournisseurs et le transforme en toutes sortes de produits. La plupart
des autres entreprises de ce Top 20 sont également des
transformateurs,
même si, comme Nestlé, certaines ont
commencé à exploiter leurs propres
fermes.10 Les coopératives laitières, dont cinq
sont dans le top 20
(six si l’on inclut le groupe mexicain Grupo Lala), font
exception à
cette règle.
Ces cinq coopératives sont détenues par
près de 70 000 agriculteurs
adhérents aux États-Unis, en Europe et en
Nouvelle-Zélande.12 Bien
qu'elles produisent chacune leurs propres produits laitiers, une bonne
partie du lait produit par leurs agriculteurs va alimenter les
multinationales de la transformation.
De ce point de vue, les intérêts des grandes
coopératives et des
transformateurs sont souvent étroitement liés. En
fait, les grandes
coopératives sont des multinationales à part
entière, la plupart ayant
créé ou pris le contrôle
d’entreprises laitières à
l'étranger, et leurs
politiques peuvent entrer en conflit avec les
intérêts des agriculteurs
qui les fournissent, notamment des petits producteurs laitiers.
Tous les grands acteurs du secteur laitier ont, ces
dernières années,
fait des efforts énergiques pour se développer
au-delà des marchés
laitiers saturés du Nord et conquérir les
marchés en pleine croissance
dans le Sud. Ils se sont lancés dans une
frénésie de dépenses, en
rachetant des grands acteurs nationaux ou en investissant dans leurs
propres unités de production. Nestlé indique
qu'environ 36 % du total
de ses ventes proviennent maintenant des marchés
émergents. Il prévoit
que d’ici 2020 cette proportion va monter à 45 %
et il envisage de
doubler son chiffre d'affaires en Afrique tous les trois ans.
L'expansion dans le Sud n’est pas seulement
poussée par les grandes
entreprises laitières. Un certain nombre de grandes
entreprises
d'autres secteurs de l'industrie alimentaire, comme PepsiCo et General
Mills, ont récemment lancé des
opérations importantes dans les produits
laitiers. Des acteurs financiers comme Kohlberg Kravis Roberts
& Co
et Citadel Capital, s’impliquent également
directement, tout comme de
nouvelles entreprises basée dans le Sud, dont certaines ont
commencé à
s’implanter sur des marchés dans le Nord. En
outre, il y a une
multitude de sociétés n’intervenant pas
dans la production ou la
transformation laitière qui ont des
intérêts directs dans l'expansion
de l'industrie laitière transnationale, dans la vente de
produits de
génétique animale et de médicaments
vétérinaires ou dans le
conditionnement et l'équipement. (…)
Le secret de la réussite de la résistance aux
Géants laitiers en
Colombie
L’attaque frontale des Géants laitiers contre le
lait populaire est
toujours camouflée dans les discours positifs de ses
promoteurs. Elle
est généralement décrite comme une
modernisation : une voie vers des
exploitations plus productives et des produits laitiers plus
sûrs. Les
slogans sont répétés par des
représentants du gouvernement et même
adoptés par certaines ONG et bailleurs de fonds qui
recherchent des
opportunités de « réduction de la
pauvreté » dans une mer de
destruction des moyens de subsistance. La rhétorique peut
créer la
confusion et compliquer la résistance populaire si elle
n'est pas
soigneusement déconstruite. En Colombie, par exemple, la
confrontation
claire avec les mythes mis en avant par l'industrie a joué
un rôle clé
dans le succès du mouvement en faveur du lait populaire.
Pour Aurelio Suárez Montoya, le directeur
exécutif de l'Asociación
Nacional por la Agropecuaria Salvación, la lutte en faveur
du lait
populaire en Colombie s’est concentrée sur trois
arguments principaux
pour affronter directement les allégations du gouvernement
et des
Géants laitiers sur le fait que le libre échange
et le passage au «
secteur formel » permettraient d'accroître la
production laitière, de
créer des emplois et de fournir du lait moins cher et plus
sûr (d’un
point de vue sanitaire) :
1. Realismo. Le système du lait populaire fournit 83 % du
lait dans le
pays, ce qui fait que la Colombie est auto-suffisante en produits
laitiers. Les grandes sociétés
laitières n’ont pas la capacité de
collecter et de transformer la majorité de cette production
de lait, et
vont donc recourir aux importations. Si le système du lait
populaire
est évincé, la production laitière
nationale va diminuer et que pays ne
sera plus auto-suffisant.
2. Practica. Le système du lait populaire assure un moyen
d’existence à
des millions de Colombiens, qu’il s’agisse
d’agriculteurs, de vendeurs
ou de petites entreprises de transformation laitière. Ces
moyens de
subsistance ne peuvent pas être remplacés par les
gros transformateurs.
Le lait populaire fournit aussi du lait frais à un prix
abordable à des
millions de Colombiens pauvres qui n'achètent pas le lait
plus cher
traité par les grandes entreprises laitières. Le
lait populaire est
vendu 0,55 USD le litre ; le lait pasteurisé dans les
supermarchés
américains se vend 1,40 USD le litre.
3. No mala. Le système du lait populaire fournit un lait
nutritif,
frais et sain. La confiance dans le système, et la pratique
courante de
le faire chauffer à forte température pendant
environ 10 minutes avant
la consommation, assurent sa sécurité sanitaire.
Il n'existe aucune
preuve que le système du lait populaire facilite les
épidémies ou
encourage la falsification du lait. (...)
Note :
La
situation en
Colombie documentée par Aurelio Suárez Montoya,
« Colombia, una pieza más en la
conquista de un
'nuevo mundo' lácteo »,
noviembre 2010 :
|
|
|
|
|
|
|
Les organisations du
trafic de
drogues
en Colombie |
Par
Adolfo León
Atehortua Cruz,
article mis en ligne le 1er février 2012
Les organisations criminelles surprennent par leur capacité
de
reproduction et par l'innovation permanente des méthodes
utilisées pour
accumuler du capital et défendre leurs
intérêts. Les narcotrafiquants
colombiens ne sont pas une exception. Durant les dernières
décennies,
le trafic illicite de drogue en Colombie a su supporter les actions de
répression de l'Etat et s'adapter aux avatars du
marché international,
ainsi qu'aux différentes stratégies anti-drogues
déployées par les
Etats-Unis dans la région andine. Dans la même
logique, les
protagonistes de ce trafic ont conclu des alliances, formé
des
coalitions, provoqué des guerres avec des acteurs
concurrents, voisins
ou non, dans une lutte pour le contrôle de cette industrie
florissante.
Cet article se propose d'étudier les voies par lesquelles
les réseaux
du trafic de drogues ont tenté de répondre au
défi posé par leur
activité illicite. Ceci permettra d'analyser
l'évolution constante des
modes d'organisation et des stratégies
développées par les
narcotrafiquants et de comprendre la surprenante capacité
d'adaptation
de ces réseaux.
Nous considérerons d'abord le développement de la
première génération
de narcotrafiquants, les « cartels », en
particulier ceux de « Medellín
» et de « Cali ». Nous identifierons les
éléments qui ont rendu
possible la configuration de ces organisations, relativement
structurées, centralisées et identifiables,
capables d'exercer un
contrôle sur la presque totalité des
étapes du commerce. Nous
caractériserons ces cartels en analysant l'origine sociale
de leurs
membres, la stratégie d'entreprise
développée, la relation avec les
autorités et le monde politique ainsi que les
stratégies visant le
contrôle et la survie du commerce.
Il s'agira ensuite de décrire les changements significatifs
ayant
permis l'émergence d'une autre
génération de narcotrafiquants à la
fin
du XXème siècle. Nous présenterons
brièvement ce qu'on appelle le «
Cartel del Norte del Valle », expérience
intermédiaire entre les grands
cartels et la situation actuelle. Puis, nous centrerons notre attention
sur la seconde génération de trafiquants afin de
voir comment les
anciens cartels ont été remplacés par
des groupes hétérogènes,
marqués
par une grande flexibilité dans la gestion du commerce. Dans
le nouveau
millénaire, le trafic illicite de drogue semble fonctionner,
en
Colombie, comme une véritable « entreprise en
réseau ».
Enfin, cette analyse des modes d'organisation, des tactiques et des
actions déployées par des acteurs
immergés dans le monde du trafic de
la drogue permettra d'évaluer les profondes
conséquences au regard de
l'efficacité de la stratégie anti-drogues mise en
place dans le pays.
Le terme de « cartel » a été
introduit en Colombie au début des années
1980 par la justice nord- américaine pour expliquer les
alliances entre
narcotrafiquants et réunir en un seul procès les
diverses enquêtes
judiciaires. Bien que le concept se soit imposé rapidement
dans la
presse et l'opinion publique internationale, sa portée et sa
précision
tendent à s'éloigner de la
réalité. Ainsi les « cartels
» n'ont jamais
eu d'expression organique concrète, durable et
définie comme le concept
semble l'indiquer. Si cela s'est produit, ce ne fut que de
manière
circonstancielle. Il en va de même pour la consolidation des
alliances,
les systèmes de collaboration et la participation
à des tâches propres
aux diverses étapes du commerce. S'il est vrai
qu'à Cali et à Medellín,
deux secteurs importants de narcotrafiquants ont concentré
l'activité
et le pouvoir, dans le reste du pays, et notamment dans la zone du
Norte del Valle, le trafic de drogues a fonctionné sur la
base d'une
autonomie relative des acteurs et des organisations.
La dénomination de « mafia » a connu un
destin similaire à celle de «
cartel » : elle désigne sans discrimination tous
ceux qui s'occupent du
trafic illicite de drogue. Une fois son usage accepté et
généralisé, il
apparaît qu'elle ne rend pas compte de la
réalité colombienne.
L'origine italienne du concept présuppose une
spécialisation dans
l'exercice illégal du pouvoir en matière de
protection, de vol et
d'extorsion1. En Colombie, le trafic de drogues est exclusivement
voué
à la production et à la commercialisation de
biens et de services
illégaux.
Le contrôle territorial de la mafia poursuit de
manière parasitaire
l'appropriation des ressources qui circulent dans des zones de
domination alors que le contrôle territorial des
narcotrafiquants n'est
pas nécessairement monopolistique et cherche
fondamentalement à
garantir la sécurité du développement
du commerce. En matière
d'organisation, la mafia italienne s'est
caractérisée par un type
d'association hermétique et familiale. Les
réseaux du trafic de
drogues, même s'ils privilégient la participation
familiale, doivent
s'ouvrir et faire preuve de flexibilité pour permettre la
production et
la circulation de la drogue aux conditions exigées par le
trafic. On
peut, bien entendu, repérer des similitudes entre la mafia
italienne et
les narcotrafiquants colombiens. Le marché de la drogue
n'est pas
pacifique et se présente souvent comme une expropriation
violente et
comme une extorsion. On retrouve ainsi certains répertoires
d'action et
dans la mesure où le marché s'accroît,
on développe et génère certaines
formes de pouvoir. Par ailleurs, à partir de 1987, les
mafiosi italiens
se sont rapprochés des narcotrafiquants colombiens pour
développer un
commerce rationalisé et produire une marchandise susceptible
d'être
exportée en Europe. De ce fait, les différences
sont devenues moins
repérables, ouvrant le chemin à ce que le juge
Falcone a appelé «
l'homogénéisation du crime organisé
».
Mais dans le cas colombien, l'analyse révèle une
réalité plus complexe.
Le trafic de drogues n'est qu'une version de ce que l'on pourrait
appeler « crime organisé ». Bien
sûr, si l'on part du principe que ce
concept renvoie à des groupes et à des
activités de caractère illégal
à
des fins d'enrichissement et d'accumulation de pouvoir, alors la
catégorie de « crime organisé
» pourrait facilement inclure les
groupements du trafic de drogues en Colombie. Cependant, en vertu de
leurs caractéristiques spécifiques, certains
auteurs ont préféré les
cataloguer comme étant des « organisations de type
mafieux ». La
première partie de notre article n'échappera pas
à de telles
considérations. Simplement, nous
préférons, plutôt que d'offrir une
définition préliminaire et
déterminée, explorer des indicateurs qui, au
regard des narco- trafiquants colombiens, offrent une plus grande
clarté pour des interprétations
ultérieures. « Capos », «
cartels » et
narco-terrorisme.
La
première
génération
Il s'agira ici de présenter la première
génération de narcotrafiquants
à partir d'une description des caractéristiques
de leurs chefs (capos),
de leurs stratégies commerciales, du type de relations
établies avec le
monde politique, de leur gestion de la violence et de la terreur ainsi
que des armes légales utilisées pour faire valoir
leurs intérêts.
Les « capos » Pablo Escobar Gaviria (1951-1993), le
plus connu des
capos colombiens, chef de ce qu'on connaît sous le nom de
cartel de
Medellín, a commencé sa carrière
délictueuse en tant que voleur de
voitures, braqueur de banques et dans la contrebande de cigarettes.
C'est vers le milieu des années 1960 qu'il entre dans le
commerce de la
cocaïne. Il trafique d'abord des petites quantités
qu'il se procure en
Equateur - la marchandise est cachée dans les soutes de
vieilles
automobiles et acheminée par ses soins à
Medellín. Puis, la route vers
les Etats-Unis suit le chemin de la contrebande : des petites
embarcations quittent la côte nord de la Colombie pour faire
le
transfert en haute mer avant que d'utiliser des avions en partance des
forêts vierges proches de la rivière Magdalena.
Gonzalo Rodriguez Gacha
(1947-1989), associé notoire d'Escobar, a fait ses
débuts dans les bas
fonds de Bogotá en louant ses services au plus offrant comme
tueur à
gages dans la zone de Boyacá (un département
proche de la capitale de
la République). Il rejoint le commerce de la drogue au
début des années
198012. De leur côté, les frères
Gilberto et Miguel Rodriguez Orejuela,
ont formé ce qui sera connu sous le nom de «
cartel de Cali ». Même si
on raconte que Gilberto a fait « ses débuts
» au sein d'une bande
appelée Los chemas, dirigée par José
Santacruz Londoño, responsable de
l'enlèvement de citoyens suisses, il n'en reste pas moins
qu'avant
1975, il exportait de grandes quantités de drogues
cachées sous des
planches de bois et envoyées légalement du port
de Buenaventura à
destination de diverses entreprises et entrepôts fictifs
situés aux
Etats-Unis. Les premiers embarquements vers l'Europe ont eu lieu peu de
temps après ; la marchandise était
cachée dans des pierres creuses de
charbon minéral. Miguel Rodriguez Orejuela, responsable des
vols de la
ligne aérienne Avianca, étudiant en droit, a
abandonné ses activités
pour suivre l'exemple de son frère Gilberto.
Entre les uns et les autres, il y a eu de grandes
différences. Gonzalo
Rodriguez Gacha était pratiquement analphabète.
Une anecdote rapportée
par Pablo Escobar au journaliste German Castro Caicedo, indique que
Rodriguez Gacha ne savait pas dire avec certitude qui était
Gabriel
García Marquez, écrivain colombien pourtant
célèbre. Pablo Escobar n'a
pas terminé son baccalauréat alors que Miguel
Rodriguez Orejuela exhibe
toujours avec fierté son diplôme d'avocat. S'il
est vrai que sa thèse
n'apparaît pas dans les archives de la
bibliothèque universitaire, on
ne peut pas douter du fait qu'il ait au moins suivi les cours...
Gilberto Rodriguez Orejuela a eu son baccalauréat et
revendique, quant
à lui, le suivi d'une série de cours de gestion
d'entreprise et de
planification stratégique.
Jorge Luis Ochoa Vasquez et ses frères Juan David et Fabio
sont issus
d'une famille aristocratique de propriétaires terriens
d'Antoquia. Les
taureaux et les chevaux ont été la passion d'un
père autour duquel ont
tourné les premiers investissements des enfants.
Alliés d'Escobar et
considérés comme membres du « Cartel de
Medellín », les frères Ochoa
ont fait preuve d'une singulière intelligence en prenant
leurs
distances lors de la guerre des cartels et en négociant avec
l'Etat
colombien, et même avec les Etats-Unis, sans heurter la
susceptibilité
de leurs associés.
Pablo Escobar, Jorge Luis Ochoa, José Santacruz
Londoño, Gilberto
Rodriguez Orejuela, ont compris, aux Etats-Unis, ce que pourrait
être
la profession la plus lucrative au monde à leur
époque. Témoins des
activités entamées par Griselda Blanco - la
première femme impliquée
dans le trafic illégal de marihuana aux Etats-Unis vers le
début des
années 1970 -, la cocaïne leur est apparu comme le
produit du futur. Le
prix de vente de la drogue aux Etats-Unis n'avait pas de commune mesure
avec le prix pratiqué en Colombie et en Amérique
du Sud. Il s'agissait
donc de faire circuler la marchandise d'un pays à l'autre.
Ce serait là
leur travail.
La personnalité des capos s'est forgée sur leurs
terrains d'action
respectifs. Plus d'une fois, Escobar a rendu manifeste ses origines
paisa15. A la différence des capos de Cali, il n'a pas
abandonné son
épouse pour des reines de beauté et n'a pas eu
d'enfants en dehors de
son mariage. Il s'est intéressé aux voitures de
course, une autre
manière de défier le danger. Il exhibait avec
fierté une photographie
de lui avec en toile de fond la Maison Blanche et une autre
où il était
vêtu des habits caractéristiques de la
révolution mexicaine. Il
raffolait d'une vieille voiture criblée de balles dont on
attribuait la
propriété à des tueurs de la mafia
nord-américaine. Rodriguez Gacha,
lui, avait la passion des chevaux. Plus que tout autre, il a eu une
réputation d'assassin. Sa seule faiblesse semblait
être son fils, mort
à ses côtés. Le pays n'entendait plus
parler de lui depuis longtemps,
lorsque le dirigeant de l'Union patriotique, Jaime Pardo Leal, l'a
dénoncé publiquement comme trafiquant de drogue
et chef paramilitaire.
Rodriguez Gacha donna immédiatement l'ordre de le tuer.
Quant aux
frères Rodriguez Orijuela, ils ont eu des
velléités d'hommes d'affaires
et ont été considérés comme
tels. De fait, ils ont opéré avec une plus
grande liberté dans les milieux urbains. Leurs enfants,
comme les
enfants de Santacruz Londoño, ont été
formés dans les meilleures
universités privées et certains ont
même poursuivi des études à
l'étranger. Contrairement à Escobar, les capos de
Cali n'ont pas tenté
de recruter des jeunes issus des milieux
défavorisés et ils n'ont pas
non plus cherché à jouer un rôle
paternaliste dans les zones les plus
pauvres16.
Les stratégies d'entreprise
Sans aucun doute, les différences des origines sociales et
de niveau
d'éducation se sont-elles manifestées dans la
manière même de contrôler
et de développer le commerce de la cocaïne.
Après ses premiers succès,
Escobar s'est proposé de faire du trafic de drogues une
entreprise
ouverte et participative. Medellín a très vite eu
connaissance d'un
lieu connu sous le nom de bureau(« oficina »). Il
s'agissait d'un point
de chute auquel on pouvait se rendre pour marchander n'importe quelle
quantité de drogue. Le bureau se chargeait de la mettre en
circulation
dans les rues des grandes villes nord-américaines pour un
prix
oscillant entre 25 000 et 45 000 dollars par kilo. Le rôle
joué par
Carlos Lehder Rivas, fils d'un Allemand et d'une Colombienne de classe
moyenne, résidant aux Etats-Unis, a
été fondamental dans l'ascension
d'Escobar. Initié au commerce de la cocaïne en
transportant de petites
quantités de drogue, Lehder a conçu
l'idée d'un grand centre de
transfert ayant sa base dans l'une des îles des Bahamas,
Norman's Cay.
L'île a été louée en guise
de piste d'atterrissage et d'entrée maritime
aux Etats-Unis. Mais il s'agissait cette fois-ci d'acheminer des
quantités énormes de drogue17. Les
investissements d'Escobar ont
surpris l'opinion publique. L'un des plus
célèbres a été le zoo de
l'Hacienda Nápoles : deux mille acquisitions et plus de cent
espèces
exotiques importées d'Australie, du Sahara, du Canada,
d'Europe, du
Congo et d'Ethiopie. A l'entrée, un monument significatif :
un avion
type Piper, matriculé HK 617-P. Pour les Colombiens les
mieux informés
et les plus perspicaces, il s'agissait de l'appareil avec lequel
Escobar a conclu, avec succès, ses premiers embarquements de
drogue
vers les Etats-Unis.
Certaines œuvres ont contribué à faire
d'Escobar un authentique Robin
des Bois. A titre d'exemple : l'entrée au zoo
était gratuite. « Le
peuple en est propriétaire et on ne peut pas faire payer le
propriétaire », c'est ce qu'avait
déclaré Escobar à la presse. Jouer
sur cette image paternaliste l'aidait certainement dans sa recherche de
légitimité politique. Ainsi, dans un geste qui
dépassait les
possibilités de l'Etat colombien, Escobar a donné
400 logements à des
familles de faibles ressources18. Des quartiers entiers de
Medellín et
de Envigado l'ont désigné comme étant
leur bienfaiteur. Pourtant, il
n'a pas bénéficié de la même
sympathie à la fin de ses jours. Même si
jamais personne n'a osé le dénoncer sur ses
terres, même si sa tombe
est l'une des plus visitée à Antoquia,
Medellín n'a pu cacher son
soulagement à l'annonce de sa mort.
Le transfert de drogue et les investissements financiers des
frères
Rodriguez Orejuela ont connu des modalités
différentes. Ils ont
privilégié les entreprises de façade,
les envois camouflés en
marchandise légale et une insertion rapide dans le monde
ouvert de
l'argent. Ceci via d'importantes entreprises telles que «
Laboratorios
Kessfor », « Drogas La Rebaja »,
« Grupo Radial Colombiano » et «
Corporación Financiera de Boyacá ».
Ainsi, c'est en tant
qu'investisseurs que les frères Rodriguez Orejuela ont
essayé de
pénétrer le monde légal du capital.
Vers le milieu des années 1960, Gilberto Rodriguez Orejuela
entre dans
la direction du « Banco de los Trabajadores » dont
il est le principal
actionnaire. Cette institution avait été
créée avec des fonds de la
Fondation Interaméricaine pour l'Union des Travailleurs de
Colombie (le
groupement syndical ouvrier le plus important du pays). Fort de cette
situation, il entreprend, en 1978, l'achat d'actions du «
First
Interamericas Bank » de Panama jusqu'à
détenir 75% de la banque en
1984. La signature d'un pacte de participation avec le «
Banco Cafetero
» de Panama va lui permettre d'utiliser des comptes
administrés par
celui-ci. Ainsi, les comptes des succursales de Irving Trust de New
York masqueront le blanchiment de dollars sous des énormes
mouvements
de capitaux, rapportés par les exportations de milliers de
sacs de café
produits légalement en Colombie. Vingt ans plus tard, le
Département du
Trésor Américain a publié la liste
d'une centaine d'entreprises
appartenant aux frères Rodriguez Orejuela. Parmi ces
entreprises,
l'acquisition de Chrysler, qui avec l'accord de l'ambassade des
Etats-Unis à Bogotá, a fourni le
matériel pour monter plus de 40
magasins de pièces détachées. Quant
à Gonzalo Rodriguez Gacha, il s'est
chargé d'introduire des dollars en Colombie,
cachés dans son hacienda
où ils étaient enterrés et qu'il
utilisait pour payer ses employés,
billet par billet. La plus grande partie de sa fortune a
été investie
en or, bijoux et terre.
La logique pré-industrielle de Rodriguez Gacha comme la
logique
paternaliste et publiciste d'Escobar, se différencient des
logiques
capitalistes des frères Rodriguez Orejuela, plus soucieux de
gagner des
espaces et du respect dans l'économie légale. On
retrouve ces logiques
diverses y compris dans la manière de faire parvenir la
marchandise aux
Etats-Unis.
Les
relations
avec le monde politique`
Pablo Escobar a opté pour une participation directe dans la
vie
politique. Il cherchait peut- être par ce moyen une
reconnaissance
sociale. De même que dans le commerce, Escobar assumait
toujours les
affaires importantes personnellement. De plus, l'immunité
parlementaire
offrait une plus grande protection vis-à-vis de
l'extradition. Il a
donc créé un mouvement appelé
« Medellín sans bidonvilles ». Parmi ses
activités, on peut citer la construction de logements, la
création
d'écoles sportives, l'illumination de terrains de football
dans des
secteurs marginalisés. En 1982, il est élu
parlementaire et remplace à
la Chambre Jairo Ortega, un dissident du parti libéral
d'Antoquia. Le
moment le plus important de son mandat a été
marqué par sa
participation à la Commission envoyée par le
Congrès de la République
pour soutenir le triomphe de Felipe Gonzalez et du PSOE en Espagne.
Carlos Lehder, le grand transporteur d'Escobar, a également
marqué les
relations entre trafic de drogues et politique en créant son
propre
parti : le « Movimiento Latino » dont le principal
étendard a été la
lutte contre l'extradition. Rodriguez Gacha a essayé
d'exercer une
influence politique locale par le biais du groupe « Morena
», créé par
les leaders libéraux et les paramilitaires de Magdalena, en
partie
financé par le capo. Mais, selon de nombreux
témoignages, la menace est
restée son principal recours.
Les méthodes des frères Rodriguez Orejuela ont
été plus discrètes et
plus efficaces. Sans participer directement dans la vie politique, ils
ont su acheter efficacement le soutien parlementaire et gouvernemental
en finançant des campagnes électorales et en
assurant le paiement de
tout type de services. Comme cela a été
confirmé plus tard, les
Rodriguez Orejuela ne plaisantaient nullement quand ils se vantaient
d'avoir suffisamment de pouvoir pour « réunir la
majorité au Congrès ».
De plus, le « Cartel de Cali » a opté
pour faire des alliances avec les
élites régionales au travers d'investissements
dans l'économie légale
et la participation dans les soirées mondaines de la ville.
Ces différences d'un cartel à un autre ont
conduit les autorités a
penser qu'il y avait des « mafias de première et
de seconde catégorie
». Certains étaient
considérés comme des « hommes
d'affaires
respectables » avec lesquels on pouvait traiter en
dépit de
l'illégalité de leur commerce alors que les
autres, les membres du «
Cartel de Medellín », étaient
considérés comme des délinquants
arrivistes et dangereux dont le pouvoir se fondait exclusivement sur la
force que peut acheter l'argent. On pourrait dire qu'à
l'intérieur des
mafias colombiennes s'est reproduite la scission sociale entre secteurs
populaires et élites.
Ainsi, les clubs réunissant les élites sociales
n'ont jamais accueilli
Escobar, Rodriguez Gacha, ni même José Santacruz
Londoño. Santacruz a
fait de sa maison une réplique
améliorée du club dont l'entrée lui
fut
déniée. Les frères Rodriguez Orejuela
ont également demandé leur
admission. Ils ont été prudents et ils sont
entrés dans le beau monde
en dépensant de l'argent. On l'a su plus tard : de nombreux
chèques
émanant des comptes des Rodriguez Orejuela ont
été virés sur les
comptes de la direction d'importantes compagnies financières
et de
personnalités insoupçonnées du monde
économique, politique et sportif.
La « combinaison des modes de lutte »
En poursuivant un objectif principal - contrôler et assurer
le commerce
du trafic illicite de drogues -, les cartels ont
développé des
stratégies impliquant des actions économiques,
politiques et
militaires. Les capos ont engagé une bataille juridique
légale contre
le Traité d'extradition signé au début
des années 1980 par les
Etats-Unis et la Colombie. Ils ont également
utilisé des méthodes
violentes et misé sur la négociation avec l'Etat.
« La combinaison de
toutes les formes de lutte », cette phrase
célèbre - ayant marqué les
pratiques du Parti Communiste colombien et justifiant l'existence des
FARC en tant que bras armé de ce dernier -, pourrait bien
s'appliquer
aux mafias du trafic de drogues en Colombie.
En ce qui concerne les batailles juridiques, les narcotrafiquants ont
compté avec le soutien et la participation de nombreux
avocats. Aux
Etats-Unis, certains membres de cabinets d'assistance juridique ont
été
accusés pour complicité supposée avec
les capos de Cali. En ce qui
concerne l'usage de la violence, l'efficacité de cette
ressource a été
différente entre les cartels.
L'usage de la violence et de la terreur Escobar a construit une
armée
de sicarios, recrutant des jeunes issus des municipalités
les plus
démunies, engagés et
entraînés par ses soins. Rodriguez Gacha a
recruté
des paysans pauvres. Les frères Rodriguez Orejuela ont
construit un
corps de sécurité composé de
retraités corrompus venant des appareils
de sécurité de l'Etat. Comme on le verra plus
tard, ils ont également
acheté des mercenaires engagés à
l'origine par Rodriguez Gacha avant
que de coopter les leaders des groupes paramilitaires. La
première
incursion directe et publique des cartels en matière de
violence s'est
produite à l'occasion de l'enlèvement de Marta
Nieves Ochoa, soeur de
Jorge Luis, perpétré par le groupe de
guérilla M-19 en 1981. Les
caposde la mafia s'accordaient sur la nécessité
de défendre leurs
intérêts : si on consentait à payer
pour un seul enlèvement, les
guérilleros seraient bientôt maîtres de
toutes leurs ressources. La
décision adoptée a pris la forme d'une sentence
contenue dans le nom
d'une nouvelle organisation : « Muerte A Secuestradores
», dit le MAS
(« Mort aux kidnappeurs »). Le document marquant la
fondation de ce
groupe indique que « 223 chefs de la mafia se sont
réunis pour faire
face à l'enlèvement », chacun d'entre
eux apportaient deux millions de
pesos et dix de ses meilleurs hommes pour exécuter les
kidnappeurs.
Les actions du MAS ont été rapides et de grande
ampleur : en quinze
jours plus de 25 personnes ont été
capturées, elles étaient accusées
d'être membres du M-19. Finalement, l'otage a
été libéré sans verser un
centime et des guérilleros ont été
livrés aux forces de sécurité de
l'Etat. Ces actions du MAS ont eu un autre résultat sur le
long terme.
Confrontés à un ennemi commun, narcotrafiquants
et membres de la Force
Publique ont créé des liens indissolubles.
D'importants secteurs de la
Force Publique ont compris que le MAS leur permettait de faire la
«
sale besogne », d'attaquer le mouvement guérillero
sans compromettre
l'image des institutions et de manière bien plus efficace.
Les
narco-trafiquants ont fourni l'infrastructure et l'argent.
Très vite
pourtant, certains d'entre eux, comme Rodriguez Gacha, ont
commencé à
travailler de manière autonome et découvert
l'importance de la « grande
violence ». Dans le cas de Rodriguez Gacha, ce
n'était pas seulement sa
liberté personnelle qui était menacée,
son capital l'était également :
ses pistes, ses laboratoires, toutes les
propriétés se trouvant dans
les zones d'influence de la guérilla. Le MAS a surgi comme
un mécanisme
de défense contre les ennemis de l'Etat et non pas contre ce
dernier.
C'est ainsi que ce sont formés des groupes paramilitaires en
Colombie.
Dès lors, policiers et soldats sont devenus un recours de
violence au
service des narcotrafiquants. (…)
Source : Cultures &
Conflits (Revue.org)
|
|
|
|
|
|
Cet
espace
d'expression citoyen n'appartient à aucune organisation
politique, ou entreprise commerciale. Le contenu est sous la
responsabilité de son créateur, en tant que
rédacteur.
|
|
|
|
Archives sur
l'Amérique
Latine depuis 2005 : |
Textes, sons,
vidéos
sur l'Amérique Latine
|
Colombie, Venezuela, Chili,
Argentine,
Pérou, Bolivie, Cuba, ... |
|
Archives
sur la question "Psy"
|
Textes sur "La
Question Psy"? |
Psyché,
Inconscient, Résilience, Freud, Henri Laborit, ...
|
|
Archives
Histoire de Paris et d'ailleurs : |
Textes,
vidéos, histoires urbaines de Paris et d'ailleurs
|
Origines,
Antiquité, Moyen-Âge, Renaissance, Commune, ...
|
|
Archives
sur la Violence et l'Éducation : |
Textes
sur l'Éducation
et la violence sur les mineurs
|
Enfermement et châtiments, droits de l'Enfant,
|
|
Dernières modifications - 11
février 2012
|
|
|
|
|
|
|
|
|