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Sommaire de la page 1, année 2012


1 - Le Brésil est sensible, enchanteur, violent et ténébreux, par Áurea Lopes , Maria Rita Kehl
2 - Le mandat de l'expert indépendant sur les Droits de l'Homme en Haïti ?  par la FIDH
3 - Quand les multinationales minières recolonisent l’Argentine, par Carlos Ruiz
4 - Homicides et insécurité en Amérique Latine (Colombie et Venezuela)
5 - Récit d’un voyage au cœur d’un Chili rebelle, par Anita Pouchard-Serra
6 - Le lait populaire en Colombie et dans le monde ?  par l'O.N.G. GRAIN
7 - Les organisations du trafic de drogues en Colombie,
par Adolfo León Atehortua Cruz




Les archives vidéos :  
http://www.dailymotion.com/pantuana




“Le Brésil est sensible, enchanteur,
violent et ténébreux”



par Áurea Lopes , Maria Rita Kehl

 
Indignée par le désintérêt des gouvernements et l’indifférence de la population face aux plaies sociales (“restes non résolus de 300 ans d’esclavage”), Maria Rita parle de l’engagement des jeunes dans les luttes populaires (“c’est encore peu”), de la violence policière (“résultat d’une dictature qui reste impunie”) et affirme que les moyens pour apaiser les souffrances du pays sont dans le militantisme : “Il est temps de faire de la politique”.

Deux angles d’attaque : la psychanalyse et le journalisme. C’est à partir de cette audacieuse union de forces et de perceptions que Maria Rita Kehl a écrit les chroniques de son dernier ouvrage, parmi beaucoup d’autres écrits dans des livres et journaux – y compris l’article qui a abouti à l’outrageuse suppression de sa rubrique dans le journal O Estado de S. Paulo, pour avoir défendu les politiques du gouvernement Lula, tandis que le journal (qui fait campagne contre la censure) soutenait le candidat à la présidence José Serra.

"J’aimerais plutôt faire des chroniques plus littéraires, mais les sujets d’actualité finissent par me captiver... et c’est pour ça que je roule", déclare l’intellectuelle qui, dans cet entretien exclusif à Brasil de Fato parle des “souffrances du Brésil”, axe qui rassemble les thèmes abordés dans 18 crônicas e mais algumas (18 chroniques et quelques autres), ouvrage publié par les éditions Boitempo et paru en novembre 2011.



Brasil de Fato : Une phrase de votre dernier livre qui a beaucoup attiré l’attention et a eu une grande répercussion est “Le Brésil a mal”. L’inévitable question est : quelles sont les souffrances du Brésil que vous considérez comme les plus inquiétantes ?


Maria Rita Kehl : C’est vrai, ce n’est pas une phrase géniale, au contraire, je la trouve même banale. Mais peut-être qu’elle a tant attiré l’attention parce qu’elle correspond au sentiment de beaucoup de gens. J’avais déjà l’intuition de la souffrance du Brésil, mais je l’ai comprise avec mon ex-compagnon, l’historien Luís Felipe Alencastro, qui étudie en particulier l’esclavage au Brésil. Une partie de ce qu’on appelle un mal-être diffus est lié aux restes non résolus politiquement de 300 ans d’esclavage. C’est à dire qu’il n’y a pas explicitement de politique de ségrégation au Brésil, mais il n’y a jamais eu, dans les faits, une abolition. L’abolition a eu lieu parce que le système avait déjà failli économiquement.

L’esclavage s’est terminé dans la misère, les esclaves chassés touchant des sous-salaires. Mais rien n’a été fait pour protéger ces populations, qui ont été jetées à la rue, sans travail, traitées de la même façon qu’avant parce que la couleur de peau ne change pas... cela a marqué les esclaves pendant des décennies. Il a fallu beaucoup de temps pour que l’homme noir soit considéré comme un travailleur libre, comme n’importe quel autre. Et même aujourd’hui, je trouve importantes les politiques publiques réalisées pendant le gouvernement Lula et celui de Dilma, mais bien qu’il n’y ait pas de préjugés explicites - ce qui est illégal à présent oui, il y a des différences.

Une autre chose douloureuse, pour reprendre les thèmes qui me touchent, c’est la façon dont la dictature militaire s’est terminée. Exactement pareil. Ça a fini d’un coup, parce que c’était vraiment invivable ... et ça ne peut être réparé, il n’y a pas d’enquête, de jugement de celui qui a torturé, de celui qui a tué... des crimes d’État impunis. A présent il y a un mouvement plus fort pour essayer de faire quelque chose, après beaucoup d’efforts, on a obtenu une timide commission de la vérité. Mais l’indifférence de la population est immense. L’abandon d’une partie de la population fait également mal, quand il y a une inondation, quand un « morro » (colline) s’éboule ... et que tu vois la façon dont les fonds publics sont détournés, les ministères ne remplissent pas leurs fonctions.... c’est ça qui fait souffrir.

Comment ces « souffrances » touchent-elles, en particulier, les jeunes ? Quelles sont les perspectives futures pour que les nouvelles générations changent ce scénario ? L’accès à l’éducation a progressé, mais les opportunités de travail ?


Selon ce que je vois lors de mes déplacements dans le pays, le ProUni (Programa Universidade para Todos- Programme Université pour Tous) – qui a été tant décrié, les gens disaient que le gouvernement privatisait l’enseignement, ce qui n’est pas le cas – a ouvert une énorme brèche. En 2008, par exemple, j’ai voyagé dans une région du Rio São Francisco. Tous ceux avec qui je parlais étaient à l’université ou y avaient un parent. Cela veut dire que le gars va décrocher un doctorat, sera embauché par une entreprise avec un salaire élevé ? Non. Mais cela signifie que sa vision du monde va s’améliorer, sa situation pour trouver un emploi sera meilleure. S’il aura un emploi ou pas, on ne peut pas le savoir. Et le plus important c’est que cela révèle un intérêt de ce jeune pour les études. Je me rappelle, à Barra de São Miguel (État d’Alagoas), le serveur disant “je veux étudier l’histoire et mon frère la philosophie”. En quoi cela va améliorer les revenus de ce serveur ? Pas grand chose. Mais son regard sur le monde sera différent. Alors je pense que c’est mieux, mais il reste encore beaucoup à faire.

Comment voyez-vous la participation politique des jeunes aujourd’hui ?

Je pense qu’aujourd’hui il y a un éloignement. Comme auparavant. A l’époque de la dictature, on pensait que tout le monde était dans le militantisme, parce que tout le monde y était. Mais c’était une minorité d’étudiants, une minorité de militants. Je trouve, par exemple, que le MST est le seul mouvement qui attire les jeunes aujourd’hui, y compris ceux de la classe moyenne. Les partis n’attirent pas, la politique n’attire pas, la politique étudiante commence à progresser, ce que je trouve important, mais elle est insuffisante par rapport à ce qu’elle a été. Alors, il y a des gens pour dire que le jeune d’aujourd’hui n’est pas intéressé à changer le monde. On ne dirait pas. Une partie des jeunes de la classe moyenne soutient le MST, milite, va travailler avec eux... va jusqu’à habiter sous les bâches noires [1].

C’est comme à mon époque. Bien sûr, les étudiants étaient dans la rue... mais qui est allé se battre ? Une minorité. Les gens appréciaient que le Brésil devienne une société de consommation. La grande majorité, tant qu’il y a eu le miracle brésilien, allait dans les centres commerciaux.

Peut-être que ce qui arrive aujourd’hui, comme il n’y a pas de dictature, c’est que les jeunes s’engagent dans différents types de militantisme. Le militantisme écologique rassemble beaucoup de gens. Ce n’est pas qu’ils aient un point de vue de gauche, anticapitaliste, révolutionnaire... peut être pas. Mais ils sont intéressés par le débat politique sur l’environnement. Parce que c’est plus proche, c’est plus facile à comprendre, cela demande moins de débat théorique, je ne sais pas pourquoi... mais ça c’est un domaine de militantisme du jeune. Tout comme la lutte pour les droits individuels, antiracistes, pour l’acceptation des homosexuels... Qui sait, ces luttes sont faciles à absorber pour le capitalisme. La lutte anticapitaliste au Brésil est encore confuse. Le MST est une exception. Dans cette crise, par exemple, un groupe d’étudiants a campé à Anhangabaú (Vale do Anhangabaú, au centre de São Paulo), en essayant de reproduire ce qui a eu lieu à Wall Street, aux États-Unis. Mais ici cela n’a aucun effet. Il suffit que la presse l’ignore et que la police intimide pour que l’affaire n’existe pas.

Et il n’en faut pas beaucoup pour que la police, principalement celle de São Paulo, “intimide”. Ce qui signifie : aller à la bagarre ?

Regarde, il n’y a plus de DOI-CODI [2] ici à São Paulo. Mais la police « paulistana » est tout aussi violente. Elle tue, torture et il y a une indifférence de la société par rapport à ça. Ce mouvement qui a eu lieu ces jours-ci à l’université de São Paulo (USP) n’était pas, comme de nombreux journalistes l’ont dit, un mouvement de gamins gâtés. Ils se battent contre l’absence de droits. C’est confus, évidemment, parce que ne pas avoir de police sur le campus est controversé, puisqu’il y a même eu un meurtre là-bas... Mais la question est la façon dont agit la police. Il n’y a pas une marche qui ne soit réprimée avec des coups, du gaz lacrymogène, des matraques... São Paulo, sur ce point, est l’état le plus conservateur du pays. Ce qui m’effraye c’est que la violence est grave et la société est indifférente. A l’époque des militaires, il y avait une partie de la population qui était indifférente aussi. Il y avait une partie qui approuvait même la violence, qui trouvait très bien que les communistes soient frappés. Mais il y avait aussi une partie qui n’approuvait pas la violence, qui n’était pas indifférente, mais qui avait peur. A présent il n’y a pas lieu d’avoir cette peur quand on manifeste. Très bien, la police peut arriver, envoyer les gaz lacrymogènes... mais peu de gens manifestent. Lors de la dernière marche sur l’avenue Paulista, je ne sais même pas s’ils étaient 3 mille étudiants, c’est peu. Ils pourraient être 50 mille à défiler.

La violence – et l’indifférence de la société – sont plus marquantes en milieu rural, où la lutte des classes est plus sauvage ?

La question de l’agro-business est un sujet à part. Dans le livre O que resta da ditadura (Ce qu’il reste de la dictature), une série d’essais publiés par l’éditeur Boitempo – ce livre vaut la peine d’être cité, le lecteur qui le peut doit le lire – on trouve justement l’analyse de cela. Comment une dictature qui s’achève sans même une enquête, sans punition, laisse beaucoup de traces. Une chercheuse américaine souligne le fait que, de tous les pays qui ont subi une dictature en Amérique Latine, le Brésil est le seul où la violence policière a augmenté, au lieu de baisser. Sauf que ce n’est plus contre les étudiants, ce n’est plus contre des supposés subversifs... c’est contre les noirs, les pauvres, les habitants des favelas, contre les gens qui fument du haschich, c’est le militaire qui se trouve démuni face au gamin des quartiers.

La violence de classe au Brésil a toujours existé. Sérgio Buarque de Holanda nous a montré ce que les propriétaires d’esclaves faisaient sur leurs terres, par eux mêmes, la cruauté envers les esclaves... et la police n’intervenait pas. Le propriétaire terrien, le senhor de engenho [3], dans l’antre de son petit fief, fermé, était roi, policier, juge. L’État ne s’en mêlait pas, par collusion. Le pacte de classes du Brésil colonial et post-colonial permettait, par exemple, que le père de famille rural enferme sa fille déflorée dans sa chambre pour le restant de ses jours... Sans parler des révoltes populaires qui ont été réprimées pendant la période de la pré-indépendance. Et on apprend à l’école que l’indépendance s’est faite sans verser de sang, avec Dom Pedro [4] tout mignon, sur son cheval... C’est pour cela que j’ai écrit dans mon livre que le Brésil est sensible, enchanteur, violent, ténébreux.

Quelles sont, pour vous, les raisons de l’augmentation de la violence ?

Je ne sais pas analyser si la violence augmente. Ce qui me préoccupe plus, comme je l’ai dit, c’est l’indifférence des gens par rapport à la violence. Ce qui est peut-être plus évident, et que je pense en lien avec les attraits de la société de consommation, c’est la violence dite banale. La violence du gamin qui attend au feu rouge et commence à se disputer avec un autre qui hausse le ton, et qui en arrive à une course poursuite et se termine avec des balles... et qui renverse des gens qui n’ont rien a voir dans l’histoire. La violence du type qui pense que pour s’intégrer, il doit démontrer un certain pouvoir conféré par un bien de consommation. Ainsi il peut tuer pour des baskets, ou, quand il a une voiture, il doit rouler à la limite de la vitesse et mettre en danger les personnes, à la moindre difficulté de circulation, il sort déjà se battre. C’est de plus en plus la façon dont nous définissons notre personnalité, notre qualité humaine, par les biens de consommation et les bagarres que cela engendre.
Et regarde ce qui est intéressant... à l’époque de l’empire, la ségrégation par les symboles du pouvoir était massive. Les habits que chacun portait, le tissu qu’il pouvait acheter, si l’on se déplaçait en carrosse ou à cheval. C’est à dire, la ségrégation par ce que tu possèdes existe dans toutes les sociétés de classe. Et peut-être même qu’elle était plus prononcée. Peu nombreux étaient ceux qui pouvaient consommer de manière ostentatoire ou profiter de bénéfices et privilèges, la majorité ne bénéficiaient même pas de droits. Les droits sont en train de se diffuser.

Y compris le droit à faire partie de la société de consommation.

C’est curieux. Il y a un aspect intégrateur, dans la société de consommation. Par exemple, à part un gamin qui n’achète que des vêtements de marques importées, il n’y a pas beaucoup de différence entre ce que porte un fils d’une famille de classe moyenne et le fils de la femme de ménage de cette famille. Ces évidences étaient beaucoup plus marquées avant, il y avait beaucoup moins de marchandises quand les vêtements étaient très chères. C’est peut être pour ça que les gens se battent avec plus de violence pour ce qui les différencie. Le fils à papa parce qu’il y a un autre type qui a une super voiture, et il veut se faire remarquer. Ou le jeune de classe C [5], qui peut acheter sa première voiture, et qui pense d’un coup qu’il peut s’attaquer aux autres... Je dis voiture parce que, dans la société de consommation, la publicité des voitures pour moi est une horreur ! Dans la publicité des boissons, le degré maximal de ségrégation c’est : tu as acheté la marque X parce que tu ne savais pas que la marque Y était mieux, alors tu es un imbécile. Mais la bière, tout le monde a les moyens d’en acheter. Maintenant, la voiture... le mec passe avec une voiture et tout le monde s’extasie.. le laveur de voitures dispute avec un autre le droit de garder la voiture du playboy... le mec adore provoquer la jalousie... la voiture lui suffit, le monde peut s’écrouler... c’est le comble de l’incitation à ne plus faire preuve de solidarité avec personne.

Une apologie de l’individualisme ? Et donc l’indifférence par rapport au collectif ?

C’est un peu ça. Mais on doit aussi voir que l’individualisme a ses avantages. C’est pour cela que je n’ai pas employé ce mot. Par exemple, l’individualisme qui a un rapport avec le libéralisme, je pense qu’il a des atouts même dans la société post-capitaliste, que je ne vais pas nommer communiste, mais peut être socialiste, dans le sens large. J’espère que ces droits individuels ne se perdront pas. Nous, les femmes, connaissons les avantages acquis avec l’individualisme. Que chacun puisse faire ses choix, que chacun soit libre de ses orientations sexuelles, décider de fonder une famille ou non, être mère célibataire, être mère par insémination, ne pas être mère... sans être le rebut de la société ! Que des riches puissent faire le choix de travailler avec le MST ou aller dans les communautés indigènes en Amazonie. La richesse des différences individuelles est un acquis du capitalisme libéral, que nous appelons individualisme. En même temps, l’individualisme est néfaste quand il dresse les gens les uns contre les autres.

Les Brésiliens et la société brésilienne ont les moyens de s’attaquer aux “souffrances” du Brésil ?

Oui, certainement. Les politiques publiques sont des moyens possibles, mais il faut un mouvement social qui fasse pression pour obtenir ces politiques. Quelque chose qui a probablement été un problème sous Lula, c’est que beaucoup de gens qui s’étaient mobilisés jusque là se sont dit : “ah... on a réussi à élire Lula, les choses vont être faites dans le bon sens”. Il y a eu une démobilisation et la manière même de gouverner de Lula a contribué à cela. “Laisse je m’en occupe... du calme, tout ne peut pas se résoudre si rapidement...” Cette façon de gouverner, pour moi est un problème, sur le plan politique. Bien qu’il ait été un grand gouvernant du point de vue administratif. Mais, politiquement, il s’est donné le statut du “père” – d’où la rengaine... on ne peut pas toujours dire oui à ses enfants. Enfin, il a beaucoup fait pour démobiliser. Très bien, son rôle n’était pas de mobiliser. Mais c’était favoriser la mobilisation. La croissance économique, démobilise aussi . Il y a eu l’intégration économique de beaucoup de gens, tout au moins la classe C, qui a également démobilisé. Les gens s’intéressent moins aux autres luttes lorsqu’ils commencent a avoir des opportunités individuelles. Ils commencent à s’occuper de leurs propres vies, à faire leur propre révolution individuelle. En général, les gens luttent très peu par idéalisme. Et, le plus souvent, uniquement quand on a le couteau sous la gorge. Alors là c’est la grande lutte. L’important c’est que celui qui se mobilise ait l’intelligence politique suffisante pour savoir quels sont les thèmes qui peuvent mobiliser, comment est-ce qu’on dialogue avec la société mobilisée. Pour coordonner, pour gagner des alliés. Sinon il restent dans des petits ghettos de manifestations qui sont soit réprimés soit ne parlent à personne. Toute la question est là : c’est faire de la politique.

Notes des traducteurs :

[1] Lorsque les paysans du Mouvement des Sans Terre (MST) occupent des terres avant que celles-ci soient légalisées, ils campent sous des bâches noires.

[2] DOI-CODI : Destacamento de Operações de Informações - Centro de Operações de Defesa Interna (Détachement des Opérations des Informations- Centre des Opérations de la Défense Intérieure), rattaché à l’Armée, était un service de répression du gouvernement brésilien pendant la dictature, période appelée « Années de Plomb » ("Anos de Chumbo").

[3] ’Senhor de engenho’ désigne le propriétaire de plantation de canne à sucre du Brésil colonial. ’Engenho’ signifie le moulin à sucre.

[4] Dom Pedro de Alcantara, de Bragance et Bourbon (1798-1834) fut l’artisan de l’indépendance du Brésil et son premier empereur (de 1822 à son abdication en 1831) sous le nom de Dom Pedro Ier.

[5] La classe moyenne, appelée au Brésil "classe C" inclut tous les foyers dont le revenu est compris entre 786 et 1 064 reais (306 et 414 euros) tandis que les classes A, B, D et E désignent respectivement l’élite économique, la classe moyenne supérieure, les pauvres et les très pauvres.

Sources : Brasil de Fato et Autres Brésils
Traduction : Monica Sessin & Philippe Roman
http://www.autresbresils.net



LE RENOUVELLEMENT DU MANDAT DE L'EXPERT INDéPENDANT
SUR LA SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN HAïTI



par la FIDH et le Réseau National de Défense Droits Humains,

article mis en ligne le 10 mars 2012

Introduction

Aujourd'hui, deux ans après le séisme qui a ravagé Haïti, face au maintien de l'impunité - dont l'abandon des charges de torture, disparition et exécution extrajudiciaire à l'encontre de Jean- Claude Duvalier est un exemple probant -, face au vide institutionnel créé par la démission du premier Ministre le 24 février dernier, ouvrant la voie à une nouvelle crise politique, face aux conditions de vie déplorables des personnes déplacées dans dans des camps, et face à une insécurité qui perdure, la FIDH et ses ligues membres insistent sur l’importance du renouvellement du mandat de l'Expert Indépendant sur la situation des droits de l'Homme en Haïti.


Les impacts du travail de l'Expert indépendant


L’Expert Indépendant a réalisé, tout au long de son mandat, un étroit suivi de la situation des droits de l’Homme en Haïti et adressé des recommandations aux autorités haïtiennes ainsi qu'à la communauté internationale.

Depuis le début de son mandat le 18 juin 2008, l’Expert Indépendant sur la situation des droits de l’Homme en Haïti a réalisé dix visites dans le pays, à la suite desquelles il a rédigé et rendu public un rapport sur la situation générale des droits de l'Homme. Lors de chaque visite, il a rencontré des membres d’organisations de défense des droits de l'Homme, des membres d’organisations de base dans les villes de province et des membres du gouvernement. Il a par ailleurs œuvré pour que les acteurs internationaux mettent les droits de l'Homme au cœur de leurs activités liées à la reconstruction.

L'Expert Indépendant s'est penché sur les atteintes aux populations les plus vulnérables, en particulier les personnes déplacées vivant dans les camps, ainsi que sur l'impunité et la question de l'intégration des droits de l'Homme dans la reconstruction.

Il a tout particulièrement recommandé aux autorités haïtiennes de mettre en œuvre la réforme de la justice et d'intégrer une approche fondée sur les droits de l'Homme à la reconstruction, en insistant sur le fait que l'accès à l'eau, au logement et à la santé sont des droits exigibles. Il a également plaidé pour de meilleures conditions de détention et l’éradication de la détention préventive prolongée.

L’Expert Indépendant s’est en outre activement impliqué dans la campagne pour la ratification du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels (PIDESC), votée le 31 janvier 2012. Lors de sa récente visite en février 2012, il a partagé avec les organisations de défense des droits de l'Homme un projet de séminaires de formation sur les droits économiques, sociaux et culturels, afin que la société civile s'approprie le PIDESC.

L’Expert Indépendant a également pris une part active dans la mobilisation de la société civile en faveur de l'Examen Périodique Universel d’Haïti, reporté à plusieurs reprises et prévu pour le 16 mars 2012.


L'importance du renouvellement du mandat


Malgré ces quelques avancées récentes, Haïti continue à faire face à de nombreux défis.

- Vide institutionnel et crise politique

Haïti est de nouveau confrontée à un vide institutionnel. Depuis le 14 mai 2011, M. Jean Joseph Martelly assume ses fonctions de Président d'Haïti. Les deux propositions pour la désignation d'un Premier Ministre formulées en juin puis en août par le Président Martelly avaient fait l'objet d'un refus respectivement de la Chambre des Députés et du Sénat. En octobre 2011 un gouvernement a été mis en place avec à sa têe , M. Gary Conille.Le Premier ministre a finalement renoncé à ses fonctions le 24 février 2012.

L'indéfinition quant à l'avenir de la Commission Intérimaire de Reconstruction d'Haïti (CIRH), qui à la fin de son mandat en octobre 2011 devait opérer un transfert de fonctions à une institution haïtienne qui prendrait sa succession, ne fait que renforcer le climat d'incertitude.

- Impunité et défaillances du système judiciaire


Dans ce contexte de crise politique, l'impunité perdure. En effet, cinq ans environ après le vote de trois lois consacrant l’indépendance du pouvoir judiciaire, l’Exécutif est réticent à mettre en place le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, et un an après le retour de Jean-Claude Duvalier en Haïti, le Juge d'instruction a émis une ordonnance déclarant prescrites les charges de torture, disparition et exécution extrajudiciaire, ne retenant que les charges de corruption à son encontre. (1)

De manière générale, le droit aux garanties judiciaires n’est pas respecté. Des personnes passent jusqu’à 3 ans ou plus en détention préventive. Au 24 octobre 2011, on comptait 7254 personnes détenues en Haïti, dont 5102 en attente de jugement, soit 70.33%. De plus, les conditions d’incarcération restent un défi pour l’administration pénitentiaire.

- Insécurité


Par ailleurs, l’insécurité continue à faire rage dans le pays, particulièrement dans la zone métropolitaine. Pour les seuls mois de janvier et de février 2012, au moins 85 personnes ont trouvé la mort par balles à Port-au-Prince, (3) par arme blanche et (5) par lapidation.

- Atteintes aux droits de l'Homme dans les camps : droit à la santé, au logement, à l'intégrité physique et psychologique.

Deux ans après le séisme, si le nombre de personnes déplacées dans les camps a considérablement diminué, passant, selon les estimations, de 2,3 millions juste après le séisme à 500.000 actuellement, celles-ci continuent à faire face à des conditions de vie déplorables.

D'après les chiffres du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), en juillet 2011, on dénombrait 896 camps, répartis dans 13 communes (Carrefour, Cité Soleil, Croix des Bouquets, Delmas, Ganthier, Grand-Goâve, Gressier, Jacmel, Léogâne, Pétion-ville, Port-au-Prince, Petit-Goâve et Tabarre). Ces camps, administrés par des Comités de Coordination élus ou désignés, regroupaient un total de 149 317 familles, pour un total de 594 811 personnes (2).

Les habitants des camps, qui survivent dans l'insalubrité et la promiscuité, font de surcroît face à de graves problèmes d'insécurité. De nombreux cas de viols, d'enlèvements, voire d'assassinats sont recensés. La violence sexuelle envers les femmes constitue un problème majeur. Selon une étude menée par le Centre pour les Droits de l'Homme et la Justice Globale4, 14% des foyers interrogés dans les camps ont déclaré que l'un de leurs membres avait été victime de violences sexuelles depuis le tremblement de terre. Selon les informations recueillies par le RNDDH et la Solidarité des Femmes Haïtiennes (SOFA), pour l’année 2011, 113 cas ont été recensés dans les camps. Face à cette situation, il n'existe pas de politique étatique de sécurité. Les patrouilles de la Police Nationale, accompagnées par la MINUSTAH, sont insuffisantes, souvent limitées à l'extérieur des camps, et les dispositifs d'éclairage sont rares, voire inexistants. Face à cette situation, les Comités de coordination des camps organisent des patrouilles volontaires.

- Expulsions forcées

Un autre problème majeur que doivent affronter les personnes réfugiées sont les expulsions forcées par les propriétaires terriens, parfois appuyés par les autorités municipales, sous le prétexte que l'existence des camps favoriserait la délinquance. Ces expulsions forcées, parfois violentes, ont lieu dans le courant de la journée, sans préavis, causant la perte des effets personnels des habitants absents à ce moment-là. Selon un rapport du Cluster Coordination de Camps et Gestion de Camps publié en septembre 20115, confirmé par les rapports du Groupe d’Appui aux Réfugiés et aux Rapatriés (GARR) et par les observations du RNDDH, au moins 109 camps ont fait l'objet d'expulsions forcées par les propriétaires de terrain, et 12 ont été partiellement expulsés. Au total, 58.508 personnes ont été touchées, et d'après Oxfam, 120 000 personnes seraient actuellement menacées d'expulsions (6).

Conclusions et recommandations


Face à ces nombreux défis qui restent à relever pour Haïti, le Conseil des droits de l'Homme doit, dans le cadre de la reconstruction, encore renforcer sa coopération avec la société civile locale par le biais de l'ensemble des mécanismes à sa disposition, dont le mandat de l'Expert Indépendant sur la situation des droits de l'Homme en Haïti.

L'Expert doit notamment pouvoir faciliter la coopération et le dialogue entre les différents acteurs présents sur le terrain, de manière à associer les organisations locales de la société civile à la reconstruction, tout en veillant à ce que celle-ci soit mise en œuvre depuis une perspective visant à protéger et garantir les droits de l'Homme en Haïti. Plus particulièrement, la FIDH et le RNDDH considèrent que le Conseil des Droits de l’Homme doit, outre renouveler le mandat de l'Expert Indépendant, s'assurer que ce dernier :

−    Mène une étroite coopération avec les organisations de défense des droits de l'Homme qui, sur le terrain, constituent une grande source d’informations en matière de violation de droits de l'Homme ;

−    Continue à plaider en faveur du respect de l'Etat de droit et à favoriser le renforcement des capacités institutionnelles, en particulier en matière d'administration de la justice ;

−    Continue à travailler avec les organisations de défense des droits de l'Homme en vue de la ratification d’autres instruments internationaux, dont la Convention sur la protection des travailleurs migrants et des membres de leur famille ;

−    Exige la mise en œuvre de projets selon une approche axée sur les droits de l'Homme dans le cadre de la reconstruction.

Notes :


1    La FIDH a publié une note sur l'application du droit international aux faits survenus en Haïti entre 1976 et 1986, pouvant être qualifiés de crimes contre l'humanité, et appellent ainsi à ce que Jean-Claude Duvalier soit jugé pour ces crimes en Haïti.

2    « Le RNDDH plaide pour une prise en charge effective des personnes déplacées », Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), janvier 2012, p. 6. D'après le Ministère de la Santé Publique, entre octobre 2010, date où le premier cas s'est déclaré et le 5 août 2011, le choléra aurait causé la mort de 6156 personnes, sur 424 450 cas recensés (3). Le paludisme, la typhoïde et la tuberculose sévissent également. Le gouvernement haïtien semble ne pas exercer un réel contrôle des interventions des organisations humanitaires sur le terrain. Suite au retrait de plusieurs de ces organisations, les conditions sanitaires dans les camps sont critiques. Il n'existe pas de traitement des déchets, et les sytèmes d'évacuation et de canalisation sont rares. L'accès à l'eau est réduit, et la plupart des tentes sont hors d'usage.

3    « Aide humanitaire, secours d’urgence, redressement, relèvement et reconstruction face à la situation d’urgence humanitaire en Haïti, et notamment face aux effets dévastateurs du tremblement de terre », Rapport du Secrétaire général A/66/332, Assemblée Générale des Nationes Unies, 2 septembre 2011, p. 6

4    « Yon Je Louvri : Reducing vulnerability to sexual violence in Haiti IDP's camps », Center for Human Rights and Global Justice (CHRGJ), New York University School of Law, 2012, p. 20

5    Rapport sur les cas d’éviction de la population de déplacées internes vivant dans les camps en Haïti, Coordination de Camp et Gestion de Camp (CCGC) / Cluster Abri, septembre 2011

6    « Haiti : The slow road to reconstruction. Two years after the earthquake », Oxfam, 10 janvier 2012, p. 5

Source : Fédération Internationale des Droits de l'Homme
http://www.fidh.org



Quand les multinationales
minières recolonisent l’Argentine



Par Carlos Ruiz (*), le 17 février 2012

Le boom minier en Amérique latine est à l’origine de nombreux conflits. Face à des mégaprojets qui déplacent des villages, polluent et assèchent les rivières, détruisent les forêts, des communautés locales résistent. Du Mexique à la Patagonie, elles multiplient les blocages et obtiennent parfois la suspension des projets. En Argentine, cette résistance vient d’être durement réprimée comme en témoigne le cinéaste Carlos Ruiz.


Depuis quelques mois, la résistance des communautés face aux activités minières s’intensifie dans l’ouest de l’Argentine, principalement au travers de blocages sélectifs de camions allant aux mines. Les habitants de La Rioja sont mobilisés contre l’installation de l’entreprise canadienne Osisko, tandis que ceux de Catamarca s’opposent à la poursuite du projet de Minera Alumbrera, filiale du géant minier suisse Xstrata, après avoir souffert durant quinze ans des impacts sociaux et environnementaux de ses activités. Ces manifestations ont été durement réprimées à Tinogasta, Belén et Aimacha, faisant des dizaines de blessés.

La situation empire aussi à Andalgalá, où une répression féroce avait déjà eu lieu il y a tout juste deux ans : depuis quelques jours, un groupe prominier bloque l’entrée de la ville, empêchant le passage de journalistes et de personnes venues soutenir l’assemblée locale, tandis que les maisons de plusieurs manifestants sont fouillées sans motif par la police. En décembre 2011, un rapport de l’ONU s’inquiétait déjà de l’utilisation démesurée de la force et de représailles contre les personnes défendant leurs droits économiques, sociaux et culturels en Argentine.


Tinogasta, la répression indigne

Des centaines de milliers d’habitants de toute la cordillère des Andes résistent, comme l’ont fait toutes les populations tout au long de l’histoire. Mais il y a encore des gens qui vivent dans d’autres régions du pays et qui ne comprennent pas la lutte de ces peuples qui ne veulent pas de l’exploitation minière. Ils n’en veulent pas. Non. Ils n’en veulent pas pour de nombreuses et sérieuses raisons, scientifiques et non scientifiques. Peut-être est-ce difficile à comprendre pour ceux qui ne vivent pas là.

Pourquoi défendre à outrance une modernité périmée, qui arrive à contretemps, avec des promesses de progrès et de développement que personne ne croit ni ne peut soutenir ? Au moins sans toucher d’importants salaires et bénéfices, ou bien sans prendre des postures biaisées ou des visions purement économicistes. Pourquoi mépriser l’immense culture et les savoirs de villages ancestraux, habités par des Argentins qui ont pourtant les mêmes droits et le même statut que ceux qui vivent entassés à Buenos Aires ? Gioja, le gouverneur prominier de la province de San Juan, l’a dit très clairement il y a quelques jours (alors qu’il nous traitait de « nazis ») quand il a exprimé sa propre pensée : « Les écologistes ne veulent pas que les pauvres aient accès au progrès. »

L’échec de la politique extractiviste

La répression à Tinogasta, brutale, démesurée, oblige à s’arrêter [1]. Les forces spéciales de la police, montant la garde devant des camions miniers remplis de poison et d’explosifs, ont tiré – littéralement – sur des habitants pacifiques, parmi lesquels des centaines de femmes et d’enfants. Ils ont lâché leurs chiens furieux contre les personnes qui étaient assises sur la route pour empêcher les camions miniers de passer (un chien a mordu une femme et a failli lui arracher un sein). C’est un échec total de la politique.

Les habitants de Tinogasta, de Belén, d’Andalgalá, de Famatina, de Chilecito, de Jáchal, d’Amaicha, de Tilcara, de Tupungato, d’Esquel, et de centaines d’autres villages où vivent des Argentins qui travaillent et aiment leur patrie autant que ceux qui vivent au bord de la mer, ne sont ni des envahisseurs, ni des fondamentalistes, ni des subversifs, ni des terroristes, ni même des écologistes. Ils se défendent, non pas contre les entreprises multinationales qui viennent dévaster des territoires entiers, mais contre ceux qui leur ont ouvert les portes. Les entreprises n’attaquent pas les gens, pour cela elles ont les gouvernements provinciaux et leurs « forces spéciales ».

« L’exploitation minière est un sacrifice en échange de rien »


Les gouvernements signent des contrats avec des entreprises étrangères dans le dos des gens, en garantissant un « permis social » [2] qu’ils n’ont pas. Les entreprises établissent dans leurs manuels administratifs internes comment devra se faire la distribution des « fonds sans facture » au sein des communautés, comme c’est le cas d’Osisko, dans la province de La Rioja. Elles n’ont même pas besoin de gagner les élections, dans des démocraties impures, malades du clientélisme. Mais les gens ne sont pas bêtes, ils n’octroieront jamais ce permis social pour mourir à petit feu. Le permis social est la limite. Ils le savent très bien, l’exploitation minière – d’aujourd’hui et celle d’hier aussi – est un sacrifice. Un sacrifice en échange de rien, ou pire encore, en échange de perdre le bien le plus précieux que nous avons : l’eau, les glaciers, « ces réservoirs d’eau » ; c’est changer de mode de vie, c’est brader sa culture, anéantir son identité.

À ceux qui vivent loin de cette problématique, nous leur demandons : Pourquoi extraire de l’or ? Pourquoi faire exploser des montagnes entières ? Littéralement, ce n’est pas une métaphore. La Présidente, Cristina Fernández de Kirchner, a demandé hier : « Qui accepterait de travailler dans une mine sachant qu’elle contamine ? » Nous pourrions lui demander : pourquoi croit-elle que des familles entières se jettent au pied d’énormes camions chargés d’explosifs ? Pourquoi croit-elle que les politiciens arrivent au pouvoir avec un discours qui répond aux demandes et aux inquiétudes du peuple et rapidement – comme le gouverneur Beder Herrera [3] – revêtent la chemise du colonisateur ? Il est temps d’écouter le peuple et d’arrêter cette vague répressive qui nous ramène à des époques tristes de notre histoire, qui ne sont pas rares.


Notes :


(*) Carlos Ruiz est cinéaste, réalisateur du documentaire Cielo Abierto [4], et membre des Assemblées citoyennes de La Rioja.

[1] Voir la vidéo qui relate cette répression, éditée par l’assemblée de Tinogasta.

[2] La notion de « permis social » (licencia social) est de plus en plus reconnue dans le domaine des investissements miniers et autres activités d’exploitation de ressources naturelles comme étant un prérequis essentiel pour assurer la stabilité et la prospérité des projets mis en place, mais également pour faire en sorte que ceux-ci respectent les droits des populations locales.

[3] L’actuel gouverneur de la province de La Rioja, Luis Beder Herrera, avait été élu en 2007 pour sa campagne contre les activités minières et contre l’installation de la Barrick Gold. Une fois élu, il a immédiatement dérogé à la loi d’interdiction de mines à ciel ouvert, qu’il avait pourtant promue et votée quelques mois plus tôt.

[4] Le documentaire Cielo Abierto raconte comment les populations locales se sont mobilisées contre la Barrick Gold et l’ont obligée à renoncer à son projet dans la province de La Rioja. Ces communautés résistent maintenant à l’arrivée d’une nouvelle entreprise canadienne, Osisko.

Sources : http://www.bastamag.net
article publié en espagnol sur Página12
Traduction et introduction : Juliette Renaud
Photo de CC Leandro Pérez



Criminalité et insécurité
en Amérique Latine



par Lionel Mesnard, le 14 février 2012

L’insécurité est un vrai problème dans quelques pays d’Amérique Latine (Colombie, Venezuela, Guatemala, Mexique, Brésil, Salvador). Si la question de la sécurité semble ici en France un enjeu national, en Amérique Latine et dans les Caraïbes, il en va d’une autre réalité, bien plus pesante. Avec environ 700 à 1000 homicides par an sur tout le territoire français, nous ne pouvons pas dire que cette crispation sociale sur l’insécurité soit toujours véritablement fondée, si on la compare à d’autres lieux de cette planète. Justement, si l’on prend en compte un continent, celui de l’autre rive, il est fort intéressant, de se pencher sur l’insécurité réelle et subie de l’autre côté de l’Atlantique.

Seules exceptions majeures pour les taux d’homicides, le Canada est à ce titre le pays le plus sur avec la Guadeloupe et la Martinique, faut-il préciser. Si l’on dresse, la liste des pays ou la violence par homicide est la plus forte, l’on constate en 2006 selon les sources de l’Organisation Panaméricaine de la Santé, que la Colombie détient le record de 84 homicides pour 100.000 habitants (1). Si l’on dresse le palmarès des cinq pays où les crimes de sang sont les plus élevés, le Salvador  est 2ème, le Venezuela 3ème, le Brésil 4ème, le Guatemala est le 5ème et tous se situant entre 24 à 43 homicides pour 1000.000 habitants, soit en moyenne 20 à 30 fois fois supérieur à l’hexagone.

Les grandes agglomérations connues pour être les plus dangereuses sont Cali en Colombie, San Salvador au Salvador, Caracas au Venezuela, Rio et Sao Paulo au Brésil, et désormais la ville de Juarez au Mexique. À l’exemple de Caracas, près de 50% de la violence criminelle du pays s’y produit, avec ses 7 millions d’habitants s’y déroule chaque semaine une bonne centaine de meurtres, surtout en fin de semaine et dans les quartiers pauvres de la capitale. A ce stade, on peu parler de calamité, mais de là à mettre en cause la responsabilité des autorités vénézuéliennes, il est un pas un peu trop facile à franchir.

Le problème est assez graduel, au Venezuela depuis les années 1970, l’insécurité à surgit fortement, tout comme la protection sécuritaire des espaces privés et publics. Il existe pour exemple au Venezuela près de 13 millions d’armes à feu en circulation et l’on va du simple revolver aux armes de poings les plus modernes ou courantes dans le monde. Pour véritablement analyser ce que l’ensemble de la violence criminelle engendre comme dégâts humains et économiques, c’est plus de 10% du PNB vénézuélien qui est affecté (et un quart du PNB colombien). Et l’on ne peut pas dire, sauf à quelques réserves pour l’Amérique Centrale, que l’Amérique du Sud en sa partie nord et ouest voit sa criminalité baissée, tout au contraire. Mais à quels facteurs peut-on l’attribuer ? qu’est-ce qui génère de tels niveaux de violence ?

De toute évidence on ne peut aborder le problème sans y voir plusieurs liens pas toujours simples à relier entre eux, mais il en va des trafics en tout genre (drogues, armes,prostitution,…) , en passant par un malaise urbain ou les différences de condition de vie entre les plus riches et plus pauvres sont extrêmement fortes. Du «rancho » à la villa de luxe, en passant par le logement locatif normal, les conditions du confort sont très variables. Un facteur prégnant l’extrême pauvreté touche près d’un quart de la population en Colombie, donne un indice social fort concernant la violence sociale sous-jacente (et 10% au Venezuela).

Ce qui ne veut dire qu’elle ne soit à mettre en rapport à une criminalité propre aux plus pauvres, ils sont souvent les premières victimes, du moins les jeunes hommes des quartiers populaires sont les plus durement touchés par la mort. Aussi doit-on souligner que contrairement à la France en Amérique Latine, que les crimes de sang ne sont pas tant directement liés à l’entourage direct ou amical et familial. Nous ne sommes pas autant concernés par le rapt de personnes et l’assassinat payé, les sicaires ou tueurs à gage sont une véritable spécialité en Colombie et au Mexique. Pour la seule Colombie, 7.000 meurtres par an sont perpétués, allant de l’assassinat d’un juriste, d’un syndicaliste, d’un militant des droits humains à un quidam qui ne respecte pas les lois du milieu.

S’il existe un autre niveau à prendre en compte, il réside en le haut niveau de corruption, à des sommets vertigineux dans le cas du Venezuela. Il était considéré comme le 8ème pays le plus corrompu au monde en 2000 (Source de l’ONU), de quoi prendre en considération le rôle de l’Etat, et l’on ne peut que constater les faiblesses étatiques ; et leurs relations à la violence civile, mais aussi militaire dans le cas colombien. Un état faible est plus à même de laisser se propager ou s’enkyster des hauts niveaux de criminalités, faute d’outil étatique fiable et en premier lieu sa police et son armée, sans omettre l’effectivité de la justice dans un état de droit.

Au Venezuela, l’on avait poussé dans les années 1990 l’absurdité de privatiser la sécurité publique, en éclatant les forces de police en de multiples polices locales ou privées. On ne peut en ce domaine jeter la pierre au gouvernement bolivarien, de n’avoir pas tenté de réorganiser cette dispersion des forces de Police en de multiples mains et lieux de pouvoirs. Et l’on ne changera pas en ce domaine du jour au lendemain le fossé à comblé. Une police sans «ripoux» au Venezuela ne peut venir que d’une société, qui dans sa très grande majorité se plie aux usuels légaux, c’est-à-dire à la loi et aux règles civiles.

Il faut au passage tordre le cou à certaines idées reçues et se méfier de certaines sirènes journalistiques qui font état de la montée de la violence pendant les mandatures du président Chavez,  sans y avoir regarder un peu plus loin et simplement se demander si avoir plus de 2.000 kilomètres de frontières avec la Colombie n’a pas un rôle interne avec la violence folle ou aveugle que supportent depuis longtemps les Colombiens, et aussi paradoxalement les Vénézuéliens. Ces dix dernières, le Venezuela est devenu un des points de passage ou de transit de la cocaïne à destination de l’Afrique et de l’Europe. Penser que le Venezuela n’est pas perméable à ce qui se passe en Colombie revient à objecter une des raisons de la montée de la violence criminelle et mafieuse dans la région, et à Caracas, il existe une forte concentration de réseaux colombiens et vénézuéliens agents du trafic.

Paramilitaires et trafiquants colombiens trouvent avec le Venezuela un territoire de repli et aussi d’action, notamment autour des activités pétrolifères du Venezuela dans la région de Maracaibo, de même un peu plus au sud et frontalier avec la Colombie (les états de Falcon, du Tachira,….). La mixité entre politique et paramilitarisme (et par ailleurs les maillons du narcotrafic) a été courante ces dernières années, et elle a été dénoncée en tant que telle par certains observateurs locaux ou étrangers, ainsi que le pouvoir en place.

Concernant le Venezuela il ne s’agit pas de nier une forte corruption et criminalité, mais certaines statistiques locales sont à prendre avec des pincettes. On y colle les morts par accidents de la route, ainsi que les suicides. Si le nombre d’homicides est important, il y a de fortes chances pour que les chiffres retenus par la presse d’opposition (El Universal) soient faux. Du moins, le tapage qui a été fait autour d’une morgue de Caracas est à prendre avec circonspection et une certaine distance.
 
Colombie, mafias et questions urbaines

« Les organisations criminelles surprennent par leur capacité de reproduction et par l'innovation permanente des méthodes utilisées pour accumuler du capital et défendre leurs intérêts. Les narcotrafiquants colombiens ne sont pas une exception. Durant les dernières décennies, le trafic illicite de drogue en Colombie a su supporter les actions de répression de l'Etat et s'adapter aux avatars du marché international, ainsi qu'aux différentes stratégies anti-drogues déployées par les Etats-Unis dans la région andine. Dans la même logique, les protagonistes de ce trafic ont conclu des alliances, former des coalitions, provoqué des guerres avec des acteurs concurrents, voisins ou non, dans une lutte pour le contrôle de cette industrie florissante. » (Adolfo León Atehortua Cruz)

Rien ne ressemble plus à une organisation mafieuse qu’une autre du même nom. C’est avant tout une organisation pyramidale et structurée selon un savoir faire plus que rodé et fonctionnant de manière clanique. Si les maffias de la planète ont toutes pour point commun des particularités nationales, les groupes mafieux sont souvent les mieux adaptés à la globalisation économique de notre monde. La question du trafic de drogue fait appel à un maillage, une organisation spécifique au sein de nos sociétés. La situation colombienne au combien célèbre est un sujet qui tourne souvent à une analyse partielle du problème, car ses ressorts sont incroyablement complexes.

Le bobard journalistique selon lequel les cartels colombiens ne seraient plus aussi vivaces que du temps de Pablo Escobar est probablement à l’inverse de la vérité. Si l’on suit l’évolution de leur marché, les cartels n’ont jamais été aussi puissants, et ils ont appris à se fondre dans la société colombienne et au delà. La Colombie reste et demeure une plaque tournante, elle vient  juste de se faire dépasser par le Pérou pour la surface cultivée des feuilles de coca, mais elle garde la tête de la fabrication et de la commercialisation des produits illicites. 

La Colombie tout comme le Venezuela et l’ensemble latin connaissent un mode d’organisation urbain particulier. Il existe une séparation franche et nette des populations selon le niveau d’appartenance sociale. Nous avons en particulier une population surprotégée, pour ne pas dire en état de siège face aux miséreux. Et cet ensemble se conjugue selon une architecture propre, pour exemple à Caracas, les quartiers pauvres à l’origine sont venus se greffer et se poser comme des mille-feuilles.

Aborder la question des classes pauvres au travers des groupements organisés autour des trafics n’a pas pour but de faire un lien direct entre pauvreté et délinquance, mais de s’interroger sur les conséquences d’un type d’urbanisation et sur la segmentation des populations selon leurs origines régionales et selon un critère de classe social.

A Caracas, les barrios colombiens sont distincts des autres quartiers et la population originaire de Colombie est importante : environ 2 millions de personnes et 1,5 million de binationaux pour 30 millions de Vénézuéliens.  On peut estimer à plusieurs dizaines de milliers migrants rien que pour la capitale. Les migrants sont avant tout économiques et représentent la première communauté étrangère dans le pays (suivent les portugais, les uruguayens, …).

Les jeunes hommes et les femmes des quartiers de Caracas ou de Bogota sont les plus nombreux à subir la violence criminelle. Le nombre des morts par armes à feu représente 80% des homicides perpétrés. Premier constat, la circulation des armes y est grande, et pour que puisse circuler de tels arsenaux, il faut la présence d’un trafic. Il n’y a pas qu’une sorte de trafic lié à la drogue, mais d’autres négoces bien plus meurtriers. Environ 14.000 homicides en 2009 au Venezuela, et environ le double en Colombie (46 millions d’habitants), si l’on prend le nombre de morts par arme de feu qu’elle soit de guerre ou à des fins criminelles.

On en arrive donc à se poser la question de la hiérarchisation des genres dans cette organisation mafieuse colombienne, quel est son visage et comment s’est construite la pyramide ces quatre dernières décennies ? Depuis les années 1970, nos parrains à l’exemple (et depuis bien avant Pablo Escobar) sont les détenteurs de fortunes colossales, ce même Escobar ne représentait qu’une d’une des tentacules, bien qu’elle fut la plus puissante.

Les cartels, s’ils ont un rôle conséquent en Colombie, il est maintenant impossible de les distinguer de l’oligarchie locale, le tout sous les auspices d’une église catholique plus que réactionnaire et qui fleure bon un fascisme proprement latin. Qui dit mafia dit aussi la famille et ses codes, et le mélange des genres entre politiques et les maffias du cru font aussi de bons mariages et permettent ainsi de régénérer le sang des oligarques meurtriers qui sévissent dans ce pays depuis l’éviction de la présidence de la République de Simon Bolivar par ces mêmes familles possédantes.


Note :

(1)  En comparaison, la France se situe à 1,6 homicides pour 100.000 habitants.

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EN ATTENDANT LE PRINTEMPS
Récit d’un voyage au cœur d’un Chili rebelle


Anita Pouchard Serra, le 14 février 2012

Les pieds des chaises et des tables traversent les barrières des écoles comme les défenses d’une vieille forteresse. Les murs sont le support des cris de rue transformés en banderoles colorées. En se promenant dans les rues désertes de Santiago, un dimanche après-midi ensoleillé, notre chemin croise ces expressions urbaines de la lutte étudiante actuelle dans sa version quotidienne et sans repos : las tomas (terme désignant les lieux d’enseignement occupés par les étudiants).

Ces lieux sont la diffusion territoriale des réclamations pour une éducation publique, gratuite et de qualité ; une forme de rappel au citoyen qui se refuserait à voir un Chili qui brûle, un Chili qui semble se surprendre lui-même. Dans chaque quartier, en marchant sur le trottoir, on peut croiser des lycéens ou étudiants, en charge de la sécurité des entrées et de la collecte de fonds, permettant de subvenir aux besoins essentiels de la toma : manger, entretenir le lieu, peindre des banderoles, entre autres choses. C’est également là que se croisent les différentes opinions qui traversent la société chilienne. Andrea, 16 ans, nous décrit les réactions des passants. Quand certains s’exclament « Va travailler et retourne chez toi au lieu de rester ici », d’autres laissent tomber une pièce au fond de son gobelet, accompagné d’un sourire chaleureux.

Ricardo, 17 ans, est un autre de ces jeunes. Il étudie dans le fameux lycée, Lastarria, établissement public d’excellence, situé dans le quartier résidentiel et aisé de Providencia. Il nous propose de visiter les lieux et partage avec nous son expérience balancée entre espoirs et réalités quotidiennes. Les tâches sont réparties entre tous, ménage, courses, chacun d’entre eux est un maillon mobile de la chaine qui permet d’entretenir le lieu occupé ; c’est une manière de se faire respecter dans l’opinion publique en se montrant responsable. Dans la cour de l’école, les enfants jouent au football avec d’autres élèves de collèges voisins. Sur les tableaux noirs, les messages politiques et les revendications ont remplacé les leçons d’histoire et de mathématiques. Hier lycéens, aujourd’hui jeunesse en lutte, il est impossible de ne pas se demander comment une poignée d’écoliers arrivent à mener cette résistance acharnée au modèle éducatif chilien, hérité de Pinochet. Dans ce cas précis, les élèves reçoivent l’appui de quelques professeurs avec lesquels ils ont pu organiser une fête solidaire au sein de l’établissement pour récolter des fonds. La jeunesse de Ricardo n’empêche pas sa lucidité. Conscient qu’il va perdre sa dernière année de lycée y qu’il n’échappera pas au redoublement, il valorise dans son discours l’expérience humaine qu’il est en train de vivre, indépendamment des possibles et espérées victoires du mouvement étudiant. « Ca pour moi, c’est la réalité, la capacité d’improviser, d’inventer », tout en n’occultant pas les difficultés de poursuivre cette lutte, ponctuée par de fréquentes évacuations des lieux de la part de la police sous ordre de la municipalité.

Une des toma les plus emblématiques, et peut-être celle qui remplit le plus le rôle de phare urbain de la lutte étudiante est sans aucun doute la Maison Central de l’Université du Chili, située sur l’Alameda, axe urbain majeur, à quelques mètres du palais présidentiel de La Moneda et du centre financier de Santiago. La quantité de banderoles accrochées sur sa façade permet à peine de deviner le monument historique qui se cache derrière. Ces murs crient et interpellent le passant qui croise le chemin de l’université, pendant que les étudiants rivalisent d’ingéniosité et d’humour pour collecter les pesos indispensables au maintien de la toma. Francisco, 23 ans nous en ouvre les portes et nous conduit jusqu’à l’amphithéâtre d’honneur, habitué à recevoir des cérémonies officielles et des personnalités telles que l’actuel président, Sebastian Pinera. La nuit, ses balcons transformés en dortoirs accueillent une quarantaine d’étudiants campant sur place. Le jour, il s’y organise des assemblées, nécessaires à la poursuite du mouvement ; une forme symbolique de prendre le pouvoir en s’appropriant des espaces emblématiques.

De ces mêmes assemblées et de leurs tumultueux débats surgissent les appels à manifestations ainsi que les idées de futures actions, dont la créativité a contribué à la diffusion et renommée du mouvement hors des frontières chiliennes. La rue, espace perdu pendant presque 20 ans est de nouveau récupéré aujourd’hui par los Cabros sin miedo  (les jeunes sans peur). Rassembler autant d’efforts et de voix n’est pourtant pas une chose facile, et il convient d’ajouter à l’effervescence des débuts un soupçon d’organisation. La coordination des lycéens avec les étudiants, qui répondent à des fédérations différentes, n’est pas toujours aisée provoquant parfois l’organisation de marches séparées, lycéens d’un côté et étudiants de l’autre. Il est 10h Plaza Italia, la masse lycéenne fait face à plusieurs rangées de carabineros (l’équivalent chilien des CRS), à pied ou à cheval, empêchant le cortège d’avancer vers l’avenue principale. Peu importe, les jeunes chiliens décident de marcher dans l’autre sens. « Nous vous communiquons que vous ne pouvez pas défiler car la marche n’est pas autorisée » L’annonce robotique et lancinante, en provenance d’une voiture de police rythme la tranquille avancée des lycéens. Tranquille mais angoissante, chacun décompte le temps avant l’attaque policière, imminente. Soudain, nous sentons s’approcher dans notre dos le pas lourd des chevaux qui commencent à disperser la foule, bientôt aidés par des  camions lance-eau et et lance-gaz. La course commence, d’un trottoir à l’autre afin d’éviter eau, gaz et coups de sabot. Bataille physique, mais aussi bataille morale, chaque acte de résistance ou de défiance envers les fourgons de police est largement salué par les lycéens, et par certains passants, pris malgré eux par la manifestation au parcours imprévu. Petit à petit la violence augmente, le mélange du bruit, du gaz, des courses effrénées produit des scènes de guérillas urbaines. Les premières pierres partent en direction des camions, malgré les recommandations de quelques adultes, et les premières arrestations ont lieu, provoquant une incompréhension grandissante entre police et lycéens. Au milieu de cette bataille, nous croisons le chemin d’un observateur des droits de l’homme, dont la mission est de rapporter les dérives répressives qui sont légion depuis le début du mouvement étudiant. Une carte professionnelle accrochée autour du cou est censée le protéger des attaques et arrestations. Selon lui cette manifestation est loin d’être la plus violente, mais ce qu’il se passe réellement à l’intérieur des fourgons de police reste un mystère. A ce sujet, Francisco de l’Université du Chili nous confiait son sentiment «  La seule différence aujourd’hui( en se référant à l’époque de la dictature) c’est qu’ils n’ont plus les mitraillettes à la main… mais elles sont toujours dans le camion», avant de poursuivre « La société chilienne n’a pas de mémoire, il y a une histoire officielle qui ne touche pas aux thèmes importants. On ne connait pas l’histoire de ceux qui nous gouvernent. »

Ce récit à travers un Santiago révolté a pour toile de fond mois de septembre historiquement chargé, d’hier à aujourd’hui. Les dernières funérailles publiques d’Allende (prévues le jour de son élection comme président en 1970) le 4 septembre, suivies une semaine après par les commémorations du coup d’état de Pinochet le 11 septembre (1973) avant de conclure avec las fiestas patrias  (la fête nationale) le 18 septembre. Dans ce contexte, les dernières semaines de l’hiver 2011 apparaissent comme le point de rencontre maximal entre histoires et mémoires –qu’elles soient officielles ou reniées - et la lutte étudiante actuelle qui gagne déjà du terrain dans d’autres secteurs de la société. Le 11 septembre représente une opportunité de symbiose entre toutes les luttes chiliennes, des plus anciennes aux plus récentes. Un mélange impressionnant de banderoles et revendications cohabitent au sein de la traditionnelle marche qui s’organise ce jour-là, des familles de disparus de la dictature aux étudiants, des collectifs de migrants au mouvement pour la liberté sexuelle, sans oublier la communauté Mapuche (Peuple autochtone du sud du Chili) et les nombreuses délégations politiques. Une voix certes multiple mais avec un objectif comment, un changement politique et social radical. Parmi les différents partis se détache la Jota (Jeunesses communistes du Chili), menée en première ligne, drapeau à la main par Camila Vallejo, une jeune étudiante en géographie et l’une des leaders du mouvement qui se félicite que « l’éducation chilienne soit enfin sortie de cette léthargie profonde et que le temps d’un changement profond, dans sa conception et dans son modèle soit arrivé », avant de conclure en espérant que le mouvement chilien sera une source d’inspiration pour d’autres mouvements dans le monde.




Malgré cette diversité, l’assistance à la marche n’est pas aussi spectaculaire que se l’imaginaient certains étudiants. La date du 11 septembre diviserait-elle encore le Chili, entre partisans d’Allende et admirateurs de Pinochet ? Une fois de plus, et ce malgré un climat calme et pacifique, des scènes de violences injustifiées éclatent suite à l’entre dans le Cimetière Général des chars à eau et à gaz,  avec pour témoins depuis leurs tombes Salvador Allende, Victora Jara, ou encore Miguel Henriquez, victimes emblématiques de la dictature de Pinochet. Du fait de l’annulation des funérailles publiques de Salvador Allende, un hommage intime et discret a été réalisé au pied de sa statue, devant le palais présidentiel de La Moneda, rassemblant un public hétéroclite, fait de vieux partisans et de quelques représentants latino-américains. Parmi eux, se trouve Pablo Sepulveda Allende, le petit-fils de l’ex président, né en exil et aujourd’hui médecin au Venezuela. Il partage avec nous son émotion face à l’actuel mouvement étudiant chilien et invite les étudiants à « retrouver, étudier la figure d’Allende…A répartir au sein des lycées et universités occupés les discours d’Allende car l’ex-président constitue notre principal référent. »

La frontière entre hier et aujourd’hui reste donc fragile dans la société chilienne, avec ses avantages et ses inconvénients. Les traumatismes du passé ressurgissent dans l’actualité, et nombre des problèmes d’aujourd’hui trouvent leur cause dans les 17 ans de dictature menée par Pinochet et dans l’immobilisme des années postérieures. Un exemple parmi tant d’autres, le lycée Lastarria évoqué plus haut, a été violemment évacué peu après notre visite sous l’ordre de Labbé , un ex-répresseur de la dictature devenu maire du quartier de Providencia. La réponse des étudiants et de la société civile a été immédiate. Ensemble, ils organisèrent una funa, un acte issu de l’impunité des crimes de la dictature consistant à dénoncer par des bombes de peintures, des affiches, un répresseur sur son lieu de travail ou de résidence. Cette acte met en évidence l’une des caractéristiques les plus intéressantes du mouvement étudiant, qui est sans aucun doute sa saveur de revanche, sa capacité à récupérer des droits basiques et fondamentaux comme celui d’exprimer son mécontentement sans peur. Los cabros , enfants de la Concertation (nom donné à la coalition démocratique post-dictature), exprime aujourd’hui dans la rue, les cris étouffés des générations antérieures.

Cette balade dans Santiago terminera un soir, au 1300 de la rue José Domingo Canas, à Nunoa, un autre quartier de la ville, où se tient une assemblée dans le but de discuter de l’actualité du mouvement. Les étudiants du secteur forment une ronde avec les parents et voisins intéressés ou déjà solidaires de cette lutte. L’assemblée écoute en silence chacun des jeunes venus témoigner et dénoncer devant les adultes les violences qu’ils ont subies de la part de la police. Impossible pour les parents de ne pas mettre en relation les faits relatés avec leurs souvenirs de l’époque sombre de la dictature. Comme une ironie de l’histoire, la réunion se déroule dans un ancien centre clandestin de détention et de torture de l’appareil répressif Pinochetiste, récupéré il y a peu, dans le but d’en faire un lieu de mémoire et un espace de démocratie. Dans un Chili malade de sa mémoire, au passé récent occulté et face à la situation actuelle, les acteurs des droits de l’homme présents enregistrent de nouvelles dénonciations, pendant que dans l’assemblée, un sexagénaire en costume prend la parole et déclare « Mais voyons les enfants, il faut souffrir dans la lutte, nous, nous avons souffert pendant cette époque.. ! ». Le présent chilien porte le poids d’un passé non résolu, un passé qui traverse la société, qui la divise et qui laisse place d’un côté à des répressions sauvages et de l’autre à des luttes héroïques. Difficile aujourd’hui de savoir qui va gagner la bataille, mais il semble évident que ces mois de lutte et de résistance vont produire un changement important dans les consciences et mentalités ; en réveillant quelques passions nostalgiques et peut-être en provoquant une nouvelle rencontre entre différentes générations de révoltés, ouvrant la voie à de grandes discussions de fond sur l’état politique et social du Chili, d’hier à d’aujourd’hui. Une raison de plus pour les étudiants chiliens de continuer à lutter.

(*) « El grito de los cabros », traduction d'Anita Pouchard Serra et Macarena Zelada

sources : photos et article d'Anita Pouchard Serra, ACTUALUTTE en janvier 2011



Le « lait populaire » en Colombie
et dans le monde ?



Les jarreadores de Colombie - Photo: Aurelio Suárez Montoya

Par l'O.N.G. GRAIN, article mis en ligne le 1er février 2012


La grande arnaque du lait : Comment l'agrobusiness vole aux pauvres leurs moyens de subsistance et un aliment vital

Le lait prend actuellement une importance toujours plus grande dans les moyens de subsistance et la santé des populations pauvres dans le monde. La plupart des marchés de produits laitiers utilisés par les pauvres sont assurés par des petits vendeurs qui collectent le lait auprès d’agriculteurs qui ne possèdent que quelques animaux laitiers. Mais de tels systèmes de « lait populaire » sont en concurrence directe avec les ambitions de grandes entreprises laitières comme Nestlé et d’un nombre croissant d'autres acteurs fortunés qui veulent prendre le contrôle de la totalité de la filière laitière dans le Sud, depuis les fermes jusqu’aux marchés. Une bataille sur les produits laitiers est en cours, qui exerce une influence profonde sur l'orientation du système alimentaire mondial et la vie des populations.

Assurer la dignité

Aux premières heures de chaque journée, avant que la plupart des gens en Colombie ne sortent de leur lit, environ 50 000 vendeurs de lait convergent vers les villes du pays. Ces jarreadores, comme on les appelle, voyagent en moto en transportant de grands bidons de lait qu'ils collectent dans quelque deux millions de petites fermes laitières de la campagne colombienne.

Chaque jour, ils vont livrer 40 millions de litres de lait frais à un prix modique à quelque 20 millions de Colombiens, qui vont le faire bouillir brièvement à la maison pour en s’assurer qu’il soit sans danger. Il n’y a peut-être pas de plus importante source de subsistance, d’alimentation et de dignité en Colombie que ce qui est communément connu sous le nom leche popular ou « lait populaire ».

Les jarreadores se sont récemment rassemblés dans les rues pour une autre raison. Avec des agriculteurs, des petits transformateurs de produits laitiers et des consommateurs, ils ont protesté contre les mesures répétées du gouvernement colombien visant à détruire leur leche popular. Le problème a commencé en 2006, lorsque le gouvernement du président Uribe a promulgué le Décret 616 qui interdit la consommation, la vente et le transport de lait cru, plaçant de fait le leche popular dans l’illégalité.

Le décret a déclenché des manifestations énormes à travers le pays, forçant le gouvernement à reporter l'adoption de la réglementation. L'opposition populaire ne s’est pas éteinte et, deux ans plus tard, avec plus de 15 000 personnes défilant dans les rues de Bogota, le gouvernement a été contraint une nouvelle fois de repousser encore les mesures de deux ans.

Mais le décret 616 n’était pas la seule menace pour le leche popular. La Colombie avait entamé des négociations en vue de plusieurs accords bilatéraux de libre-échange (ALE) avec des pays exportateurs de produits laitiers. Alors que la Colombie est autosuffisante en matière de lait, les ALE retireraient au secteur laitier des protections clés, ce qui le placerait dans une situation de vulnérabilité face aux importations de lait en poudre bon marché, en particulier de l'UE, où la production laitière est fortement subventionnée. Pour reprendre les propos d’Aurelio Suárez, le directeur exécutif de l'Association nationale pour la préservation de l'économie agricole (Salvación Agropecuaria), un ALE avec l'UE représenterait une « véritable hécatombe » pour le secteur laitier colombien.

En 2010, lorsque la législation pour interdire le leche popular a été une nouvelle fois remis sur les rails, la colère contre les ALE proposés a entraîné un regroupement de l’opposition. Des mobilisations massives s’en sont suivies, ne laissant au gouvernement que le choix de reporter la législation à mars 2011, date à laquelle, accueilli par une nouvelle vague de manifestations, le gouvernement a dû s’avouer vaincu. En mai 2011, le Décret 1880, qui reconnaît que le « leche popular » est à la fois légal et essentiel, a été promulgué.

Ce fut une impressionnante série de victoires pour les gens du secteur laitier de la Colombie, qui devrait inspirer les nombreuses luttes similaires que les petits producteurs et vendeurs laitiers mènent dans d'autres parties du monde.1 Bien sûr, la bataille n'est pas terminée ; un ALE avec les États-Unis a été adopté, et les négociations pour un ALE avec l'UE viennent juste d’être conclues. Mais le secteur laitier est désormais au cœur de la résistance populaire à ces accords et, quoi qu'il arrive, il est clair que « leche popular » sera au premier rang si, et quand, le peuple colombien réussira à tourner le dos aux politiques de son gouvernement, pour tracer une nouvelle voie de transformation sociale.

Le lait populaire

Le peuple de Colombie résiste actuellement à une forte tendance mondiale. Le secteur laitier, comme les autres secteurs alimentaires et agricoles, a traversé ces dernières décennies une grave phase de concentration. Aujourd'hui, quelques multinationales, comme Nestlé et Danone, vendent leurs produits laitiers dans tous les coins de la planète. La concentration a aussi lieu au niveau des fermes. Les troupeaux laitiers sont de plus en plus grands, et les nouvelles technologies permettent d’obtenir de plus en plus de lait de chaque vache. Et de nouveaux fonds, provenant principalement du secteur financier, sont désormais drainés vers l'agriculture, à la recherche d'une part des profits dans ce mouvement vers des exploitations laitières de plus grande taille.

Mais l'histoire est loin de s’arrêter là. Dans la plupart des pays, les produits laitiers sont encore pour l’essentiel entre les mains des populations pauvres. Les sociétés laitières se développent, mais dans de nombreux endroits les marchés laitiers appartiennent encore à ce que le gouvernement et l'industrie aiment appeler le « secteur informel » : des agriculteurs qui vendent leur lait directement, ou des vendeurs locaux qui s’enfoncent dans la campagne pour acheter du lait à des petits agriculteurs et l'amènent directement aux consommateurs. Les données disponibles suggèrent que plus de 80 % du lait commercialisé dans les pays en développement, et 47 % du total mondial, est du « lait populaire ».

En Inde, le premier producteur mondial de lait, la filière du lait populaire représente encore 85 % du marché du lait national. Bien qu’on parle beaucoup de l'importance des coopératives laitières indiennes dans l’accroissement de la production laitière du pays, la véritable histoire du pays de la « révolution blanche », qui a vu un triplement de la production laitière entre 1980 et 2006, trouve son explication dans le secteur du lait populaire. Ce sont les petits agriculteurs et les marchés locaux qui ont impulsé le développement massif de la production laitière du pays au cours de ces années et, par conséquent, les avantages de ce boom de la production ont été largement répartis. Aujourd'hui, 70 millions de ménages ruraux en Inde – bien plus de la moitié du total des familles rurales du pays – ont des animaux laitiers, et plus de la moitié du lait qu'ils produisent, qui est principalement du lait de buffle, permet de nourrir des gens dans les communautés où ils vivent, tandis qu’un quart de celui-ci est transformé en fromage, en yaourts et en d’autres produits laitiers par le «secteur non structuré».

Le lait populaire apporte de nombreuses contributions à la vie des pauvres dans le monde. C’est un moyen d’alimentation essentiel : un aliment de subsistance pour ceux qui ont des animaux laitiers et une nourriture abordable pour ceux qui n'en ont pas. Le lait populaire frais est généralement beaucoup moins cher que le lait transformé, conditionné et vendu par les sociétés laitières. En Colombie, il coûte moins de la moitié du prix du lait pasteurisé et conditionné, vendu dans les supermarchés.4 Il en est de même au Pakistan, où les gawalas (vendeurs de rue) vendent aux consommateurs des villes le lait frais qu'ils collectent dans des fermes rurales pour environ la moitié du prix du lait transformé et conditionné.

Pour les petits agriculteurs, le lait populaire offre l'une des rares sources de revenus réguliers et constants. Comme le lait est une denrée périssable, il est également une importante source de revenus pour les petits vendeurs et les petits transformateurs qui peuvent se le procurer quotidiennement auprès des agriculteurs et l'apporter aux consommateurs qui achètent du lait frais, des fromages, des yaourts et d’autres produits laitiers pratiquement chaque jour. Les coutumes habituelles consistant à faire chauffer ou à faire fermenter le lait garantissent qu’il ne présente pas de risque pour la consommation. Au Pakistan, par exemple, beaucoup laissent leur lait mijoter des heures sur des fourneaux spéciaux appelés karrhni, qui brûlent du fumier à petit feu. Dans le nord du Nigeria, le lait est souvent consommé sous la forme d’une boisson fermentée appelée nono.

Le « secteur informel » est traité avec dédain par les élites. Le produit est qualifié de « non hygiénique » ou de « qualité médiocre », et le système est traité d’« inefficace ». Certains déplorent qu’il ne contribue pas aux impôts. Mais la vérité est que le lait populaire prospère dans de nombreux pays. Des petits agriculteurs, des éleveurs nomades et des paysans sans terre montrent qu'ils peuvent produire suffisamment de lait pour satisfaire les besoins des gens, et les petits vendeurs et les petits transformateurs n’ont pas grande difficulté à amener le lait et les autres produits laitiers en toute sécurité sur les marchés. Le « secteur non structuré » peut faire les choses tout aussi bien sans les grands acteurs quand ils ne sont pas fragilisés par les excédents de lait bradés venant d’ailleurs, ou persécutés par des réglementations inéquitables.

Même sur les marchés où les produits laitiers sont industrialisés depuis longtemps, le lait populaire est de retour. Que ce soit aux États-Unis ou en Nouvelle-Zélande, les marchés d'achat direct de lait de ferme ou de lait biologique cru sont en plein essor, parce que les gens recherchent des aliments de meilleure qualité, produits en dehors du système industriel. Dans ces pays, les agriculteurs en ont aussi de plus en plus fréquemment assez du modèle dominant. Du fait de la production intensive, ils supportent des coûts élevés et sont criblés de dettes, tandis que le prix du lait atteint rarement le coût de sa production. Et les communautés rurales où vivent les agriculteurs sont fatiguées de la pollution générée par la présence accrue des méga-fermes laitières. Une pression se fait sentir en faveur de nouveaux modèles de production et de distribution afin de protéger les moyens de subsistance des agriculteurs et de fournir aux consommateurs des aliments de qualité. La lutte sur l'avenir des produits laitiers est particulièrement âpre en Europe.

Le mouvement en faveur du lait populaire, cependant, se heurte de plein fouet aux ambitions des grandes sociétés qui cherchent à contrôler l'industrie laitière mondiale, qu’on peut appeler collectivement les « Géants laitiers ». Avec des marchés laitiers dans le Nord déjà saturés, pour se développer, les Géants laitiers visent très précisément les marchés approvisionnés par le lait populaire. Au fur et à mesure que ces sociétés laitières envahissent le Sud, elles sont appuyées par un certain nombre d'autres entreprises et d’élites riches qui, ensemble, essaient de réorganiser toute la filière, des fermes jusqu’aux marchés. (…)

Faire son beurre (Les géants laitiers)


La mainmise des grandes entreprises sur l'approvisionnement en lait dans le monde s'est accélérée ces dernières années en parallèle à la mondialisation de l'industrie. Les vingt plus grandes sociétés laitières contrôlent désormais plus de la moitié du marché mondial du lait (« structuré ») et transforment près d'un quart de la production mondiale de lait. À elle seule, une entreprise, Nestlé, contrôle environ 5 % de ce marché mondial, avec des ventes de 25,9 milliards d’USD en 2009.

Nestlé n'est pas un producteur de lait. Il ne possède que peu de vaches, et achète le lait directement auprès d’agriculteurs ou de fournisseurs et le transforme en toutes sortes de produits. La plupart des autres entreprises de ce Top 20 sont également des transformateurs, même si, comme Nestlé, certaines ont commencé à exploiter leurs propres fermes.10 Les coopératives laitières, dont cinq sont dans le top 20 (six si l’on inclut le groupe mexicain Grupo Lala), font exception à cette règle.

Ces cinq coopératives sont détenues par près de 70 000 agriculteurs adhérents aux États-Unis, en Europe et en Nouvelle-Zélande.12 Bien qu'elles produisent chacune leurs propres produits laitiers, une bonne partie du lait produit par leurs agriculteurs va alimenter les multinationales de la transformation.

De ce point de vue, les intérêts des grandes coopératives et des transformateurs sont souvent étroitement liés. En fait, les grandes coopératives sont des multinationales à part entière, la plupart ayant créé ou pris le contrôle d’entreprises laitières à l'étranger, et leurs politiques peuvent entrer en conflit avec les intérêts des agriculteurs qui les fournissent, notamment des petits producteurs laitiers.

Tous les grands acteurs du secteur laitier ont, ces dernières années, fait des efforts énergiques pour se développer au-delà des marchés laitiers saturés du Nord et conquérir les marchés en pleine croissance dans le Sud. Ils se sont lancés dans une frénésie de dépenses, en rachetant des grands acteurs nationaux ou en investissant dans leurs propres unités de production. Nestlé indique qu'environ 36 % du total de ses ventes proviennent maintenant des marchés émergents. Il prévoit que d’ici 2020 cette proportion va monter à 45 % et il envisage de doubler son chiffre d'affaires en Afrique tous les trois ans.

L'expansion dans le Sud n’est pas seulement poussée par les grandes entreprises laitières. Un certain nombre de grandes entreprises d'autres secteurs de l'industrie alimentaire, comme PepsiCo et General Mills, ont récemment lancé des opérations importantes dans les produits laitiers. Des acteurs financiers comme Kohlberg Kravis Roberts & Co et Citadel Capital, s’impliquent également directement, tout comme de nouvelles entreprises basée dans le Sud, dont certaines ont commencé à s’implanter sur des marchés dans le Nord. En outre, il y a une multitude de sociétés n’intervenant pas dans la production ou la transformation laitière qui ont des intérêts directs dans l'expansion de l'industrie laitière transnationale, dans la vente de produits de génétique animale et de médicaments vétérinaires ou dans le conditionnement et l'équipement. (…)

Le secret de la réussite de la résistance aux Géants laitiers en Colombie


L’attaque frontale des Géants laitiers contre le lait populaire est toujours camouflée dans les discours positifs de ses promoteurs. Elle est généralement décrite comme une modernisation : une voie vers des exploitations plus productives et des produits laitiers plus sûrs. Les slogans sont répétés par des représentants du gouvernement et même adoptés par certaines ONG et bailleurs de fonds qui recherchent des opportunités de « réduction de la pauvreté » dans une mer de destruction des moyens de subsistance. La rhétorique peut créer la confusion et compliquer la résistance populaire si elle n'est pas soigneusement déconstruite. En Colombie, par exemple, la confrontation claire avec les mythes mis en avant par l'industrie a joué un rôle clé dans le succès du mouvement en faveur du lait populaire.

Pour Aurelio Suárez Montoya, le directeur exécutif de l'Asociación Nacional por la Agropecuaria Salvación, la lutte en faveur du lait populaire en Colombie s’est concentrée sur trois arguments principaux pour affronter directement les allégations du gouvernement et des Géants laitiers sur le fait que le libre échange et le passage au « secteur formel » permettraient d'accroître la production laitière, de créer des emplois et de fournir du lait moins cher et plus sûr (d’un point de vue sanitaire) :

1. Realismo. Le système du lait populaire fournit 83 % du lait dans le pays, ce qui fait que la Colombie est auto-suffisante en produits laitiers. Les grandes sociétés laitières n’ont pas la capacité de collecter et de transformer la majorité de cette production de lait, et vont donc recourir aux importations. Si le système du lait populaire est évincé, la production laitière nationale va diminuer et que pays ne sera plus auto-suffisant.

2. Practica. Le système du lait populaire assure un moyen d’existence à des millions de Colombiens, qu’il s’agisse d’agriculteurs, de vendeurs ou de petites entreprises de transformation laitière. Ces moyens de subsistance ne peuvent pas être remplacés par les gros transformateurs. Le lait populaire fournit aussi du lait frais à un prix abordable à des millions de Colombiens pauvres qui n'achètent pas le lait plus cher traité par les grandes entreprises laitières. Le lait populaire est vendu 0,55 USD le litre ; le lait pasteurisé dans les supermarchés américains se vend 1,40 USD le litre.

3. No mala. Le système du lait populaire fournit un lait nutritif, frais et sain. La confiance dans le système, et la pratique courante de le faire chauffer à forte température pendant environ 10 minutes avant la consommation, assurent sa sécurité sanitaire. Il n'existe aucune preuve que le système du lait populaire facilite les épidémies ou encourage la falsification du lait. (...)

Note :

 La situation en Colombie documentée par Aurelio Suárez Montoya, « Colombia, una pieza más en la  conquista de un 'nuevo mundo' lácteo », noviembre 2010 :

Source : GRAIN (ONG)  http://www.grain.org





Les organisations du trafic de drogues
en Colombie



Par Adolfo León Atehortua Cruz,
article mis en ligne le 1er février 2012



Les organisations criminelles surprennent par leur capacité de reproduction et par l'innovation permanente des méthodes utilisées pour accumuler du capital et défendre leurs intérêts. Les narcotrafiquants colombiens ne sont pas une exception. Durant les dernières décennies, le trafic illicite de drogue en Colombie a su supporter les actions de répression de l'Etat et s'adapter aux avatars du marché international, ainsi qu'aux différentes stratégies anti-drogues déployées par les Etats-Unis dans la région andine. Dans la même logique, les protagonistes de ce trafic ont conclu des alliances, formé des coalitions, provoqué des guerres avec des acteurs concurrents, voisins ou non, dans une lutte pour le contrôle de cette industrie florissante. Cet article se propose d'étudier les voies par lesquelles les réseaux du trafic de drogues ont tenté de répondre au défi posé par leur activité illicite. Ceci permettra d'analyser l'évolution constante des modes d'organisation et des stratégies développées par les narcotrafiquants et de comprendre la surprenante capacité d'adaptation de ces réseaux.

Nous considérerons d'abord le développement de la première génération de narcotrafiquants, les « cartels », en particulier ceux de « Medellín » et de « Cali ». Nous identifierons les éléments qui ont rendu possible la configuration de ces organisations, relativement structurées, centralisées et identifiables, capables d'exercer un contrôle sur la presque totalité des étapes du commerce. Nous caractériserons ces cartels en analysant l'origine sociale de leurs membres, la stratégie d'entreprise développée, la relation avec les autorités et le monde politique ainsi que les stratégies visant le contrôle et la survie du commerce.

Il s'agira ensuite de décrire les changements significatifs ayant permis l'émergence d'une autre génération de narcotrafiquants à la fin du XXème siècle. Nous présenterons brièvement ce qu'on appelle le « Cartel del Norte del Valle », expérience intermédiaire entre les grands cartels et la situation actuelle. Puis, nous centrerons notre attention sur la seconde génération de trafiquants afin de voir comment les anciens cartels ont été remplacés par des groupes hétérogènes, marqués par une grande flexibilité dans la gestion du commerce. Dans le nouveau millénaire, le trafic illicite de drogue semble fonctionner, en Colombie, comme une véritable « entreprise en réseau ».

Enfin, cette analyse des modes d'organisation, des tactiques et des actions déployées par des acteurs immergés dans le monde du trafic de la drogue permettra d'évaluer les profondes conséquences au regard de l'efficacité de la stratégie anti-drogues mise en place dans le pays. Le terme de « cartel » a été introduit en Colombie au début des années 1980 par la justice nord- américaine pour expliquer les alliances entre narcotrafiquants et réunir en un seul procès les diverses enquêtes judiciaires. Bien que le concept se soit imposé rapidement dans la presse et l'opinion publique internationale, sa portée et sa précision tendent à s'éloigner de la réalité. Ainsi les « cartels » n'ont jamais eu d'expression organique concrète, durable et définie comme le concept semble l'indiquer. Si cela s'est produit, ce ne fut que de manière circonstancielle. Il en va de même pour la consolidation des alliances, les systèmes de collaboration et la participation à des tâches propres aux diverses étapes du commerce. S'il est vrai qu'à Cali et à Medellín, deux secteurs importants de narcotrafiquants ont concentré l'activité et le pouvoir, dans le reste du pays, et notamment dans la zone du Norte del Valle, le trafic de drogues a fonctionné sur la base d'une autonomie relative des acteurs et des organisations.

La dénomination de « mafia » a connu un destin similaire à celle de « cartel » : elle désigne sans discrimination tous ceux qui s'occupent du trafic illicite de drogue. Une fois son usage accepté et généralisé, il apparaît qu'elle ne rend pas compte de la réalité colombienne. L'origine italienne du concept présuppose une spécialisation dans l'exercice illégal du pouvoir en matière de protection, de vol et d'extorsion1. En Colombie, le trafic de drogues est exclusivement voué à la production et à la commercialisation de biens et de services illégaux.

Le contrôle territorial de la mafia poursuit de manière parasitaire l'appropriation des ressources qui circulent dans des zones de domination alors que le contrôle territorial des narcotrafiquants n'est pas nécessairement monopolistique et cherche fondamentalement à garantir la sécurité du développement du commerce. En matière d'organisation, la mafia italienne s'est caractérisée par un type d'association hermétique et familiale. Les réseaux du trafic de drogues, même s'ils privilégient la participation familiale, doivent s'ouvrir et faire preuve de flexibilité pour permettre la production et la circulation de la drogue aux conditions exigées par le trafic. On peut, bien entendu, repérer des similitudes entre la mafia italienne et les narcotrafiquants colombiens. Le marché de la drogue n'est pas pacifique et se présente souvent comme une expropriation violente et comme une extorsion. On retrouve ainsi certains répertoires d'action et dans la mesure où le marché s'accroît, on développe et génère certaines formes de pouvoir. Par ailleurs, à partir de 1987, les mafiosi italiens se sont rapprochés des narcotrafiquants colombiens pour développer un commerce rationalisé et produire une marchandise susceptible d'être exportée en Europe. De ce fait, les différences sont devenues moins repérables, ouvrant le chemin à ce que le juge Falcone a appelé « l'homogénéisation du crime organisé ».

Mais dans le cas colombien, l'analyse révèle une réalité plus complexe. Le trafic de drogues n'est qu'une version de ce que l'on pourrait appeler « crime organisé ». Bien sûr, si l'on part du principe que ce concept renvoie à des groupes et à des activités de caractère illégal à des fins d'enrichissement et d'accumulation de pouvoir, alors la catégorie de « crime organisé » pourrait facilement inclure les groupements du trafic de drogues en Colombie. Cependant, en vertu de leurs caractéristiques spécifiques, certains auteurs ont préféré les cataloguer comme étant des « organisations de type mafieux ». La première partie de notre article n'échappera pas à de telles considérations. Simplement, nous préférons, plutôt que d'offrir une définition préliminaire et déterminée, explorer des indicateurs qui, au regard des narco- trafiquants colombiens, offrent une plus grande clarté pour des interprétations ultérieures. « Capos », « cartels » et narco-terrorisme.

La première génération

Il s'agira ici de présenter la première génération de narcotrafiquants à partir d'une description des caractéristiques de leurs chefs (capos), de leurs stratégies commerciales, du type de relations établies avec le monde politique, de leur gestion de la violence et de la terreur ainsi que des armes légales utilisées pour faire valoir leurs intérêts.

Les « capos » Pablo Escobar Gaviria (1951-1993), le plus connu des capos colombiens, chef de ce qu'on connaît sous le nom de cartel de Medellín, a commencé sa carrière délictueuse en tant que voleur de voitures, braqueur de banques et dans la contrebande de cigarettes. C'est vers le milieu des années 1960 qu'il entre dans le commerce de la cocaïne. Il trafique d'abord des petites quantités qu'il se procure en Equateur - la marchandise est cachée dans les soutes de vieilles automobiles et acheminée par ses soins à Medellín. Puis, la route vers les Etats-Unis suit le chemin de la contrebande : des petites embarcations quittent la côte nord de la Colombie pour faire le transfert en haute mer avant que d'utiliser des avions en partance des forêts vierges proches de la rivière Magdalena. Gonzalo Rodriguez Gacha (1947-1989), associé notoire d'Escobar, a fait ses débuts dans les bas fonds de Bogotá en louant ses services au plus offrant comme tueur à gages dans la zone de Boyacá (un département proche de la capitale de la République). Il rejoint le commerce de la drogue au début des années 198012. De leur côté, les frères Gilberto et Miguel Rodriguez Orejuela, ont formé ce qui sera connu sous le nom de « cartel de Cali ». Même si on raconte que Gilberto a fait « ses débuts » au sein d'une bande appelée Los chemas, dirigée par José Santacruz Londoño, responsable de l'enlèvement de citoyens suisses, il n'en reste pas moins qu'avant 1975, il exportait de grandes quantités de drogues cachées sous des planches de bois et envoyées légalement du port de Buenaventura à destination de diverses entreprises et entrepôts fictifs situés aux Etats-Unis. Les premiers embarquements vers l'Europe ont eu lieu peu de temps après ; la marchandise était cachée dans des pierres creuses de charbon minéral. Miguel Rodriguez Orejuela, responsable des vols de la ligne aérienne Avianca, étudiant en droit, a abandonné ses activités pour suivre l'exemple de son frère Gilberto.

Entre les uns et les autres, il y a eu de grandes différences. Gonzalo Rodriguez Gacha était pratiquement analphabète. Une anecdote rapportée par Pablo Escobar au journaliste German Castro Caicedo, indique que Rodriguez Gacha ne savait pas dire avec certitude qui était Gabriel García Marquez, écrivain colombien pourtant célèbre. Pablo Escobar n'a pas terminé son baccalauréat alors que Miguel Rodriguez Orejuela exhibe toujours avec fierté son diplôme d'avocat. S'il est vrai que sa thèse n'apparaît pas dans les archives de la bibliothèque universitaire, on ne peut pas douter du fait qu'il ait au moins suivi les cours... Gilberto Rodriguez Orejuela a eu son baccalauréat et revendique, quant à lui, le suivi d'une série de cours de gestion d'entreprise et de planification stratégique.

Jorge Luis Ochoa Vasquez et ses frères Juan David et Fabio sont issus d'une famille aristocratique de propriétaires terriens d'Antoquia. Les taureaux et les chevaux ont été la passion d'un père autour duquel ont tourné les premiers investissements des enfants. Alliés d'Escobar et considérés comme membres du « Cartel de Medellín », les frères Ochoa ont fait preuve d'une singulière intelligence en prenant leurs distances lors de la guerre des cartels et en négociant avec l'Etat colombien, et même avec les Etats-Unis, sans heurter la susceptibilité de leurs associés.

Pablo Escobar, Jorge Luis Ochoa, José Santacruz Londoño, Gilberto Rodriguez Orejuela, ont compris, aux Etats-Unis, ce que pourrait être la profession la plus lucrative au monde à leur époque. Témoins des activités entamées par Griselda Blanco - la première femme impliquée dans le trafic illégal de marihuana aux Etats-Unis vers le début des années 1970 -, la cocaïne leur est apparu comme le produit du futur. Le prix de vente de la drogue aux Etats-Unis n'avait pas de commune mesure avec le prix pratiqué en Colombie et en Amérique du Sud. Il s'agissait donc de faire circuler la marchandise d'un pays à l'autre. Ce serait là leur travail.

La personnalité des capos s'est forgée sur leurs terrains d'action respectifs. Plus d'une fois, Escobar a rendu manifeste ses origines paisa15. A la différence des capos de Cali, il n'a pas abandonné son épouse pour des reines de beauté et n'a pas eu d'enfants en dehors de son mariage. Il s'est intéressé aux voitures de course, une autre manière de défier le danger. Il exhibait avec fierté une photographie de lui avec en toile de fond la Maison Blanche et une autre où il était vêtu des habits caractéristiques de la révolution mexicaine. Il raffolait d'une vieille voiture criblée de balles dont on attribuait la propriété à des tueurs de la mafia nord-américaine. Rodriguez Gacha, lui, avait la passion des chevaux. Plus que tout autre, il a eu une réputation d'assassin. Sa seule faiblesse semblait être son fils, mort à ses côtés. Le pays n'entendait plus parler de lui depuis longtemps, lorsque le dirigeant de l'Union patriotique, Jaime Pardo Leal, l'a dénoncé publiquement comme trafiquant de drogue et chef paramilitaire. Rodriguez Gacha donna immédiatement l'ordre de le tuer. Quant aux frères Rodriguez Orijuela, ils ont eu des velléités d'hommes d'affaires et ont été considérés comme tels. De fait, ils ont opéré avec une plus grande liberté dans les milieux urbains. Leurs enfants, comme les enfants de Santacruz Londoño, ont été formés dans les meilleures universités privées et certains ont même poursuivi des études à l'étranger. Contrairement à Escobar, les capos de Cali n'ont pas tenté de recruter des jeunes issus des milieux défavorisés et ils n'ont pas non plus cherché à jouer un rôle paternaliste dans les zones les plus pauvres16.

Les stratégies d'entreprise


Sans aucun doute, les différences des origines sociales et de niveau d'éducation se sont-elles manifestées dans la manière même de contrôler et de développer le commerce de la cocaïne. Après ses premiers succès, Escobar s'est proposé de faire du trafic de drogues une entreprise ouverte et participative. Medellín a très vite eu connaissance d'un lieu connu sous le nom de bureau(« oficina »). Il s'agissait d'un point de chute auquel on pouvait se rendre pour marchander n'importe quelle quantité de drogue. Le bureau se chargeait de la mettre en circulation dans les rues des grandes villes nord-américaines pour un prix oscillant entre 25 000 et 45 000 dollars par kilo. Le rôle joué par Carlos Lehder Rivas, fils d'un Allemand et d'une Colombienne de classe moyenne, résidant aux Etats-Unis, a été fondamental dans l'ascension d'Escobar. Initié au commerce de la cocaïne en transportant de petites quantités de drogue, Lehder a conçu l'idée d'un grand centre de transfert ayant sa base dans l'une des îles des Bahamas, Norman's Cay. L'île a été louée en guise de piste d'atterrissage et d'entrée maritime aux Etats-Unis. Mais il s'agissait cette fois-ci d'acheminer des quantités énormes de drogue17. Les investissements d'Escobar ont surpris l'opinion publique. L'un des plus célèbres a été le zoo de l'Hacienda Nápoles : deux mille acquisitions et plus de cent espèces exotiques importées d'Australie, du Sahara, du Canada, d'Europe, du Congo et d'Ethiopie. A l'entrée, un monument significatif : un avion type Piper, matriculé HK 617-P. Pour les Colombiens les mieux informés et les plus perspicaces, il s'agissait de l'appareil avec lequel Escobar a conclu, avec succès, ses premiers embarquements de drogue vers les Etats-Unis.

Certaines œuvres ont contribué à faire d'Escobar un authentique Robin des Bois. A titre d'exemple : l'entrée au zoo était gratuite. « Le peuple en est propriétaire et on ne peut pas faire payer le propriétaire », c'est ce qu'avait déclaré Escobar à la presse. Jouer sur cette image paternaliste l'aidait certainement dans sa recherche de légitimité politique. Ainsi, dans un geste qui dépassait les possibilités de l'Etat colombien, Escobar a donné 400 logements à des familles de faibles ressources18. Des quartiers entiers de Medellín et de Envigado l'ont désigné comme étant leur bienfaiteur. Pourtant, il n'a pas bénéficié de la même sympathie à la fin de ses jours. Même si jamais personne n'a osé le dénoncer sur ses terres, même si sa tombe est l'une des plus visitée à Antoquia, Medellín n'a pu cacher son soulagement à l'annonce de sa mort.

Le transfert de drogue et les investissements financiers des frères Rodriguez Orejuela ont connu des modalités différentes. Ils ont privilégié les entreprises de façade, les envois camouflés en marchandise légale et une insertion rapide dans le monde ouvert de l'argent. Ceci via d'importantes entreprises telles que « Laboratorios Kessfor », « Drogas La Rebaja », « Grupo Radial Colombiano » et « Corporación Financiera de Boyacá ». Ainsi, c'est en tant qu'investisseurs que les frères Rodriguez Orejuela ont essayé de pénétrer le monde légal du capital.

Vers le milieu des années 1960, Gilberto Rodriguez Orejuela entre dans la direction du « Banco de los Trabajadores » dont il est le principal actionnaire. Cette institution avait été créée avec des fonds de la Fondation Interaméricaine pour l'Union des Travailleurs de Colombie (le groupement syndical ouvrier le plus important du pays). Fort de cette situation, il entreprend, en 1978, l'achat d'actions du « First Interamericas Bank » de Panama jusqu'à détenir 75% de la banque en 1984. La signature d'un pacte de participation avec le « Banco Cafetero » de Panama va lui permettre d'utiliser des comptes administrés par celui-ci. Ainsi, les comptes des succursales de Irving Trust de New York masqueront le blanchiment de dollars sous des énormes mouvements de capitaux, rapportés par les exportations de milliers de sacs de café produits légalement en Colombie. Vingt ans plus tard, le Département du Trésor Américain a publié la liste d'une centaine d'entreprises appartenant aux frères Rodriguez Orejuela. Parmi ces entreprises, l'acquisition de Chrysler, qui avec l'accord de l'ambassade des Etats-Unis à Bogotá, a fourni le matériel pour monter plus de 40 magasins de pièces détachées. Quant à Gonzalo Rodriguez Gacha, il s'est chargé d'introduire des dollars en Colombie, cachés dans son hacienda où ils étaient enterrés et qu'il utilisait pour payer ses employés, billet par billet. La plus grande partie de sa fortune a été investie en or, bijoux et terre.

La logique pré-industrielle de Rodriguez Gacha comme la logique paternaliste et publiciste d'Escobar, se différencient des logiques capitalistes des frères Rodriguez Orejuela, plus soucieux de gagner des espaces et du respect dans l'économie légale. On retrouve ces logiques diverses y compris dans la manière de faire parvenir la marchandise aux Etats-Unis.

Les relations avec le monde politique`

Pablo Escobar a opté pour une participation directe dans la vie politique. Il cherchait peut- être par ce moyen une reconnaissance sociale. De même que dans le commerce, Escobar assumait toujours les affaires importantes personnellement. De plus, l'immunité parlementaire offrait une plus grande protection vis-à-vis de l'extradition. Il a donc créé un mouvement appelé « Medellín sans bidonvilles ». Parmi ses activités, on peut citer la construction de logements, la création d'écoles sportives, l'illumination de terrains de football dans des secteurs marginalisés. En 1982, il est élu parlementaire et remplace à la Chambre Jairo Ortega, un dissident du parti libéral d'Antoquia. Le moment le plus important de son mandat a été marqué par sa participation à la Commission envoyée par le Congrès de la République pour soutenir le triomphe de Felipe Gonzalez et du PSOE en Espagne. Carlos Lehder, le grand transporteur d'Escobar, a également marqué les relations entre trafic de drogues et politique en créant son propre parti : le « Movimiento Latino » dont le principal étendard a été la lutte contre l'extradition. Rodriguez Gacha a essayé d'exercer une influence politique locale par le biais du groupe « Morena », créé par les leaders libéraux et les paramilitaires de Magdalena, en partie financé par le capo. Mais, selon de nombreux témoignages, la menace est restée son principal recours.

Les méthodes des frères Rodriguez Orejuela ont été plus discrètes et plus efficaces. Sans participer directement dans la vie politique, ils ont su acheter efficacement le soutien parlementaire et gouvernemental en finançant des campagnes électorales et en assurant le paiement de tout type de services. Comme cela a été confirmé plus tard, les Rodriguez Orejuela ne plaisantaient nullement quand ils se vantaient d'avoir suffisamment de pouvoir pour « réunir la majorité au Congrès ». De plus, le « Cartel de Cali » a opté pour faire des alliances avec les élites régionales au travers d'investissements dans l'économie légale et la participation dans les soirées mondaines de la ville.

Ces différences d'un cartel à un autre ont conduit les autorités a penser qu'il y avait des « mafias de première et de seconde catégorie ». Certains étaient considérés comme des « hommes d'affaires respectables » avec lesquels on pouvait traiter en dépit de l'illégalité de leur commerce alors que les autres, les membres du « Cartel de Medellín », étaient considérés comme des délinquants arrivistes et dangereux dont le pouvoir se fondait exclusivement sur la force que peut acheter l'argent. On pourrait dire qu'à l'intérieur des mafias colombiennes s'est reproduite la scission sociale entre secteurs populaires et élites.

Ainsi, les clubs réunissant les élites sociales n'ont jamais accueilli Escobar, Rodriguez Gacha, ni même José Santacruz Londoño. Santacruz a fait de sa maison une réplique améliorée du club dont l'entrée lui fut déniée. Les frères Rodriguez Orejuela ont également demandé leur admission. Ils ont été prudents et ils sont entrés dans le beau monde en dépensant de l'argent. On l'a su plus tard : de nombreux chèques émanant des comptes des Rodriguez Orejuela ont été virés sur les comptes de la direction d'importantes compagnies financières et de personnalités insoupçonnées du monde économique, politique et sportif.

La « combinaison des modes de lutte »


En poursuivant un objectif principal - contrôler et assurer le commerce du trafic illicite de drogues -, les cartels ont développé des stratégies impliquant des actions économiques, politiques et militaires. Les capos ont engagé une bataille juridique légale contre le Traité d'extradition signé au début des années 1980 par les Etats-Unis et la Colombie. Ils ont également utilisé des méthodes violentes et misé sur la négociation avec l'Etat. « La combinaison de toutes les formes de lutte », cette phrase célèbre - ayant marqué les pratiques du Parti Communiste colombien et justifiant l'existence des FARC en tant que bras armé de ce dernier -, pourrait bien s'appliquer aux mafias du trafic de drogues en Colombie.

En ce qui concerne les batailles juridiques, les narcotrafiquants ont compté avec le soutien et la participation de nombreux avocats. Aux Etats-Unis, certains membres de cabinets d'assistance juridique ont été accusés pour complicité supposée avec les capos de Cali. En ce qui concerne l'usage de la violence, l'efficacité de cette ressource a été différente entre les cartels.

L'usage de la violence et de la terreur Escobar a construit une armée de sicarios, recrutant des jeunes issus des municipalités les plus démunies, engagés et entraînés par ses soins. Rodriguez Gacha a recruté des paysans pauvres. Les frères Rodriguez Orejuela ont construit un corps de sécurité composé de retraités corrompus venant des appareils de sécurité de l'Etat. Comme on le verra plus tard, ils ont également acheté des mercenaires engagés à l'origine par Rodriguez Gacha avant que de coopter les leaders des groupes paramilitaires. La première incursion directe et publique des cartels en matière de violence s'est produite à l'occasion de l'enlèvement de Marta Nieves Ochoa, soeur de Jorge Luis, perpétré par le groupe de guérilla M-19 en 1981. Les caposde la mafia s'accordaient sur la nécessité de défendre leurs intérêts : si on consentait à payer pour un seul enlèvement, les guérilleros seraient bientôt maîtres de toutes leurs ressources. La décision adoptée a pris la forme d'une sentence contenue dans le nom d'une nouvelle organisation : « Muerte A Secuestradores », dit le MAS (« Mort aux kidnappeurs »). Le document marquant la fondation de ce groupe indique que « 223 chefs de la mafia se sont réunis pour faire face à l'enlèvement », chacun d'entre eux apportaient deux millions de pesos et dix de ses meilleurs hommes pour exécuter les kidnappeurs.

Les actions du MAS ont été rapides et de grande ampleur : en quinze jours plus de 25 personnes ont été capturées, elles étaient accusées d'être membres du M-19. Finalement, l'otage a été libéré sans verser un centime et des guérilleros ont été livrés aux forces de sécurité de l'Etat. Ces actions du MAS ont eu un autre résultat sur le long terme. Confrontés à un ennemi commun, narcotrafiquants et membres de la Force Publique ont créé des liens indissolubles. D'importants secteurs de la Force Publique ont compris que le MAS leur permettait de faire la « sale besogne », d'attaquer le mouvement guérillero sans compromettre l'image des institutions et de manière bien plus efficace. Les narco-trafiquants ont fourni l'infrastructure et l'argent. Très vite pourtant, certains d'entre eux, comme Rodriguez Gacha, ont commencé à travailler de manière autonome et découvert l'importance de la « grande violence ». Dans le cas de Rodriguez Gacha, ce n'était pas seulement sa liberté personnelle qui était menacée, son capital l'était également : ses pistes, ses laboratoires, toutes les propriétés se trouvant dans les zones d'influence de la guérilla. Le MAS a surgi comme un mécanisme de défense contre les ennemis de l'Etat et non pas contre ce dernier. C'est ainsi que ce sont formés des groupes paramilitaires en Colombie. Dès lors, policiers et soldats sont devenus un recours de violence au service des narcotrafiquants. (…)

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http://conflits.revues.org/index1061.html

Source : Cultures & Conflits (Revue.org)



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